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Un nouveau Système sur la vie future à propos du Monde moral

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Un nouveau Système sur la vie future à propos du Monde moral
Revue des Deux Mondes2e période, tome 45 (p. 422-436).
UN
NOUVEAU SYSTEME
SUR LA VIE FUTURE

Le Système du monde moral, par M. Charles Lambert, Paris, 1862.

Le problème de la vie future, quels que soient les progrès de l’esprit critique et sceptique, ne cessera jamais d’émouvoir les âmes et d’éveiller la curiosité des esprits. De notre temps même, si positif, dit-on, ce problème a été agité à plusieurs reprises, discuté et résolu dans des sens bien divers. Un livre oublié aujourd’hui, mais curieux et qui a fait quelque bruit il y a une vingtaine d’années, l’Humanité, de M. Pierre Leroux, proposait comme solution à ce problème l’immortalité sur la terre et la renaissance indéfinie des mêmes hommes sous des noms et dans des corps différens : c’était une métempsycose humanitaire. Plus récemment, l’auteur de Terre et Ciel, l’ancien collaborateur de M. Pierre Leroux dans l’Encyclopédie nouvelle, M. Jean Reynaud, reprenait cette idée de la métempsycose ; mais, au lieu de la borner à la terre, il proposait le passage de sphère en sphère dans un perfectionnement progressif et indéfini, hypothèse d’ailleurs qu’avait déjà soutenue M. de Lamennais dans l’Esquisse d’une philosophie. La traduction du livre de Job a été aussi pour M. Renan l’occasion de soulever le problème de la vie future, et il a paru incliner à le résoudre à peu près comme Spinoza et comme la philosophie allemande dans l’école de Hegel. Enfin un intéressant écrivain, M. Alexis Dumesnil, vient de consacrer à ce problème un livre où il défend l’immortalité de l’âme par des raisons tirées de l’esprit de notre temps, et comme un dogme étroitement lié aux idées de liberté et de progrès si chères aux générations de ce siècle. Dans un autre camp, appuyés sur les dogmes de l’orthodoxie, deux écrivains pieux et savans, l’un doué de l’esprit le plus vif, l’autre de l’érudition la plus exacte, le père Gratry et M. Martin (de Rennes), ont essayé de lever quelques-uns des voiles qui couvrent la destinée future de l’âme, et de répondre aux difficultés que provoque le dogme de la résurrection des corps. D’autres esprits, abordant la question par le sentiment plutôt que par la science, ont trouvé dans ce problème l’occasion d’édifiantes et nobles méditations : les Méditations religieuses de M. Casimir Wolowski, les Méditations sur la morte et l’éternité, œuvre anonyme dont la reine Victoria vient d’autoriser la traduction, sont, dans des églises différentes, l’expression analogue d’une même foi, d’une même ardeur pour les choses divines. Eh bien ! voici un nouvel athlète qui vient se mêler à ces combats, qui vient, dit-il, armé des procédés les plus rigoureux de la science, entreprendre à son tour la solution de ce problème si difficile, à peine accessible, à ce qu’il semble, à la raison humaine : c’est M. Charles Lambert, écrivain jusqu’ici inconnu dans le monde philosophique, mais que son livre, le Système du monde moral, désigne à l’attention et à l’estime de tous les lecteurs intelligens.

Ce qu’il y a de plus original peut-être dans le livre de M. Charles Lambert, c’est sa méthode, « Pour que mon argumentation soit complète, nous dit-il, il faut qu’aucun des traite généraux de la nature animée ne reste en dehors de mon cadre, et je crois atteindre plus sûrement mon but en paraissant d’abord m’en éloigner, car de nos jours c’est au matérialisme le plus exigeant et le plus positif que toute doctrine spiritualiste éclairée et prudente doit emprunter ses armes. » En d’autres termes, ce sont les sciences physiques et naturelles qui fournissent au matérialisme ses plus forts argumens. Étudions donc ces sciences, transportons-nous sur le terrain de nos adversaires ; mesurons par nous-mêmes et par une étude personnelle les difficultés que l’on nous oppose ; fondons la philosophie spiritualiste sur la connaissance même des sciences de la matière. C’est ainsi que procède l’auteur : c’est par la chimie organique, par l’embryogénie, la zoologie, la géologie, la physiologie, qu’il a commencé l’examen du problème de l’âme ; c’est par l’étude approfondie de toutes les formes de la vie terrestre qu’il s’est préparé à la recherche de la vie future. En un mot, sa méthode consiste à s’élever à la philosophie par le moyen des sciences, et il est inutile de faire observer, à quel point cette méthode est d’accord avec l’esprit de notre temps.

Il y a aujourd’hui, il faut le dire, de la part des sciences, une prétention exorbitante, contre laquelle les philosophes ne sauraient trop se défendre, et qui n’encourage guère aux concessions : c’est celle de prendre la place de la philosophie, d’être la philosophie elle-même. C’est ce qui arrive d’ordinaire aux puissances qui ont été trop longtemps méconnues. Lorsque leur jour vient, ce n’est plus l’influence qu’elles demandent, c’est l’empire ; ce n’est plus le partage du pouvoir, c’est la tyrannie. C’est là qu’en sont arrivés, je ne dis pas tous les savans, grâce au ciel, mais un certain nombre d’entre eux, qui, rangés sous la bannière de M. Auguste Comte, affirment que la philosophie n’est et ne doit plus être que la méthode scientifique. Il est cependant facile de voir, en lisant ces écrivains, même les plus sages, qu’ils n’ont que les idées les plus confuses et les plus imparfaites sur la science qu’ils prétendent abolir et remplacer. Rien de plus facile que d’éliminer une science, lorsqu’on supprime purement et simplement les problèmes qu’elle soulève, que l’on tient pour non avenus tous les faits qu’elle a établis et les vérités qu’elle a démontrées. Or il serait aisé de faire voir, si c’était le lieu et si l’on voulait consentir à examiner les choses de près, que ce sont là les défauts habituels de l’école positiviste, qui pourrait rendre les plus grands services en se contentant d’être une philosophie des sciences, au lieu de vouloir, comme elle le prétend hautement, être la philosophie tout entière.

