Un mystérieux enlèvement/4

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A. Lefrançois (p. 30-44).

CHAPITRE II

DOMINIQUE CLÉMENT DE RIS

I. Vie publique (1786-1795) ; années de retraite (1795-1799). ─ II. Deuils de famille ; détresse financière. ─ III. Les partis politiques en Indre-et-Loire, sous le Directoire ; attitude de Clément de Ris. ─ IV. Évolution ; la crainte des chouans et la haine de l’émigré ; le 18 brumaire ; Clément de Ris appelé au Sénat.


I

Maître d’hôtel[1] de la Reine Marie-Antoinette de 1786 à 1789, Administrateur du département d’Indre-et-Loire et Président du Comité de défense contre la Vendée depuis décembre 1792, amené par ses fonctions à réprimer les tentatives anarchiques d’où qu’elles vinssent, et, par suite, en butte aux représailles des fauteurs d’anarchie d’où qu’ils fussent ; suspect aux royalistes en raison du présent et aux démagogues en raison du passé ; riche, obligeant, généreux, et, par conséquent, envié ou mal vu, Clément de Ris, en février 1794, avait été décrété d’accusation et traduit devant le Comité de sûreté générale[2]. Contre toute attente et contre la sienne propre, il fut renvoyé indemne, mais revint averti. Aigrie, accrue par le ressentiment de son insuccès, la haine de ses ennemis tôt ou tard prendrait sa revanche. Il était prudent de s’y soustraire. Clément de Ris y travailla, mais dans l’ombre. Attentif à ne pas donner l’éveil, il garda momentanément ses fonctions : démissionner eût été avouer sa défaite, et à la faiblesse d’un vaincu confessant sa peur ajouter celle d’un homme désarmé. Ce qu’il fallait c’était trouver, loin de la Touraine, une situation officielle permettant d’échapper au péril avec les honneurs de la guerre.

Les bons offices de ses amis de Paris lui procurèrent ce qu’il cherchait. En avril 1794, il fut appelé, en qualité de commissaire-adjoint, à la Commission d’instruction publique établie par la Convention. C’était, après la tempête, le calme. Dans cette atmosphère pacifique et sereine, il se livrerait à son goût pour les choses de l’esprit, présiderait à l’organisation des fêtes nationales qui sont des fêtes de concorde, et trouverait – il le croyait du moins – l’oubli des agitations passées. Il ne tarda guère à déchanter. La susceptibilité des gens de lettres est aussi vive que la haine des hommes politiques, et elle est plus tenace, car elle procède de la vanité blessée. D’aigres démêlés avec ses deux collègues, Garat et Ginguené, le forcèrent à démissionner en février 1795. Déçu, écœuré, lassé, et cédant aux objurgations de Mme Clément de Ris, il se retira en sa terre de Beauvais-sur-Cher, résolu à vivre désormais loin des intrigues et des passions humaines. Loups pour loups, il préférait ceux qui hurlent dans les forêts, mais ne se mangent pas entre eux et ne dévorent que les moutons du propriétaire. « Puissé-je, écrivait-il, être quitte à jamais de me mêler des affaires publiques et ne plus sortir de ma chère retraite que pour respirer l’air pur des prés et des champs qui l’entourent. Ma femme, mes enfants, mes amis, nos laboureurs, nos vignerons, nos ouvriers, voilà notre univers. Du pain, de la paix, de la santé, et nous serons en paradis. Je le mérite un peu, si deux ans de purgatoire y donnent quelque droit ! » Cri d’un esprit surmené et d’une âme momentanément désabusée mais non guérie de l’ambition.

Au surplus, payer de deux années seulement de purgatoire l’éternité de pareils bonheurs serait acheter le Paradis à trop bon compte. L’avenir réservait encore à Clément de Ris sa part d’épreuves. S’il eut du pain, peu s’en fallut qu’il n’en manquât ; il ne trouva pas la paix convoitée ; il connut, après l’angoisse de disputer à la mort, jour par jour, heure par heure, des êtres chéris, l’âpre douleur de les perdre.


