Un oncle à héritage/4

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Librairie Bloud et Barral (p. 19-38).


IV

« Il me faut remonter un peu haut dans l’histoire de notre famille, dit la maîtresse de la maison quand son auditoire se fut groupé autour de son fauteuil ; je dois vous faire connaître le père de mon mari, M. Philibert Maudhuy, qui était de son vivant propriétaire foncier à Sennecey et en même temps régisseur des grands biens que le comte de Glennes possédait dans l’arrondissement.

« Mon beau-père était un homme rude à lui-même et aux siens, d’une activité, d’une économie poussées jusqu’au scrupule. Il n’avait qu’une passion, celle de la terre au soleil, cette passion rurale qui fait qu’on se refuse les douceurs du bien-être pour accroître chaque année son domaine d’un lopin de terre. Philibert Maudhuy se serait contenté pour ses trois fils d’une instruction sommaire, mais le comte de Glennes ne le souffrit pas. Le comte était le parrain du premier enfant de son régisseur et avait donné à son filleul son nom de Carloman qui ne fait vraiment pas mal, accolé au titre de comte de Glennes, mais qui est moins assorti à humble nom de Maudhuy. Le comte voulut payer les frais de collège de son filleul, et lorsque les deux autres fils, Claude et Louis, grandirent à leur tour, M. Maudhuy dut, sous peine d’injustice, leur donner une éducation analogue à celle de leur aîné.

« Ces deux cadets, d’une intelligence plus déliée, perdirent vite le goût de la vie rurale que Carloman conserva, et quand ils furent devenus des jeunes hommes, ils sollicitèrent leur père de leur laisser chercher leur voie dans quelque grande ville.

« Philibert Maudhuy entra dans une de ces colères qui faisaient trembler tout le monde devant lui, et il jura que dès le lendemain, ces beaux jeunes messieurs devraient mettre l’habit bas et faire l’office de garçons charretiers pour ramener la vendange s’ils voulaient avoir à dîner.

« La maison de régie était voisine du château ; au moment où se passait cette scène dont mon mari, mon pauvre Louis, m’a bien des fois fait le récit, le comte de Glennes se promenait non loin de là. Il entendit les éclats de voix qui partaient de la salle basse, et sans façon, à sa mode noblement patriarcale, il entra pour mettre la paix entre le père et les enfants. Peut-être n’était-il si proche que parce qu’il prévoyait les difficultés qui s’élevaient entre eux. En tout cas, il entra, dès les premiers mots, au vif de la question en disant à mon beau-père qu’il tutoyait pour l’avoir connu tout enfant :

« — Raisonne, mon ami, avant de te fâcher. En gardant tes trois fils auprès de toi, qu’en comptes-tu faire ? de parfaits régisseurs à ton exemple. Mais quand tu auras pris le goût du repos, je n’aurai pas besoin, moi, si je vis encore, de trois régisseurs, et mon choix est fait d’avance, puisque mon filleul aime le métier. Il est juste que je lui donne la préférence sur tes autres fils, eussent-ils tous trois la même vocation. Et puis, ton domaine s’arrondit si bien d’année en année que si Claude et Louis restent aux champs, ils peuvent se dispenser d’une sujétion de régie, et prétendre ne cultiver que leurs propres terres. Mais tu admettras que les vocations puissent différer, et si ces jeunes gens n’ont pas de goût pour le métier de propriétaire foncier, je ne vois pas pourquoi tu les empêcherais de tenter d’autres carrières.

« Mon beau-père se défendit de son mieux en arguant qu’il ne voulait ni ne pouvait dépenser de grosses sommes pour faire de ses deux cadets des avocats ou des médecins, D’ailleurs ses fils ne témoignaient pas d’aptitudes assez remarquables, à son gré, pour imposer des sacrifices au dévouement paternel. Ce que voulaient ces jeunes gens, c’était jouir des plaisirs de la ville ; ce qui leur inspirait de la répugnance pour l’exploitation rurale, c’était une vanité paresseuse dont lui, Philibert Maudhuy, saurait bien venir à bout.