Mais les excès commis par quelques savans ne détruisent pas ce qu’il peut y avoir de fondé dans les réclamations des sciences contre la philosophie. — Eh quoi ! lui disent-elles, vous voulez être la science des premiers principes et des premières causes et donner la raison de toutes choses, et vous supprimez purement et simplement la nature tout entière ! Vous faites la science de l’homme, et vous supprimez le corps humain, comme si l’homme n’était qu’un esprit pur, ou s’il était dans le corps, selon l’expression d’Aristote, comme un pilote dans son navire ! Non-seulement ces abstractions ne sont pas conformes à la nature des choses, mais elles sont contraires à la tradition philosophique et même à la tradition du spiritualisme. Ni Platon, ni Aristote, ni Descartes, ni Leibnitz, n’ont ainsi séparé la philosophie des sciences, ni l’étude de l’homme de l’étude du corps. Bossuet lui-même (que l’on n’accusera pas de témérité), Bossuet n’a pas établi un tel abîme entre le corps et l’âme, lui qui a dit que l’homme était un tout naturel, lui qui a fait une si large part, dans son traité de la Connaissance de soi-même, à la physiologie de son temps, physiologie erronée sans doute, mais qui enfin maintenait la part nécessaire du physique dans l’être humain. La philosophie allemande a également uni la science de la nature à la métaphysique. Enfin l’école écossaise elle-même, qui a commencé cette séparation, n’a cependant jamais fait entièrement abstraction des sciences physiques et mathématiques. Telles sont les objections qui nous sont adressées, non-seulement par les savans et par certaines écoles matérialistes, un peu suspectes en cette affaire, mais de tous côtés, même par les théologiens, car nous voyons le père Gratry reprocher à la philosophie spiritualiste d’être une philosophie séparée, c’est-à-dire de s’isoler en elle-même, sans communiquer avec les autres sciences.

J’avoue qu’il me paraît bien difficile de ne pas donner raison, dans une certaine mesure, à d’aussi graves objections. Sans vouloir revenir sur les circonstances qui ont amené la séparation dont on se plaint, sans rappeler qu’il a pu être, qu’il est encore nécessaire de circonscrire les problèmes pour les mieux étudier, il est plus court de reconnaître que le spiritualisme doit s’efforcer aujourd’hui de faire droit à quelques-unes de ces justes réclamations. Il faut qu’il essaie de suivre les savans sur leur propre terrain, qu’il fasse l’épreuve de ses doctrines en les confrontant avec les faits physiques et physiologiques. Si le spiritualisme est vrai, il n’a rien à craindre de cette contre-épreuve, car la vérité ne peut se démentir elle-même ; mais si, dédaigneuse à l’excès de ce qui se passe autour d’elle, la philosophie spiritualiste ne s’apercevait pas de l’empire chaque jour plus étendu que conquièrent les sciences positives dans notre société, et des habitudes d’esprit qu’elles amènent avec elles, il serait à craindre que, même en possédant la vérité, elle ne se vît abandonnée, la plupart trouvant inutile de raisonner pour établir des vérités que le sens commun, le cœur et la foi démontrent suffisamment à leurs yeux, et les autres lui contestant le caractère de science, et opposant à son immobilité les progrès croissans de la physique, des mathématiques et de la chimie. Le moment serait donc venu, à notre avis, de faire un pas de ce côté. Il y va non-seulement des intérêts de la philosophie, mais des intérêts moraux et religieux de l’humanité, car il en est de l’esprit scientifique comme de la révolution, on ne le refoulera pas. Il faut s’accommoder avec lui ou périr par lui : c’est ce qu’a compris M. Charles Lambert, et c’est à nos yeux le principal mérite de son livre. D’autres ont eu la même idée sans doute ; mais seul il a essayé de l’exécuter, et cette tentative, si incomplète que soit le résultat, mérite encore d’être encouragée.

D’ailleurs, en dehors des raisons générales que nous venons d’indiquer, il y a des raisons précises, et toutes philosophiques, qui recommandent de prendre le problème de l’âme par une autre méthode que celle qu’on a suivie généralement. De quoi s’agit-il en effet ? De la distinction de l’âme et du corps. Or, dans cette question, les psychologues sont arrivés à éclaircir, à préciser jusqu’à un certain point la notion de l’esprit ; mais ils n’ont que les données les plus générales et les plus vagues sur la nature du corps : ils empruntent leur idée du corps soit au sens commun, soit à la tradition philosophique ; quelquefois, tant la nécessité est urgente, ils font usage de quelques indications scientifiques, mais sans les contrôler avec soin, comme il conviendrait pour en bien mesurer la valeur. En un mot, des deux termes que le problème oppose, le premier seulement leur présente une idée scientifique, et l’autre ne leur laisse qu’une idée vague et obscure. De là une part d’incertain et d’inconnu dans leurs raisonnemens, car, ne sachant pas exactement ce que c’est que le corps, ils ne peuvent le séparer nettement et distinctement de l’esprit, comme on fait quand on compare deux idées parfaitement distinctes. Quant aux savans, ils se trompent en sens inverse : leur idée du corps, plus ou moins précise, a une valeur scientifique (et encore aurait-elle besoin d’être élucidée et généralisée par la philosophie) ; mais leur idée de l’esprit est vague, confuse : c’est une notion incomplète. Comme ils n’ont pas travaillé par les méthodes qui conviennent à éclaircir cette idée, ils la croient absolument obscure et la dédaignent. Autant nous les fatiguons par nos vagues notions sur les corps, autant ils nous impatientent par leurs préjugés et leurs lieux-communs sur la nature de l’esprit. De là une nécessité manifeste d’unir les deux méthodes pour arriver à une distinction aussi précise que possible des deux substances.

