Un pédagogue anglais au XVIe siècle
Un pédagogue anglais
au XVIe siècle
Roger Ascham, l’auteur du Schoolmaster, est peu connu, même dans son pays natal. En France, un petit nombre d’initiés seulement lisent et apprécient l’ouvrage qui, à la fin du xvie siècle, a fait sa réputation. Ce petit livre méritait pourtant un meilleur sort. Les érudits y trouvent un spécimen parfait de cette prose de l’époque, à la fois naïve et recherchée, que caractérise si bien l’adjectif anglais « quaint ». Aux curieux, il offre une sorte d’intérêt archéologique, en leur montrant ce qu’était à sa naissance cette pédagogie anglaise que devaient illustrer plus tard des hommes comme le Dr Arnold et Herbert Spencer. Enfin, à un point de vue plus spécial, et — ce qui n’est pas à dédaigner — plus pratique, ce petit traité d’éducation répond à un besoin et à une préoccupation de notre époque : une grande partie de l’ouvrage, en effet, est consacrée à une question aujourd’hui toute d’actualité ; je veux parler de l’enseignement des langues, qui, depuis quelques années, a pris à Juste titre un grand développement dans notre pays.
En même temps que cette étude prenait de nos jours une extension nouvelle, le mode d’enseignement aussi se perfectionnait. Les professeurs d’anglais et d’allemand comprenaient que les méthodes jusqu’alors en usage n’étaient plus suffisantes pour suivre les progrès d’une branche de l’éducation dont l’importance allait toujours croissant, dont les applications pratiques se multipliaient sans cesse. Ils s’appliquèrent à trouver de nouveaux procédés, à les comparer entre eux, à choisir ceux qui s’appliquaient le mieux aux circonstances particulières où se trouvaient élèves et professeurs, au but qu’il fallait atteindre : la pédagogie des langues vivantes était née.
Or, à l’heure actuelle, où personne ne songe plus à contester l’utilité d’une science de l’éducation en général, d’une science de la linguistique en particulier, il est intéressant de jeter un coup d’œil en arrière, et de voir avec quelle puissance d’intuition, presque de divination, Ascham a su prévoir les progrès qui devaient s’accomplir plusieurs siècles après lui ; de retrouver en germe dans son œuvre des idées qui sont aujourd’hui monnaie courante, voire même des procédés qui sembleraient peut-être encore à nos contemporains d’ingénieuses innovations, et qui pourraient fournir d’utiles indications pratiques à nos professeurs de langues. Mais pour bien se pénétrer du génie d’Ascham et de la portée de son œuvre, il est nécessaire de connaître un peu la vie de l’écrivain et les circonstances dans lesquelles le Schoolmaster fut composé.
Roger Ascham naquit dans le Yorkshire en 1515. Sa toute première éducation fut dirigée par un homme de cœur et de savoir, Sir Humphrey Wingfield, dont il parle à plusieurs reprises dans ses œuvres, et toujours avec une reconnaissance émue. « Ce digne homme, nous dit Ascham, s’est toujours plu à avoir en sa maison beaucoup d’enfants qu’il y instruisait, et dont j’étais le camarade. »
Les impressions d’enfance ont souvent une influence décisive sur notre vie tout entière, et ce furent peut-être les conversations et l’exemple de Sir Humphrey Wingfield qui inspirèrent à son élève l’amour de l’enseignement. Quoi qu’il en soit, le jeune Roger, après avoir rapidement et brillamment obtenu ses grades à l’Université de Cambridge, se trouva à vingt et un ans « lecturer » ou maître de conférences pour l’enseignement du grec à l’Université où il venait d’achever ses études ; il occupa en outre, de 1539 à 1541, le poste de « lecturer » pour les mathématiques.
En 1548 Ascham fut nommé professeur de grec de la princesse Elisabeth ; celle-ci fut si enchantée de son précepteur que, devenue reine d’Angleterre dix ans plus tard, elle lui conserva ses fonctions, en y joignant celles de secrétaire latin de la reine. Elle lui fit même l’honneur de le regretter quand il mourut, et de déclarer qu’elle « eût mieux aimé perdre dix mille livres que de le perdre ». Dans la bouche d’Élisabeth, une telle phrase témoigne d’une bienveillance peu commune envers son protégé.
