Un nouveau livre sur M. de Bismarck, le journal du docteur Busch

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Un nouveau livre sur M. de Bismarck, le journal du docteur Busch
Revue des Deux Mondes3e période, tome 30 (p. 690-701).
UN
NOUVEAU LIVRE
SUR M. DE BISMARCK

Le livre en deux volumes que M. le docteur Moritz Busch vient de consacrer à la gloire de M. de Bismarck a fait quelque bruit en Allemagne, en France et ailleurs[1]. Si c’est bien là le genre de succès que recherchait l’auteur, il doit être content. M. de Bismarck l’est-il autant que lui ? C’est une question difficile à résoudre. Selon les uns, il a été vivement froissé et même irrité des indiscrétions commises par son historiographe. D’autres prétendent qu’il a feint l’irritation, mais que dans le secret de son cœur il a été charmé, et qu’il a dû s’écrier, comme Méphistophélès : « Le scandale ne m’a jamais déplu, et si le diable ne peut faire lui-même certains ouvrages, il peut toujours les commander. » Qui se chargera : d’approfondir les mystères de l’âme du chancelier de l’empire germanique ? Cependant nous sommes porté à croire qu’il n’a éprouvé en cette circonstance qu’une joie mêlée, mitigée, indécise, et nous ne serions pas étonné s’il avait reproché au docteur Busch de n’avoir point eu, en composant son pot-pourri, tout le discernement, tout le tact qu’on est en droit d’exiger du secrétaire d’un grand homme. Tel biographe grandit son héros, tel autre le diminue. Nous craignons que, sans le vouloir et sans le savoir, M. Busch ne se soit appliqué consciencieusement à diminuer M. de Bismarck.

Le plus grand politique qu’ait enfanté la Prusse depuis Frédéric II n’a pas encore trouvé un biographe vraiment digne de lui. Toutefois il ne faut pas trop rabaisser le mérite de George Hesekiel. A la vérité il n’était pas assez maître de son enthousiasme, et la naïveté de ses effusions lyriques a plus d’une fois déridé ses lecteurs. Pouvaient-ils s’empêcher de sourire lorsque, racontant son pèlerinage au château de Schönhausen, il s’écriait tout à coup : « Ici Mme l’inspectrice Bellin nous offrit des fraises, et ce fut pour nous une impression presque historique, ein fast historischer Eindruck, de manger des fraises cueillies dans le jardin de Bismarck ! » Mais Hesekiel avait amplement racheté les petites faiblesses qu’on pouvait lui reprocher en publiant le premier une collection de lettres précieuses, pleines d’esprit, d’humour et souvent de grâce, qui assignaient à celui qui les avait écrites un rang d’honneur parmi les épistoliers célèbres de tous les temps et de tous les pays. Chaque homme a son tempérament ; le docteur Busch est beaucoup moins lyrique que George Hesekiel. Sans doute il a témoigné quelque part avec une certaine vivacité sa gratitude pour les dispensations providentielles qui lui ont permis d’approcher d’un grand homme et de vivre pendant plusieurs mois de suite dans son intimité. Il a exprimé avec chaleur la satisfaction qu’il ressentit lorsqu’un soir M. de Bismarck lui fit l’honneur de lui demander un cigare, et son chagrin d’être prévenu par le conseiller de cour Taglioni, chiffreur du roi : « Le mien, eût été meilleur ! » s’écrie-t-il avec amertume. Un autre soir, à Clermont, il ne put maîtriser son indignation en voyant le méchant lit où le chef, comme il l’appelle, avait dû coucher : « L’homme qui depuis plusieurs années faisait aller le monde, nous dit-il, avait à peine un endroit où reposer sa tête, tandis que de stupides courtisans se reposaient sous un beau ciel de lit de la fatigue qu’ils avaient éprouvée à ne rien faire. » Il est fort touché aussi de l’intérêt que le chef prenait à sa santé, plus touché encore d’être appelé par lui avec une tendre familiarité le petit Busch, Büschlein. Cependant M. Busch est de son naturel plus curieux qu’enthousiaste ; son plus grand plaisir est d’écouter et de répéter. Il appartient à la catégorie des anecdotiers, des historiens bavards et un peu commères, et on pourrait aussi le classer parmi ces gens que Vauban n’aimait pas et « qui regardent tout par le trou d’une serrure. » Plutarque aimait les détails, mais il savait les choisir ; Plutarque était friand des petites choses, mais il les faisait servir à rehausser les grandes. Le docteur Busch, qui n’est pas un Plutarque, aime les détails sans les choisir, et il lui arrive souvent de confondre les petites choses avec les grandes. Si profond que soit son mépris pour la France et les Français, il aurait dû apprendre de Boileau que le secret de l’art d’écrire est de ne pas tout dire. M. Busch dit tout ; tant pis pour son héros ! qu’il s’en tire comme il pourra.