Il en est à peu près de même de la distinction de la nature et de Dieu. Les philosophes n’ont pas une idée scientifique de la nature, et les savans n’ont pas une idée scientifique de Dieu. Les uns lorsqu’ils parlent de la nature, les autres lorsqu’ils parlent de Dieu, en parlent comme le vulgaire. Pour le philosophe, la nature n’est la plupart du temps qu’un bel objet, un objet d’admiration, non de connaissance, et quant aux savans, ils sont toujours disposés à croire que le Dieu des philosophes est un Dieu de bonne femme, ou un mot vague n’exprimant que le vide même de toute pensée. De là une philosophie où l’on cherche en vain les données positives, de là aussi une physique où manque une certaine élévation, car la physique elle-même gagnerait sans doute à ne pas trop mépriser les recherches de la philosophie première. M. Biot se plaint lui-même dans ses Mélanges que les physiciens de nos jours aient trop abandonné les questions de physique générale et philosophique auxquelles se plaisaient les contemporains de Descartes, de Huyghens et de Newton. M. Arago, dans son Éloge de Carnot, regrette aussi que les mathématiciens aient un peu trop négligé la métaphysique de la géométrie. Ces aveux sont d’autant plus intéressans que ni M. Biot ni M. Arago ne peuvent passer pour suspects de préventions trop favorables à la métaphysique, et qu’ils étaient plutôt eux-mêmes des exemples du défaut dont ils se plaignaient.

Voici donc l’idée que je me ferais volontiers d’une philosophie non pas nouvelle, mais renouvelée, qui, sans rien sacrifier des résultats acquis, marcherait toutefois en avant et chercherait des voies inexplorées. Elle se fonderait sur des connaissances positives (physiques, chimiques, physiologiques) aussi bien que sur des connaissances morales et psychologiques. Elle chercherait à tirer des sciences extérieures une idée philosophique et raisonnée des corps et une idée de la nature. Elle demanderait ce que c’est qu’un corps, soit à la physique, soit à la chimie, soit à la physiologie. La première lui donnerait les propriétés générales de la matière, la seconde les élémens qui la composent, la troisième les conditions particulières de la matière organisée. Puis elle demanderait à toutes les sciences réunies, y compris les mathématiques, une idée savante et profonde de la nature. D’un autre côté, persistant dans la voie ouverte par Descartes, elle continuerait à demander à la conscience une notion de l’esprit ; elle insisterait sur la liberté, l’individualité, la personnalité morale, — en un mot sur tous ces attributs humains que les partisans du monde objectif essaient de ramener à un mécanisme brutal. Elle s’appliquerait à fonder sur ces données non moins certaines que les données des sciences positives le devoir, le droit, la liberté civile et politique. Enfin elle recueillerait encore dans la raison humaine l’idée de l’infini et de l’absolu, qu’on ne trouvera jamais dans le monde extérieur. Puis, combinant les données du dehors et celles du dedans, partant à la fois de la conception de la nature et de la conception de l’esprit, elle s’élèverait à un Dieu qui serait à la fois le Dieu de la nature et le Dieu de l’esprit, mais non pas indifféremment l’un et l’autre, car ce que les Allemands appellent le sujet-objet, — l’indifférence absolue, — ce n’est autre chose que la nature même à son moindre degré : c’est le sommeil de la nature. Non, le Dieu ainsi obtenu par une double induction serait, si vous voulez, au-dessus de l’esprit, mais non pas au-dessous.

Ainsi, en même temps que la philosophie, empruntant le secours des sciences positives, essaierait de s’élever à une notion philosophique de la matière, elle n’abandonnerait pas pour cela son objet propre, qui est l’esprit, et elle persisterait à suivre la voie ouverte par Descartes, par Locke, par Kant, et qui consiste à chercher dans l’analyse de l’âme humaine, de ses idées fondamentales, de ses opérations, en un mot dans la critique de l’entendement humain et dans l’observation intérieure, le fondement de toute métaphysique. Si elle abandonnait ce terrain, la philosophie sacrifierait son domaine propre, et ne serait plus que la servante des sciences objectives. La science du moi, qu’on peut trouver quelquefois, non sans raison, trop abstraite et trop concentrée en elle-même, n’en est pas moins la base nécessaire, et la seule vraiment scientifique, d’une philosophie indépendante.

Mais s’il est facile de proposer un programme philosophique, rien de plus difficile que de le réaliser. Ainsi, après avoir dit ce que l’on pourrait rêver pour la philosophie future (et c’est déjà beaucoup que de pouvoir pressentir une voie de progrès qui ne serait pas le renoncement absolu à ce qui est acquis, ce qui est trop facile et à la portée de tout le monde), après avoir, dis-je, tracé le plan de cette utopie philosophique, il faut se hâter de prévoir toutes les difficultés qu’il rencontrerait dans l’application, toutes les précautions qu’il exigerait pour ne pas échouer misérablement dans un vulgaire matérialisme.

En effet, quelque avantage que présente en théorie l’union de la métaphysique et des sciences, il est bien rare que dans la pratique elle donne les résultats qu’on en attend. On oppose sans cesse aux philosophes contemporains Descartes et Leibnitz ; mais, sans parler du rare et exceptionnel génie de ces grands hommes, qu’on n’a pas le droit d’exiger de tous ceux qui se livrent à une science, on oublie que le domaine des sciences physiques et celui des sciences morales était bien autrement restreint de leur temps que du nôtre. Après tout, Descartes et Leibnitz n’ont cultivé profondément que les mathématiques. Dans les sciences philosophiques, ils se sont occupés presque exclusivement de métaphysique : morale, droit naturel, sciences politiques, économiques, philosophie des beaux-arts, toutes ces parties de la philosophie, créées ou étendues par le XVIIIe siècle, ne les ont que médiocrement attirés. Leur entreprise, recommencée aujourd’hui, offre donc d’immenses difficultés qu’ils n’ont pas connues au même degré. Or voici ce qui arrive souvent chez les esprits ambitieux qui essaient cette union si désirable de la philosophie et des sciences.

