Un monstre (extrait)

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Librairie Nouvelle ; Librairie Universelle (Anthologie Contemporaine. vol. 49) (p. 1-12).




Léon BARRACAND
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UN MONSTRE





Elle entra comme à l’ordinaire, sans sonner, avec la petite clef de l’appartement qu’elle avait depuis les premiers jours, pour n’être pas obligée d’attendre dans l’escalier.

Raymond allait sortir. Il ne l’en accueillit pas moins d’un air empressé. Il était fort tranquille, se sentant sans reproche, puisque sa demande n’était pas faite. Rien d’ailleurs n’indiquait que Mme  Daveline vînt dans un autre but que les motifs accoutumés. Seul, le long regard qu’elle dirigea sur lui et qu’il ne remarqua pas aurait pu faire soupçonner quelque arrière-pensée.

Elle dit, en ôtant ses gants et sans le quitter des yeux :

— Je craignais de ne pas vous trouver.

— Pourquoi donc ?

— Vous auriez pu être chez Mme  Brémont.

Il la regarda et crut sentir venir l’orage. Au mince sourire qui glissa sur les lèvres de Claire, il n’eut plus de doute. « Allons ! se dit-il, il paraît que c’est le moment… » Et, fronçant les sourcils, il fit quelques pas en rond par la chambre, vint s’adosser à son bureau, et, là, relevant le front et assurant son regard :

— J’y vais quelquefois, dit-il.

— Très souvent, mon cher ami, et je ne vous en fais pas un reproche.

Cette réponse l’avertit que la scène ne tournerait pas au tragique. Il la voyait souple, douce, accommodante. Il fut soulagé d’un grand poids.

Elle s’était assise, les coudes sur les bras du fauteuil, les doigts allongés devant elle, qu’elle frappait par petits coups les uns contre les autres. Ainsi installée, le dos remplissant le creux du siège, elle reprit, après un court silence :

— Vous voulez donc vous marier, mon ami ?… Allons ! soyez franc ! vous voyez bien que je ne vous en veux pas.

Le ton était exempt d’amertume, et il comprit qu’il pouvait tout avouer. Pourtant une réponse nette lui sembla devoir être choquante, et il voulut y mettre des formes.

Il s’approcha d’elle, le visage contrit, l’air suppliant.

— Ecoutez-moi, Claire ! et pardonnez-moi… Vous savez si je vous ai aimée !… Mais, vous l’avez senti vous-même, cet amour, qui faisait ma joie, mon orgueil, ne devait cependant pas toujours durer… J’ai éprouvé tout à coup le besoin d’asseoir ma vie. Peut-être en êtes-vous la cause par le bonheur que vous m’avez donné. Oui, c’est auprès de vous, en vous aimant, que l’envie m’est venue d’un intérieur paisible… Mais pourquoi vous accuser ? Il ne faut s’en prendre ni à vous ni à moi de la fragilité des sentiments… Nous sommes ainsi… Nous ne nous brouillerons pas…

Il surveillait tout en parlant la physionomie de Claire, et, n’y voyant aucun signe de douleur ni d’attendrissement, aucune colère ni aucune peine de cet amour dont il lui annonçait la fin, il fut heureux qu’elle prît si bien les choses. Il continua :

— Non, nous ne nous brouillerons pas, et, s’il est des circonstances… si, en ce moment même, j’avais ce bonheur… que vous eussiez à mettre ma reconnaissance à l’épreuve…

Il abordait le point délicat, et, avec une galanterie chevaleresque, voulait lui faciliter les voies. Elle se taisait, ne faisant pas semblant de comprendre. Mais elle constatait quand même avec plaisir ces dispositions généreuses.

— Enfin, dit-il pour conclure, vous pouvez compter sur moi… vous pouvez, dans la mesure que vous fixerez vous-même, tout attendre de ma gratitude. Un amour comme le nôtre, ma chère Claire, n’est pas un amour ordinaire… Il m’en restera toujours au fond du cœur un souvenir flatteur, rare…

Et il s’arrêta, pensant en avoir assez dit, et content en lui-même d’avoir mené à bien sa petite harangue.