« Après un long débat, le comte de Glennes l’emporta sur le parti pris de son régisseur ; il trouva aux deux jeunes gens un emploi qui devait décharger assez tôt leur père de toute obligation pécuniaire à leur égard. Claude et Louis entrèrent à Lyon dans les bureaux du banquier de M. de Glennes, et, grâce à leurs aptitudes, ils s’y firent l’un et l’autre une bonne place.

« Philibert Maudhuy avait cédé, mais à contre-cœur ; sa rancune contre ses deux fils se faisait jour par la manière emphatique dont il les nommait : « Ces beaux messieurs les banquiers », et par les brocards qu’il leur lançait au cours de leurs visites à la régie. Il s’excusait de paraître à table avec des vêtements poudreux au retour des champs ou de quelque foire, se disait confus de sa rusticité devant des citadins d’une telle distinction et tout en guignant de l’œil Carloman, aussi hâlé, aussi mal cravaté et vêtu que lui-même, il articulait un : « nous autres, paysans ! » très narquois.

« Les deux cadets s’aperçurent encore mieux de cette rancune profonde que leur père leur gardait lorsqu’à la mort du régisseur, due à un accident de voiture, l’ouverture du testament leur apprit que leur frère était privilégié. M. Maudhuy avait laissé à Carloman les meilleures terres, la maison paternelle, et le quart en plus dont la loi autorise le don envers les enfants favorisés par le testateur. La part des deux cadets se réduisait pour chacun à une ferme d’environ cent quarante mille francs.

« Résolus à s’associer pour monter une petite maison de banque à Mâcon, ils allaient mettre en vente leur part d’héritage, lorsque Carloman leur offrit de la leur racheter et d’en solder le prix dans les trois mois. Était-il aidé par le comte de Glennes, comme il le laissa entendre, ou bien, associé à la régie depuis dix ans, avait-il joint à ses économies et à la dot de sa femme l’argent comptant de son père, donné et reçu de la main à la main ? Voilà ce qu’on ne sut point. Mais il est certain qu’à la mort du comte de Glennes, le régisseur n’eut aucun reliquat à payer à sa succession. Tout au contraire, il hérita d’un bois d’une quinzaine d’hectares situé sur la commune de Gigny. Le comte de Glennes, qui n’avait que des collatéraux éloignés, disait dans son testament que ce legs était un souvenir de sa famille, éteinte avec lui, le dernier du nom, laissé à son filleul en l’honneur des services rendus à son domaine par les trois générations de Maudhuy qui s’étaient succédé en qualité de régisseurs.

« Carloman s’établit alors à Sennecey-le-Grand, dans la vieille maison patrimoniale, inhabitée depuis longtemps. Son père et lui n’y avaient résidé qu’au moment des récoltes ou des tournées d’inspection dans les fermes. Suivant les errements paternels, il n’y fit aucune réparation et y vécut mesquinement.

« Je me souviens de ma surprise lorsqu’au retour de mon voyage de noces, j’allai visiter à Sennecey mon beau-frère et ma belle-sœur. Ils n’avaient pas paru à mon mariage, ma belle-sœur étant fort malade à cette époque. Elle ne pouvait élever aucun enfant et venait alors de perdre le troisième, à peine né. À notre retour d’Italie, elle était pourtant assez bien remise pour me recevoir, et d’après ce que je savais de la situation aisée de mon beau-frère Carloman, je me figurais trouver en elle une dame de compagnie, peut-être un peu arriérée quant à la coupe de ses robes, mais tenant son rang de son mieux.

« Je débutai par une affreuse maladresse en la prenant pour la servante quand je la rencontrai au seuil vermoulu de la maison Maudhuy. Cette étourderie de jeune femme n’était-elle pas excusable ? Elle portait un tablier de cotonnade bleue à carreaux blancs sur sa robe de laine gris poussière ; elle était coiffée d’un bonnet de mousseline à deux rangs de tuyaux ourlés et n’avait vraiment l’air que d’une boutiquière de village, comme supposition la plus flatteuse.

