Un pénitencier indigène en Algérie

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Un Pénitencier indigène
sur le territoire militaire du Sud algérien
I
un convoi de détenus indigènes. — sur la route de l’ « enfer du djebel-amour ». — la police d’un cercle saharien. — justice rapide.

Il y a peu de temps encore, au retour d’une longue et triste campagne d’hiver dans l’extrême Sud algérien, la colonne dont je faisais partie rejoignit à quelques kilomètres de Laghouat une petite troupe d’Arabes qu’entourait une escorte de spahis armés. L’aspect des gens qu’on conduisait ainsi était des plus lamentables. Des cordes aux poignets, pieds nus, en haillons pour la plupart, ils étaient là une dizaine, au milieu du cercle des cavaliers qui les poussaient en avant. Un de ces malheureux, dont le grand âge appesantissait la marche, suivait en arrière, les mains attachées à la queue du cheval de son gardien, et il allait, péniblement, tête basse, sans un mot de révolte, farouche et résigné. Nous les revîmes une dernière fois, le jour suivant, à l’étape de Sidi-Makhlouf où ils étaient arrivés quelques heures avant nous. Les spahis les avaient laissés seuls, au milieu de la cour du caravansérail tout blanc de soleil : réunis trois par trois, les bras attachés derrière le dos, les jambes liées, ils demeuraient accroupis, et, un pain de troupe entre les genoux, ils dévoraient, mordant à même, goulûment.

Nous étions habitués dès longtemps à trop de cruautés pour nous émouvoir d’un tel spectacle, et nous restâmes indifférents. Dans notre pensée, à en juger par l’extrême rigueur avec laquelle on les traitait, ce devaient être quelques bandits des steppes, coupables des pires forfaits, qu’on menait à Alger rendre compte à la justice de crimes qu’ils ne tarderaient pas à expier. Nous nous trompions. Malgré leur malheureux état et malgré le mépris que leur misère avait pu inspirer à quelques-uns de mes compagnons, ces Arabes n’étaient ni des criminels ni des malfaiteurs, et le crime du plus grand nombre d’entre eux était de s’être trouvés sur le passage de quelque autorité de « bureau arabe » à une époque où la ferme de Tadmit — « Enfer du Djebel-Amour », comme l’appela un jour devant moi un vieil indigène qu’on y menait ainsi au mépris de toute justice — manquait de bras. Ce que j’avais déjà vu moi-même dans le convoi de Sidi-Makhlouf, et les vagues indications qui m’avaient été données sur cette ferme de Tadmit dont le nom seul est un objet de terreur pour les indigènes, avaient irrité ma curiosité. Je voulus m’enquérir, interroger quelques colons, mais l’accès de Tadmit est difficile, et bien peu d’Européens, en dehors de l’élément militaire, ont été admis à y pénétrer. C’est à peine si j’avais pu recueillir çà et là quelques renseignements imprécis sur cet « Enfer » qui n’a d’égal en horreur dans ces régions méridionales, me dit-on, que la caserne à laquelle les habitants de la ville de Djelfah ont donné — et pour cause — le nom d’ « Abattoir de Djelfah »[1].

Mais voilà que, dans la suite, les circonstances m’obligèrent à reprendre le chemin du Sud : je fus admis à pénétrer à mon tour dans l’ « Enfer du Djebel-Amour », et j’y demeurai quelques mois (1893-1894). Ce dont je fus là le témoin dépassa ce que mon imagination m’avait laissé entrevoir. Et à l’heure où j’écris ces lignes, il m’arrive encore de douter de moi-même, et je me demande comment je pus, si longtemps, assister au spectacle de tant d’inutiles et de froides cruautés.

L’Algérie, on le sait, est divisée en trois parties administratives bien distinctes. L’une, de peu d’importance relativement à la grande étendue du territoire algérien, comprend les territoires civils soumis aux lois ordinaires de la métropole. Là, l’administration et la justice sont purement civiles, et, sauf quelques règlements locaux, quelques arrêtés particuliers de maires, certaines dispositions spéciales aux mœurs et aux coutumes musulmanes et quelques légères différences de procédure, les indigènes, comme les Européens, sont régis par nos codes français et dépendent de la juridiction de nos tribunaux habituels[2]. Les deux autres parties comprennent tout le reste de la colonie, et forment les territoires mixtes et les territoires militaires, divisés eux-mêmes en cercles placés sous le contrôle et l’autorité des généraux commandant les subdivisions militaires dont ces cercles font partie. Les cercles, dirigés par des bureaux arabes composés d’officiers de différents grades, correspondent à peu près, comme valeur administrative, aux communes des territoires civils, avec cette différence que les autorités militaires y remplissent exclusivement, à l’égard des indigènes, les fonctions administratives, civiles et judiciaires, et que la population indigène dépend de la juridiction spéciale des conseils de guerre siégeant aux chefs-lieux des trois départements algériens.

