Un monde inconnu/Tome I/11

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Alexandre Cadot, éditeur (Tome Ip. 237-268).


XI



L’église cathédrale de Mexico, me dit M. L…, fut fondée par l’empereur Charles-Quint et par le pape Clément VI qui publia une bulle en sa faveur le 9 septembre 1530. En 1547, le pape Paul III érigea cette cathédrale en église métropolitaine. Les franciscains, qui sont les plus calculateurs de tous les moines, trouvèrent le moyen de gagner quarante mille piastres à cette construction ; voici comment :

Le conquistador Fernand Cortès, après avoir détruit l’ancienne capitale des Indiens, n’en partagea le sol entre ses aventuriers, que sous la condition expresse toutefois, que chaque nouveau propriétaire serait tenu de faire bâtir : c’était là un excellent moyen pour faire renaître une seconde ville des décombres de la première, et ce moyen réussit au gré de ces désirs. Dans cette repartition, les franciscains obtinrent pour leur part l’ancien emplacement qu’occupait jadis le grand temple de Mexico, et ils s’empressèrent aussitôt afin de se conformer aux ordres de Fernand, d’élever une petite chapelle dont la construction ne leur coûta que très peu. C’était là une prise de possession, et cela leur suffisait.

Peut de temps après, ayant appris par leurs correspondants d’Espagne, qu’il était question, à la cour, de fonder une cathédrale à Mexico, ils sollicitèrent et obtinrent un nouveau terrain pour établir un couvent de leur ordre. Cet emplacement, très vaste, puisque c’est encore le même qu’ils occupent aujourd’hui, leur suffisait certes, et néanmoins ils ne consentirent à abandonner leur propriété première que moyennant une indemnité de quarante mille piastres. Les discussions auxquelles donna lieu cette transaction retardèrent les travaux de la cathédrale.

De l’activité que Cortès déploya, jointe au zèle de l’archevêque Zumarraga, il s’en suivit, pour ainsi dire, une improvisation architecturale. La cathédrale s’éleva par enchantement et fut considérée, à cette époque, comme étant un monument de grand mérite.

Le roi Philippe, lors de son avénement au trône, ne partagea pourtant pas cet engoûment général et prétendit, d’après le dessin qu’on lui en présenta, que cette cathédrale ne répondait ni à la grandeur ni à l’importance de Mexico, et il ordonna qu’on la détruisît.

La nouvelle église métropolitaine ne fut commencée qu’en 1573, don Pedro Mayos de Contreras étant archevêque, et ne se termina qu’en 1657, c’est-à-dire après quatre-vingt-quatorze ans sous le vice-roi ou gouverneur don Fray Marcos Ramirez. La longueur de cet édifice est de 155 2/4 vares, sur une largeur de 74 vares. Les rois Philippe II, III, IV, et Charles II, payèrent un million sept cent mille piastres pour sa construction. Je ne compte pas dans cette somme cent quatre-vingt-dix milles piastres qui furent consacrées (1787), à l’élévation des deux tours de la cathédrale. La première de ces tours et d’ordre dorique, la seconde ionique.

J’interrompis M. L… en lui disant que tous ces détails pourraient être fort curieux, mais que je leur préférais une promenade dans l’intérieur de la cathédrale.

— Il est encore temps, me répondit-il ; entrons.

L’impression que je ressentis en en franchissant le seuil fut bien différente de celle que m’avait causée la vue de l’édifice. Des voutes d’une beauté remarquable et saisissante, une teinte de mystère et de recueillement dans la disposition des chapelles, et le demi-jour capricieux qui s’infiltre à travers les carreaux de couleur de cent quarante-sept fenêtres, éveillent malgré lui dans l’âme du visiteur le plus indifférent un sentiment de tristesse invincible.