« C’était une excellente personne après tout et qui ne se choqua point de ma bévue. Mais mon beau-frère Carloman avait hérité de l’esprit narquois de son père. — Notez que cette raillerie qui consiste à se rabaisser pour aller au-devant d’une moquerie possible est un trait du terroir, Carloman donc se mit à rire de mon erreur et l’accueillit ainsi :

« — Il n’y a point d’offense, ma sœur, ne vous excusez point. Nous savons bien que nous ne sommes que de pauvres paysans et qu’il vous faudra de l’indulgence pour vous faire à notre simplicité. Toute autre belle dame de la ville se serait trompée comme vous, car à la ville, c’est la robe qui fait la dame. Ici, ce sont les chiffons de terre qu’on possède.

« Nous restâmes là une huitaine de jours seulement. J’aimais la villégiature, mais non pas dans une maison quasi rustique située dans la grande rue d’un gros bourg, dont le jardin était divisé en carrés potagers et la basse-cour, bruyante avant l’aube des pépiements de la volaille et de l’appel strident des coqs. Puis je l’avouerai : sans être envieuse, je me sentais agacée au cours des promenades en char-à-bancs qui nous menaient chaque jour visiter quelque terre appartenant à mon beau-frère. Je l’appelais tout haut marquis de Carabas ; mais quand je me retrouvais seule avec mon mari, je ne pouvais m’empêcher de remarquer que mon beau-père avait fait bien inégalement le partage de ses biens entre ses trois enfants.

« Louis, qui était très pacifique, ne manquait pas de me répondre :

« — Tu vois comment vivent ces gens-ci. Pouvant manger du pain fait de leur blé, des volailles de leurs fermes, fournis en un mot de toutes les nécessités brutes de l’existence et s’en contentant, ils ne doivent pas dépenser par an plus de deux ou trois mille francs d’argent. Ils placent en terres l’excédent de leurs revenus et Carloman finira par justifier dans une certaine mesure la plaisanterie du comte de Glennes qui prétendait que le plan des Maudhuy était de finir par englober tout le territoire de la commune de Sennecey.

… « Je vous demande pardon, messieurs, de vous parler autant de questions d’argent, mais.

— Mais c’est là l’élément d’intérêt de cette histoire de famille, interrompit Albert Develt qui avait écouté jusque-là avec une attention soutenue. Si M. Carloman Maudhuy a continué à vivre de cette façon, il serait possible d’évaluer, à une erreur de quelques mille francs près, l’héritage important qu’il laissera.

— Ce calcul ne saurait être établi un peu sûrement, dit M. Langeron, car, sans éléments d’information, il ne pourrait être tenu compte des placements plus ou moins heureux et de ces chances de gain qui viennent solliciter les capitalistes et font arriver chez eux le profit sur la pente de l’eau qui court à la rivière, M. Carloman Maudhuy a soixante-quatorze ans. Ayant mené toujours la vie restreinte que vous savez, ayant hérité successivement de sa femme et de plusieurs parents, il doit posséder environ un million. C’est pour moi un de ces provinciaux dont l’existence modeste prouve la force de l’épargne. De telles fortunes, accumulées sou à sou, et pourtant sans ladrerie — car nul n’a accusé jamais d’avarice Carloman Maudhuy — sont un exemple frappant de cette sagesse française qui prévoit et assure l’avenir par l’économie, et aussi par la simplicité des mœurs. Ah ! certes, je souhaite que M. Maudhuy guérisse et qu’il jouisse le plus longtemps possible de sa fortune ; mais, en fin de compte, chacun de nous doit dire adieu à ce bas monde, et cet héritage enrichira Charles et Cécile. La part de chacun sera encore assez belle, même s’ils doivent couper la pomme en trois…

— En trois ? répéta Albert Develt avec un sursaut d’étonnement ; mais après une courte réflexion, il ajouta d’un ton aimable en s’inclinant devant Mme Maudhuy :

— Eh ! sans doute ! madame a droit à n’être pas oubliée par son beau-frère,

— Je vous sais gré de cette politesse, répondit en souriant la maîtresse de la maison ; mais je ne saurais l’accepter comme un présage. M. Langeron ne faisait pas allusion à moi tout à l’heure en présumant que l’héritage sera partagé en tiers. Il songeait à notre cousin d’Amérique dont la parenté avec mon beau-frère est la même que celle de mon fils et qui a par conséquent les mêmes droits à hériter.