Mais, à côté de ces tribunaux militaires jugeant en matière criminelle ou correctionnelle, les bureaux arabes peuvent aussi connaître de tous les délits de simple police, de toutes les infractions aux règlements qu’ils ont édictés, de toutes les fautes contre la discipline commises par les indigènes dans le ressort du cercle. Et c’est là que commencent les abus.

Le pouvoir dont disposent ainsi les bureaux arabes est formidable, étant donnée la nature des fautes qu’ils ont à réprimer. L’officier commandant le bureau peut infliger jusqu’à deux mois d’emprisonnement et 100 francs d’amende, là où une même faute, sur le territoire civil, eût motivé à peine une contravention de simple police. Mais ici plus de formes, plus d’enquête, plus de procédure, aucune de ces garanties que peut laisser un tribunal régulier, nul contrôle en dehors de celui du général commandant la subdivision, qui reçoit périodiquement l’état des peines prononcées par les bureaux arabes, et qui peut encore, de son plein gré, porter ces peines à une année d’emprisonnement et 300 francs d’amende.

C’est au domaine militaire de Tadmit qu’étaient envoyés les indigènes condamnés par les bureaux arabes de la subdivision de Médéah. Tadmid forme un petit territoire de quelques kilomètres d’étendue, placé dans les dépendances du cercle de Laghouat. Sa situation au pied du versant est du Djebel-Amour et le cours d’eau qui l’arrose en font une région exceptionnellement fertile où tout vient à souhait. À proximité de Djelfah et de Laghouat, c’était pour les officiers des bureaux arabes de ces deux villes un admirable grenier d’abondance où ils puisaient sans compter lait et beurre frais (choses presque introuvables en ces régions), fromages, volailles, légumes et autres comestibles. Le fourrage qu’on y récoltait, approvisionnait une partie de nos postes sahariens. Puis, Tadmit était en même temps un agréable rendez vous de chasse où les officiers des cercles environnants se réunissaient fréquemment. Le lièvre et la perdrix y pullulent, et je me souviens que deux officiers de Laghouat, venus pendant mon séjour à l’établissement, tuèrent en une seule journée une telle quantité de perdrix, que les doubles sacoches et les filets à fourrages des quatre spahis qui les avaient escortés ne suffisaient à contenir le gibier. Mais, par contre, quelque temps après, un des disciplinaires détachés à Tadmit fut surpris par son chef de détachement, le sergent Coulomb, au moment où il rapportait à la ferme une perdrix, prise je ne sais comment ; il fut mis incontinent sous le tombeau[3], et puni par le bureau arabe de Laghouat de quinze jours de prison dont huit de cellule. Cette punition fut portée à trente jours par le général de la subdivision, et le commandant du cercle fit prévenir les hommes de la garnison de Tadmit que tous ceux d’entre eux qui seraient convaincus de s’être livrés à la chasse sur le territoire militaire seraient punis désormais de soixante jours de prison dont quinze de cellule.

On admettra facilement que le bureau arabe de Laghouat eût tout intérêt à entretenir avec soin l’ « Enfer du Djebel-Amour », et à ne pas refuser au sous-officier qui dirigeait cet établissement les bras nécessaires selon les différentes époques de l’année agricole. C’est à ce bureau arabe, d’où il dépendait directement, que le sous-officier directeur s’adressait chaque fois qu’il croyait avoir besoin d’augmenter son personnel. Cette demande de travailleurs était presque toujours suivie d’une recrudescence de délits et d’infractions parmi les indigènes du cercle, et conséquemment d’un prompt envoi de condamnés à la ferme de Tadmit. Cette coïncidence serait curieuse si le hasard seul y avait présidé. Mais en ces temps de labeurs urgents, la consigne est donnée, et toutes les autorités du cercle — officiers, agents de police, caïds, aghas, etc. — s’appliquent de leur mieux en ces rafles intéressées. Les motifs de propos offensants et de paroles grossières à l’égard des officiers de la ville arrivent alors nombreux au bureau, qui n’a plus qu’à opérer un judicieux triage. J’ai vu moi-même, un jour, un officier de Laghouat réveiller d’un coup de pied un Arabe qui somnolait, à l’heure de la méridienne, au seuil de son gourbi, et l’envoyer aussitôt, sans motif plausible, à la permanence. La permanence est un petit café maure où l’on mène, au fur et à mesure, les délinquants qui doivent comparaître le lendemain devant la juridiction du bureau arabe. Chaque matin, à l’heure du rapport, l’officier qui dirige le bureau fait comparaître devant lui, s’il le juge à propos, les contrevenants, et sévit selon les besoins du moment.