Le docteur Busch est un Saxon qui parle dédaigneusement de Dresde, cette charmante ville où il est né. Si on l’avait consulté, il eût prié le ciel de le faire naître à Berlin ; il paraît éprouver une secrète humiliation de n’être qu’un Prussien de deuxième classe. Il médit de ses compatriotes, il nous apprend qu’il y a entre lui et tous les autres Saxons cette différence que non-seulement il aime le vin de Champagne, mais « qu’il est sincère et qu’il sait quelquefois n’être pas poli. » Pour consoler le docteur Busch d’être né à Dresde, M. de Bismarck le fit entrer aux affaires étrangères, l’attacha aux bureaux de la Wilhelmsstrasse ; pour comble de bonheur, dès le lendemain de la bataille de Wörth, il l’invita à venir le rejoindre en France, au grand quartier général, et il le chargea d’une partie du service de la presse. Ce fut ainsi que M. Busch fit toute la campagne de 1870 et 1871 comme « soldat de la plume. » Il eut à rédiger beaucoup de télégrammes, beaucoup de dépêches, d’innombrables articles de journaux, et pourtant il sut se procurer assez de loisir pour rédiger aussi son journal particulier, qu’il vient de publier en deux volumes, et dans lequel il consignait ses observations, ses réflexions, les faits et gestes de son chef et surtout ses propos de table. Il ne s’en cachait pas ; un soir, le conseiller Abeken lui fit le compliment que ce journal serait tôt ou tard un précieux document historique, sur quoi M. de Bismarck s’écria en souriant : « Eh ! oui, on dira un jour : conferas Buschii cap. III, p. 20. »

Toutefois, quelque estime que M. de Bismarck pût avoir pour le talent et le caractère de M. Busch, il n’admirait pas sans réserve son style, sa manière de tourner les choses. « Pourquoi donc êtes-vous si massif dans tout ce que vous écrivez ? » lui demanda-t-il à propos d’une diatribe de sa façon contre les ultramontains, qui lui paraissait un peu lourde. Le docteur se permit de lui répondre qu’il pouvait aussi travailler dans le genre aimable, et « qu’il croyait s’entendre en fine malice, er könne auch artig sein und glaubtesich auf die feine Malice zu verstehen. — Eh bien ! soyez fin, mais sans malice, reprit M. de Bismarck, écrivez en diplomate ; même dans les déclarations de guerre, on se croit tenu d’être poli. » Le surlendemain il revint à la charge : « Vous n’êtes pas encore assez poli, lui dit-il. Vous m’avez certifié que vous étiez maître en fine malice ; mais il y a dans votre nouvel article plus de malice que de finesse. » Quand on a de l’application et le désir de bien faire, on progresse rapidement, et le docteur Busch était à bonne école pour apprendre à assouplir sa plume. Il nous donne dans son livre plusieurs échantillons de son savoir-faire en matière de plaisanterie délicate et raffinée. Ayant observé, par exemple, que pendant le siège de Paris, les dames de Versailles d’une certaine classe ne se montraient dans les rues que vêtues de deuil, il nous fait part de cette remarque et il ajoute : « C’était sans doute à cause de la patrie et aussi parce que le noir leur allait bien. » Il nous révèle encore qu’en voyant M. Thiers pour la première fois, il lui trouva l’air d’un marchand ou d’un professeur. Pourquoi M. Thiers ne s’était-il pas avisé de se coiffer d’un casque ? Il eût peut-être obtenu grâce devant la fine malice du docteur Busch.

Si M. Busch est né malin, il ne faut pas croire qu’il soit méchant. Le 8 septembre 1870, comme on causait à Reims du sinistre drame de Bazeilles, M. le conseiller Abeken exprima le désir que dorénavant la guerre fût conduite avec plus d’humanité. Le général américain Sheridan, qui était présent, profita de cette occasion pour déclarer que « la vraie stratégie consiste d’abord à porter de rudes coups aux armées ennemies, et ensuite à infliger aux habitans du pays assez de souffrances pour les obliger à soupirer après la paix et à presser leur gouvernement de la conclure. « Il ne doit leur rester, dit-il par forme de conclusion, que les yeux pour pleurer. » — « Sentence un peu dure, ce me semble, remarque à ce propos M. Busch, quoique digne peut-être d’être prise en considération, ein wenig herzlos, aber vielleicht beachtenswerth. » Quand on est curieux, on n’est pas méchant, car on a le goût des distractions, et la haine ne se distrait jamais. Le docteur ne hait pas les Français, il se contente de les mépriser. Pendant la campagne, il oubliait quelquefois les horreurs de la guerre pour étudier en touriste les villes qu’il traversait, pour visiter les châteaux et les églises. Quoiqu’il ait couru le monde, quoiqu’il ait voyagé en Amérique et en Orient, il n’avait pas encore mis les pieds en France, et il faisait dans cette terre inconnue une foule de découvertes qui lui causaient de candides étonne-mens ; les gens qui s’étonnent ne sont pas pervers. Il fut très surpris de découvrir que les Français ont le respect des morts et qu’ils ôtent leur chapeau en voyant passer un enterrement. — Eine schöne Sitte ! s’écrie-t-il. C’est à vrai dire le seul mérite qu’il reconnaisse à cette race inférieure.