— Ce cousin-là est donc le fils du second frère, de l’associé de votre mari, madame, dans sa maison de banque de Mâcon ?

— Précisément, reprit Mme Maudhuy ! et ceci me ramène au fil de notre histoire. La petite maison de banque prospéra pendant quelques années, bien que fondée avec des capitaux modestes. La fortune des deux frères dont vous connaissez le chiffre, ma dot et celle de ma belle-sœur, jetées dans la masse, en constituaient les fonds. Mais les deux associés n’avaient pas la même façon de comprendre et de pratiquer les affaires. Prudent, méticuleux, mon mari préférait manquer une occasion de gain plutôt que de livrer quelque chose au hasard. Mon beau-frère Claude n’aimait au contraire que les spéculations hardies d’où l’on pouvait espérer de gros bénéfices. Mais ma belle-sœur et moi nous n’avons connu que par la catastrophe ces divergences de vues et l’empire que finissait par exercer l’esprit entreprenant de Claude sur les scrupules de Louis. Notre rôle unique était d’élever nos enfants et de tenir honorablement nos maisons.

« Plus prévoyante que moi à l’égard des bonnes chances à ménager pour l’avenir, ma belle-sœur Hortense nomma son fils Carloman, après avoir remarqué un certain dépit dans les plaisanteries que fit M. C. Maudhuy le jour du baptême de mon fils Charles. Je n’avais pu me résoudre à donner à mon premier enfant ce nom inusité du doyen de notre famille qui était naturellement désigné comme parrain. Jeune comme je l’étais, dans une situation de fortune qui nous promettait une indépendance de mieux en mieux assurée, j’avais reculé devant les sourires à subir de la part des étrangers après leur question sur le nom donné au nouveau-né. Plus positive que moi, Hortense brava ce léger ridicule et peut-être, malgré quinze ans passés en Amérique et presque sans relations avec son oncle de Sennecey, le second Carloman Maudhuy devra à sa mère la part qu’il aura à l’héritage de ce vieil original.

« … Le terme est un peu vif, employé à l’égard d’un parent malade ; mais les souvenirs du passé l’amènent malgré moi sur mes lèvres. Jusqu’à présent nous ne devons à M. Maudhuy que la déférence qui sied envers les parents âgés ; car il a manqué toutes les occasions de nous inspirer des sentiments plus affectueux. Je dirai même qu’il nous a donné sujet d’affirmer son égoïsme.

« M. Langeron sait par le menu et je n’ai pas l’intention de vous détailler, monsieur Develt, quelle série de spéculations malheureuses amena l’effondrement de notre maison de banque. Il suffit que vous sachiez qu’il n’y eut de perdu que notre fortune. L’honorabilité de notre nom ne fut pas atteinte, et, si nous fûmes ruinés, pas un de nos clients ne perdit une obole. Nous aurions pu être sauvés au cours de cette crise par une aide temporaire. M. Carloman Maudhuy nous refusa la sienne durement.

« Une fois tout liquidé, il resta de ce désastre une centaine de mille francs environ qui furent partagés entre les deux associés. Ni l’un ni l’autre ne put se résoudre à végéter dans un pays où ils avaient fait assez belle figure. Dans la décision qu’ils prirent, les deux frères suivirent chacun son instinct de nature.

« Mon mari, terrassé par sa ruine, n’eut plus qu’une idée lorsqu’il eut retrouvé ses forces morales : tâcher de s’employer pour nous faire vivre, sans avoir à entamer le petit capital qui nous restait et qu’il considérait comme réserve pour notre vieillesse ou la dot de ses enfants. Nous partîmes pour Paris, ce grand refuge des existences déclassées qui se cherchent une nouvelle voie. Les prétentions de mon mari étaient si modestes, et il apportait avec lui tant de témoignages d’estime et de chaudes recommandations qu’il trouva facilement le poste qu’il souhaitait. Puisque vous êtes le compagnon de mon fils dans la maison de banque où son père a passé les quinze dernières années de sa vie, vous savez, monsieur Develt, quels bons souvenirs on y a gardé de ses services.