Claire réfléchissait. Elle avait écouté avec attention. Elle voulait peser chaque mot de sa réponse. Elle commença d’une voix tendre, un peu plaintive :

— Mon ami, quelque pénible que soit ce que je viens d’entendre, je vous remercie… Si le coup que vous me portez est cruel, vous savez l’amortir en me parlant de votre reconnaissance. Les choses du cœur sont tout pour moi… Je vous ai toujours voulu heureux. Ne vous étonnez donc pas si j’accepte avec tant de résignation votre abandon. Vous pensez que le bonheur vous attend auprès d’une autre ? Soit !… Je vous aimais pour vous, non pour moi. Aussi, du jour où j’ai senti… Il y a longtemps de cela (elle hocha la tête d’un mouvement mélancolique), du jour où je me suis aperçu que votre amour diminuait…

Raymond, inquiet, redoubla d’attention.

— Dès ce jour, je me suis soumise à ma destinée… Hélas ! je devais m’y attendre, et la faute n’en est qu’à moi… Ce n’est pas impunément qu’une femme, à mon âge, à trente-cinq ans elle se vieillissait), rêve de recommencer sa vie et demande à l’amour le bonheur qui lui a été refusé jusque-là. Cette déception devait venir, elle était prévue. Vous étiez plus jeune que moi, Raymond ! Je n’avais pas le droit, même pour mon propre bonheur, de me mettre en travers de votre vie, d’accaparer votre tendresse. Convenez au moins que je ne me suis jamais fait d’illusion. Quand vous me juriez que vous m’aimiez, que vous m’aimeriez toujours, j’ai toujours pris vos serments, souvenez-vous ! comme des paroles d’enfant… Je vous traitais en enfant, vous rappelez-vous ?…

Et elle attendit un signe d’assentiment de Raymond, qui le lui donna.

— Aussi, continua-t-elle, puis-je avouer aujourd’hui sans ridicule que ma tendresse pour vous a toujours eu quelque chose de particulier… disons, si vous le voulez, de maternel. Oui, il s’y mêlait l’orgueil, la vanité, le besoin de se sacrifier que l’on ressent pour un fils… Et pourtant (elle se reprit, craignant d’aller trop vite en besogne), l’esprit de la femme est si faible, on se leurre si aisément, que j’ai cru un instant à l’éternité de cet amour que vous me juriez. J’y avais lié toutes mes pensées, mes espérances, mes vœux ; je ne le séparais pas de tout ce qui m’est cher et de tout ce qui pouvait m’arriver d’heureux : j’en étais venue à ne plus comprendre la vie sans lui… Et, s’il faut tout dire, le jour où je dus renoncer à ce rêve, où la réalité m’apparut, où je sentis que vous vous détachiez de moi, que je ne pouvais plus compter sur vous…

Ici, l’émotion gagna Claire. À ce tableau de son désastre, qui lui repassait devant les yeux, son cœur fut ébranlé. Une larme humecta ses cils.

Raymond, secoué par cette douleur, fléchit brusquement le genou devant elle et s’enfouit la tête dans ses mains.

— Oh ! Claire ! Claire !… Pardon ! murmura-t-il… C’est la fatalité… Vous me déchirez de remords… J’étais indigne…

Mais elle l’obligea à se relever. Et, heureuse de cet accès de sensibilité qui venait de mouiller leur entretien comme pour en détendre les ressorts et en bannir toute raideur, elle poursuivit :

— À quoi bon récriminer sur le passé ? Laissons cela… Vous parliez de fatalité, mon ami. Vous avez raison. On ne commande pas à ses sentiments. Les vôtres sont changés. Moi, je vous aime toujours, mais de cette tendresse particulière dont je vous parlais tout à l’heure… Il me suffit que vous gardiez de moi, d’un passé qui n’est plus, un sentiment de gratitude… Nous ne nous souviendrons que de cela, nous oublierons tout le reste… Je ne regretterai rien… Et, dès ce moment, puisque l’occasion s’en présente, voulez-vous me permettre de rentrer dans ce rôle que je n’aurais jamais dû quitter ? Voulez-vous que je sois pour vous la conseillère, la sœur prévoyante, la mère tendre, dont la pensée veille et s’inquiète, et veut que tout soit favorable à celui qu’elle aime ? Puis-je, sans trop d’indiscrétion, entrer dans vos intérêts… J’entends les seuls qui comptent pour vous et pour moi… les intérêts de votre cœur ?