Le docteur Busch n’est pas absolument étranger aux plaisirs que goûtent les cœurs sensibles ; il a de fugitifs accès de poésie, il s’interrompt parfois au milieu d’un récit pour nous décrire un paysage qui lui a plu, ou pour célébrer le charme d’un beau clair de lune. A Versailles, il lui arriva de se moquer de M. Abeken qui parcourait les allées du jardin de Mme Jessé en récitant des vers grecs et allemands, et qui de temps à autre se baissait pour ramasser sous les feuilles sèches des violettes, qu’il se proposait d’envoyer à Mme Abeken. « Cependant j’avais tort de sourire, nous dit-il, car je dois confesser que gagné par la contagion, je cueillis, moi aussi, des violettes pour les envoyer à ma doctoresse. » Mais la poésie et les violettes ne sont dans le journal du docteur Busch qu’un hors-d’œuvre presque insignifiant. Il a le goût du solide, il aime les plaisirs substantiels, et il s’applique à nous démontrer que la guerre est une chose moins terrible qu’on ne le croit et qu’on peut la faire confortablement. En 1870, « le soldat de la plume » n’a guère souffert des privations. Il nous raconte en détail toutes ses bonnes fortunes culinaires ; il n’a pas l’ingratitude de l’estomac. Soit qu’il nous parle de certain punch au Champagne, au thé et au sherry, inventé par M. de Moltke, ou d’un gigantesque pâté de truites envoyé au quartier général par un traiteur de Berlin, il s’anime, il s’échauffe, sa plume éprouve un secret frémissement, et l’émotion contenue de l’historien se communique au lecteur. M. Busch cite avec respect le proverbe : « Dis-moi ce que tu manges, et je te dirai qui tu es. » Aussi s’est-il attaché à nous faire savoir exactement tout ce que M. de Bismarck a mangé et tout ce qu’il a bu depuis le mois d’août 1870 jusqu’au mois de mars 1871. — « Notez ici, disait Rabelais, que le dîner de Gargantua était sobre et frugal, car tant seulement mangeait pour refréner les abois de l’estomac ; mais le souper était copieux et large. » Le docteur nous décrit avec complaisance les soupers larges et copieux du chancelier, et il nous le montre, « s’ébaudissant aucunes fois jusqu’à l’heure de dormir. » — « Dans notre famille nous sommes tous de grands mangeurs, lui disait un soir M. de Bismarck. S’il y avait dans mon pays beaucoup d’hommes d’une capacité pareille à la mienne, l’état ne pourrait plus subsister, et je me verrais contraint d’émigrer. » Grâce aux révélations du docteur Busch, la postérité connaîtra de quoi M. de Bismarck était capable en ce genre. Elle connaîtra aussi ses principes, ses aphorismes gastronomiques, ses théories sur les huîtres, sur les champignons, sur le caviar et sur les fromages. Elle saura qu’il faisait peu de cas du filet de bœuf, qu’en revanche il avait beaucoup d’estime pour le mouton, et qu’il trouvait aux lièvres poméraniens une saveur sauvagine qui manque absolument aux lièvres français. Elle saura que parmi les poissons de rivière, il donnait la préférence aux marènes, qu’il ne faut point confondre avec les murènes, que les petites truites lui étaient plus chères que les grandes, qu’il aimait beaucoup la morue, sans pour cela mépriser le hareng commun, quand il est frais. Elle saura également que, lorsqu’il lui arrivait de trop manger, « il se plaignait de passer à l’état de boa constrictor. » Voilà des détails que Plutarque eût omis, peut-être aussi les eût-il arrangés. Plutarque saurait gré au docteur Busch de nous renseigner sur les superstitions de M. de Bismarck, de nous révéler qu’il les a toutes, qu’il croit à l’influence néfaste du vendredi et du nombre treize, qu’il estime que la lune fait pousser les plantes et les cheveux. Mais si César avait eu comme le chancelier de l’empire allemand la passion des œufs durs, Plutarque aurait-il jugé nécessaire de nous apprendre que dans sa jeunesse César en pouvait avaler jusqu’à onze de suite, et que dans son âge mûr il s’affligeait de n’en pouvoir plus supporter que trois ? La précision est une qualité recommandable et vraiment germanique ; encore n’en faut-il pas abuser.

