Un monde inconnu/Tome I/05

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Alexandre Cadot, éditeur (Tome Ip. 111-136).


V



Malgré le sublime dédain du Parisien pour tout ce qui n’est point Paris, je dois avouer, pourtant, que la magnificence de Mexico me frappa. Ses rues, si larges et si droites qu’on peut apercevoir, en se plaçant au milieu, les deux extrémités de la ville, sont bordées par ces belles maisons espagnoles, toutes à balcons et à azoteas qui vous rappellent involontairement et vous expliquent les aventures des Gil Blas et des Gusman. On comprend, en considérant toutes ces énormes grilles, qui se cramponnent avec leurs angles de fer aux murailles, la facilité avec laquelle les femmes de l’ancienne Espagne avouaient leur amour. Il restait encore d’assez nombreux obstacles à franchir à leurs adorateurs, pour qu’elles pussent leur faire cet aveu sans un danger trop immédiat pour leur vertu.

Les couvents, ce décor indispensable du vieux roman, se dressent à Mexico, dans chaque rue, et attirent le regard par leurs coupoles peintes de couleurs systématiquement bizarres ; la couleur potiron est la dominante, d’où il résulte qu’un couvent, vu de loin, ressemble, qu’on nous pardonne la trivialité de cette comparaison en faveur de sa justesse, à un immense gâteau de Savoie, parsemé de pastilles.

L’aspect général de la ville est vif, animé : l’on voit partout de belles boutiques, partout règne l’animation, le bruit.

Ce qui, pendant les premiers jours qui suivirent mon arrivée, me causa le plus d’étonnement, fut la composition si pleine de contraste de la population. Je ne pouvais me rassasier de la vue de ces costumes si différents entre eux, de ces castes si tranchantes de couleurs, de toutes ces guenilles que je voyais s’agiter pêle-mêle au milieu de l’or et du velours.

Le costume mexicain, dans toute sa pureté, est réellement charmant, et peut lutter, sans désavantage aucun, contre les plus gracieuses traditions du moyen-âge. Le chapeau, de poil de vigogne, aux ailes larges et repliées aux deux extrémités, projette, sur la physionomie, une ombre de mystère, et lui donne quelque chose de cavalier et de fanfaron à la fois, qui s’adapte parfaitement avec les romanceros de la vieille Andalousie, et avec les vers si gaillardement héroïques de Caldéron de la Barca. Ce chapeau est entouré à sa base par une toquilla, gros bourrelet d’or ou d’argent, de perles parfois, quand c’est un souvenir.

Notre redingote, ou nos habits modernes, avec leur coupe flasque et tombante, sont remplacés, chez les Mexicain, par une veste de velours en drap, bien prise à la taille, et dont les contours disparaissent sous de gracieuses et riches broderies d’or ou d’argent. Cette veste, selon la fortune de son propriétaire, descend parfois jusqu’aux mesquines proportions du calicot imprimé ; mais, ainsi apauvrie, elle ne fait plus partie du véritable costume mexicain.

Sous cette veste point de gilet, mais bien une fine chemise de batiste, qu’attachent de gros rubis, puis au cou une mince cravate tombante que retient, en guise de nœud, une grosse bague de prix.

Le pantalon ou la calzonera est fermé de chaque côté, sur ses larges bandes, non point par une couture, mais par une rangée de boutons d’or ou d’argent, délicatement travaillés à jour et finement sculptés, qui, attachés à de longues tiges de même métal, font entendre, lorsqu’on marche, un bruit singulier et se rapprochant assez de celui que produit le serpent à sonnettes en glissant dans les savannes. Cette calzonera, ordinairement boutonnée jusqu’au-dessus des genoux, dessine fortement la cuisse ; à partir des genoux, elle reste flottante et laisse passer un large caleçon de fine toile blanche qui tranche d’une façon pittoresque avec l’éclat de sa doublure. Une longue ceinture de crêpe de chine l’attache à la taille et tient lieu de bretelles ; les extrémités de cette ceinture retombent coquettement derrière le corps en franges d’or ou de soie.

Pour chaussures, des bottines de cuir de Cordoue, armées à leurs talons d’une de ces énormes et retentissantes paires d’éperons qui datent de Charles-Quint ; ces éperons, incrustés de métaux précieux, sont parfois d’un grand prix, surtout lorsqu’ils sortent des ateliers d’Amazoque.

Un zarape ou bien une manga complètent le costume mexicain et l’encadrent richement.

Le zarape n’est pourtant qu’une vaste couverture de laine de fabrication indigène, mais aux desseins si vifs, si bariolés et si brillants qu’on dirait, à la première vue, d’une délicate et capricieuse mosaïque. Le Mexicain possède, au suprême degré, l’art de s’en draper avec grâce, et tel homme qui, vu en veste, paraît chétif et manque d’aplomb, devient presque méconnaissable sous le zarape, il y acquiert, comme par enchantement, de la force et de la souplesse dans sa pose, de la hardiesse et de la dignité dans son maintien.