Raymond joignit les mains d’un geste d’admiration, et son sourire la remercia d’une telle condescendance. Elle entra tout de suite en matière :

— Eh bien ! laissez-moi vous parler de votre mariage… posément, tranquillement, comme une mère en discuterait avec son fils… Vous voulez épouser Mlle Brémont. L’aimez-vous ?

Elle releva vivement les yeux. Raymond eut une sueur froide au front ; il ne sut que répondre. Il s’éloigna vers le bureau, où de nouveau il s’appuya. Puis, de loin, avec un sourire contraint :

— Convenez, dit-il, que, pour en faire ma femme, il suffit qu’elle ne me déplaise pas ?…

Il se reprochait déjà de sacrifier ainsi Mlle Brémont ; mais il n’eut pas le temps de se reprendre. Claire, s’emparant de l’aveu, poursuivait aussitôt :

— Oui, sans doute…la raison est excellente… Sans que vous l’aimiez, elle ne vous déplaît pas… Pour tout autre que pour vous, il n’y aurait rien à dire. Beaucoup d’hommes dont la vie est active et se passe au dehors, qui sont dans les affaires, ne se marient, c’est évident, que pour avoir un intérieur, un foyer où ils se délassent en rentrant chez eux. Mon cher ami, vous n’êtes pas de ces gens-là. Je vous connais, je connais vos goûts, vous avez le droit de prétendre à mieux… une femme dont la beauté vous ferait honneur, que vous pourriez aimer… dont l’esprit serait à la hauteur du vôtre… Je ne voudrais pas dire du mal de Mathilde… c’est une brave fille, mais… avouez-le ! un peu bornée, et qui, sous le rapport physique… vous en convenez vous-même, vous ne l’aimez pas !… Et c’est pour elle… Non, mon ami, laissez-moi tout dire… c’est pour elle, pour cette Mathilde que vous n’aimez pas, que vous me sacrifiez ! C’est incompréhensible.

Raymond était sur des charbons ardents. Claire continua avec une sorte d’emportement irréfléchi :

— Et si vous ne sacrifiiez que moi !… Mais quand je pense à ce que souffre en ce moment… Dieu sait si, en venant ici, je croyais jamais aborder… Oh ! les mères sont à plaindre… Leur douleur éclate, parle toute seule… On dit ce qu’on ne voudrait pas dire…

Raymond l’écoutait, terrifié, les yeux agrandis. Elle s’était un peu renversée en arrière ; ses doigts entrelacés, qu’elle élevait jusqu’à sa bouche, lui cachaient le bas du visage. En même temps, elle inclinait le front et regardait Raymond avec des yeux en dessous. On ne voyait plus d’elle que ce regard acéré qui guettait ses impressions. Tout cela dissimulait une sorte de confusion, de rougeur de honte, qui, en dépit d’elle, envahissait ses traits. Derrière la barrière de ses mains, ses paroles s’embrouillaient, les mots par moment n’arrivaient plus distinctivement à Raymond.

— Non, je ne suis pas la plus malheureuse…Cette enfant est malade… Elle fait pitié…si nerveuse… un penchant contrarié… Et belle… un cœur d’or… Mais si triste… Elle en mourra… Depuis qu’elle connaît ce mariage, mes terreurs augmentent… pâle, muette… concentrée… À quoi songe-t-elle ?… Mon Dieu ! après ce qui s’est passé… ces éclats, ces folies dangereuses… cet acte désespéré… Cela peut se renouveler… Je tremble à chaque minute… Mais le chagrin seul y suffira… Oh ! discrète… Elle ne m’a rien dit… Mais cela se devine… Je le répète, elle en mourra… Oh ! moi, pour la sauver… Oui, les mères sont bien à plaindre…