Si ce sont des philosophes possédant bien leur science et leurs méthodes, c’est alors par les connaissances scientifiques qu’ils laissent à désirer. Ces connaissances, rapidement acquises la plupart du temps pour le besoin de leurs idées, sont vagues, superficielles, inexactes : par cette fausse science, ils indisposent les savans véritables et déconsidèrent la philosophie auprès d’eux. Si au contraire ils sont vraiment versés dans les sciences et en parlent avec exactitude et précision, ce sont alors les connaissances philosophiques qui leur font défaut. Ils croient introduire une plus grande précision en philosophie en appliquant à des choses d’ordre si différent les formules qui leur sont familières : une étude plus attentive leur fait croire à d’apparentes analogies. L’un applique à la société humaine la loi de l’attraction universelle, l’autre propose de mesurer le témoignage des hommes par le calcul des probabilités ; un autre enfin, comme M. Lambert, voudra démontrer l’immortalité de l’âme par la mécanique. Quand les formules scientifiques sont absolument inapplicables, ces esprits, si exacts dans leur domaine propre, deviennent confus, obscurs, inexacts dans les questions philosophiques proprement dites, et pour introduire dans la philosophie un genre de précision qui ne lui convient pas, ils négligent celui qu’elle peut admettre ; ils oublient ou ils ignorent des distinctions importantes parfaitement établies, des analyses de faits déjà poussées très loin, des ar-gumens très solides. Je ne conclus point de ces observations qu’il faille décourager ceux qui voudraient essayer de telles entreprises ; mais il est bon qu’ils en aient devant les yeux les écueils et les difficultés.

Je ne voudrais pas appliquer toutes ces réflexions à M. Charles Lambert ; cependant il est loin d’avoir évité recueil de sa propre méthode, et la prétention exorbitante d’établir la même exactitude dans la science de la destinée humaine que dans la mécanique céleste choquera certainement à la fois et les philosophes et les savans. Bien peu de personnes seront disposées à se laisser tenter par une promesse telle que celle-ci : « S’il est un ordre d’idées qui ait paru jusqu’ici rebelle à l’introduction des procédés de Newton et de Laplace, c’est assurément celui qui concerne la destinée humaine. Je me tromperais fort cependant, si le lecteur le plus persuadé de la radicale inutilité d’une telle tentative ne se sentait ébranlé par les considérations que je vais lui présenter. » Sans doute les considérations de l’auteur sont intéressantes, peut-être même doit-on lui accorder qu’il a présenté cette grande question sous un jour assez nouveau. Des considérations cependant ne sont pas des démonstrations, et le choix de cette expression employée par l’auteur indique assez la différence ineffaçable qui sépare les sciences mathématiques des sciences morales et religieuses. J’accorde que l’étude des sciences naturelles, l’examen des lois de la vie et de la mort entrent utilement et même nécessairement dans le problème de la vie future ; mais croire que l’on peut établir la permanence de l’âme par une loi mécanique aussi nécessaire que la loi du parallélogramme des forces, c’est, je regrette de le dire, une entière, une absolue illusion.

Un autre écueil de la méthode scientifique, c’est de se laisser aller, par l’intérêt même des choses, à des considérations empruntées aux sciences qui n’ont qu’un rapport très éloigné avec le problème philosophique que l’on veut résoudre. Par exemple, M. Charles Lambert commence son livre par un chapitre de chimie organique qui offre un résumé intéressant des derniers résultats de cette science ; mais on ne voit point où ces prémisses le conduisent, et en quoi l’immortalité de l’âme y est intéressée. J’en dirai autant de son chapitre d’embryologie, car cette étude des transformations que subit l’animal depuis la conception jusqu’à la naissance pourrait se comprendre dans une théorie de métempsycose, où l’auteur conclurait des métamorphoses d’ici-bas à d’autres métamorphoses futures ; mais l’auteur n’expose pas un système de métempsycose, et toute cette embryologie, quelque instructive qu’elle soit, me paraît entièrement perdue.

On comprend un peu mieux, quoique le lien soit encore bien lâche, la raison pour laquelle M. Charles Lambert expose et adopte l’hypothèse récente de M. Darwin sur la transformation des espèces. C’est que cette théorie se lie assez bien à celle qu’il essaiera lui-même de faire prévaloir sur la vie future ; c’est qu’elle lui fournit un principe dont il se propose de faire usage : le principe de l’élimination.