Quand après boire on ne dissertait pas sur la cuisine, sur le cognac et sur les sauces, on parlait du prochain, et le prochain passait mal son temps. Personne n’était épargné, les épigrammes pleuvaient dru comme mouches ; le docteur Busch écoutait, colligeait, compilait et annotait. Il a recueilli pieusement toutes les médisances du chef, et ce n’est pas la partie de son livre qui a produit le moins d’émoi à Berlin. Que M. de Bismarck se soit amusé un soir à représenter Alexandre de Humboldt comme un ridicule fantoche, cela ne tire pas à conséquence. Par une nécessité d’état, il avait assisté jadis aux savantes lectures que faisait l’auteur du Cosmos à la cour de Prusse. La reine brodait, le roi feuilletait des livres d’images, les princes et les princesses chuchotaient, M. de Gerlach dormait, si bien que le roi dut lui dire une fois : Gerlach, ne ronflez pas. M. de Bismarck seul écoutait ou faisait semblant d’écouter, attendant avec impatience l’heure de souper et de boire du vin blanc, et disant in petto au lecteur : Tu me le paieras ! M. de Humboldt le lui a payé. Quant au comte de Goltz et au comte Arnim, qui s’étonnerait de ses duretés à leur égard ? Il nous les dépeint l’un comme une girouette, l’autre comme un homme d’intrigues, amoureux de toutes les reines et de toutes les impératrices. Il les a toujours soupçonnés d’avoir voulu le supplanter. A la vérité M. de Goltz est mort, et M. d’Arnim en est réduit à écrire des brochures. « Bien rosser et garder rancune est aussi par trop féminin, » disait Figaro. Ce qui nous étonne, ce qui nous paraît inexplicable, c’est que M. de Bismarck ait permis au docteur Busch d’exercer « sa fine malice, » sur la respectable mémoire du conseiller Abeken, de cet utile serviteur, si dévoué, si distingué, si modeste, qu’on avait surnommé le bras gauche du chancelier et qui n’avait pas d’autre défaut que de respecter beaucoup les gens titrés et d’être un peu long dans ses explications. On nous racontait autrefois à Berlin que M. de Bismarck avait dit de lui : « Abeken est une éponge imbibée d’encre. Je n’ai qu’à le toucher du bout du doigt, il m’inonde. » Était-ce une raison suffisante pour autoriser M. Busch à se venger par d’impertinens persiflages de l’affront que lui avait fait un soir le digne conseiller en lui prenant son lit ? Depuis on s’était réconcilié ; on avait cherché ensemble des violettes sous les feuilles sèches de Mme Jessé. Les docteurs allemands sont une terrible race, ils ne pardonnent rien. C’est aussi une race bien indiscrète. Est-ce de l’aveu de M. de Bismarck que M. Busch a divulgué toutes les confidences intimes qu’il avait eu l’honneur de recueillir ? Le chancelier a-t-il tenu à faire savoir à tout l’univers que la conduite du roi Guillaume à Ems l’avait médiocrement édifié, et qu’à Versailles il jugeait puérils les conseils que tenait son souverain avec lui-même pendant plusieurs nuits de suite pour décider s’il prendrait le titre d’empereur d’Allemagne ou d’empereur allemand ou d’empereur des Allemands ?