II

Sa sœur partit la première. Sagesse et conseil de la famille, avec elle se déchirait la dernière page du livre de sa vie d’antan. Elle mourut à Azay-sur-Cher le 15 septembre 1797. Puis ce fut le tour de sa fille, l’adorable Clémentine, créature « si fort au-dessus de l’espèce humaine qu’elle semblait un de ces phénomènes qui ne sont que passagers sur la terre[3] ». Ramenée de Paris toute languissante, en février 1795, on avait espéré, pour la rendre à la santé, en la douceur et l’égalité du climat, l’air salubre des bords du Cher, le ressort de la jeunesse : elle-même, par son énergie à taire ses souffrances, avait donné le change. Mais le mal était de ceux qui défient l’humaine industrie. Le 21 mai 1798, elle s’éteignit, sans avoir la suprême joie d’échanger un suprême baiser avec son frère Ange[4], le préféré, le confident, l’âme de son âme. Ces deux êtres privilégiés vivaient l’un pour l’autre et l’un par l’autre ; il semblait qu’ils ne pussent mourir l’un sans l’autre. La Providence en jugea-t-elle ainsi ? Dix mois à peine s’étaient écoulés, que, succombant au même mal, le frère rejoignait la sœur (27 mars 1799). Rêves, promesses et projets d’avenir, tout gisait brisé, anéanti. Il ne restait aux parents que des larmes pour pleurer les enfants morts, des craintes pour les deux autres, et, à cause d’eux, le cruel mais impérieux devoir de survivre à cet écrasement.

Un amer regret ajoutait à l’amertume de leur douleur. Ces derniers mois d’une vie guettée par la mort, ils les avaient vécus loin de leur fille. Abusés par l’illusion d’un mieux, où leur tendresse répugnait à voir un répit, ils s’étaient déterminés à entreprendre, en Bretagne, un voyage rendu nécessaire par le soin de leur fortune. Ils possédaient, dans la région de Tréguier et de Guingamp, des biens considérables provenant, les uns de la succession du père de Mme Clément de Ris, les autres d’achats plus récents. Empêché, par ses fonctions, de s’en occuper personnellement, Clément de Ris avait passé pouvoir à un de ses anciens commis de Tréguier, nommé Le Berre. Cupide, envieux, hypocrite et sans scrupule, celui-ci vit, dans l’éloignement de son ancien patron, une occasion de pousser sa fortune. Il avait des fonds en réserve. Il songea que si les biens de Clément de Ris étaient, un jour, confisqués et vendus, il lui serait aisé et profitable de les racheter à vil prix. Il songea aussi que ce jour, à s’en remettre au hasard seul, pourrait tarder longtemps. Il était plus simple d’aider au hasard et de précipiter l’échéance. Est-on jamais mieux servi que par soi-même ?

Les propriétaires de biens-fonds, absents du département, étaient astreints, sous peine d’être réputés émigrés, à produire périodiquement au chef-lieu un certificat de résidence en France. Arrêter la production du certificat fut à quoi tendit toute la diplomatie de Le Berre. Clément de Ris négligeait-il de l’envoyer ? Le Berre oubliait de le réclamer, ou le réclamait trop tard. Clément de Ris l’envoyait-il ? Le certificat s’égarait en route, ou, s’il arrivait, ne se retrouvait pas au moment voulu, et Le Berre, qui l’avait cherché, Dieu sait combien ! n’y comprenait rien. Voilà comment, le 8 juillet 1794, Clément de Ris, qui se croyait en règle, fut informé qu’il ne l’était pas : son nom et celui de sa femme figuraient, en belle écriture, sur la liste maudite, et leurs biens étaient mis sous séquestre.