On sait quelle est cette théorie renouvelée de Lamarck, mais avec des vues et des raisons toutes nouvelles. M. Darwin se fonde principalement sur l’étude des animaux domestiques et sur les différences considérables que l’on parvient à obtenir dans les races animales en choisissant à dessein pour reproduire l’espèce les individus qui possèdent les caractères les mieux tranchés : sorte de méthode que l’on appelle méthode de sélection. M. Darwin croit que la nature s’est servie d’un procédé analogue pour éliminer dans les espèces primitives les individus incapables de suffire à certaines conditions d’existence, et pour conserver les autres ; c’est ce qu’il appelle la sélection naturelle. En vertu de ce principe, qui n’est pas autre chose, comme on l’a fait remarquer, que la loi de Malthus appliquée à l’ensemble des êtres organisés, ceux-là seuls sont vivans qui ont les avantages nécessaires pour vivre, les autres meurent. Or les individus conservés, ainsi en vertu de certains avantages transmettent ces avantages, en les perfectionnant, à leurs descendans, et toutes ces différences individuelles, se multipliant et se développant avec le temps, deviennent l’origine de diverses variétés de plus en plus divergentes. Les intermédiaires disparaissent peu à peu, les extrêmes subsistent seules, et c’est ce que l’on appelle les espèces. Ainsi l’élimination des faibles, la permanence des forts, telle est la loi la plus générale de la nature organisée. Eh bien ! transportons cette vue de l’ordre physique à l’ordre moral : supposons que, parmi les créatures de ce monde visible, il y en ait qui soient appelées à poursuivre ailleurs une existence commencée ici-bas, et que l’un des rôles qui appartiennent à la terre dans le système universel soit de transmettre la vie, sous une forme immatérielle, à une autre sphère. Ne peut-on pas conjecturer que la nature, ici encore, a créé plus d’élémens qu’il n’était nécessaire, et que, parmi les individus appelés à cette destinée supérieure, un grand nombre seront rejetés comme inutiles, ou plutôt se condamneront eux-mêmes à l’inutilité, que ceux-là seuls enfin s’élèveront à ces nouvelles et meilleures destinées qui auront élevé leur cœur au-dessus de la vie présente et de ses intérêts égoïstes. De là une nouvelle formule de la loi d’immortalité ? L’immortalité n’appartient pas à tous, mais à ceux-là seulement qui l’ont méritée, gagnée, voulue. L’immortalité, nous dit l’auteur, est facultative. Ainsi l’immortalité semble elle-même, comme la vie dans les espèces terrestres, être garantie par le principe de sélection. Seulement, dans les espèces animales, la sélection est fatale, et résulte des lois nécessaires de la nature, tandis que la sélection qui assure l’immortalité : humaine est une sélection libre, qui dépend de notre volonté. Tel est le lien subtil qui unit la théorie naturaliste de M. Darwin à la théorie de l’immortalité facultative. Nous sommes amenés ainsi à la théorie principale de M. Lambert, à sa théorie de la vie future. L’auteur du livre qui nous occupe croit avoir trouvé une nouvelle démonstration de l’immortalité de l’âme, et c’est là déjà une grande ambition. Bien plus, il croit en avoir trouvé une démonstration mathématique, et c’est une ambition bien plus grande encore. Je crains que ce ne soient là deux illusions.

Quel est donc le principe de cette nouvelle démonstration ? Le voici : « Une force une fois créée ne peut être détruite que par une force contraire. » C’est, comme on le voit, un principe de mécanique ; peut-être même pourrait-on en contester la forme, car à la rigueur aucune force n’est jamais détruite en mécanique, mais seulement équilibrée par d’autres forces qui suspendent momentanément son action : correction d’ailleurs plus favorable que contraire au système de l’auteur. Or l’âme, suivant lui, est une force : c’est la force morale ; c’est cette force que l’homme crée en lui-même par le libre arbitre, en préférant le bien au mal, la vertu au vice, l’amour et le dévouement à l’égoïsme. Cette force une fois créée, nous ne voyons rien qui puisse la détruire. Elle doit donc subsister indéfiniment. Eh bien ! si je dépouille cette preuve de sa forme mathématique, je ne puis y voir autre chose que le vieil et banal argument que l’on appelle dans les écoles la preuve métaphysique de l’immortalité de l’âme. À la vérité, l’auteur n’applique cet argument qu’aux âmes vertueuses, ou plutôt, selon lui, ce sont seulement les hommes vertueux qui ont une âme, opinion assez singulière ; mais enfin ces âmes vertueuses subsistent exactement par la même raison que l’on donne d’habitude pour la persistance des âmes en général. L’axiome de M. Charles Lambert n’est autre chose que la traduction mathématique de cet axiome célèbre de Spinoza : « l’être tend à persévérer dans l’être, » qui est le vrai principe de la preuve habituelle des écoles. Quelle différence y a-t-il entre ce principe et celui de M. Charles Lambert ? Je ne puis l’apercevoir.

Serait-ce la forme mathématique qui donnerait à cette preuve le degré de précision qu’elle n’a pas d’ordinaire ? J’en doute fort. En général, tous les philosophes qui ont essayé de prouver mathématiquement des vérités métaphysiques ont échoué. On sait combien Voltaire s’est moqué de la prétention de Maupertuis de prouver Dieu par a plus b, divisé par z. À la vérité, Voltaire n’est pas un philosophe profond ; mais il a bien du bon sens, et en tout il saisit admirablement le défaut de la cuirasse : je ne voudrais pas voir M. Charles Lambert aux prises avec un esprit de cette trempe. J’accorde d’ailleurs qu’il ne faut pas traiter légèrement les choses sérieuses. Eh bien ! est-il sérieux, est-il philosophique de comparer l’âme à ce qu’on appelle en mécanique une force ? M. Charles Lambert, qui est versé dans les sciences, sait très bien que, pour les mathématiciens, le mot de force ne représente autre chose qu’une inconnue, une cause hypothétique, et même un pur signe qui ne sert qu’à grouper les phénomènes, à les représenter, et dont on peut faire abstraction dans le calcul ; mais les mathématiciens se gardent bien de donner à ce mot aucune signification ontologique et métaphysique. Et c’est à une telle inconnue, à une telle abstraction, que vous comparez l’âme humaine, et vous croyez par là lui donner plus de réalité, plus de solidité, plus de chances d’immortalité. C’est aller, selon moi, tout au rebours de la vérité et de la méthode philosophique. Quand je perçois en moi-même, par le sens intime, cette force active, individuelle, pensante, consciente, que j’appelle mon âme, je crois bien qu’elle est quelque chose de réel, de distinct de la matière, et par conséquent qu’elle est susceptible de lui survivre ; mais si je viens à l’assimiler aux forces physiques et mécaniques, à ces forces inconnues et universelles qui animent la nature, qui passent d’un corps à un autre, qui se transforment dans leurs effets, et par exemple m’apparaissent tantôt comme causes de chaleur, tantôt comme causes de mouvement, ces forces enfin que je ne connais que par les phénomènes qu’elles produisent, et que la science réduit chaque jour davantage, bien loin de trouver dans cette comparaison un point d’appui pour le spiritualisme, je tombe dans une telle confusion, dans une telle obscurité, que le mot d’âme perd à mes yeux toute signification précise : il ne signifie plus, comme la chaleur, comme l’électricité, comme l’attraction, que la cause inconnue, indéterminée, de certains phénomènes particuliers. Qui me dit alors que cette cause inconnue ne peut pas se réduire à d’autres causes qui nous sont également inconnues dans leur essence ? et, de même que nous voyons aujourd’hui, par un progrès admirable de la physique, la lumière et la chaleur s’identifier dans leurs causes, pourquoi ne verrions-nous pas aussi la pensée et le mouvement se ramener à un principe identique ? Et si c’est là ce que veut dire l’auteur, s’il admet que la pensée peut avoir une cause mécanique, comment peut-il croire qu’il sauvera, dans une telle hypothèse, l’immortalité de l’âme ?