La manga, au lieu d’être tissée de laine, se taille dans le drap et le velours : une ouverture fermée avec des agrafes d’or et d’argent, parfois même avec des boutons de pierres précieuses, est pratiquée à son centre, et sert à passer la tête lorsque l’on monte à cheval. La manga ainsi posée sur les épaules laisse aux bras toute la liberté de leurs mouvements, et retombe en plis ondoyants sur le garrot et sur la croupe du cheval. Il y a des mangas dont le prix s’élève jusqu’à deux et trois mille piastres.

Le dernier degré de pauvreté pour le Mexicain, la seule chose qui l’humilie et le désespère, malgré son cynisme en fait de toilette, est de ne point posséder un zarape. Et, en effet, le zarape lui tient lieu de tout. Le soleil darde-t-il des rayons de feu, il s’en fait une tente. Veut-il se distraire de sa paresse et de son apathie par un peu de danger, il en entoure son bras et va se jouer avec les taureaux. A-t-il besoin de quelques réaux pour satisfaire sont modeste appétit, il l’étend sur la plaza du marché, en guise de table, se met à battre les cartes, et pour peu que son adresse le seconde, il ne tarde pas à trouver dans la bourse de quelque adversaire, un moyen de convertir ses cuartillas de cuivre en monnaie blanche. Enfin, le soir, lorsqu’il songe à se reposer de son inaction de la journée, si la nuit est belle, il choisit un trottoir bien uni pour ses rêves, si le temps présage de l’orage, quelque enfoncement qui le mette à l’abri, et son zarape sert alors de lit complet, moins l’oreiller, qu’il remplace par un pavé.

Un complément indispensable au costume mexicain est un riche sabre droit, à la garde d’argent massif, en coquille. Les lames de Tolède, dont on a fait un si grand abus sur notre scène, sont en grande estime les fabriques de Paris et surtout de Liége en fournissent en profusion aux Mexicains, qui soutiennent que nos lames française non-seulement ne valent rien, mais ne peuvent même pas servir. Il est juste d’ajouter que ces tolèdenas de contrebande, si elles sont d’acier français ou belge, portent toujours pompeusement gravé sur leurs côtés l’adage espagnol si connu :

No me saques sin rason
No me embaines siu honor.[1]

Et ce distique suffit, à ce qu’il paraît, pour leur donner une trempe excellente.

Il m’a été facile de tracer le costume classique du Mexique en une page, mais il me faudrait au moins un volume entier pour peindre ceux des provinces et des nombreuses tribus indiennes. Celui des leperos et des cargadores (portefaix) par exemple, — si toutefois le mot de costume n’est point trop pompeux pour designer de pareils haillons, — présente une diversité incroyable dans sa misère. Il y a, sinon une dépense d’argent qui est nulle, du moins une dépense merveilleuse d’imagination dans l’arrangement et l’accouplement de ces guenilles : le cargador sait être digne, lorsque l’envie lui en prend, sous les draperies d’une mauvaise étoffe d’indienne ou de toile d’emballage dont le prix ne s’élève pas à quatre réaux.

Les femmes de la haute société de Mexico s’habillent à l’espagnole et portent la mantille ; celles d’un rang inférieur, que l’on désigne sous l’expression générale et pittoresque de medio pelo, remplacent la mantille par une rebozo ou écharpe de soie fabriquée dans le pays même; et dont elles s’enveloppent d’une manière on ne peut plus coquette et provocante : une chemise brodée, en fil, aux manches courtes et festonnées, et ornée tout à l’entour de dentelles, leur descend jusqu’à la taille, que serre une ceinture de crêpe de chine ; puis de la taille jusqu’à la cheville, une jupe de mousseline suisse, étale ses desseins grimpants et composés des couleurs les plus vives ; leurs pieds, adorablement petits et cambrés, sont emprisonnés dans de jolis et étroits souliers de satin.

La ville mexicaine, qui s’étale pompeuse dans ses dehors, devient, par compensation, d’une simplicité presque biblique dans son intérieur. Sous le rapport des aliments surtout, le Mexicain est d’une sobriété tout à fait lacédémonienne ; mais cette indifférence qu’il affecte pour ce que l’on appelle en Europe une bonne table, provient plutôt chez lui de sa nonchalance innée et de l’ennui que lui causerait l’ordonnance, même indirecte, de son ménage, que d’un véritable éloignement pour ce qui est bon. Il ne faut point oublier non plus, qu’étant de nature nomade, et passant les plus nombreuses années de sa vie à voyager dans d’immenses contrées désertes, le Mexicain doit apprendre, dès sa plus tendre jeunesse, à se suffire avec quelques aliments grossiers, mais d’un facile transport. L’usage du pain, si ce n’est dans les grandes villes, est presque entièrement inconnu, il y a plus des deux tiers de la population indigène de Mexico qui ne s’en nourrit pas et le remplace par la tortilla, car la tortilla réunit au mérite d’être à la portée même des plus pauvres, l’avantage de pouvoir être facilement obtenue dans les plus longs voyages.