Non, les épigrammes de M. de Bismarck ne respectent rien ni personne, car sa verve meurtrière s’est attaquée aux militaires eux-mêmes et aux plus grosses épaulettes. L’Europe s’était imaginé qu’en 1870 les généraux prussiens avaient eu presque du génie ; on vantait la profondeur de leurs combinaisons, la justesse mathématique de leurs calculs, la supériorité de leur science qui avait tout prévu et tout ordonné. C’est une superstition dont M. Busch fait justice. Il nous apprend que non-seulement M. de Bismarck traitait certains généraux d’entêtés et de vaniteux, mais qu’il ne cessait pas de critiquer les opérations, de signaler les fautes commises, d’insinuer que tout irait mieux si on daignait le consulter. Combien de fois n’a-t-il pas dû envier le bonheur du grand Frédéric qui faisait en personne sa diplomatie et qui gagnait lui-même aussi ses batailles ! On a dit que la campagne d’Italie de 1859 avait été la guerre du soldat ; M. de Bismarck porte le même jugement sur la campagne de 1870. « Ce n’est pas le commandement, disait-il la veille de Noël, qui chez nous commence et dirige les batailles ; ce sont plutôt les troupes elles-mêmes. On se croirait au temps des Grecs et des Troyens. Deux sentinelles se disent des sottises, elles en viennent aux coups, elles dégainent, d’autres accourent, dégainent aussi, et il en résulte une bataille. D’abord les avant-postes se fusillent sans nécessité ; si cela va bien, d’autres s’avancent, un sous-officier amène son peloton, après quoi arrive un lieutenant avec un peu plus d’hommes, puis le régiment, et enfin le général avec tout ce qu’il a sous la main. Ce fut ainsi que s’engagea la bataille de Gravelotte, qui à proprement parler ne devait avoir lieu que le 19. » Qu’aura pensé M. de Moltke de cette irrévérencieuse affirmation ? Avoir inventé un punch incomparable, c’est bien quelque chose ; mais un grand maître en stratégie peut-il admettre qu’on l’accuse d’avoir gagné malgré lui la bataille de Gravelotte et qu’on le somme de partager sa gloire avec « sa sacrée majesté le hasard ? »

On a prétendu qu’il y avait eu des divergences d’opinion entre M. de Bismarck et le parti militaire touchant les agrandissemens que devait réclamer l’Allemagne en traitant de la paix. On a répété plus d’une fois que les appétits de conquêtes du grand état-major avaient paru excessifs au chancelier, qu’il s’était efforcé de les modérer, qu’il lui répugnait de mettre la main sur une province de langue française et qu’il avait blâmé l’annexion de Metz. Voilà encore une légende que M. Busch a détruite, et les explications qu’il nous donne sur ce point sont aussi intéressantes que décisives. Il nous apprend que dès le lendemain des premières victoires M. de Bismarck savait ce qu’il demanderait, et que le 4 septembre il disait : « L’Alsace toute seule est une idée de professeur. « Il nous apprend encore que le 28 août le chancelier lui fit écrire un article dans lequel il était déclaré qu’en 1814 et en 1815 le vainqueur avait négligé d’affaiblir la France autant que l’exige l’intérêt de la paix du monde, et que « le minimum que pût revendiquer l’Allemagne était Strasbourg et Metz, deux forteresses indispensables à sa sûreté. » Le journal de M. Busch en fait foi, il n’y eut jamais entre M. de Moltke et M. de Bismarck le moindre désaccord en matière d’annexions. Les ressentimens du chancelier contre les généraux provenaient d’une autre cause. Il se plaignait avec amertume qu’enflés par leurs succès, ces messieurs en usaient cavalièrement avec lui, que non-seulement ils ne songeaient pas à le consulter, mais qu’ils ne daignaient pas même le renseigner, qu’il en était réduit à mendier les informations. « Les ingrats ! s’écriait-il ; moi qui les ai si souvent défendus dans le parlement ! Pour les punir, après la paix, je me ferai parlementaire. « Il pensa même à donner sa démission. « Le 13 décembre à déjeuner, on discuta sérieusement la possibilité d’une retraite du chancelier… Il me paraissait inconcevable qu’on pût laisser partir le chef, même s’il demandait son renvoi. On estimait pourtant que c’était possible. Je déclarai qu’avant quatre semaines on le rappellerait. Lothar Bucher affirma qu’une fois parti, il ne reviendrait pas, qu’il se sentait heureux à Varzin, loin des affaires et des ennuis de toute espèce, que son séjour favori était les champs et les bois. — Croyez-moi, avait dit une fois la comtesse de Bismarck, une carotte sauvage l’intéresse plus que toute votre politique. » M. de Bismarck n’a pas donné sa démission, et il n’est pas devenu parlementaire. M. de Moltke peut lui déplaire quelquefois, la figure de M. Lasker lui déplaît toujours.