M. Charles Lambert me paraît donc tomber ici sans réserve dans le piège de la méthode qu’il a choisie, dans la fausse précision. J’aurais compris autrement, à ce qu’il semble, l’intervention des sciences dans le problème de l’immortalité. Eh quoi ! dirai-je à M. Charles Lambert et même aux spiritualistes en général, vous prétendez que l’âme est immortelle, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas mourir ? Mais ne serait-il pas à propos de nous expliquer ce que c’est que mourir ? Pour affirmer que la mort est incompatible avec l’âme, il faut encore que je sache ce que c’est que la mort. La philosophie ne cesse de répéter cet argument scolastique : la mort est une dissolution ; or l’âme est indissoluble. Donc, etc.. Mais il n’est pas vrai que la mort soit une dissolution ; la dissolution est l’effet de la mort, non la mort elle-même. Un corps organisé ne se dissout pas au moment où il meurt. Entre la dernière seconde où il a vécu et celle où il est mort, le corps ne s’est pas subitement décomposé. Souvent la décomposition précède la mort ; souvent, par exemple en cas de mort subite, la dissolution n’a lieu que beaucoup plus tard. On peut même, par des moyens artificiels, retarder ou empêcher la dissolution, sans que pour cela le corps cesse d’être mort. Telle chair morte qu’on a préservée du contact de l’air reste fraîche sans être de la chair vivante ; un corps embaumé n’est pas un corps vivant. Il suit de là que nous n’avons de la mort qu’une idée fort incomplète quand nous disons qu’elle est une décomposition, une dissolution : c’est la caractériser par une de ses conséquences, et encore par une conséquence non nécessaire. Il semble donc que l’une des conditions préliminaires du problème de l’immortalité de l’âme serait une analyse des phénomènes de la mort, analyse peu riante à la vérité, mais indispensable, et je m’étonne que M. Lambert n’ait pas été conduit par sa méthode même à nous donner ici une philosophie de la mort. Tout ce que nous savons de la mort par l’expérience paraît se réduire à ceci : qu’elle est une cessation de fonctions, une cessation d’activité ; mais une cessation de fonctions est-elle incompatible avec l’idée d’un principe spirituel ? C’est ce qu’on ne peut guère affirmer comme évident par soi-même. On voit dans quel ordre de recherches il faudrait s’engager et quelle méthode il faudrait suivre pour traiter ce problème d’une manière vraiment scientifique. Au lieu de considérer l’être métaphysique de l’âme, il faut en considérer les fonctions pour décider si elles sont susceptibles de persister après la séparation des deux substances. Nous n’avons pas à nous demander si l’âme, comme substance, sera ou ne sera pas anéantie, car nulle part l’expérience ne nous donne aucun exemple d’anéantissement, mais si les fonctions de l’âme sont susceptibles de cesser et de disparaître comme celles de la vie organique.

Au reste, M. Charles Lambert, sans avoir précisément suivi la méthode que j’indique, arrive à peu près aux mêmes résultats, c’est-à-dire qu’il néglige de considérer l’être métaphysique de l’âme pour en observer les fonctions : il recherche quelles sont celles qui se trouvent liées à la conservation du corps et doivent périr avec lui, et celles qui, étant libres du corps, peuvent lui survivre sans contradiction. Selon lui, il y a dans l’homme deux forces rivales et contraires : la force animale, qui lui est commune Avec les autres animaux, et la force morale, qui lui est propre. La force animale l’attache à son corps, elle est le principe de sa conservation, elle le lie à lui-même, le concentre en lui-même : c’est l’égoïsme. La force morale au contraire l’arrache à lui-même, c’est-à-dire à son corps ; par la force morale, c’est-à-dire par le cœur, il devient capable de sacrifice, de dévouement, d’oubli de soi. On peut représenter ces deux principes par ces deux mots empruntés à la langue théologique : la chair et l’esprit. Et l’opposition qui est entre elles deux est parfaitement représentée par ces paroles de l’apôtre saint Paul : « la loi qui est dans mes membres combat la loi qui est dans mon esprit. » Suivant M. Charles Lambert, qui en cela n’est que conforme à la tradition spiritualiste, le libre arbitre consiste à choisir entre la force animale et la force morale, à faire prédominer l’une ou l’autre. Or que fait l’homme qui sacrifie la force animale à la force morale, l’égoïsme et l’intérêt de conservation au dévouement ? Que fait-il ? Il est évident qu’il dégage son âme de l’empire de la matière, qu’il la rend, sinon tout à fait indépendante du corps, au moins beaucoup plus indépendante du corps que ne l’est la force animale. En un mot, suivant l’expression énergique de M. Charles Lambert, l’être qui choisit ainsi la vie de sacrifice et d’amour de préférence à la vie égoïste, celui-là crée en lui-même une individualité immatérielle, et c’est cela seul qui mérite le nom d’âme, car on ne doit pas appeler de ce nom sublime une force qui s’asservit aux organes comme la force animale. Eh bien ! une fois cette force morale produite et développée en l’homme par le libre arbitre, elle tend à se conserver en vertu de cette loi mécanique que « l’effet d’une force se perpétue tant qu’il n’est pas détruit par une force contraire. »