À mesure qu’elle parlait, et qu’on pouvait mieux entrevoir où elle tendait, le trouble de Raymond augmentait. Pâle, bouleversé, il tendait l’oreille. Mille sentiments l’assaillaient : l’angoisse et la honte qu’elle eût deviné, bien qu’elle n’en parlât pas, son amour pour Françoise ; la douleur d’apprendre l’horrible état de celle-ci ; ces souffrances et ce désespoir dont il ne doutait pas ; et une révolte aussi, des mouvements d’indignation, devant les tortueux méandres de cette femme qui semblait venir le tenter, mais dont les anxiétés maternelles, l’épouvante de voir mourir son enfant pouvaient excuser la conduite ; et noyant tout cela, en effaçant jusqu’à la trace, toutes les ardeurs de son âme s’allumant à la pensée d’un mariage peut-être possible, son cœur se gonflant à éclater, tout son sang montant à sa gorge et y battant à l’étouffer.

Pourtant il doutait, il pouvait se tromper. Elle parlait si bas, en termes si obscurs ; elle continuait à hacher ses phrases. Il l’interrompit et, d’une voix faible, tremblante, tant les mots avaient de la peine à sortir, il dit :

— Parlez-vous… de… Françoise… et… de moi ?

Elle baissa un peu plus le front, se voila davantage le visage. Un souffle se brisa sur ses mains, qui disait :

— Oui…

Il fut obligé de se retenir au bureau. Ses genoux fléchissaient, le cœur lui manquait.

— Mais que faire ? murmura-t-il.

Elle s’écria :

— Tout plutôt que de la laisser mourir !

Alors, il la comprit tout entière. Et il resta là, blême, chancelant, sous l’irruption de sensualité mauvaise qui l’avait saisi et le maîtrisait.

Elle, qui ne connaissait pas de telles défaillances, que la passion ne gouvernait point, elle se sentit forte en devinant ce qui se passait en lui. Elle laissa retomber ses mains devant elle, et, à visage découvert, elle reprit ce qu’elle venait de dire, insista sur le désespoir de Françoise, l’état inquiétant où elle venait de la laisser, les malheurs qu’elle redoutait, et, sans en parler plus clairement, fit comprendre qu’il n’y avait qu’un moyen de la sauver et que lui, Raymond, devait s’y dévouer.

Il écoutait à peine ces raisonnements ; il était désormais conquis. Il ne voyait plus que le but où elle voulait le mener, et ce but l’éblouissait. Pourtant, une dernière pudeur d’honnêteté l’engagea à se défendre.

— Oui, Françoise… C’est vrai… Mais…

Et tout à coup, en rencontrant le regard de Claire qui semblait l’encourager, il comprit qu’il pouvait tout dire, être sincère. Sa phrase tourna autrement. D’un air embarrassé avec un sourire mal assuré, qui tordait disgracieusement ses lèvres et qui implorait l’indulgence, il dit :

— Vous l’avouerai-je ?… J’avais cru, de mon côté, remarquer quelque chose… Elle semblait s’attacher à moi… me montrer de l’affection… Et alors, moi-même, je n’ai pu m’empêcher…

Il voulait, tout en avouant son amour, l’expliquer, se disculper, protester que cet amour s’était imposé à lui, malgré lui, et qu’il avait lutté. Mais elle l’interrompit :

— Oui, mon ami, je le sais… Et je vous l’ai dit tout à l’heure : on ne commande pas à ses sentiments… Vous vous êtes conduit noblement, en cela comme en tout, j’en suis sûre… Je ne veux rien savoir… Et, quant à ce qui a pu se passer entre elle et vous, ce sont vos secrets à tous deux… Je n’ai pas le droit de les connaître.

Elle le détachait d’elle de plus en plus en voulant qu’il eût ses secrets, et le fiançait en quelque sorte à Françoise.

Alors, il balbutia :

— C’est que… dans les conditions où nous sommes, vous et moi…

Elle sentit qu’une mauvaise honte le retenait encore et l’empêchait d’accepter franchement, mais que d’ailleurs il ne cherchait que des excuses, qu’à se payer de raisons spécieuses.

