Un mot sur l’Eau-Forte

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Charpentier (p. 231-235).


UN MOT SUR L’EAU-FORTE




En ce temps où la photographie charme le vulgaire par la fidélité mécanique de ses reproductions, il devait se déclarer dans l’art une tendance au libre caprice et à la fantaisie pittoresque. Le besoin de réagir contre le positivisme de l’instrument-miroir a fait prendre à plus d’un peintre la pointe du graveur à l’eau-forte, et de la réunion de ces talents, ennuyés de voir les murs tapissés de monotones images d’où l’âme est absente, est née la Société des Aquafortistes, dont l’œuvre, divisée en douze livraisons, forme le volume que précèdent ces lignes.

Nul moyen, en effet, n’est plus simple, plus direct, plus personnel que l’eau-forte. Une planche de cuivre enfumée d’un vernis, un poinçon quelconque, canif, grattoir ou aiguille, une bouteille d’acide, voilà tout l’outillage.

L’acide ronge les parties de métal mises à nu et creuse des tailles qui reproduisent exactement chaque trait dessiné par l’artiste. La morsure réussie, la planche est faite ; on peut la tirer, et l’on a l’idée même du maître, toute pétillante de vie et de spontanéité, sans l’intermédiaire d’aucune traduction. Chaque eau-forte est un dessin original ; que de motifs charmants, que d’intentions exquises, que de mouvements primesautiers a conservés cette rapide et facile gravure, qui sait immortaliser des croquis dont le papier ne garderait pas trace ! Mais, pour y réussir, il faut une décision de main, une sûreté de trait, une prescience de l’effet, que ne possèdent pas toujours des talents honnêtes et soigneux ; elle ne souffre pas les tâtonnements, les retouches, les repentirs. Le fini, le rendu extrême ne lui vont pas. Mais elle ne trahit jamais la naïveté de l’esprit ; elle comprend à demi-mot ; il lui suffit de quelques brusques hachures pour entendre et exprimer votre rêve secret.

Avec ses ressources, en apparence si bornées, elle a su fournir à Rembrandt les lumières tremblotantes, les pénombres mystérieuses et les noirs profonds dont il avait besoin pour ses philosophes et ses alchimistes cherchant le microcosme ; pour ses synagogues d’architecture salomonique, ses Christ ressuscitant des morts, ses paysages traversés d’ombres et de rayons, et toutes les fantasmagories de son imagination songeuse, puissante et bizarre. Sa palette, si riche pourtant, ne lui a pas donné une gamme d’effets plus étendue.

Il n’est guère de peintre qui, à la marge de son œuvre, n’ait griffonné quelques eaux-fortes recueillies précieusement par la postérité. Salvator Rosa, entre un tableau et une mascarade, a égratigné le vernis noir du bout de son poignard, et y a dessiné, avec sa crânerie caractéristique, des brigands et des soldats ; Jacques Callot a fait mordre par l’acide tout ce monde fourmillant de bohémiens, de vagabonds et de masques ; Berghem s’en est servi pour fixer dans leurs naïves attitudes les vaches et les moutons, ses modèles ordinaires ; Pérelle a employé l’eau-forte dans cette suite de paysages dont les lignes simples et sévères rappellent le Poussin ; Piranèse lui a fait exprimer ses étonnantes hallucinations architecturales où le monument prend l’aspect du cauchemar, où la ruine semble vivre d’une vie étrange et monstrueuse ; Tiepolo grave, d’une pointe aussi légère que son pinceau, ses apothéoses de saintes qui ressemblent à des gloires d’opéra ; Boissieu dessine des paysans, des vieillards, des ermites ; Saint-Nou tortille spirituellement en rocaille les antiquités romaines ; Cazotte se moque des gravures au pointillé par les images naïvement barbares de son Diable amoureux ; Goya retrace les éventrements du cirque et les exploits des toreros…

Mais arrêtons là cette nomenclature qu’il serait aisé de faire plus longue, car il n’est guère de peintre illustre qui n’ait cédé, une fois dans sa vie, au désir d’arrêter au vol une idée, un caprice, un aspect fuyant, pour en faire une planche à l’eau-forte, et revenons à notre Société des Aqua-fortistes. Cette Société n’a d’autre code que l’individualisme. Chacun doit inventer et graver lui-même le sujet qu’il apporte à l’œuvre collective. Aucun genre ne prévaut, aucune manière n’est recommandée ; on est libre de montrer toute l’originalité qu’on a, et personne ne s’en fait faute. Celui-ci raye brutalement son cuivre à coups de sabre et se contente de quelques traits rudes et sommaires, n’écrivant sa pensée que pour les yeux qui savent lire ; celui-là pousse à l’effet, recroise ses hachures, accumule les travaux ; cet autre cherche l’aspect blond ; un quatrième risque les brusques oppositions de noir et de blanc… Il n’importe ! tout est bien qui signifie quelque chose, et qui montre dans un coin la griffe du lion.

Par cette année si bien remplie, on voit que l’eau-forte se prête à tout ; la réalité comme la fantaisie relèvent de sa pointe. Paysages, intérieurs, animaux, vues du vieux Paris, marines, caprices de toutes sortes, elle sait prêter aux objets les plus divers son pétillement, son esprit et son ragoût. Ce qu’elle ne peut rendre, heureusement pour elle, c’est la fausse grâce, la propreté niaise, le lisse, le ratissé, le flou, le mollasse, le blaireauté, et toutes ces recherches de soin et de patience qui causent tant d’admiration aux philistins et aux demoiselles. Sur son terrible vernis, tout trait porte, et doit être significatif. Parfois ce trait bavoche et crache comme une plume sur un papier grenu. Tant pis ! À l’eau-forte, une égratignure, un coup dévié valent mieux qu’une reprise. Comme toutes les belles choses, l’eau-forte est à la fois très simple et très difficile ; mais ce qui fait son mérite, c’est qu’elle ne peut mentir. Elle a l’authenticité d’un parafe, car le talent de celui qui la pratique se signe dans chaque taille. Si vous trouvez par hasard quelques-unes des planches qui composent ce recueil un peu trop farouches et truculentes, songez que toute réaction va d’abord aux extrêmes, et que la Société des Aqua-fortistes s’est fondée précisément pour combattre la photographie, la lithographie, l’aqua-tinta, la gravure dont les hachures recroisées ont un point au milieu ; en un mot, le travail régulier, automatique, sans inspiration qui dénature l’idée même de l’artiste, et qu’ils ont voulu dans leurs planches parler directement au public, à leurs risques et périls.

Le succès a prouvé qu’ils n’avaient pas eu tort ; le texte est toujours préférable à la traduction.


Août 1863.