Si la popularité dont jouit la tortilla est mérités, les conséquences de son adoption nationale n’en sont pas moins pernicieuses. Voici, en peu de lignes, son mode de fabrication : On met du maïs en grain dans de l’eau, puis, après l’y avoir laissé séjourner pendant quelques jours, on l’en retire dès qu’il s’est amolli et qu’il commence à fermenter ; après l’avoir écrasé sur une pierre, on prend deux ou trois onces de cette pâte grossière, et, la frappant dans les mains, on en forme une espèce de galette ronde d’à peu près dix pouces de largeur sur deux ou trois lignes d’épaisseur. Un morceau de tôle, parallèle à la terre et garni de feu en dessous sert de fourneau. On y étend la tortilla pendant quelques secondes, juste le temps nécessaire pour la rendre brûlante, puis on vous l’apporte sans attendre son entière cuisson. Le Mexicain, la rompant en deux, en fait alors un espèce de cornet ou d’entonnoir et, plongeant cette cuillère improvisée dans une assiette pleine de viande hachée ou de haricots rouges, fait disparaître en peut de temps son couvert et son plat.

J’ai vu des Mexicains engloutir, coup sur coup, et avec la plus grande facilité, une douzaine de tortillas.

On peut concevoir combien cette nourriture doit être indigeste et nuisible pour la santé, sans compter que son goût n’étant rien moins qu’agréable, les Mexicains sont forcés, pour le corriger, de charger leurs aliments d’une forte dose de piment, cet excitant auquel ils s’habituent dès leur plus tendre enfance, finit, jeunes encore, par les cautériser, pour ainsi dire, le palais, de telle sorte que lorsqu’ils veulent, dans un âge plus avancé, éprouver quelques sensations culinaires, ils doivent se servir de piment, de même que nous autres Européens userions de pain et de pommes de terre. Du reste, le plus grand défaut de la tortilla, à mes yeux, est d’être anti-sociale, car elle permet au Mexicain de se livre à toute la paresse de son esprit improductif et nomade, sûr qu’il est de manger aussi bien pauvre que riche.

Notre locution de gagner son pain à la sueur de son front ne serait point comprise dans ce pays.

Nous demandons pardon des détails que nous venons de donner et qui peuvent sembler un peu longs, mais ils étaient indispensables, car en faisant agir et parler un peuple dont le lecteur ne connaît pas les habitudes et le caractère, on lui retire, non-seulement son originalité propre, mais bien encore cette couleur locale, si vantée de nos jours, et si peu comprise pourtant, qui ne consiste que dans les faits de la vie privée, et non pas dans quelques mots propres et dans quelques exclamations usitées, comme : Por Dios !… Ay Jésus Maria !… etc.

Il y avait peu de jours que j’étais arrivé à Mexico, lorsque je me rendis un matin chez un jeune négociant français, M. L… auquel j’étais vivement recommandé.

— Parbleu ! vous arrivez très à propos, mon cher monsieur, me dit-il, j’allais sortir pour faire un tour d’Alemada, et je vous confisque à mon profit.

— Vous êtes trop aimable.

M. L… ordonna aussitôt à son domestique de seller un second cheval pour moi.

— J’ai des reproches à vous faire, ajouta M. L… comment ! vous êtes étranger dans cette ville et l’idée ne vous est point venue de me prendre pour cicérone. C’est mal à vous… ne vous excusez pas… mais faites mieux… réparez votre manque de confiance en me mettant à l’essai. J’aime beaucoup à remplir le rôle de cicérone, car je vous avouerai que je suis très bavard de ma nature, et d’un autre côté je n’ai rien à faire de pressé. Ainsi, si vous voulez bien le permettre, j’entre en fonction dès à présent.

— Je ne sais comment reconnaître votre complaisance !…

— En ne vous gênant… ce sera une preuve d’amitié.

— Soit : je vous remercie et j’accepte.

— Très bien ; c’est entendu. Mais voici votre cheval harnaché… partons.

Comme je me plaignais à M. L…, durant le trajet, de l’affreux petit pavage pointu des rues, et que je le comparais à celui de Paris.

