Un oncle à héritage/2
II
L’appartement qu’occupait la famille Maudhuy était haut perché, à un cinquième étage d’une des rues qui longent le square Montholon. L’inconvénient de la pénible montée d’escaliers était compensé, en partie du moins, pour Mme Maudhuy et Cécile, par la vue entière du square et par la large échappée du ciel dont elles jouissaient de leur terrasse.
Ce fut de là que Mme Maudhuy, sa fille et ses hôtes regardèrent s’éloigner la voiture qui emportait le voyageur vers la gare, après de brefs adieux. Pour la suivre des yeux aussi longtemps que possible, Cécile s’éloigna du groupe principal et alla jusqu’à l’extrémité du balcon, se penchant au-dessus de la balustrade en fer, afin d’apercevoir le fiacre qui s’engageait au petit trot dans la rue Papillon.
— Mademoiselle, vous ne craignez donc pas le vertige ? lui dit Albert Develt, qui s’empressa d’aller la rejoindre.
— Oh ! pas le moins du monde, fit-elle sans se tourner vers lui.
— Vous me le donnez presque, à moi, insista le jeune homme ; la tête me tourne à vous voir penchée ainsi sur cet effroyable vide.
— En ce cas, dit Cécile en se redressant, il y a charité de ma part à ne pas vous infliger plus longtemps une sensation désagréable…, mais vous ne me devez pas de remerciements, monsieur ; j’allais me retirer, le fiacre n’est plus visible… Ce pauvre Charles ! Toute une nuit en chemin de fer ! Heureusement que nous sommes au mois de juin. Savez-vous qu’il n’arrivera à Châlon-sur-Saône qu’à quatre heures du matin, et qu’il lui faudra attendre une heure et demie à la gare le premier train-omnibus pour Sennecey ? Et dans quel état va-t-il trouver notre vieil oncle ? Je frémis d’y penser.
— Voilà un attendrissement qui fait honneur à votre bon naturel, dit le jeune homme d’un ton de complaisante ironie. D’après ce que m’en a conté Charles, son oncle, votre oncle, mademoiselle, était une sorte d’égoïste bourru, en somme peu regrettable.
— Était…, répéta Cécile en levant cette fois sans timidité ses grands yeux limpides sur l’ami de son frère : vous parlez de mon oncle au passé et par une tournure de phrase d’oraison funèbre ! Mais, monsieur, j’espère bien que mon oncle ne mourra pas de cet accident. Je le connais peu, mais j’aurais bien du chagrin si je devais renoncer à mon plan déjà ancien de le réconcilier avec mon frère. Et puis, voir décroître le nombre de ses ascendants, c’est fort triste. On se sent jeune tant qu’on a autour de soi des gens âgés de son sang. Quand ils disparaissent, on devient responsable à leur place du nom qu’on tient d’eux, et l’on passe pour ainsi dire au rang d’ancêtre.
— Mademoiselle, dit Albert Develt en souriant, c’est une coquetterie que de rapprocher de vos vingt ans ce titre vénérable, par trop vénérable d’ancêtre.
— J’ai donné une tournure ridicule à ma pensée, répondit Cécile sans pouvoir s’empêcher de rougir ; mais vous devez sentir la justesse du sentiment que j’ai si mal exprimé… Ah ! monsieur, prenez garde, vous écrasez mes plants de pétunias.
Le jeune homme, qui piétinait sur le balcon en faisant l’agréable de son mieux, avait en effet mis le pied sur une caisse de bois fort basse où levaient de jeunes pousses.
— C’est réellement vous, mademoiselle, qui faites de cette terrasse un jardin aérien ? dit-il à Cécile après s’être excusé de sa maladresse.
— Qui donc serait-ce ? Mère ne peut se baisser à tout moment comme il le faut pour semer, rempoter, arroser, soigner caisses et jardinières. Quant à mon frère, il est peu champêtre, le savez-vous ?
— Mais cela dépend de la façon d’entendre ce mot. Je suis certain que Charles aimerait beaucoup une maison des champs entourée de quelques hectares de parc et accostée de beaucoup d’autres hectares en terres de rapport.
— Ah ! mais ce n’est pas être champêtre que de souhaiter tout cela !
— Et vous prétendez être champêtre, vous, mademoiselle, que je vois si bien Parisienne d’idées, d’éducation et de simple élégance !
— Va pour champêtre, répondit Cécile en souriant, quoique en vérité vous m’ameniez à dire de moi des choses absurdes. C’est la seconde fois que ceci m’arrive depuis que nous sommes à causer sur ce coin de balcon, et je crois qu’il serait temps d’aller retrouver mère et M. Langeron, si je ne veux finir par vous donner de moi une pauvre idée.
— Oh ! mademoiselle, pouvez-vous supposer !… D’ailleurs, les voici qui viennent à nous, par petites pauses ; ils s’arrêtent pour inspecter vos cultures. Mme Maudhuy relève en ce moment des branches folles de clématite dont l’idée était d’aller voisiner à l’étage inférieur… De grâce, avant qu’ils ne nous aient rejoints, veuillez m’expliquer quel plaisir vous trouvez à gâter vos mains en maniant de la terre, et à voir pousser ces brins d’herbe sur lesquels, moi profane, je mettais les pieds.
— Vous n’avez donc jamais la nostalgie du vert, des fleurs, de l’espace dans ce Paris ?
— Si vraiment… parfois, répondit Albert Develt, qui s’efforçait de se mettre à l’unisson.
Mais c’était un pur Parisien et, de plus, un employé dans une banque, tout à son métier, ne rêvant que de reports fructueux, d’opérations habiles, n’ayant de regrets qu’au sujet de la médiocrité de sa fortune qui lui interdisait les gros gains et ne lui permettait que d’insignifiants bénéfices. C’est dire que les allées du bois représentaient pour lui l’idéal des promenades champêtres, et quelque chose de cette façon de comprendre la nature perça dans objection qu’il présenta tout aussitôt à la jeune fille.
— Nulle part mieux qu’à Paris, lui dit-il, vous ne trouverez autant et de plus belles fleurs. Ne vous êtes-vous jamais arrêtée devant les étalages des fleuristes des boulevards ? Les saisons sont supprimées à force d’art par eux ; ils peuvent marier dans un bouquet de janvier la rose de juin au lilas d’avril, au narcisse de mai.
— Oui, certes, j’ai admiré les féeries de ces étalages ; mais ces féeries, obtenues à prix d’argent, ne sont pas à mon usage ; j’en jouis en passant, d’un regard fugitif. Ces fleurs des riches, je vous l’avoue, me plaisent moins que la plus humble des corolles qui s’ouvrent sur mon balcon. Ces plantes-ci sont à moi ; elles me donnent mille plaisirs, depuis le jour où je sème leurs graines, où je plante leurs boutures, jusqu’au moment où elles m’accordent, en retour de mes soins, les parfums et l’épanouissement de leur floraison.
— Ah ! vous avez le goût de la propriété, dit le jeune homme en souriant, et aussi le grand sens de préférer vos biens, si minimes soient-ils, aux trésors hors de votre portée. C’est là l’indice d’un heureux caractère.
Albert Develt tournait ainsi en compliment enjoué un sentiment qu’il ne pouvait comprendre, et il associait à cette interprétation Mme Maudhuy et M. Langeron qui s’étaient rapprochés, lorsqu’il fut interrompu par la brusque irruption que fit au milieu de leur groupe la servante tenant en main une enveloppe.
— Madame, dit-elle d’un ton effaré, c’est encore du télégraphe… une seconde dépêche.