Elle se chargea de lui en fournir :

— Je vous entends, mon ami !… C’est une fatalité, que voulez-vous ? Pouvions-nous supposer ce qui arrive, que cette enfant vous aimerait, et qu’il y aurait à trembler pour sa vie ?… Ah ! sans doute, il aurait mieux valu… Mais, il y a dix-huit mois, elle était trop jeune, je ne pouvais pas songer à la marier. C’est le hasard qui a tout fait. J’avais pourtant comme un pressentiment quand je me défendais, quand je ne vous accordais que cette tendresse… vous savez ?… Elle a été telle, que le passé, il me semble, peut aisément s’oublier… Oublions-le !… Mais, vous avez raison, c’est une situation triste…

Elle détacha une dernière phrase qui, en tombant dans l’esprit de Raymond, allait entraîner de son poids toutes les hésitations :

— Heureusement, il n’y a que nous qui la connaissions !

Et un silence suivit, gros de pensées, d’investigations secrètes, de lentes réflexions qui allaient s’élargissant en longs cercles concentriques, sur les conséquences d’un tel acte. Mais, par l’effet de cette phrase magique, tout s’arrangeait sans peine, tout se déduisait logiquement, et devenait simple, naturel, aisé. On ne savait rien. Ils étaient en face l’un de l’autre comme une belle-mère et son gendre. Le passé n’existait plus. Ces réflexions qu’ils taisaient, planaient dans l’air muet de cette chambre, s’y tendaient sans bruit d’un bout à l’autre comme des toiles invisibles, mystérieuses, et s’échangeaient à distance entre Claire et Raymond, avec leurs regards fixes qui se croisaient.

Elle soutenait celui de Raymond sans trouble. Elle était là, calme, immobile, laissant à l’appât qu’elle venait de lui jeter le temps d’agir, et suivant sur les traits du jeune homme la métamorphose subite, le rayonnement de plaisir qu’elle avait prévu.

Lui, baigné d’une sueur tiède, les mains moites, les yeux aveuglés par les poussées de sang chaud qui lui montaient à la tête, voyait s’entr’ouvrir tout à coup dans une perspective fulgurante, comme à travers les rouges lueurs d’un incendie, un bonheur, — ce bonheur inespéré et auquel il s’était défendu de rêver ! — il le voyait s’offrir à lui, lui venir au-devant, par l’entremise de cette femme, de celle-là même qui lui avait paru le principal obstacle, et qui était là, excusant, comprenant sa faiblesse. Ce bonheur pourtant venait si vite, qu’il n’y pouvait croire encore. Il se crut obligé d’insister.

— Alors, vous consentirez ?…

Elle dit avec un sourire navré et une parfaite bonne foi :

— Le devoir d’une mère n’est-il pas de se sacrifier pour son enfant ?

— Et je puis… l’épouser ? demanda-t-il pour être plus sûr.

Elle fit de la tête un signe d’assentiment.

Alors, d’une allure un peu gauche, gêné de son personnage dans cette scène où il n’apportait pas le même naturelle, le même mélange inconscient de sincérité et de ruse qui faisait la force de Claire, il s’avança vers elle en lui tendant vivement les mains.

— Vous êtes bonne, généreuse…

Mais elle l’arrêta du geste :

— J’y mets une condition… c’est que vous ne me séparerez pas de ma fille, que vous continuerez à habiter ici. Vous comprenez qu’il m’en coûterait trop…

— Oh ! ce que vous voudrez. ! s’écria-t-il.

Un sourire trahit tout le plaisir qu’elle éprouvait de cette concession.

Il ne fallait pas prolonger cette difficile entrevue. Dès le moment que la victoire était assurée, le mieux pour Claire était de se retirer. Elle s’était levée, et après être allée poser sur le bureau la clef de l’appartement, elle remettait ses gants.

Raymond ne cherchait pas à la retenir. Il se sentait mal à l’aise, petit et humilié devant cette femme si forte.

Tout ce qui suivit fut rapide et ne lui laissa aucune impression.

Claire le voyait enivré, perdu dans un océan d’émotions et de délices inattendues. Elle dit, debout et prête à partir :

— Comment comptez-vous vous marier ?

— Je ne comprends pas.

— Le régime ?

— Ah ! oui… je ne sais.