Les richesses que renferme la cathédrale sont incalculables, mais du moins l’on s’aperçoit tout de suite, en considérant ces statues d’or et d’argent brunies par le temps, ces bouquets de diamants et toutes ces pierres précieuses, reléguées presque dédaigneusement dans l’ombre, que rien de tout cela n’appartient à une église enrichie par un caprice de roi ou par une dotation de grand seigneur. Il a fallu la foi d’un peuple pour l’orner ainsi.

Le baldaquin qui surmonte le maître-autel est encore plus précieux qu’il n’est imposant : sa première enveloppe est formée de colonnes de bois admirablement sculptée ; une seconde rangée de colonnes, de jaspe cette fois, défend doublement le tabernacle qui est d’argent massif ; puis dans ce tabernacle repose la statue en or de la Vierge de l’Assomption, la patronne de la cathédrale. Ce baldaquin, d’après ce que me dit M. L…, fut terminé et béni le 16 décembre 1743.

Le maître-autel, où l’on monte des quatre côtés, est renfermé dans une balustrade ornée de petites statues d’argent, munies de becs destinés à supporter des cierges ; cette balustrade, qui traverse des deux côtés la croix de l’église et se prolonge jusqu’au chœur qu’elle entoure, est composée d’un mélange de métaux connu sous le nom de tumbaga, dont le prix diffère peu de celui de l’argent. C’est à Macaho, en Chine, que fut construite cette balustrade dont le poids est de cinq cent trente-quatre quintaux.

La liste des objets précieux donnés à la cathédrale, seulement par Charles Quint, mérite certes d’être publiée, comme un curieux document de la munificence espagnole en fait de religion. Vient en tête le service en or pour l’autel qui se compose de dix grands chandeliers, six bouquets, six encensoirs, six navettes, deux grandes croix, deux pupîtres, deux palabrèces, deux plaques qu’on porte à la messe, le tout en or massif. La statue d’or de l’Assomption est incrustée de magnifiques pierreries, et pèse six mille neuf cent quatre-vingt-quatre grains castillans. La grande lampe d’argent, placée un peu en avant de maître-autel, représente quatre mille trois cent soixante-treize marcs dont mille soixante-dix de dorés. Le compte ou la facture de cette lampe, remis par orfèvres Estrada et Cruz est de soixante-onze mille trois cent quarante-trois piastres trois réaux.

L’ostensoir principal, acheté à don José Borda, contient quatre-vingt-huit marcs d’or ; sur un de ses côtés étincellent cinq mille huit cent soixante-douze diamants, et sur l’autre deux mille six cent cinquante-cinq émeraudes, six cent quarante-quatre rubis, cent dix améthises et huit saphirs. Le ciboire qui père treize marcs d’or, n’a pas moins de mille six cent soixante-seize diamants. Le calice seize marcs et demi d’or, cent vingt-deux diamants, cent quarante-trois émeraudes et cent trente-deux rubis. L’ostensoir, dit des fêtes ordinaires, est éblouissant à vous faire baisser les yeux.

Je puis garantir le chiffre de ces richesses, qui ressemblent à celles des sultans des Mille et une Nuits, comme très exact et très authentique.

Au sortir de la cathédrale, la nuit était presque tombée, et M. L… ayant repris nos chevaux des mains d’un gardien à qui il les avait confiés, me dit de le suivre au plus vite.

— À quoi bon cette précipitation ? lui demandai-je. La place est couverte de promeneurs, le temps est magnifique, et…

— Et huit heures vont sonner, dit-il en m’interrompant.

— Peu m’importe, je ne suis pas pressé.

— Ni moi non plus, mais il y a un règlement de police qui défend aux cavaliers de circuler dans les rues de Mexico passé cette heure.

— C’est différent.

Après avoir conduit nos montures à l’écurie M. L… me proposa de retourner à la place de la cathédrale.

— C’est la promenade fashinable du soir, me dit-il ; venez, et vous retrouverez vos souvenirs de l’Alameda.