— Halte-là, me dit-il, je suis heureux de vous servir de guide, mais sachez que je suis bien décidé à combattre cet esprit de critique qui anime tous les nouveaux voyageurs, et qui les porte à tout blâmer, à vol d’oiseau, avant de rien approfondir, car c’est ainsi que les erreurs se propagent. Or, je vous dirai que la ville de Mexico étant bâtie sur pilotis, c’est avec beaucoup de peine déjà que l’on est parvenu à la paver telle que vous la voyez. Et il y a encore des rues dont les sol est tremblant. Lors de la conquête, du temps de Fernand-Cortez, les rues de Mexico n’étaient que de larges et profonds canaux, que traversaient de nombreux et légers ponts ; les communications se faisaient au moyens de canoas[2].

L’Alameda où nous arrivâmes peu de minutes après, est une belle et fraîche promenade que ne désavouerait pas Madrid. Partout des fontaines jaillissantes, des arbres touffus, des fleurs.

— Ne vous hâtez point de juger cet endroit-ci, me dit M. L…, mais attendez à ce soir ; vous le verrez alors paré par la foule, et ils deviendra méconnaissable à vos yeux. Regardez plutôt ce régiment qui passe, c’est curieux ; ou, pour mieux dire, c’est drôle, n’est-ce pas ?

En effet, un régiment défilait devant nous, au son de ces tambours voilés de crêpe ; à la tête marchait une soixantaine de musiciens ; derrière eux, un général à l’uniforme chamarré de broderies d’or, caracolant sur un magnifique cheval, au milieu d’un état-major plus nombreux que ne l’eût été celui d’un prince de sang. Venait ensuite un colonel, un lieutenant-colonel puis une nuée d’officiers subalternes, au nombre d’environ quarante ou cinquante. Le régiment lui-même suivait enfin, composé en tout d’à peu près cent vingt-cinq hommes.

— Comment ! ce régiment est complet ?

— Certes me répondit M. L…, croyez-vous qu’il manque d’officiers pour le commander ?

— Tout au contraire… c’est que je remarque qu’il y a presque un officier pour chaque soldat.

— C’est l’usage en temps de paix ; mais que la guerre civile se déclare, et qu’une province fasse un pronunciamento, et il s’opère aussitôt un changement notable. Le nombre des soldats augmente, et celui des officiers diminue en proportion ; je puis même ajouter que ceux qui restent ne poussent guère la curiosité jusqu’au champ de bataille.

— Je vois, mon cher monsieur L…, que les troupes mexicaines ne sont guère dangereuses.

— Très bien : voilà que vous retombez dans l’extrême. Je vous ai parlé des officiers et non des soldats. Or, croyez-moi, il n’y a point de soldats au monde qui seraient comparables aux Mexicains, s’il y avait en moins dans leur armée les cinq sixièmes d’officiers qu’il y a de trop, et si ce dernier sixième était composé de jeunes gens intelligents et courageux. Le soldat mexicain est infatigable ; il se désaltère avec une seule orange pendant trois jours, remplace sans peine un repas par une cigarette, et dort tranquille au fond des bois ou sur la cime escarpée d’un roc, avec un abandon et un laisser-aller charmants. À présent, battez du tambour, parlez-leur du premier saint venu, mettez devant eux un chef qui ose conserver cette place, et vous verrez leurs figures bronzées et si impassibles d’ordinaire, s’animer subitement ; leurs longs et épais cheveux noirs et bouclés s’agiter comme des crinières ; leurs mains maigres et osseuses serrer avec frénésie la crosse de leurs fusils… En avant ! que le chef soit toujours en tête, et pas un de ces hommes ne reviendra si le sort leur est contraire… On ne fera pas un seul prisonnier. Il n’y aura que des morts !… Voilà quels sont ces hommes que les Européens méprisent, faute de les connaître. Quant à moi, si j’étais le chef de la république, je voudrais avoir, même sans bons officiers, une armée invincible.

— Et comment feriez-vous ?

— Je retirerais les cartouches aux soldats, et je ferais briser leurs batteries de fusil.

Cette réponse me fit sourire.

— Permettez… Je n’ai point dit que je leur ôterais leurs baïonnettes, ajouta M. L… ; le Mexicain tient du tigre, la vue du sang l’enivre et le rend furieux : mettez-lui une arme blanche à la main, et vous ne le reconnaîtrez plus ; les éclairs de l’acier l’éblouissent et lui font perdre la raison ; mais tirez une volée de coups de canon en l’air, et il prendra la fuite.

  1. Ne me tire pas sans raison, ne me rengaîne pas sans honneur.
  2. Le Canoa est un bateau formé d’un seul morceau d’arbre que l’on creuse au moyen du feu. On fait encore usage de ces canots dans tout le Mexique.