Non que je prétende que les bureaux arabes n’aient pas à réprimer quelquefois de véritables délits, de réelles infractions ; mais, presque toujours, la répression est disproportionnée à la faute. Le plus souvent, tout dépend de l’habileté avec laquelle ont été rédigées, sur la plainte ou sur le procès-verbal, les circonstances du délit, et telle réponse faite à un officier avec de la simple mauvaise humeur deviendra fréquemment, sur cette plainte, parole d’outrage ou d’injure. Cette habileté de rédaction, d’ailleurs, est une des qualités inhérentes à l’état militaire, et il suffit d’avoir servi militairement son pays, pour l’avoir constaté sinon pour en avoir supporté soi-même les conséquences. Et les indigènes le savent si bien qu’il est à remarquer avec quelle attitude humble la plupart adressent la parole à nos chefs militaires et baisent la main que ceux-ci leur tendent ; mais ce que l’on prendrait peut-être chez eux pour de la platitude ou de la bassesse, n’est — qu’on en soit assuré — que légitime prudence. Ils savent aussi que ceux qui tiennent le knout n’ont pas à redouter des plaintes qui, si même elles pouvaient parvenir aux autorités militaires supérieures[4], seraient fort mal accueillies et vaudraient à leurs auteurs de trop cruelles représailles. Ils savent que la révélation de ces faits presque ignorés se heurterait inévitablement à l’indifférence, à la méchanceté ou à l’égoïsme des colons européens qui, il est vrai, ont mille bonnes raisons pour ménager l’autorité militaire, et ne pourraient, sans s’attirer les pires désagréments, s’immiscer dans les affaires des bureaux indigènes. Ils savent qu’en supprimant l’esclavage dans nos colonies nous lui en avons substitué un autre beaucoup plus cruel et beaucoup plus inhumain[5]. Ils savent enfin que les secrets de nos ergastules militaires sont bien gardés, et que pendant longtemps encore la terre d’Afrique saura étouffer les râles qui montent de ses bagnes.

Et quels bagnes ! Qu’on en juge :

II
l’enfer du djebel-amour.

C’est au sud de la province d’Alger, à quelques lieues à l’ouest de la route qui va de Djelfah à Laghouat, et à deux jours de marche environ de l’une et de l’autre de ces deux villes. Les steppes s’étendent, arides, mornes et plats, à perte de vue. Seule, à l’extrême horizon, la masse formidable du Djebel-Amour rompt la monotonie triste de ces solitudes. Enfin la plaine se resserre, des rocs surgissent, des crêtes se rapprochent, se précisent, le terrain devient inégal et tourmenté, se soulève en houles capricieuses, et tout d’un coup, du haut d’une dernière côte franchie, des champs apparaissent ; des vergers, de délicieux bosquets de verdure touffue remplacent maintenant l’étendue désertique et rocheuse ; une rivière coule doucement, arrose des prés où paissent, à l’ombre de grands arbres, de nombreux troupeaux. Un peu à l’écart, au sommet d’une petite éminence adossée à la montagne, des bâtiments s’érigent, encadrés d’une longue ceinture de murailles percées de meurtrières et flanquées de bastions. C’est là la ferme de Tadmit, l’ « Enfer du Djebel-Amour ».

À l’époque où j’y arrivai, Tadmit comptait une quarantaine de détenus indigènes. Mais, quelques jours plus tard, l’effectif s’augmenta brusquement, et de nouveaux condamnés furent amenés par des spahis, dans le même misérable appareil où je les avais rencontrés autrefois sur la route de Sidi-Makhlouf, aussi lamentables, aussi farouchement résignés.

L’établissement était alors placé sous la direction de l’adjudant Royer, du 2e bataillon d’Afrique, et possédait, outre son contingent de détenus indigènes, une petite garnison composée d’une garde de tirailleurs, d’une dizaine de soldats du bataillon d’Afrique, d’un soldat du train des équipages chargé du ravitaillement, et d’une cinquantaine de fusiliers disciplinaires de la 4e compagnie de discipline commandés par le sergent Coulomb et par le caporal Perrin — celui-là même qui fit périr à la queue d’un cheval le disciplinaire Cheymol[6]. Ces militaires étaient préposés à la surveillance des condamnés, à la direction de certains chantiers ou vaquaient aux divers travaux qui exigeaient un apprentissage spécial.