En passant devant le Parian, nous fûmes assaillis par une nuée de cochers qui tous nous offraient leurs voitures. Un d’entre eux se penchant à mon oreille, prononça une phrase aussi courte qu’elle était énergique, et que je ne puis traduire décemment en français, même au moyen d’une périphrase.

— Voilà un raffinement de civilisation qui ne vient pas d’Europe, me dit M. L… en riant.

— Je vous avouerai que je n’ai pas bien compris ce que me proposait ce cocher.

— Vraiment ? Du reste, j’ai tort de m’en étonner ; beaucoup d’étrangers ne savent pas, la première fois qu’on leur adresse cette question, ce qu’on leur propose.

— Qu’est-ce donc ?

— Une beauté mystérieuse… et très laide d’ordinaire, qui attend, à moitié endormie dans la voiture, qu’un chevalier intrépide vienne la retirer de son sommeil. Ces bonnes fortunes sont en outre extrêmement dangereuses sous tous les rapports.

— Et la police n’y met pas son veto ?

— La police, mon cher monsieur, obéit d’ordinaire à des gens hauts placés, et il n’y a pas une personne un peu puissante à Mexico qui n’ait quelque cocher à ménager.

— Vous plaisantez !

— Nullement, c’est vous qui ne réfléchissez pas. Oubliez-vous donc que les rues de Mexico sont tirées au cordeau ?

— Je ne comprends pas.

— Comment vous ne comprenez pas qu’avec de pareilles rues, les rendez-vous secrets sont impossibles.

— Ah ! très bien.

— Et que des personnes qui désirent aussi vivement se voir qu’elles redoutent d’être vues, doivent bénir l’abri d’une voiture. Croyez bien, que si un cocher publiait ses Mémoires et racontait toutes les aventures auxquelles il a mis la main, il y aurait de quoi désillusionner et rendre sceptique la nature la plus optimiste et la plus candide.

— Mais quelles sont donc les beautés mystérieuses et nocturnes, demandai-je à M. L…, dont les cochers ornent leurs voitures ?

— Ce sont leurs propres femmes, filles ou sœurs !

Une grande quantité de bornes en pierres, réunies les unes aux autres par de grosses chaînes de fer, entourent des quatre côtés le vaste parvis de la cathédrale : ces bornes sont longées par un large trottoir que la fashion de Mexico a choisi pour l’endroit favori de sa flânerie. Cette promenade, tant soit peu monotone, est désignée sous le nom de Las-Cadenas. Ce qui me sembla assez bizarre de prime-abord fut de voir assises, et se balançant sur les chaînes détendues, un grand nombre de femmes et de jeunes filles qui, s’il était permis d’en juger d’après leur toilette, devaient appartenir à la classe la plus aisée. Du reste, ces guirlandes composées de femmes jeunes, jolies et habillées avec éclat, forment un tableau aussi original qu’attrayant.

J’étais engagé avec mon cicérone dans une conversation assez animée dont la France était le sujet, lorsque me saisissant pas le bras :

— Entendez-vous ? me dit-il.

— Quoi donc ?

— Le bruit d’une sonnette régulièrement agitée.

— Oui.

— Alors, mettons-nous à genoux.

— Comment, à genoux… et pourquoi ?

— Pour faire comme tout le monde.

En effet, toutes les femmes quittaient précipitamment leurs siéges de fer ou le bras de leurs cavaliers et s’agenouillaient avec ferveur, imitées en cela, quoique avec moins d’enthousiasme cependant, par tous les hommes.

— C’est le viatique que l’on porte chez un mourant, me dit M. L… à demi-vois et il y aurait de quoi se faire lapider sans pitié, si l’on voulait, par bravade, rester debout, et en quelque endroit que vous surprenne le son de cette sainte clochette, vous êtes tenu de vous agenouiller jusqu’à ce que vous n’en entendiez plus le bruit. Je suis resté hier plus d’un bon quart d’heure dans cette humble posture, le chapeau à la main, et avec un soleil de trente-cinq degrés sur la tête.