J’approuve ici complètement la méthode employée par l’auteur : que peut-il subsister de l’homme après la mort ? Voilà la vraie question, et pour la résoudre il faut chercher ce qui dans l’homme est dépendant ou indépendant des organes. Si l’analyse de l’âme humaine ne nous révélait absolument rien qui fût indépendant des organes, il faudrait conclure que toutes les fonctions de l’âme, à moins de miracle, cessent avec les fonctions du corps. Si au contraire nous trouvons dans l’âme des parties qui, liées accidentellement avec les fonctions organiques, peuvent cependant en être conçues séparées, l’immortalité est possible. Or il me semble que c’est bien là la méthode suivie par M. Lambert, et elle me paraît la vraie. Seulement il reste à savoir s’il n’y a d’immortel en nous que ce que nous y créons par la volonté, ou si l’âme ne serait pas immortelle par son essence.

Si l’on admet que le vrai titre à l’immortalité c’est d’avoir dès à présent conquis l’indépendance à l’égard du corps et de la matière, si l’on admet que la personne humaine, pour subsister, doit déjà s’être affranchie et émancipée dès cette vie, ce qui a lieu par la sagesse et par la vertu, ne faut-il pas conclure que ceux qui n’ont pas atteint à une telle indépendance, à une telle émancipation, n’ont aucun titre pour se survivre à eux-mêmes, en un mot que l’immortalité n’est que le privilège de quelques-uns, mais un privilège qui, étant l’œuvre du choix et de la volonté, n’a rien de contraire à la justice ? L’immortalité en effet, selon M. Charles Lambert, n’appartient pas à tous, mais à ceux-là seulement qui l’ont gagnée et voulue ; les autres deviennent ce qu’ils peuvent, et rentrent dans le sein universel de la nature. Renfermés dans la vie égoïste et animale, concentrant sur leur propre corps tous leurs amours et tous leurs désirs, ils se condamnent à finir tout entiers. N’ayant pas aimé l’éternel et l’infini, ils ne sont pas appelés à jouir de ces biens supérieurs. Tous les hommes ne sont donc pas immortels, mais tous peuvent l’être, s’ils le veulent. L’immortalité, nous l’avons dit déjà, est facultative.

Cette doctrine n’est pas absolument sans exemple en philosophie : on la trouvera, sous des formes différentes, dans Spinoza, dans Maimonide, peut-être même dans Aristote ; cependant elle n’a pas été assez développée pour qu’il ne soit pas permis de la considérer comme nouvelle, et d’ailleurs l’auteur y est arrivé évidemment par ses propres réflexions. Enfin elle mérite par elle-même une sérieuse attention. En effet, — à considérer certains hommes trop nombreux, uniquement occupés de leur bien-être, de leurs intérêts, ne pensant qu’à jouir des choses qui les environnent, parfaitement égoïstes, mais non pas méchans, ne faisant de bien à personne, mais ne faisant pas de mal non plus, incapables d’une pensée haute, d’un sentiment généreux, mais incapables de nuire, parce que cela exige encore une certaine énergie, — on se demande à quel titre ces créatures inférieures mériteraient l’immortalité. Je ne dirai pas avec un spirituel écrivain : « De quel droit un Papou serait-il immortel ? » car enfin même parmi les Papous une âme fidèle et généreuse, dévouée pour les autres, dure pour soi-même et sacrifiant à l’honneur ou, si vous voulez, aux préjugés de ces peuples enfans les appétits et les instincts de la nature, une telle âme a le droit d’être immortelle ; mais en voyant tant d’êtres civilisés ne vivant que pour le gain, ne rêvant le matin et le soir qu’aux moyens de gagner encore, ne songeant jamais qu’à eux-mêmes dans les limites de ce qui est permis par la loi, je dirai : De quel droit de tels hommes sont-ils immortels ? Qu’ont-ils fait pour une si haute destinée ? Qu’importe le ciel à ceux qui ne lui ont donné ni un soupir de leur âme, ni une heure de leur temps ? Quant à l’enfer, ils ne le méritent pas davantage, car il semble ne devoir être réservé qu’à ceux qui ont eu la volonté de faire le mal, et non à ceux qui n’ont pas eu la force de faire du bien.

Tels sont les doutes que fait naître le livre de M. Charles Lambert, et il faudrait avoir l’esprit bien peu philosophique pour ne pas reconnaître qu’ils sont sérieux. Cependant, en y réfléchissant un peu davantage, il semble que peut-être faudrait-il y regarder à deux fois avant de damner ainsi l’immense majorité de ses semblables. Il est vrai que cette damnation, c’est le néant ; mais il ne manquerait pas d’âmes qui aimeraient mieux l’enfer que l’anéantissement. Eh bien ! peut-être est-ce une vue superficielle de juger comme manquant de toute valeur morale une multitude de créatures humaines qui, obéissant aux lois de la nature, semblent être exclusivement préoccupées de leurs intérêts terrestres. Peut-être obéissons-nous à une sorte d’orgueil qui nous incline à croire que ceux auxquels il manque telle auréole de poésie sont nécessairement des êtres vulgaires à qui le céleste est fermé. Qui vous dit que dans ces âmes que nous croyons ne boue il n’y ait pas eu, dans une circonstance ignorée de nous, crise morale, effort, sacrifice, appel à une noble espérance ? et interprétant la doctrine de M. Charles Lambert dans toute la largeur possible, pourquoi n’admettrions-nous pas qu’un cri d’angoisse arraché dans un moment solennel à une âme ordinairement livrée aux habitudes routinières d’une vie machinale, un acte de vertu isolé, un dévouement solitaire que nul n’a connu, une probité inflexible sous l’apparence de l’âpreté, enfin tel vestige de vertu cachée est suffisant pour déterminer l’éclosion d’un germe de personnalité qui se développera en de meilleures conditions ?

