Aller au contenu

Un nouveau et puissant romancier — Marcel Proust

La bibliothèque libre.


Un nouveau et puissant romancier
Marcel Proust
L’Action française, 12 décembre 1919


Un nouveau et puissant romancier


Séparateur


MARCEL PROUST

Par l’attribution du prix Goncourt, le grand public va connaître le nom de Marcel Proust, auteur de plusieurs livres, intéressants ou remarquables, qui n’avaient eu pour eux, jusqu’ici, qu’une élite de lecteurs attentifs. Certes, un peuple vit de bonne soupe ; mais il vit aussi de beau langage, et l’apparition d’un romancier étincelant au firmament littéraire intéresse la prospérité nationale. C’est à ce titre que je considère le vote de mes collègues et amis comme très important. Depuis la fondation de l’Académie, en 1903, nous n’avons pas, à mon avis, couronné un ouvrage aussi vigoureux, aussi neuf, aussi plein de richesses – dont quelques-unes entièrement originales – que cet À l’ombre des jeunes filles en fleurs[1].

Ce volume, je vous en préviens, est d’aspect assez rébarbatif : 440 pages, imprimées dru. Les alinéas y sont rares. L’auteur n’est ni pressé, ni cursif. À mesure qu’il raconte les autres, en ayant l’air de se raconter – par un subterfuge psychologique très ingénieux – il examine et retourne les problèmes les plus délicats de la vie intérieure, les défauts, les travers, les vices, les affectations, les mensonges, les masques et les grimaces. Il feuillette son prochain, comme l’érudit feuillette un livre, en tombant juste aux bons endroits. C’est un jeu de flânerie et de sagacité, où s’ouvrent tout à coup, sur vous, sur nous, sur eux, des perspectives étonnantes, et telles qu’on en découvre dans nos meilleurs moralistes et annalistes du cœur humain : un Saint-Évremond, un La Bruyère, un La Rochefoucauld. Je ne ferai aucune citation ; il faudrait tout citer, et je veux vous laisser le plaisir savoureux de la découverte. Qu’il me suffise de vous dire qu’au milieu d’occupations plutôt variées, j’ai déjà trouvé le moyen de lire deux fois ces 440 pages. On regrette, en fermant le livre, qu’il n’y en ait pas 880. C’est un jaillissement perpétuel de trouvailles, sous la grande et salubre maîtrise du bon sens.

« À la recherche du temps perdu »… dit Marcel Proust. Ce n’est pas qu’une figure spirituelle. « À la recherche de l’équilibre » serait plus exact, de cet équilibre entre le rire et les larmes, l’ironie et l’enthousiasme, la sensibilité et l’indifférence heureuse, le rêve et l’action, vers lequel tendent tous les bipèdes doués de raison. Un de nos collaborateurs prononçait hier, à propos de Marcel Proust, le nom de Meredith. C’est fort exact. On pourrait prononcer aussi celui de Sterne dans Tristram Shandy et de Jean-Paul Richter dans Titan. Car l’esprit littéraire le plus spontané – et celui-ci l’est extrêmement – n’apparaît point ici-bas comme un bolide. Il est le résultat d’une lente germination à travers les formes mentales, les œuvres du passé, et ces lectures, qui suscitent en nous des personnages imprévus. Marcel Proust – cela se sent même si on ne le connaît pas – est un homme des plus et des mieux cultivés. Mais il y a en lui un don naturel, qui rapporte à la vie toutes ses connaissances, qui les ré-anime, les ré-incarne.

Chose rare depuis de longues années, et bien avant la tragédie sanglante, il possède la faculté comique. Il dépasse le point d’observation aigre et douloureuse, où cette faculté tourne à l’amertume, comme chez Vallès et ses successeurs. Cela tient à son manque total de vanité, et même de personnalisme. L’outrecuidance, l’indifférence, la sauvagerie, la sottise d’autrui ne le blessent pas, ne le rencontrent même pas sur leurs rails. Elles l’amusent, et il les décrit à la façon du bon botaniste qui tombe sur des graines rares, et les met dans la terre et l’eau, pour voir comment elles germeront.

Il raconte en vingt pages la conversation d’un vieux, solennel et prétentieux diplomate, qui est venu dîner chez ses parents, avec une verve étourdissante et dont on demeure ébloui. Imaginez une fresque qui serait composée de miniatures, de sorte que de loin vous admirez l’ensemble et que, de près, vous vous enchantez du détail. Les minutieuses descriptions que fait Proust d’un intérieur, d’un ajustement ou d’un visage, correspondant, par la suite, à des traits moraux et à des caractéristiques intellectuelles d’une logique surprenante. Sa tapisserie a d’abord l’air vue à l’envers, avec ses fils qui pendent et sa grisaille. Il la retourne brusquement, et l’on voit alors toutes ses lignes, ses perspectives, son rouge ardent, son jaune cru, son violet profond. Cela est d’un maître.

Aussi, ce serait une erreur de croire que le romancier des Jeunes Filles en fleurs est simplement un promeneur des méandres de la pensée, de la sensualité et du sentiment. C’est encore, c’est surtout un visionnaire de l’au delà de ces méandres, de la source mystérieuse et haute d’où découlent ces couleurs, ces sons, ces atmosphères si délicatement rendus, ces mots si justes et si pénétrants. Derrière toute l’activité laborieuse d’un bel écrivain, tel que celui-ci, il y a un génie, un « daimôn », qui veille et qui rêve, qui s’est construit un monde à sa guise et qui cherche à relier ce monde au monde extérieur, cette conjecture à ses propres images, à s’incorporer ces lointains prestiges et ces pressentiments. Ce daimôn enrichit la vie de l’écrivain et la vie de ceux qui le lisent. Il rattache la littérature et la poésie à l’hallucination et à la science. Il ouvre le champ à toutes les découvertes, dans tous les domaines.

Il est le magicien et le transformateur des ressources infinies qui sont en nous, que nous ne discernerions pas sans lui. Souvent il passe inconnu de la génération qui aurait bénéficié de ses richesses ; et alors c’est pour plus tard, pour cinquante ou cent ans plus tard ! Parfois, il est révélé, et commence aussitôt d’agir sur les contemporains.

Je crois bien que c’est le cas pour l’esprit impalpable, mais défini et puissant, qui anime l’œuvre en fusion de Marcel Proust. Laissez faire cette coulée d’or bruni et de flammes courtes, et vous verrez les palais qu’elle édifiera.

Léon DAUDET.
député de Paris.
  1. Éditions de la Nouvelle Revue française, 35, et 37, rue Madame : un volume, 5 francs.