« Quant à mon beau-frère Claude, il était incapable de se résigner à un emploi en sous-ordre. Il quitta la France avec sa femme et son fils pour aller tenter la fortune en Amérique à l’aide du mince capital qui lui restait. Depuis quinze ans, nos seuls rapports avec ce parent ont été l’échange des lettres de faire-part avec leurs réponses de condoléances obligées lorsqu’un des nôtres venait de mourir. J’ai appris de cette façon la mort de mon beau-frère, survenue il y a dix ans déjà, et j’ai su par le texte imprimé qu’il résidait à Chicago, tandis que nous le croyions encore à New-York. Lorsqu’à mon tour j’ai adressé à ma belle-sœur et à son fils l’annonce de mon veuvage, j’ai reçu de Carloman, non pas même une lettre, mais une carte de visite sur laquelle il avait tracé d’une écriture aussi pointue, aussi anglaise que possible, les mots suivants :

« Présente ses compliments à sa tante et exprime son étonnement de l’adresse portant le nom de sa mère, décédée depuis six mois. En retour des regrets sympathiques qu’il envoie, espère un souvenir cordial pour le pauvre orphelin. »

« Voilà quelle fut, à quelques erreurs de mots près, selon la fidélité de ma mémoire, la marque de bonne parenté que je reçus de mon neveu dans cette triste circonstance. Carloman, qui m’avait envoyé ces trois lignes griffonnées à la hâte sur une carte de visite, n’avait pas songé, six mois auparavant, à me notifier la mort de sa mère. Je ne répondis rien au pauvre orphelin, et nos rapports s’arrêtèrent là.

— Savez-vous, Madame, demanda Albert Develt, si cet Américain est aussi ménager de sa prose envers M. Maudhuy de Sennecey ?

— J’ai questionné celui-ci à cet égard. Il a sur tous les sujets une façon de répondre d’un ton de badinerie narquoise qu’on ne sait comment interpréter. J’ignore donc ce qu’il en est au juste. Et puis, M. Maudhuy s’intéresse-t-il vraiment à ses neveux ? Voilà ce que je me demande parfois, tant sa conduite à leur égard offre peu de suite. Ainsi, pour ne parler que de ce qui nous concerne, pendant longtemps, pour entretenir de bons rapports avec lui et réchauffer à notre égard ses sentiments de famille, j’ai sollicité chaque été la permission d’aller passer quelques semaines chez lui avec mes deux enfants. Il me répondait chaque fois que son frère Louis avait besoin des siens autour de lui et n’était plus d’âge à supporter sans peine la vie de garçon afin de permettre à sa femme et à ses enfants les plaisirs de la villégiature. J’en étais donc chaque année pour l’humiliation d’un refus. Par contre, après la grave maladie que fit mon mari, lorsque le docteur lui conseilla le changement d’air pour activer sa convalescence, M. Carloman Maudhuy, auquel je fis part de cette prescription sans oser espérer de lui un bon mouvement, confondit toutes mes préventions contre lui. J’en attendais une lettre sèche contenant un refus de comprendre mon vœu à peine exprimé, ou tout au plus l’assentiment mal gracieux d’un homme contraint de faire son devoir. Point du tout. Il arriva ici, par retour du courrier, pour ainsi dire, et il opéra lui-même les préparatifs du départ avec une sollicitude minutieuse qui me donna le remords d’avoir méconnu en lui un brave cœur.

« J’aurais voulu accompagner mon pauvre convalescent à Sennecey ; mais l’on était à la fin de juin. Charles finissait sa dernière année d’études qui ne pouvait être interrompue. Cécile aussi, quoique plus jeune, avait aussi à suivre ses cours jusqu’en août. Il fut décidé qu’à cette époque seulement, j’amènerais les enfants à Sennecey.

« Hélas ! nous y étions tous les trois bien avant cette époque, appelés pour donner un dernier adieu à leur père qui n’eut pas même la consolation de les voir, de les embrasser. Mais je dois passer sur ces souvenirs cruels…

« Un mois plus tard, je fus arrachée à ma prostration morale par une discussion entre Charles et mon beau-frère qui, tous deux, faisaient appel à mon arbitrage. Je dus déposer le fardeau de ma douleur et me reprendre aux difficultés de la vie en décidant du sort de mon fils.