— Eh bien ! la communauté… ou plutôt non, vous partagerez. Vous lui reconnaîtrez cela comme apport… Il vous restera la même somme.

Il n’eût pas le moindre tressaillement à ce modeste cela qui le dépossédait d’un million. Elle était sur le seuil. Il voulut prendre une de ses mains encore dégantée, la baiser. Mais elle la retira d’un mouvement doux et gracieux qui la fit glisser dans celle de Raymond.

— Adieu, dit-elle. Venez nous voir bientôt.

Et elle partit.

Raymond, demeuré seul, se sentit pris de vertige. Il s’assit, les coudes aux genoux, le front dans ses mains. Une frayeur le saisit au milieu de son ivresse, et un moment l’idée lui vint de partir brusquement pour Paris, de tout laisser là. Mais Françoise…

En de telles circonstances, les caractères forts trouvent sans doute en eux le ressort qui leur permet de réagir. En face du gouffre entr’ouvert, ils se rejettent violemment en arrière. Tout le terrain perdu de la conscience est reconquis en un instant. Mais Raymond était un voluptueux. La proposition de Mme  Daveline le flattait dans ce fonds de sensualité qu’en dépit des dangers et de maintes résolutions contraires il s’était plu à cultiver et à laisser se développer en lui. Puis Claire, avec son manque de sens moral, avait eu l’art de lui présenter les choses d’une façon si simple, qu’il n’en voyait plus l’odieux.

Autrefois, dans le monde, il avait entendu parler de situations pareilles, de ces mariages abominables. Le fait n’était peut-être pas aussi rare ni aussi blâmable qu’il le pensait. Il est vrai qu’il n’avait pas cru qu’il en viendrait là lui même…

Mais, vraiment, en viendrait-il là ? Le sortilège, l’influence maligne dont la visite de cette femme l’enveloppait encore, n’allait-il pas se dissiper ?

Il se leva, il se secoua. En traversant la chambre, il se vit dans la glace et ne se reconnut pas, livide, l’œil égaré et brillant, les orbites creux et embrumés. Il se sentit attiré par cette image et vint s’accouder sur la cheminée.

Comment en s’examinant de près, dans le fond des yeux, en vint-il à évoquer le fantôme de Françoise ? Un délire le hantait ; car tout à coup il se surprit à imiter le regard de la jeune fille, ce redressement de la paupière inférieure qui l’avait toujours tant séduit. Il revit aussi le sourire qu’elle avait levé sur lui, du coin où elle était blottie, lors de la querelle avec sa mère, et dont le trait malicieux lui était allé droit au cœur. Il s’essayait à le reproduire.

Il s’habitua ainsi à l’idée d’un bonheur qui, d’abord monstrueux, ne lui semblait plus que piquant par le sacrifice de Claire. Le rêve irritant, le fatigant cauchemar de ses insomnies de fièvre allait être une réalité !

Il s’écarta de la glace, fit quelques tours dans la chambre pour changer le cours de ses réflexions. Mais la présence récente de Mme  Daveline semblait en avoir imprégné l’air d’un charme pervers qui ne se dissipait pas. L’idée de fuir lui revint encore. Il la repoussa, et un peu par un motif assez bizarre : pour ne pas se montrer, lui, homme, trop inférieur à cette femme de tête !

Alors, pour se calmer, peut-être pour s’étourdir, il résolut de revoir Françoise tout de suite. Et il partit pour les Cabines.

Il la trouva seule au salon. Claire était rentrée et ressortie presque aussitôt.

Il vit la jeune fille s’avancer vers lui, les yeux rayonnants de bonheur, un sourire céleste sur les lèvres. Elle lui prit la main avec une vivacité et une tendresse émues, et la serra fortement.

— Est-ce que votre mère vous a dit quelque chose ?

— Oui… Que vous avez demandé ma main… Et je suis heureuse… heureuse !…

Et, en même temps, son cœur se fondit. Deux larmes, qu’elle n’essaya pas de cacher, jaillirent à travers sa joie, pendant qu’elle regardait Raymond avec extase.

— Vous pleurez !