Une voiture ouverte, où se prélassait un prêtre avec une calice en main, passa près de nous ; deux soldats l’escortaient portant chacun d’un bras leur fusil, et sous l’autre leur schako.

Ces deux braves militaires ne sont pas, j’en suis persuadé, de très grands théologiens, me dit à mi-voix M. L…, mais je parierais ma vie contre un cigare qu’ils vous enverraient deux balles à travers le corps, si la fantaisie vous prenait de vous mettre debout.

— Je n’aime point faire de pareils paris, mon cher monsieur !

Une fois que le viatique fut passé, nous reprîmes notre promenade et notre conversation, jusqu’à ce que me sentant fatigué, je présentai à M. L… mes remercîments pour le mal que je lui avais donné, et voulus prendre congé de lui.

— Comme vous ne connaissez pas encore très bien les rues de Mexico, je vais vous accompagner, me dit-il très obligeamment.

Pendant le trajet de Las-Cadenas à mon hôtel, je priai M. L… de me donner quelques explications, ou, pour mieux dire, quelques notions sur le caractère mexicain.

— Cette envie de votre part me fait plaisir, me répondit-il, car d’ordinaire les voyageurs se préoccupent des objets visibles et frappants qu’ils ont devant les yeux, et négligent d’étudier les mœurs des pays qu’ils parcourent. Je vais faire de mon mieux pour satisfaire votre désir.

Le Mexicain n’a point, à proprement parler, de véritable caractère. Après avoir été soumis, pendant des siècles, à la domination abrutissante de l’Espagne, il s’est trouvé libre, un beau jour, sans y être préparé par aucune transition, et on lui a appliqué de la civilisation à trop fortes doses : c’est là ce qui l’a perdu. Son contact avec l’Europe, dont il ne soupçonnait qu’à peine l’existence, a été aussi par trop subit, et au lieu de former une union, n’a produit qu’un choc. Toutes ces idées nouvelles de liberté, de dignité, d’honneur et de grandeur, qui font la fortune d’un peuple ancien, n’ont pu être comprises par les Mexicains que du côté poétique. De là, la faiblesse de leur gouvernement.

Leurs brusque émancipation, accomplie par la force avant d’avoir été préparée par la pensée, les a conduits naturellement à ne recherche que les raffinements ou les excès de la civilisation ; car après avoir autant et si longtemps souffert, ils avaient hâte de jouir. Le peuple mexicain, en un mot, est un peuple en vacances. Après cette explication générale, vous comprendre mieux, je le crois, le caractère privé et intime du Mexicain, que je vais tracer le plus brièvement possible et en toute impartialité.

Le mobile le plus puissant de ses actions est un esprit d’amour-propre et d’ostentation poussé jusqu’à ses dernières limites. Il sent trop encore sa faiblesse pour ne point jouer la grandeur et singer la force à tout prix. Il faut donc ne jamais le menacer, mais le frapper, ne point implorer sa bonté, mais lui parler de sa générosité. En affaires, il est fin et rusé, car il a toujours été sur la défensive, parfois même de mauvaise fois, parce qu’on l’a souvent trompé. Une particularité remarquable, mais qui s’explique par la logique, c’est qu’il n’y a point d’emprisonnement pour dettes au Mexique, et que pourtant les affaires s’y font à peu près aussi loyalement qu’ailleurs. Dans l’intérieur des terres même, les ventes ont lieu à longs crédits, et sans être garanties par des billets ou des lettres de change. C’est assez là l’histoire des brigands espagnols qui vous escortent aussi loyalement, lorsque vous vous confiez à leur bonne foi, qu’ils vous dévalisent brutalement si vous prenez une escorte.

Façonné à l’obéissance et au respect des hiérarchies, le Mexicain a conservé de cette espèce de servilité une grande courtoisie de manières et une ostentation d’apparat qui ressemblent assez bien à de la noblesse, et rend leur contact agréable.