« Charles avait été destiné, par sa vocation et par l’éducation spéciale qu’il avait reçue, à débuter dans la banque sous la direction de son père. Une place lui avait été promise depuis longtemps, et même, avant notre malheur, il était décidé que Charles entrait au mois d’octobre dans les bureaux.

« Or, depuis notre séjour à Sennecey, le plan de M. Maudhuy était de garder mon fils auprès de lui, de l’employer à son exploitation agricole, d’en faire en un mot un second lui-même. Au prix de cette sorte d’adoption, mon beau-frère promettait de se charger de notre sort à tous les trois.

« Je croyais avoir épuisé tout ce qu’un cœur humain peut souffrir. Je vis là qu’on ne peut jamais se flatter d’une expérience complète à cet égard. Je dus subir, d’une part, les obsessions impérieuses de M. Maudhuy qui voulait me faire traiter Charles, un jeune homme de dix-huit ans, comme un enfant rebelle qu’on soumet par force ; et d’autre part, le combat entre les goûts de Charles pour la carrière qu’il s’était choisie et l’intérêt matériel de sa sœur, l’aisance qui m’était promise.

« Il y eut pendant quinze jours des débats qui dégénéraient souvent en scènes violentes entre M. Maudhuy dont le sang est vif, et Charles, toujours trop preste à la réplique. Je ménageais, je raisonnais tantôt l’un, tantôt l’autre, mais inutilement. Il n’y avait pas de moyen terme qui pût accorder deux volontés aussi opposées que les leurs.

« J’avais ma part des horions de paroles qu’ils échangeaient. Là où M. Maudhuy m’accusait de manquer de caractère, d’oublier ma dignité maternelle, Charles, avec cette chaleur de la première jeunesse dont l’expression exagère le sentiment réel, m’accusait de vouloir sacrifier son avenir à la question du pot-au-feu journalier.

« — C’est bien, concluait son oncle à la fin de chaque discussion, si tu refuses ton bonheur et celui des tiens, et que ta mère y souscrive, à votre aise. Je prendrai avec moi Julien Trassey. C’est le filleul de ma femme, et presque un parent pour moi. Il ne sera pas assez sot pour bouder contre les avantages que tu dédaignes.

« Ce Julien Trassey, dont vous avez dû plus d’une fois entendre le nom au cours de mon récit, est le fils d’un cousin de Mme Maudhuy, capitaine retraité presque sans fortune. Devenue veuve, sa mère habitait, moitié par charité, je pense, un petit corps de logis appartenant à la maison Maudhuy, et Julien, de l’âge de Charles environ, faisait alors ses études au collège de Châlon-sur-Saône.

« Cette menace de mon beau-frère s’est réalisée ; il est homme de parole, met à exécution tout ce qu’il annonce, et après tout, je dois rendre hommage à la façon dont il honora sa défaite dans son débat contre mon fils. Après s’être mis dans une colère atroce, et m’avoir reproché tour à tour ma faiblesse maternelle, ma vanité, ma morgue contre les gens et les choses de la campagne, il sortit pour se rafraîchir la tête par une promenade dans son jardin. Quand il reparut, il était calme et me parla sur un autre ton :

« — Ma sœur, me dit-il, puisqu’il est entendu que vous me quittez dans trois jours pour retourner à Paris, nous avons un compte à régler ensemble. Votre fils, ce jeune homme important qui promet de faire votre fortune et qui veut s’en charger à lui tout seul, ne gagnera pas dès la première année de quoi faire aller votre ménage sur le pied habituel.