Le coup fut rude. Les fermages de Bretagne constituaient le plus clair de leurs revenus. On était gêné quand les fermiers payaient mal. Que serait-ce maintenant qu’ils ne paieraient plus du tout ? On congédia Le Berre. C’était une sanction : la morale y trouvait son compte. Ce n’était pas un remède : les choses restaient après ce qu’elles étaient avant. Clément de Ris s’adressa aux pouvoirs publics, prouva qu’il y avait erreur, fit agir des amis, et finit, le 11 septembre 1797, par obtenir gain de cause. Les négociations avaient duré trois années pleines, trois années où l’on n’avait rien touché ; trois années durant lesquelles il avait fallu subvenir à des dépenses, qu’on ne pouvait éviter, à l’aide de ressources dues à des emprunts à titre onéreux, à des ventes, à vil prix, de terres, de bétail, de chevaux et de voitures ; trois années de gêne, de privations et de sacrifices. Et cela dans un temps où le renchérissement de toutes choses, la rareté du numéraire, la dépréciation des assignats, rendaient la vie chaque jour plus étroite et plus difficile. Un état de fortune, dressé en décembre 1796, témoigne qu’à cette date le revenu de la famille était descendu de 26 mille livres (chiffre, en numéraire, de 1791) à un peu moins de 4 mille livres. Quatre mille francs pour fournir à l’entretien d’un vaste domaine et à la dépense de dix-huit personnes ; payer les gages de douze serviteurs ; pourvoir à l’éducation de quatre enfants, dont l’un à Paris et un autre en pension à Pontlevoy ; verser l’intérêt des emprunts contractés ; suffire à la charge de contributions écrasantes !

Car il y avait à compter, non seulement avec les impôts ordinaires, dont la répartition entre tous les contribuables est réglée par la loi, mais avec les emprunts forcés, soumis à l’arbitraire d’un jury taxateur, et frappant les seuls riches, ou, plus exactement, les gens estimés riches par ce jury. On créait ainsi à et contre ces derniers une réputation de fortune les exposant, après la spoliation présente, aux spoliations futures, et les désignant aux entreprises des flibustiers. Disons-le, la philosophie et le patriotisme de Clément de Ris furent à la hauteur des sacrifices demandés : « Nous sommes menacés d’un petit supplément de 40 mille francs, écrivait-il le 9 mars 1796. Cela est affreux pour nous. Mais, en vérité, il y a tant de gens qui se plaignent injustement, et si peu d’espoir d’obtenir justice, que je trouve qu’il est honteux de se plaindre. Payer pour payer, il vaut mieux le faire fièrement, dût-on vendre sa chemise, que de courir le risque d’être confondu dans la foule des gens qui le font sans raison. » Et, quelques jours plus tard : « Je crains une crise terrible pour nos finances et je n’en dis rien, car le découragement est si général et si dangereux qu’il faut que les bons citoyens se gardent de l’augmenter. » 3 avril.


III

Se résigner n’est pas abdiquer. Muet, par patriotisme et par dignité, sur le chapitre des revendications personnelles, Clément de Ris protestait avec ses amis contre la partialité des Administrateurs commis, à Tours, à la répartition de l’emprunt forcé. Inféodés au parti royaliste, ceux-ci avaient converti l’impôt en instrument d’oppression politique. Ils ménageaient à l’excès leur partisans et surchargeaient avec un égal excès leurs adversaires. Les patriotes, au nom de l’équité, de la légalité violée, s’élevaient contre ces agissements : il était urgent, si l’on voulait sauver la République, de chasser ces intrus de la place (l’élu qu’on nous a préféré n’est-il pas toujours un intrus ?), et de s’y établir, à charge d’autant ; ils en appelaient au gouvernement ! Le gouvernement destituait, au profit du parti adverse, les Administrateurs incriminés. La prochaine élection les ramenait au pouvoir ; la loi, derechef, était méconnue ; tout était à recommencer – et recommençait. L’histoire du département, de 1795 à 1799, est celle d’un perpétuel chassez-croisez, à la tête des affaires, entre les patriotes d’une part, et, de l’autre, la coalition des royalistes et des révolutionnaires.