— C’est de bonheur, de surprise… Je m’attendais si peu…

Elle dit à voix plus basse, en courbant la tête :

— Je vous aime tant, depuis si longtemps…

Elle fléchissait sur le bras du jeune homme, le cœur trop plein. Il dut faire un pas pour la retenir. Et elle vint s’échouer sur sa poitrine, la tête appuyée sur son épaule, où elle s’oublia à laisser couler ses larmes.

Il mit, en frémissant, un baiser sur son front. Elle ne se déroba pas sous cette caresse, mais souleva un peu son visage, lui offrit ses lèvres…

Qu’il y avait d’innocence et de pureté dans cet abandon ! Il le sentit. Il regretta à cette heure de n’être pas plus digne d’un amour si grand, si profond. Mais l’avenir rachèterait le passé. Il se promit de ne plus vivre que pour le bonheur de cette enfant. Et ce serment était trop doux à exécuter pour qu’il ne lui parût pas facile à tenir.

À partir de ce moment, ses scrupules s’évanouirent. Il se laissa descendre complaisamment dans ce flot de tendresses enfantines qui l’environnaient à chaque heure et le portaient doucement aux enchantements de l’avenir. La candeur de Françoise innocentait la noirceur de sa propre faute, et blanchissait sa conscience.

Sa cour commença. Ce furent des heures d’entières félicités, où ils se donnèrent de plus en plus l’un à l’autre, en causant, en se regardant, rien qu’en se tenant la main et en se souriant sans rien dire.

Raymond passait tout son temps avec elle, de l’aube au soir et fort avant dans la nuit. Près de cette jeune fille, il redevenait enfant, et bon, naïf, simple comme elle. La vie recommençait. Il l’aimait comme il n’avait jamais aimé, comme si c’était la première femme qu’il aimât.

Son bonheur pourtant l’effrayait. Il lui semblait qu’il tentait Dieu et bravait sa justice éternelle. Son vieux scepticisme était ébranlé. Je ne sais quels instincts religieux, enfouis en lui, vestiges d’une première éducation chrétienne, remontaient à la surface, tirés des profondeurs de son être par la crise agitée qu’il traversait. Jamais la certitude qu’il y a une morale, un bien et un mal, des choses permises, d’autres défendues, des règles enfin et une loi immuable, ne lui apparut plus clairement qu’à ce moment même où il faussait toutes ces lois, et où, en les faussant, il n’aspirait qu’à rentrer dans le devoir, dans la vie honnête et régulière. À s’examiner à ces clartés nouvelles, il s’épouvantait de lui-même, et redoutait le châtiment. Non, il ne méritait pas son bonheur, ce bonheur qui, par ses origines, plongeait en de si tristes bas-fonds. Rien ne pouvait laver la souillure, effacer l’horrible stigmate qui marquait à sa naissance son amour pour Françoise.

Ces réflexions importunes qui le saisissaient par éclair et qu’il s’efforçait de repousser le harcelaient surtout quand il arrivait aux Cabines. Dans le silence, en plein azur, au-dessus du château, au-dessus du petit salon témoin de profanations qu’il exécrait à cette heure, il lui semblait, en levant les yeux, voir planer en une vision confuse l’amoncellement des colères célestes toujours suspendues là et prêtes à éclater. C’était une impression superstitieuse dont il comprenait bien l’inanité, mais dont il ne parvenait pas à se défaire.

Aussi, le plus qu’il pouvait, il s’éloignait de cette demeure. Il sortait avec Françoise, s’égarait sous les ombrages du jardin, puis entrait dans le petit bois qui dépendait de la propriété. Un sentier montait en lacets, à travers les taillis, jusqu’à l’arête de la montagne. Ils le prenaient, s’élevaient sans s’en apercevoir.

Il y avait là de petites fleurs sauvages qui, parmi l’herbe rare, se penchaient, rigides et frêles, au bord des talus, des touffes de centaurées, de pâles cyclamens, des œillets minces à quatre pétales. Raymond s’arrêtait à les contempler, leur trouvant une beauté, une grâce rustique, un air de chasteté, qui l’attendrissaient jusqu’à l’âme. Par un penchant à l’élégie qu’il eût trouvé puéril naguère et qu’il s’avouait à peine aujourd’hui, un rapprochement se faisait dans son esprit de ces fleurettes à Françoise : comme elles, elle s’était épanouie dans cette solitude, à l’ombre des Cabines, pour le seul plaisir de ses yeux.