D’un autre côté, et c’est là une objection à laquelle M. Charles Lambert ne me paraît pas avoir suffisamment pensé, faut-il mettre exactement sur la même ligne ceux qui ne font pas le bien et ceux qui font le mal, ceux qui, ne pensant qu’à eux-mêmes, ne nuisent à personne, et ceux qui font le malheur de leurs semblables ? Une destinée commune pour deux classes d’êtres aussi différens est-elle d’une parfaite équité ? Je comprendrais qu’on réservât le néant pour les criminels, et que l’on imposât aux indifférent à ceux du milieu, ni bons ni mauvais, une sorte de nouvelle épreuve, ou, si l’on veut, un purgatoire qui permettrait à ce qu’il y a de bon en eux de se développer et de s’épanouir : je comprendrais une sorte de destinée moyenne entre l’éternité et le néant pour ces âmes moyennes ; mais embrasser dans une destinée commune, dans une même condamnation l’impuissance du bien et la volonté positive du mal, cela ne me paraît conforme ni à la justice ni à la raison.

Voilà bien des mystères, et il est difficile de répondre à ceux qui nous disent que la science ferait mieux de ne pas s’en occuper. Un philosophe judicieux écrivait récemment : « Le monde futur est un monde scellé dont les secrets sont interdits à notre esprit comme à nos yeux ; nous ne saurions les surprendre sans mourir. Jusque-là nous ne pouvons que répéter le monologue d’Hamlet, et y répondre suivant les inspirations de notre cœur, en suivant les enseignemens de notre foi ; la destinée de l’âme après la mort est un objet de croyance, non de science[1]. » Que répondre à ces paroles ? Rien de démonstratif. Et cependant jamais l’esprit ne s’abstiendra de ces beaux, de ces cruels problèmes. Jamais, devant le corps inanimé d’une épouse ou d’un fils, le cœur ne restera muet : il sollicitera l’esprit, le tourmentera jusqu’à ce qu’il ait obtenu quelque réponse. Cette réponse ne satisfera pas tout le monde, elle satisfera à peine celui qui se la fera à lui-même ; mais c’est déjà une œuvre de vertu et de joie pour une âme que de s’attacher à de si grands problèmes : c’est mériter l’immortalité que de la chercher. Qu’une raison froide et desséchante ne vienne donc pas interdire à l’esprit humain, accablé par les misères d’ici-bas, la recherche et, si vous voulez, le rêve d’une vie meilleure.

Le livre de M. Charles Lambert, qui commence par une exposition élégante, noble et précise des plus beaux résultats de la science moderne, se termine par un épisode émouvant, raconté avec une parfaite simplicité, et qui arrache les larmes. L’auteur nous raconte que celui de ses amis qui lui a exposé le système dont il n’est que l’interprète y a été conduit par un de ces événemens qui renversent une existence, et qui dans les temps de grande foi précipitaient les âmes au pied des autels et au fond des cloîtres. Attaché par le plus tendre amour à une femme pleine de sens et de vertu, vivant avec elle et deux enfans, loin des intérêts grossiers et agités des grandes villes, dans les douces et nobles occupations de la campagne, il vit cette femme, frêle créature, s’affaiblir doucement et lentement à côté de lui sans qu’il soupçonnât la gravité du mal et l’imminence du péril. Un jour tout lui fut révélé ; il devina qu’il lui fallait perdre l’amie de sa jeunesse, la providence de ses jeunes enfans, l’espoir d’une douce vieillesse partagée par une fidèle amitié. Elle mourut. Le désespoir le rendit presque fou, et pendant quelque temps la vie lui fut comme impossible. Enfin du sein même de cet amour désolé sortirent l’espoir et le courage. L’âme affaissée se releva, se demandant si cette séparation déchirante était une séparation définitive, si cet objet qu’elle avait tant aimé n’était qu’un rêve, qu’une ombre, qu’une fleur aussitôt séchée qu’éclose. Obéissant à l’esprit de notre siècle, cet ami dont M. Charles Lambert nous raconte l’histoire eut le courage de demander la solution de ce doute à sa raison, à sa raison seule (faible lumière, mais que fera celui qui n’en a pas d’autre ?) Ne ménageant ni le temps ni l’effort, il étudia toutes les sciences, même les plus éloignées en apparence de son objet, pour se satisfaire sur ce grand problème et pour apaiser les révoltes d’un cœur désespéré, et c’est ainsi qu’il arriva à cette conviction qu’une âme généreuse ne peut pas périr, et que celui qui a perdu un ami vertueux n’a d’autre moyen de le revoir que d’être vertueux à son tour. Telle est la doctrine que nous avons exposée. Faibles garanties de certitude pour une doctrine, diront les esprits critiques, que les pressantes sollicitations du regret, du désir, de l’espoir et de l’amour ! — Heureux supplémens, dirons-nous, d’une raison vacillante, d’une pensée impuissante, qui serait sans cesse découragée par les obscurités mêmes du problème, si les douleurs et les crises inévitables de l’existence humaine ne lui faisaient une nécessité et comme un devoir de le sonder !


PAUL JANET.

  1. M. Ferraz, Psychologie de saint Augustin.