Pour sa garnison, pour les fusiliers disciplinaires eux-mêmes Tadmit était un séjour relativement agréable, un poste envié. Il n’en était pas de même pour les détenus indigènes.

Dès leur arrivée à Tadmit, ces malheureux étaient consciencieusement fouillés, dépouillés de tous les objets de valeur qu’ils avaient pu sauver dans leur détresse, puis, suprême humiliation pour un fils de l’islam, on leur rase la barbe et les moustaches. Plusieurs, même, refusent de se soumettre à cette formalité, ce qui leur vaut, après une assommade à coups de bâton, une mise aux fers immédiate, et, quelques jours plus tard, une aggravation de peine par le bureau arabe de Laghouat.

J’ai assisté à cette opération de la mise aux fers.

C’était alors au sergent Coulomb et au caporal Perrin, aidés du forgeron du détachement et de deux ou trois hommes, qu’incombait ordinairement cette besogne. Malgré les pouvoirs dont il disposait, l’adjudant Royer n’avait pu s’affranchir de toute sensibilité, et s’il lui arrivait parfois de briser quelque canne sur le dos des indigènes, je l’ai vu, en d’autres circonstances, faire preuve à l’égard des détenus de véritables sentiments d’humanité. Il préférait laisser à l’imagination du sergent Coulomb et du caporal Perrin le soin des punitions corporelles et des tortures inédites. Il ne pouvait mieux tomber[7]. Ces deux hommes étaient d’une férocité inouïe, et je doute qu’il y ait jamais eu gardes-chiourme, rôdeurs nocturnes ou valets de bourreaux pour s’entendre comme eux à renverser leur victime, la maintenir, paralyser ses mouvements par des cordes, et lui enfoncer le bâillon dans la bouche. En un clin d’œil, le détenu contre qui la mise aux fers était résolue était ligoté, assommé de coups, puis transporté à la forge. C’est là que le vrai supplice commençait. Tandis que des bras complaisants maintenaient l’homme à terre, d’autres ramenaient les jambes sur l’enclume, et le forgeron rivait aux chevilles deux énormes bracelets de fer qu’il réunissait ensuite par une solide chaîne de quelques centimètres de longueur, souvent même par un simple maillon. Son lourd marteau retombait souvent sur les pieds du patient. Ce forgeron était un fusilier disciplinaire, pourtant, et les souffrances qu’il avait endurées, l’hiver précédent, au camp de Hassi-Inifel[8] où il était demeuré attaché à la « crapaudine » sur le sol nu, pendant trente-cinq jours, le bâillon aux dents, par une température qui à l’heure de midi atteignait quarante degrés à l’ombre, et descendait la nuit au-dessous de zéro, auraient dû le rendre pitoyable aux souffrances des autres. Peut-être était-ce chez lui un irraisonné besoin de représailles.

Près de l’adjudant Royer vivait alors un long vieillard à barbe blanche, à l’aspect minable, vêtu de vieux effets militaires réformés. À travers le bâillement de ses chaussures, les doigts décharnés de ses pieds maigres passaient. Un matin j’ai vu cet homme à la forge, alors qu’on procédait à la mise aux fers d’un indigène. Sous la tige chauffée à blanc que tenait Perrin — durant que le forgeron rivait les anneaux — la peau du patient crépitait, et une odeur atroce de chair brûlée emplissait l’atelier. Le vieillard était là, comme hypnotisé, près de Coulomb et de Perrin qui contemplaient en riant, et à chaque hurlement du torturé, une lueur brillait dans ses yeux et, un étrange petit rictus plissait ses lèvres aux commissures. On m’a dit depuis que cet homme était un ancien aumônier de Laghouat, trop pauvre maintenant pour se nourrir et se vêtir. Le bureau arabe l’avait recueilli par charité ; il recevait des vivres de troupe et des effets militaires de réforme ; tous les étés on l’envoyait villégiaturer à Tadmit où il partageait ses loisirs entre la pêche, la chasse, et le spectacle des tortures auxquelles, presque chaque jour, il pouvait assister.

Certains détenus conservaient ces fers jusqu’à la fin de leur emprisonnement et devaient quand même accomplir les labeurs pénibles de la ferme. L’un d’eux — un grand Arabe sourd-muet du cercle de Laghouat, nommé Abd El Kader — avait ainsi les fers aux pieds depuis onze mois. Le métal des anneaux était entré peu à peu dans ses chairs meurtries et couvertes d’ulcères syphilitiques ; et chaque pas, chaque mouvement arrachaient au misérable une plainte douloureuse. À la fin, pourtant, l’adjudant Royer, apitoyé, le dispensa de se rendre au chantier commun avec ses compagnons, et l’employa à un travail bénin de jardinage.