« Je crus qu’il allait m’humilier par un secours accompagné de ses railleries habituelles et je lui répondis que j’étais résignée à me priver des petites aises dont j’avais joui jusque-là. J’entrais même dans le détail, quand il m’interrompit brusquement :

« — Ta, ta, ta ! Je vous répète que nous avons un compte à régler ensemble et voici lequel… Notre prétention, à nous autres Maudhuy, notre unique gloriole, c’est de ne rien devoir à autrui, de ne faire tort à qui que ce soit. C’est cette idée qui a soutenu mon frère Louis dans son malheur. Mais sa mort vous a fait du tort, à vous… Voyons, ne pleurez pas. Il s’agit de raisonner affaires. Oui, au point de vue matériel, sa mort a été une faillite à votre égard. Votre dot a été englobée dans les pertes qu’il a faites à Mâcon ; mais il vous en servait les revenus, et au delà, par ses appointements. Ses économies, le petit capital qu’il a su conserver, je ne le compte que pour ce qui a pu lui rester de sa fortune personnelle. Donc, mon frère, et, à son défaut, la famille Maudhuy que je représente vous doit les revenus de votre dot. Je vais passer chez mon notaire un acte qui vous les assurera, ma vie durant, et vous les toucherez par quartiers à Paris. Quand je ne serai plus de ce monde, on verra à combiner la chose autrement ; mais nous avons le temps de penser à cela. Ce qui importe, c’est d’arranger cette affaire du mieux possible quant au présent.

…… Bon ! vous voulez vous en défendre d’abord, puis me remercier. Inutile des deux côtés. Je ne suis pas un bienfaiteur, moi, je n’ai même aucun plaisir à débourser de l’argent que je ne dois pas, mais j’ai promis à Louis, voyez-vous, d’être juste à votre égard. L’affaire sera faite demain. Quant à votre fils, il a de la chance de s’appeler Maudhuy, et d’être peut-être le dernier de ce nom, car l’on ne sait qui vit ni qui meurt dans ces pays lointains d’Amérique.

« Voilà comment nous quittâmes Sennecey et depuis, bien que Cécile et moi nous ayons gardé l’habitude d’écrire de temps en temps à M. Maudhuy, nous n’avons plus osé solliciter de l’aller voir. Dans ses rares et courtes réponses, il ne nous y a jamais engagées… Vous savez maintenant, monsieur Develt, quels sont nos rapports avec notre vieux parent, et si vous faites des conjectures à son sujet dans les insomnies que vous prévoyez pour cette nuit, elles auront du moins une base. Mais pour nous résumer, je vous demanderai, à M. Langeron et à vous, s’il est bon d’expédier à Châlon-sur-Saône ce second télégramme qui était destiné à arrêter le voyage sollicité par le premier ?

Il y eut un léger débat sur ce point. M. Langeron opinait pour l’envoi du télégramme ; il conseillait même d’y joindre, sans économiser, le nombre de mots nécessaires à expliquer l’inopportunité, l’imprudence d’une apparition à Sennecey.

Albert Develt convenait de la sagesse de cet avis mais il connaissait le naturel vif de Charles et certifiait que son ami passerait outre.

Mme Maudhuy, indécise, flottait entre les deux opinions.

— Mademoiselle, dit enfin le jeune homme à Cécile qui avait jusque-là dessiné sur son album, sans laisser voir autrement que par quelques jeux de physionomie les impressions variées que lui avait faites le long récit de sa mère, mademoiselle, si vous nous disiez votre idée personnelle sur le sujet qui nous embarrasse, peut-être y trouverions-nous la solution que nous cherchons.

— Je ne puis donner que mon appréciation personnelle, répondit Cécile de sa voix claire et franche, et sans avoir la prétention de l’ériger en avis. Je crois que j’aurais beaucoup de peine, me trouvant si près de mon oncle malade, à m’en retourner froidement à Paris sans être allée l’embrasser. Si vous m’objectez je ne sais quelle crainte de compromettre un héritage, j’ajoute que cette idée de l’argent, qui est appelée à glacer les impulsions naturelles du cœur, est une chose odieuse et qui me répugne.

— C’est parler, avec vos vingt ans, comme une petite fille qui n’entend rien aux choses de la vie, dit M. Langeron qui tapota, du revers de sa main, la joue de Cécile, animée par la vivacité de sa réponse.

— C’est parler comme les anges parleraient s’il en était parmi nous, dit Albert Develt avec un léger trémolo dans la voix, et une intention d’extase sur sa physionomie.