Il avait encore un autre grief contre les généraux. Il leur reprochait de prodiguer le sang de leurs soldats et de trop ménager celui de l’ennemi. Il les accusait d’avoir trop d’indulgence pour les francs-tireurs, pour les paysans mal intentionnés ; il dénonçait l’excessive clémence des tribunaux militaires, il se plaignait qu’on faisait trop de prisonniers. « Un peu de penderie, s’écriait-il, est le meilleur moyen de calmer l’ardeur patriotique du paysan, surtout quand on y joint comme accompagnement quelques grenades et quelques maisons brûlées. » Brûler et pendre ! ces deux mots reviennent au milieu des propos de table et des dissertations culinaires compilées par M. Busch comme un refrain, qui manque absolument de gaîté. Ajoutez-y de fréquens quolibets sur les souffrances des Parisiens assiégés. On racontait un jour qu’ils avaient mangé tous les animaux mangeables du Jardin des Plantes et que la bosse du chameau est un mets délicat, sur quoi M. de Bismarck insinua qu’à ce compte les bossus de Paris… Un éclat de rire général l’interrompit. « Un enfant, une jeune fille toute fraîche, dit-il un instant après, passe encore ; mais un gaillard sur le retour et un peu coriace doit être à mon avis absolument immangeable. » Les pasquinades de carabin en goguette abondent dans le journal de M. Busch, et il nous en coûterait de les tenir pour authentiques ; à peine tenons-nous pour vraisemblables les plaisanteries de garçon boucher qu’il attribue au comte de Bismarck-Bohlen, qui n’est plus là pour les désavouer. On a accusé Plutarque de mentir quelquefois ; un homme d’esprit disait qu’il n’y a que les sots qui ne soient jamais tentés de mentir. M. Busch ne ment jamais, mais nous voulons croire que ses souvenirs l’ont souvent trompé. Après boire, on entend quelquefois de travers. Pouvons-nous admettre que, le prince Albert ayant demandé au chancelier des nouvelles de Mme de Bismarck, il répondit : « Elle se porte à merveille, elle n’est incommodée que par sa haine furibonde contre les Gaulois, qu’elle voudrait tous voir fusillés et transpercés en gros et en détail, y compris les petits enfans, qui cependant ne sont pas responsables des affreux parens qu’ils peuvent avoir. » La seule créance que M. Busch puisse obtenir de nous dans certains endroits de son récit est ce que Voltaire appelait une incrédulité soumise, un anéantissement de la raison, un silence d’adoration devant des mystères qui nous dépassent.

Nous n’aurions garde de relever dans son journal toutes les aménités obotrites ou vandales qu’il y a rassemblées à l’adresse de la France et des Français. Que nous importent ces vieilles injures, qui sentent le rance ? Ou sont les neiges d’antan ? Il nous plaît toutefois de savoir que M. de Bismarck a comparé la France à Apollon. Il est vrai que ce dieu ne lui revient point ; il ne saurait lui pardonner d’avoir écorché Marsyas par vanité et par envie. « Voilà, disait-il, le vrai type du Français ; ce peuple ne peut souffrir que quelqu’un joue de la flûte mieux que lui. » Le trait est aimable, presque tendre. M. de Bismarck le prenait sur un autre ton, lorsqu’il définissait la France « une nation composée de zéros, un vrai troupeau formé de trente millions de Cafres obéissans. » La victoire est une ensorceleuse. On se croyait de bonne foi sur les bords du Zambèze, en pleine Cafrerie, en plein Monomotapa, ou dans le pays des Betjouanas, arrosé par la Seine et par la Loire ; on n’apercevait autour de soi que des Koussas, des Tamboukis, des Mamboukis et des Zoulous, peuples pasteurs, pillards, fétichistes et peut-être polygames. On se souvenait à la vérité d’un certain Richelieu, qui avait su en fait de diplomatie tout ce que peut savoir un Koussa, et le docteur Busch s’indigne que la fatuité française ait fait à « son chef » l’affront de le surnommer le Richelieu prussien. On se souvenait aussi d’un Condé et d’un Turenne qui avaient déployé dans la guerre les qualités qu’on peut attendre d’un Tambouki. On avait entendu parler d’un certain Mirabeau ; mais « l’éloquence est une peste, un fléau public, contre lequel il convient de prendre des mesures sanitaires. » Pourquoi le vainqueur eût-il compté avec les Zoulous ? Ils ne représentent rien dans le monde, ils n’ont point de passé ; le moyen de croire à leur avenir ?