Quelle fut, dans cette lutte, l’attitude de Clément de Ris ? Les patriotes comptaient sur lui pour prendre la direction du parti ; ils avaient foi dans ses lumières ; son civisme était connu ; on le savait attaché à l’institution républicaine, ennemi déclaré des royalistes autant que des exaltés de la faction jacobine. N’écrivait-il pas, au lendemain de la conspiration de Babeuf : « Les journaux chouans ne vont pas manquer de crier que les aristocrates sont bons et doux comme des colombes et que les terroristes seuls sont à craindre. Quant à nous, avec leur permission, nous continuerons à les craindre les uns et les autres... Puisse le Directoire avoir toujours une épée à deux tranchants pour punir de l’un les horribles restes de la Montagne, et de l’autre la horde assassine, infiniment plus nombreuse, des royalistes[5]. » Belles paroles ; mais ce n’étaient que des paroles. Ses amis eussent voulu des actes. Or il se refusait à agir. Plus que jamais il entendait se tenir à l’écart, et il était affermi dans ce sentiment par l’inquiète tendresse de Mme Clément de Ris, à qui, depuis les angoisses éprouvées naguère, toute fonction publique inspirait une invincible horreur. Qu’irait-il faire dans cette mêlée, où tout lui était sujet d’inquiétudes et d’alarmes[6], l’instabilité des institutions, l’inertie d’une bourgeoisie incapable d’entente, l’indifférence des populations rurales pour les libertés publiques, l’audace des révolutionnaires prêts à rallumer le feu de la guerre civile, l’impunité acquise aux fauteurs de troubles ? Il ne voyait qu’un remède au mal, la rentrée aux affaires des républicains, et il poussait ses amis à se mettre en avant, mais restait prudemment en arrière. Le pressait-on de conformer ses actes à ses paroles, de se laisser porter candidat aux fonctions législatives ou à celles de l’administration départementale, il se dérobait : il se plaignait « qu’après en avoir voulu à son argent, on en voulût à son repos ». Il criait contre l’exclusion des patriotes, et, patriote, il s’excluait lui-même. Il s’aliéna ainsi nombre de républicains, qui ne lui pardonnaient pas le refus de son concours, et il resta en butte à la haine des royalistes, qui ne lui pardonnaient pas la violence de son langage.

Il se plut d’abord à cet isolement superbe. C’était une attitude. Il y trouvait une analogie avec la situation de son grand ami, de son conseiller, Sieyès. Bientôt il en aperçut le danger. À le voir travailler contre eux sans travailler pour ses amis, ses adversaires se demandèrent pour qui il travaillait. Ils répandirent le bruit (avril 1797) qu’il était l’agent des Orléanistes ; qu’une conspiration avait été découverte où il jouait un grand rôle ; que Sieyès lui avait envoyé deux cent mille francs et qu’il les avait distribués à Tours. Simple manœuvre, qui le troubla jusqu’à la terreur. Il écrivait à son fils : « Je veux causer un moment avec toi pour que tu saches au moins que nous existons encore et que nous sommes en bonne santé. Mais nous sommes reclus dans nos murs, ne communiquant presque avec personne. Une terreur, semblable à celle qui suivit l’horrible 31 mai, règne à présent à Tours et pèse principalement sur les plus estimables citoyens. La domination y est entre les mains des plus vils et des plus féroces des hommes. J’y ai des affaires et je n’ose y aller. Paulin va, dans huit ou dix jours, y jouer une petite comédie à sa pension et avoir sa part à la distribution des prix, et ta maman pense qu’il serait imprudent que nous nous y montrassions elle ou moi, crainte d’y être insultés et assassinés. Voilà l’état des choses, auquel il est inutile d’ajouter aucune réflexion. »