Sous le rapport du courage, et c’est là une vertu ou une qualité dont il fait d’autant plus de cas qu’il a toujours été dominé, le Mexicain me semble un peu ambitieux en voulant passer pour brave. C’est vrai qu’il possède assez bien la façon de dire du Cid, mais il ne l’imite pas dans ses grands beaux coups d’épée. Son mépris de la vie est réel, véritable, et une fois frappé à mort, il succombe bravement, sans effroi et sans faiblesse, mais il a longtemps pâli et tremblé devant le coup qui devait l’atteindre.

M. L… en était là de son esquisse, lorsque nous arrivâmes à mon hôtel.

— Je ne suis plus fatigué, lui dis-je, continuez, je vous prie.

— J’ai fini, me répondit-il, et il ne me reste que deux mots à ajouter. C’est que le Mexicain est un joueur effréné… mais il sait perdre aussi bien qu’il sait mourir.

M. L…, après ces paroles, me donna une affectueuse poignée de mains ; puis, me souhaitant une bonne nuit, s’éloigna en me disant : Au revoir.

L’impression pénible, presque douloureuse, que m’avait causée l’exécution du dragon Luis Zapata, subsistait depuis plusieurs jours dans mon esprit, et me donnait le désir de jeter les yeux sur un code mexicain. Cette lecture, loin de m’éclairer, me plongea dans un assez grand embarras, car la cruauté et la rigueur se liaient si étroitement avec la clémence et même la bonhomie, si je puis me servir de ce mot, le seul propre, cependant, à traduire ma pensée, qu’il me fallut un long séjour dans la république, avant de comprendre cette apparente contradiction dont voici l’application :

Après les guerres de l’indépendance, les hommes nouveaux qui arrivèrent au pouvoir, hommes d’action et de mouvement, il faut l’avouer, mais nullement législateurs, se trouvèrent très embarrassés pour réorganiser l’édifice qu’ils avaient détruit. Cependant, le besoin d’un nouveau code, qui fut en harmonie avec les exigences de la situation, se faisait sentir, et les vainqueurs comprenaient aussi qu’ils devaient cimenter, par des lois nouvelles, leur nouvelle popularité. Ils firent donc paraître une quantité confuse d’à propos plus débonnaires les uns que les autres, mais ils ne surent abroger les lois en vigueur du temps des Espagnols.

Ces dernières lois, arbitraires et terribles, dictées par l’esprit de conquête et de domination, rentrèrent, après quelques années, dans le domaine de l’habitude et de la chicane, et produisirent ce contraste qui m’avait frappé.

Un trait distinctif du caractère du Mexicain, surtout lorsqu’il appartient à la basse classe, est un penchant très prononcé au vol.

Nos filous d’Europe, qui dévalisent, poussés la plupart du temps par le besoin, sont en arrière d’un siècle du lepero, qui ne vole, pour ainsi dire, que par plaisir. L’indien, et ceci est un effroyable superlatif, l’emporte encore sur le lepero : c’est là sa véritable spécialité.

Il y a des anecdotes charmantes sur ce sujet, et je demanderai la permission d’en rapporter deux, entre autres. La première me fut racontée, et le hasard me rendit témoin de la seconde.

Un Français établi dans les arcades du portal de Mercaderes, sommeillait, un après-midi, dans son magasin, la tête entre ses mains et les coudes sur son comptoir. Le premier Indien qui s’en aperçut devait profiter de cette imprudence, et c’est ce qui arriva. Entrant d’un pas silencieux, le descendant des Aztèques se dirigea vers un des rayons situé à l’extrémité du comptoir, afin d’être moins remarqué du dehors, et s’efforça ce tirer à lui une pièce entière de drap. Il avait à moitié réussi dans son projet, et la pièce ne touchait déjà plus qu’un des angles de la planche, lorsque, par suite d’un mouvement mal combiné ou malheureux, il la laissa tomber sur le comptoir.