Il faut lire le docteur Busch pour connaître tous les rêves qui ont traversé l’imagination de M. de Bismarck depuis la bataille de Worth jusqu’au jour où Paris affamé capitula. Le 20 décembre 1870, il disait : « Je crois que désormais la France, déjà divisée en partis, se brisera en morceaux. Chaque province a ses opinions ; la Bretagne est légitimiste, le sud est partisan de la république rouge, ailleurs dominent les républicains modérés, l’armée régulière appartient encore à l’empereur, du moins la majorité des officiers. Il peut arriver que chaque partie du territoire français se donne un gouvernement de son choix : l’une adoptera la république, une autre les Bourbons, une autre les d’Orléans, une autre les Napoléon. Tel fut le sort de la Palestine sous ses tétrarques. » Une semaine auparavant, parlant des dévastations causées par la guerre, il se flattait que le vaincu ne se relèverait jamais de sa ruine, et il ajoutait : « Je prévois que dans ce pays les terres se trouveront dépeuplées et tomberont en déshérence ; je prévois qu’on en sera réduit, comme après les migrations de peuples, à les louer à des vétérans poméraniens et westphaliens. » Dans son entourage personne ne doutait que l’événement ne justifiât ses prévisions. On s’écriait : Finis Galliœ ! On insultait le Cafre, on piétinait sur le cadavre. Le docteur Busch s’est chargé de nous enseigner à quel point la générosité est étrangère à certains conquérans. Il nous enseigne aussi qu’en dépit de leur supériorité les esprits superbes sont les esclaves de l’heure présente, tout ce qui entre de vanité dans leurs songes, d’ignorance dans leurs désirs, d’oubli volontaire dans leurs calculs, et qu’eût-elle du génie, l’insolence a la vue courte. Le grand Frédéric avait connu les revers, les désastres, les trahisons de la fortune ; c’est le secret de son incontestable grandeur. De toutes les sciences la plus nécessaire pour faire un vrai grand homme est la science du malheur. Frédéric la possédait, il l’avait étudiée à Kollin et ailleurs ; aussi avait-il une grande âme, ce qui est autre chose que d’avoir l’âme d’un joueur heureux.

M. de Bismarck paraît faire peu de cas des rapports que lui adressent ses agens diplomatiques. C’est pour lui « de la littérature de feuilleton. » — « On se dit en la lisant : Il va venir quelque chose. Le plus souvent cela ne vient pas, es kommt aber nicht. » En lisant les deux volumes de M. Busch, on se dit quelquefois aussi : Es kommt aber nicht. On s’attendait à d’importantes révélations ; au moment décisif, le narrateur tourne court ou s’interrompt pour parler cognac et caviar. Ne soyons pas injuste ; bien qu’on puisse lui reprocher d’avoir diminué son sujet et mis un écran entre la gloire et M. de Bismarck, il y a dans son livre plus d’une page où le héros reprend sa taille, où un rayon vient se jouer sur son front, et après nous être étonnés, nous sommes contraints d’admirer. Ce que nous admirons le plus dans cet homme qui méprise les hommes et qui en toute occasion a glorifié la force, c’est qu’il a compris que la persuasion doit avoir sa part dans les affaires humaines ; c’est une concession que son tempérament a faite à son génie. Il attachait la plus grande importance à ce service de la presse qu’il avait organisé auprès de lui pendant la campagne. Il n’avait eu garde de laisser à Berlin ce qu’on pourrait appeler sa cuisine politique, il la promenait partout avec lui, et tandis que le canon tonnait, il taillait force besogne à ses rédacteurs, non sans reprocher à M. Busch de manquer quelquefois ses plats. Que d’articles le docteur n’a-t-il pas élucubrés par l’ordre de son chef ! Les uns étaient destinés à initier les Allemands aux combinaisons projetées et ourdies par le chancelier. D’autres avaient pour but de réconcilier les puissances étrangères avec ses prétentions, d’endormir leurs défiances, de signaler la France à leur animadversion et de conjurer cette intervention des neutres qu’il a redoutée jusqu’à la fin comme le plus grave des périls. Il y en avait dans le nombre qu’on expédiait d’abord au Times et qu’on retraduisait ensuite en allemand, en ayant soin de dire : Voilà ce que pense de nous le royaume-uni. D’autres enfin n’étaient rédigés que pour être mis sous les yeux du roi Guillaume, qui, lui aussi, avait souvent besoin d’être persuadé. Le chancelier avait l’œil à tout, dirigeait, contrôlait ; il fournissait d’habitude le canevas, on n’avait que la peine de le broder ; encore revoyait-il l’ouvrage, et plus d’une fois il le fit remettre sur le métier. C’est par là que M. de Bismarck est un homme d’état vraiment moderne. Il sait que dans ce siècle l’autorité ne suffit pas, et que le ministre le plus habile et le plus fortement épaulé est condamné à l’impuissance, s’il n’a pas pour lui le concours de l’opinion publique. Au début de sa carrière, il a dû la prendre de force, et, comme le héros d’un drame romantique, il a pu s’écrier : « Elle me résistait, je l’ai violée. » Mais depuis lors avec quelle sollicitude et par quels ingénieux artifices ne s’est-il pas appliqué à se concilier sa faveur, à lui faire agréer tous ses projets, à s’assurer de sa fidélité ! Ce sont des soins dont se dispense tel ministre médiocre et suffisant, qui ne se doute pas que tout peut servir dans ce monde, même les articles du docteur. Busch. L’orgueil de M. de Bismarck n’a rien de commun avec la morgue de certains doctrinaires.