À mesure qu’il montait, ses pensées s’épuraient ; il se dépouillait de ses idées troubles, de l’inquiétude et des remords qui lui imposaient leur contrainte et le tenaient à la gêne. Il avait laissé tout cela en bas.

Au sommet de la montagne, Françoise et lui s’asseyaient.

Serrés côte à côte, heureux de sentir leur cœur battre tout près l’un de l’autre, ils s’oubliaient là de longues heures à laisser leurs regards flotter sur l’immense plaine. C’étaient des jours de la fin de l’été, des après-midi de septembre d’une douceur inexprimable. L’air était immobile et tiède. Au loin, sur la croupe des monts, les forêts, qui avaient épuisé leur sève et jeté toute leur végétation, massaient leur verdure sombre que la rouille n’avait pas encore atteinte. Les pics de Belledone se déchiquetaient à gauche dans la nue, avec leurs crevasses toujours plaquées de neige ; Montchaboud au centre, avec le sommet pelé du Signal, s’avançait vers eux comme un promontoire ; et, vers la droite, les moutonnements arrondis qui portent la tour Sans-Venin couraient vers le Villard-de-Lans et vers la ferme de la Britière. Entre ces hautes barrières, la vallée s’ouvrait et s’élargissait, étalant ses champs moissonnés, ses prairies fauchées, le lit baissé de sa rivière qui roulait une eau verte, et ses torrents presqu’à sec contournant les îlots pierreux dans leur fuite. Lasse et délivrée, comme satisfaite de sa fécondité, la terre à présent se reposait ; et le soleil, en s’éloignant, lui envoyait avec ses rayons apaisés un dernier et lent sourire. Tout l’espace s’emplissait d’une lumière fine où flottait la joie ; une poussière impalpable et blonde noyait le paysage ; et, sous cette trame soyeuse, tout se taisait, se détendait et souriait comme dans la conscience du devoir accompli.

Ce calme, cette sérénité, ce contentement des choses montaient jusqu’à la crête déserte où Raymond était assis à côté de Françoise, et s’insinuaient en lui, lui versaient une paix intérieure inconnue. Les passions qui l’avaient effleuré de leurs ailes noires n’avaient pas laissé de trace. Il aspirait à pleins poumons, dans le grand air de cette cime, tout ce qui s’élevait de la plaine et flottait autour de lui de pur, de fortifiant et de sain. Il ne voulait plus respirer d’autre air. En vain, le toit des Cabines perçait à ses pieds le faîte du bois, envahi la ville à sa gauche groupait l’entassement de ses maisons blanches, et il aurait pu y découvrir les fenêtres de son appartement : il ne se souvenait plus de rien ; il regardait plus haut, plus loin, vers ce ciel d’un bleu si pur, dans cette atmosphère de fête, où son cœur s’envolait dans la joie en compagnie de Françoise.

Il était si heureux de la sentir à ses côtés ! Et elle se faisait si douce, si aimante, si caressante ! le regardait avec une telle admiration ! l’appelait avec un tel accent d’enthousiasme :« Mon beau Raymond !… » lui disait d’une voix si tendre :

— Je vous aime ! M’aimez-vous autant que moi ?… Moi, je suis toute à vous, je voudrais me fondre en vous ! Elle posait ses deux coudes sur les genoux de Raymond, le regardait de très près, avec une tendresse absorbée. Il souriait de cette exaltation, il lui disait :

— Je vous ai toujours aimée, du premier jour où je vous ai vue, dès votre retour du couvent… Mais avez-vous songé à une chose ?…

— Quoi donc ?

— Je suis bien plus âgé que vous, Françoise… Douze, treize ans…

— Qu’importe ! vous êtes jeune, vous êtes superbe, vous êtes le plus beau des hommes ! Et je vous aime tant !

Léon Barracand.


(Extrait du roman : Un Monstre.)