Ce découragement grandit encore au cours du voyage en Bretagne et à l’approche des élections de 1798. « Depuis plusieurs jours, écrivait-il de Tréguier (mars 1798), nous n’entendons parler que d’Assemblées primaires, et c’est un entretien excessivement affligeant, car tout ce qui se décore ici du glorieux nom de républicains est un ramassis de la plus vile et de la plus immorale canaille. Presque tous ont volé, pillé, dénoncé, persécuté, se sont enrichis des dépouilles particulières ou nationales. Eh bien ! cette horde triomphe ici, domine tyranniquement, exclut du droit sacré de voter dans l’Assemblée primaire qui il lui plaît, celui-ci sous prétexte qu’il est noble, quoiqu’il ne le soit pas ; celui-là comme arrière-parent d’émigré ou de prêtre déporté ; un autre, comme inscrit sur un registre civique qui a été caché au public et n’a été ouvert qu’aux adeptes. C’est le comble de l’infamie et d’un véritable despotisme. Je frémis de crainte que le résultat de ces horribles manœuvres ne soit une députation de voleurs de grand chemin sans talents, sans morale, sans principes, pour tout dire en un mot, aussi méprisable, aussi dangereuse que celle de l’an V. Je ne puis mieux t’exprimer tout ce que je redoute de celle-ci. »


IV

Il revint, et, en Touraine, retrouva l’anarchie et l’insécurité. Un incident survenu à Beauvais pendant son absence lui donnait à se croire personnellement menacé. Le 24 février, un inconnu de mauvaise mine, se disant envoyé par ses amis de Tours, s’était présenté au château à la nuit tombante. Mlle Clément de Ris était seule. Il l’avertit qu’un mandat d’arrêt venait d’être lancé contre son père et un autre habitant d’Azay-sur-Cher ; qu’ils prissent leurs dispositions en conséquence. Tout effrayée, la jeune fille le remercia de l’avis, lui donna six francs, – probablement ce qu’il cherchait ! – et il s’esquiva, sans que nul songeât à s’emparer de lui. « Tous les domestiques étaient devenus fous ; cet homme avait gagné leur confiance à tous[7]. » Le lendemain, on sut que l’inconnu était un ouvrier de Tours, poursuivi pour avoir crié Vive le Roi et abattu des bonnets de la liberté, et qui se sauvait, semant l’alarme. Les tentatives de vol ou de brigandage n’étaient pas rares alors et leur fréquence explique l’inaction des domestiques terrorisés. Quelque temps auparavant, près de Larçay, à six kilomètres de Beauvais, vingt hommes armés avaient attaqué une ferme, ligoté les habitants, emporté l’argent, l’argenterie, le linge et les bijoux : « Tout le monde est sur le qui-vive, lit-on dans une lettre de Clément de Ris. Nous faisons coucher Dupuy, de Mauny[8], dans la lingerie avec Antoine ; Milon dans le lit de ta sœur ; Sylvain Gagneux dans le lit de Mme Bournigal, et enfin Joseph et Jean dans la chambre à trois lits auprès de Métayer. Nous tenons de la lumière toute la nuit dans la chambre de Paulin. Avec ces précautions, nos verrous, nos trois chiens et nos armes bien chargées, nous dormons en les attendant de pied ferme[9]. »

La haine de l’émigré, la crainte des chouans troublaient, jour et nuit, le repos de Clément de Ris. Sans doute le nom de chouans était pris par de simples malfaiteurs intéressés à couvrir leurs méfaits d’une sorte d’étiquette politique ; sans doute aussi d’anciens combattants des armées vendéennes avaient gardé de leur vie d’aventures le mépris de tous scrupules et l’habitude de la rapine ; mais il existait, en outre, une chouannerie organisée, quasi officielle, qui proclamait légitimes représailles le pillage des fonds publics, l’attentat contre les détenteurs de biens nationaux, le meurtre des anciennes autorités jacobines. Les départements d’Indre-et-Loire, de la Sarthe, de la Mayenne, étaient infestés de bandes armées, composées « d’hommes de tous les pays[10] » dont l’approche était terreur et dont l’audace croissait avec l’inertie des gouvernants.