Elle n’attendit pas, d’ailleurs, que Roger Ascham fût mort pour rendre justice à son mérite, et souvent elle l’autorisait, comme fonctionnaire de la cour, à dîner au château de Windsor. C’est à l’un de ces dîners, où Ascham se trouvait en compagnie de Sir William Cecil, secrétaire principal de la reine, et de Sir Thomas Sackville, qu’eut lieu une conversation à laquelle le Schoolmaster doit sa naissance.
Les convives s’entretenaient d’un incident qui avait eu lieu à l’institution de Eton peu de jours auparavant. Plusieurs élèves, menacés de châtiments corporels, s’étaient enfuis de l’école : « Sur quoi, nous dit Ascham dans la préface de son livre, Monsieur le Secrétaire saisit cette occasion pour exprimer le désir que les maîtres d’école missent dans l’usage des corrections plus de discrétion qu’ils n’ont coutume de Île faire communément. » — La conversation continua quelque temps sur ce sujet, les uns défendant, les autres blâmant l’usage des punitions corporelles. Ascham s’abstint d’abord de donner son opinion, « car en si bonne compagnie », dit-il avec cette modestie charmante qui le caractérise, « j’ai coutume de me servir plus volontiers de mes oreilles que de ma langue. » Pourtant, Sir William Cecil le priant de faire connaître son avis, Ascham déclara que « les enfants sont plutôt attirés vers la science par l’affection qu’ils n’y sont menés par les coups ». (Sooner allured by love, than driven by beating, to atteyne good learning.)
Le dîner fini, Sir Richard Sackville, qui avait écouté Ascham avec beaucoup d’intérêt, le prit à part, le félicita de la manière dont il avait défendu ses idées, idées que Sir Richard partageait entièrement. Il ajouta que lui-même avait eu à se plaindre d’un précepteur qui, en le maltraitant dans son enfance, lui avait fait perdre le goût de l’étude, et exprima le désir d’éviter le même malheur à son petit-fils, Robert Sackville. À cet effet il pria Ascham de vouloir bien rédiger un petit traité d’éducation à l’usage des enfants et des jeunes gens : telle fut l’origine du Schoolmaster. Page:Revue pédagogique, second semestre, 1901.djvu/470 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1901.djvu/471 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1901.djvu/472 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1901.djvu/473 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1901.djvu/474 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1901.djvu/475 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1901.djvu/476 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1901.djvu/477 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1901.djvu/478 Page:Revue pédagogique, second semestre, 1901.djvu/479 sorte que ce qui a jusqu’ici été tenté en cette matière ; contenant un petit nombre de règles fixes auxquelles s’appliqueraient nombre d’exemples recueillis parmi les auteurs les plus choisis dans les deux langues… Composer un tel ouvrage serait plus agréable que difficile ; il serait d’un grand profit à tous ceux qui le liraient, et vaudrait de grands éloges et des remerciements bien mérités à qui voudrait l’entreprendre. »
Ne voit-on pas là en germe ces livres de « morceaux choisis » annotés, d’un usage si commun aujourd’hui dans nos classes ? L’ouvrage dont Ascham esquisse le projet est même un livre de « morceaux choisis » d’un genre particulier, destiné à servir de complément au livre de grammaire, et qui, je crois, n’existe pas encore parmi nos manuels de langues vivantes. Ascham a donc ici, non seulement prévu, mais dépassé le progrès moderne.
Enseignement varié, attrayant, où se combinent et s’harmonisent dans unc juste proportion la théorie et la pratique ; enseignement plein de vie, de bonhomie, de douceur : tel est le caractère de la méthode indiquée dans le Schoolmaster. Ce petit livre en est à la fois un exposé et une application, car il est d’une lecture facile, attrayante, « alluring » comme son enseignement lui-même. On le lit en souriant, on le quitte à regret, un peu comme on quitte un ami ; et c’est en effet un ami qui vient de vous parler, un ami au cœur très large, qui vous veut du bien et qui veut que vous en fassiez à d’autres. Lecture saine et réconfortante, qui fait naître quelques bonnes idées en notre intelligence, quelques bons sentiments en notre cœur.
Et c’est pourquoi Ascham sera toujours sympathique, pourquoi son petit livre n’a pas vieilli et sera d’un intérêt toujours actuel. Qu’on le lise en curieux ou en disciple, qu’on y cherche une relique du passé qui est en même temps une prophétie du présent, de l’avenir peut-être, ou qu’on y étudie d’utiles procédés pour nos classes de langues, toujours Ascham aura droit de notre part à tous, élèves, étudiants ou professeurs, à la même attention, à la même reconnaissance.
Professeur agrégée de l’Université.