Le bruit de cette chute réveilla brusquement le marchand dormeur.

— Voulez-vous m’acheter cette pièce de drap, au rabais, senor, lui demanda aussitôt l’Indien, de la voix la plus calme et la plus tranquille du monde.

— Va te promener, s’écria le négociant de mauvaise humeur, en se figurant que l’Indien venait de décharger cette pièce de dessus ses épaules.

— Je vous obéis, senor, répondit le filou qui disparut aussitô en emportant sa proie.

Une fois, je passais dans une des principales rues de Mexico, lorsque je fus arrêté par la foule.

— Qu’y a-t-il ? demandai-je à un Mexicain.

— C’est un commis en recouvrement auquel on a volé une talega[1], senor, me répondit-il avec une satisfaction prononcée.

— Comment cela s’est-il passé ?

— Très simplement. Ce commis avait pris un cargador pour porter sa talega, et le cargador a pris la talega. Voilà tout.

Ces explications ayant aiguillonné ma curiosité au lieu de la satisfaire, je parvins, au moyen d’une tactique de coups de coude assez heureux, à percer la foule et à pénétrer là où se passait la scène.

Une vingtaine de cargadores assis paisiblement à terre, regardaient un jeune homme qui se lamentait, c’était le commis volé.

— Mais c’est à rendre un homme fou, s’écriait le malheureux. Mon cargador marchait à cinq pas tout au plus en avant de moi… il tourne ce coin de rue… je le suis immédiatement… et voilà que tout a disparu.

Ce petit accident m’intéressait, et j’eusse volontiers consenti à un léger sacrifice pécuniaire pour en connaître l’explication ; mais le mot de l’énigme était difficile à trouver.

— Il n’a pourtant pu s’envoler, reprit le commis après un instant de silence.

Et le pauvre jeune homme fixait, d’un œil ardent, les leperos assis devant lui, afin de tâcher de reconnaître son voleur. C’eut été là, du reste, une chose assez impossible, car il y avait une ressemblance de type tellement remarquable entre tous ces bandits de même race, une telle harmonie, surtout dans leurs vêtements, qu’ils paraissaient tous frères jumeaux.

L’arrivée d’un officier, un capitaine, sembla devoir faire faire un pas à la solution de ce problème : savoir si un homme peut s’envoler avec une talega dans les bras. Car les officiers mexicains ont le droit de s’interposer dans les rassemblements publics, et de faire arrêter, du moins momentanément, après s’être posés en juges, ceux qui leur semblent coupables.

L’officier, après qu’on lui eût rendu compte de l’accident, resta un moment indécis, ce qui me fit revenir à la mémoire l’histoire de mon colonel mexicain de Vera-Crux, c’est-à-dire que la première pensée du capitaine fut de ne pas s’interposer, mais bien de s’imposer…

Les regards de la foule, fixés sur lui, le déterminèrent pourtant à faire son devoir, d’autant plus qu’il pouvait compter, sans trop de présomption, sur une récompense honnête de la part du commis, s’il lui retrouvait sa mystérieuse talega.

— Qui de vous, gredins ! a volé ce jeune homme ? demanda-t-il aux leperos.

Cette question était réellement trop ingénue pour obtenir de réponse.

Le capitaine se gratta le front à plusieurs reprises, mais son imagination ne lui fournissant aucun moyen pour arriver à son but, il eut recours à un argument très usité parmi ses collègues, c’est-à-dire à une canne, un beau jonc que, suivant l’usage invariable des officiers mexicains, il portait à la main. Se précipitant sur les cargadores avec une ardeur augmentée par l’assurance de l’impunité, il les eut bientôt mis en fuite.

Une talega apparut aussitôt, solitaire, au milieu du cercle que formaient ces braves gens, et expliqua tout le mystère.

  1. Une talega est un sac contenant 1,000 piastres, soit 5,000 francs.