Tant d’anarchie avait épuisé ce qui restait en Clément de Ris d’énergie, de confiance dans les hommes, de foi dans les principes. Où avaient abouti les espérances de jadis ? Qu’avait-on recueilli de tant d’efforts, de tant de sacrifices ? Un présent plein de troubles, un lendemain plein d’incertitudes. Il était – et combien d’autres avec lui ! – las de ces divisions funestes aux classes laborieuses ; las de ce personnel politique, impuissant à rien fonder, moins soucieux d’assurer le règne de la justice et de la liberté qu’attentif à semer la défiance. Après fructidor, il gémissait encore que « l’audace et la perfidie des ennemis publics eussent mis les républicains dans la nécessité de sortir un moment de la ligne constitutionnelle ». Maintenant, il admettait l’opportunité de substituer, fût-ce par un coup de force, à un gouvernement qui ne gouvernait pas, faute d’unité dans la direction, une autorité sachant mettre la République à l’abri des factions et donner aux institutions une base solide, gage d’un meilleur avenir.

Le coup d’État de brumaire le surprit dans ces dispositions. Il s’y rallia, par nécessité plus que par conviction, et sans arrière-pensée d’intérêt personnel. Il n’avait rien demandé. On vint le chercher ; il hésita à accorder son concours. Les instances de Sieyès, l’intérêt de ses enfants, bientôt le réveil d’une ambition qu’il croyait éteinte et qui n’était qu’assoupie, le décidèrent. Il était, peu de mois auparavant, entré en rapports avec Lucien Bonaparte, par la vente, au général Leclerc, du domaine de Montgobert, bien indivis entre les nombreuses branches de la famille Clément. Ces relations, et, par-dessus tout, la recommandation de Sieyès lui valurent, en décembre 1799, d’être appelé à faire partie du nouveau Sénat conservateur. Il touchait, à ce titre, un traitement de 25 mille francs, prélevé sur les revenus des biens nationaux. Rapprochons ce fait des fonctions exercées par lui sous la Convention et de sa collaboration, en 1794, à la répression de l’insurrection vendéenne : ne semble-t-il pas qu’il fût une victime toute désignée aux représailles des chouans ?

Cependant cette appréhension, si elle lui vint à l’esprit, ne paraît pas l’avoir arrêté. Du reste, la pacification et l’amnistie accordées en nivôse par le Premier Consul étaient le gage d’un retour à la sécurité. Clément de Ris s’installa à Paris. Il prit part aux travaux du Sénat, et, l’été venu, retourna à Beauvais avec ses deux enfants et Mme Clément de Ris, dont la santé, fort ébranlée par la mort de sa fille et de son fils, s’accommodait mal du séjour de Paris. Il était encore alors un obscur. La tragique aventure qui l’attendait allait, tout d’un coup, l’appeler à la notoriété.



  1. Né en 1750, fils d’un Procureur au Parlement de Paris, il avait été, de 1777 à 1786, Receveur des décimes du Clergé près l’évêque de Tréguier.
  2. Voir la Revue des Deux-Mondes du 1er novembre 1907.
  3. Ces paroles, empruntées à une lettre du médecin Veau-Delaunay, qui fit l’autopsie, étaient l’écho de ce que pensait et disait de la jeune fille quiconque l’avait approchée.
  4. Né en 1799, de deux ans plus jeune que sa sœur, Ange était à Paris, élève de l’École Polytechnique, où il avait été admis en 1797.
  5. Lettre à son fils Ange, 18 mai 1796.
  6. Idem, 1er juin 1796.
  7. Lettre de Clémentine Clément de Ris à son père.
  8. Propriété contiguë à Beauvais et achetée par Clément de Ris.
  9. Lettre à son fils Ange.
  10. Lettre du citoyen Bernard, Commissaire du Directoire exécutif, près l’administration de la commune de Montlouis (4 septembre 1799).