Sur un autre point encore, le journal du docteur Busch témoigne de ce qu’il y a d’éminent dans l’esprit et dans le caractère du chancelier de l’empire germanique. Cet homme, qui s’était laissé fasciner par la victoire et qui avait caressé bien des chimères, n’a plus consulté à l’heure des décisions suprêmes que son admirable bon sens ; il s’est réveillé, et le songe s’est évanoui. Il s’était promis de détruire la France, il a renoncé à tenter l’impossible. Il avait rêvé aussi de lui imposer un souverain, de restaurer l’empire, et peu s’en est fallu que du même coup il n’appelât le Reichstag à Versailles et qu’il ne convoquât à Cassel le corps législatif le sénat de Napoléon III. Il s’est ravisé, il a laissé la France maîtresse de ses destinées, il s’est déclaré prêt à traiter avec tout gouvernement qui lui donnerait des gages, fût-ce même « avec une dynastie Gambetta. » Rien ne peint mieux M. de Bismarck et son bon sens, victorieux de ses chimères, que certains propos qu’il tint un soir à Commercy, entre la poire et le fromage, en fêtant une bouteille de bordeaux blanc qui, parait-il, était délicieux, wunderschön. Quelqu’un proposait d’annexer à l’Allemagne tout le territoire français jusqu’à la Marne. « Mon idéal est bien différent, répondit M. de Bismarck. Je voudrais établir en France une sorte de colonie allemande, un état neutre de 8 à 10 millions d’habitans, où il n’y aurait point de conscription, et dont les impôts inemployés rentreraient dans notre caisse. La France perdrait ainsi les provinces d’où elle tire ses meilleurs soldats et deviendrait inoffensive. Dans ce qui lui resterait de territoire, nous ne souffririons ni Bourbons, ni princes d’Orléans. La question est seulement de savoir si nous y mettrions le petit Lulu, ou le gros ou le vieux Bonaparte. » L’instant d’après, il ajouta : « Mais ne vendons pas la peau de l’ours avant de l’avoir tué ; je vous confesse que sur cet article je suis superstitieux. » Si M. de Bismarck croit au vendredi ou à la lune, il a aussi les superstitions utiles qui préservent des grands échecs. Il a renoncé à son état neutre, il l’a laissé à Commercy au fond d’une bouteille vide. Quelques mois plus tard, il déclarait que se piquer d’être conséquent est souvent une faute, une preuve de sottise et de ridicule obstination, qu’il faut se défier de ses partis pris, se régler sur les faits, compter avec les situations, « qu’un homme d’état doit servir son pays selon les circonstances et non d’après ses opinions, qui sont souvent des préjugés. »

Non-seulement M. de Bismarck sait découvrir ce qui est possible, il s’est fait une loi de ne rechercher que ce qui est utile. Certaines sentences prononcées par lui et recueillies par M. Busch mériteraient d’être gravées en lettres d’or au frontispice de tous les hôtels des affaires étrangères. Il chargea un jour le docteur de signifier à l’Allemagne en son nom que les ministres ne sont pas des justiciers, qu’ils n’ont pas mission pour châtier les péchés des rois et des peuples, qu’ils doivent laisser ce soin à la Providence, que les idées de punition, de récompense, de vengeance, ne sont pas des idées politiques, « que les sentimens du cœur n’ont pas plus droit de cité dans le domaine des calculs diplomatiques que dans celui des combinaisons commerciales, qu’un homme d’état doit se demander en toute rencontre : Quel est en ceci l’avantage de mon pays ? Comment m’y prendrai-je pour mieux servir ses intérêts ? » Puisse la France, profitant des leçons que lui donne son plus cruel ennemi, se dégoûter à jamais de la politique de sentiment, de la politique de fantaisie, et surtout de la politique des petites vanités ! Puisse-t-elle désormais ne consulter que son intérêt bien entendu et devenir honnêtement, mais résolument utilitaire !

C’est une science que la France apprendra de plus en plus. Elle a survécu à Sedan, et ce n’est pas trop s’avancer que de présumer qu’elle survivra aussi au docteur Busch, à « sa fine malice » et à son livre. Nous ne voulons pas dire que ce livre soit destiné à périr tout entier ; il renferme, comme nous l’avons vu, quelques filons ou au moins quelques paillettes d’or pur. Les historiens de l’avenir pourront le feuilleter avec profit ; ils y découvriront parmi cent fatras des renseignemens précieux, des témoignages utiles. Il y a des balayures à chaque porte, dit le proverbe ; dans le journal du docteur Busch il y en a trop, beaucoup trop. Les balayures ont leur destin : le tombereau passe, les ramasse et les emporte.


G. VALBERT.

  1. Graf Bismarck und seine Leule während des Kriegs mit Frankreich, nach Tagebuclisblättern, von Dr Moritz Busch. Leipzig, 1878.