Les détenus indigènes ne reçoivent ni fourniture de couchage, ni costume spécial. Ils couchent sur le sol nu, et c’est avec les loques qu’ils possédaient à leur arrivée et qu’ils conservent pendant toute la durée de leur détention — sans qu’on leur laisse seulement le loisir de vaquer aux soins de la propreté la plus élémentaire — qu’ils s’abritent comme ils peuvent contre les rigueurs de la température nocturne. Et ils vivent ainsi des mois, dans la saleté la plus repoussante, rongés par la pire vermine.

Je ne sais comment ces misérables peuvent résister à l’épouvantable tâche qui leur est imposée : de dix-huit à vingt heures de travail par jour. Levés bien avant l’aurore, ils procèdent d’abord aux diverses corvées de nettoyage de la ferme et du casernement, et partent ensuite à leur chantier sous la surveillance de tirailleurs armés dont la consigne est de faire feu à la moindre tentative de fuite. À mon arrivée à Tadmit — on se trouvait alors en plein cœur de l’été — les indigènes étaient employés au curage des fossés de drainage et d’irrigation. Sans répit, sans relâche, dans la vase jusqu’à mi-corps, ils devaient, à l’aide de pelles recourbées, rejeter sur les bords du fossé, au-dessus de leur tête, la boue fétide d’où s’échappaient d’effroyables miasmes. Vers dix heures du matin, la chaleur devenait telle qu’on était obligé de faire rentrer les troupeaux dans les étables, et qu’il était interdit aux militaires de la garnison de sortir des baraquements avant trois heures de l’après-midi. Les indigènes, eux, demeuraient au chantier et continuaient la terrible tâche. La plupart grelottaient de fièvre, plusieurs tombaient. À midi, ils recevaient pour toute pitance la moitié d’un pain de troupe — on lit bien : du pain sec — et c’était là leur seule nourriture jusqu’au soir, au moment où, longtemps après le coucher du soleil, ils quittaient leur besogne et regagnaient la ferme. Leur repas du soir se composait uniquement — quel que fût leur nombre — de la tête bouillie du mouton que l’on tuait chaque matin pour la garnison. Il est vrai que j’ai vu maintes fois les fusiliers disciplinaires, malgré la défense qui leur en avait été faite et les punitions graves qu’ils encouraient s’ils étaient surpris, partager charitablement, en cachette, leurs gamelles avec les condamnés indigènes.

Près des tirailleurs qui gardaient les détenus au chantier, un disciplinaire dirigeait le travail, un bâton à la main. Cet homme sans pitié s’acquittait en véritable garde-chiourme de ses fonctions de surveillant et de délateur. Mais, je dois le dire, ce disciplinaire ainsi que le forgeron étaient profondément méprisés de leurs camarades qui les tenaient en une perpétuelle quarantaine, et l’inhumanité de ces deux êtres faisait, heureusement, parmi les autres fusiliers de discipline, une exception. Impitoyable pour la faiblesse et l’état maladif des condamnés, il refusait à ces parias le moindre moment de repos, frappait cruellement ceux qui l’imploraient, et signalait au sergent Coulomb ceux qui, pendant la journée, avaient montré le moins d’ardeur au travail. Cette délation attirait aux malheureux qui en étaient les victimes une nouvelle et douloureuse correction de la part du sergent et, souvent, une aggravation de peine par le bureau arabe de Laghouat.

Des indigènes, sachant par ouï-dire ou par expérience les formalités de la « fouille » à l’arrivée à Tadmit, parvenaient quelquefois à tromper la surveillance des spahis qui les amenaient, et à dissimuler dans quelque buisson ou dans quelque fossé du domaine, le long du chemin, les valeurs ou les bijoux qu’ils possédaient au moment de leur arrestation. Le disciplinaire connaissait ces habitudes, et, soit par la crainte, soit par des promesses, il arrachait aux détenus le secret des cachettes, et s’appropriait sans scrupule ce qu’elles contenaient[9]. Il me montra un jour des bagues en argent, d’origine touareg et d’un travail très curieux, qu’il avait ainsi obtenues le matin d’un de ses prisonniers par la promesse qu’il lui accorderait, au chantier, quelques moments de repos. Et avec des rires il me conta ensuite de quelle façon il avait tenu cette promesse : il avait assigné la plus rude tâche au prisonnier ; il avait dû le battre pour l’y astreindre, et les coups avaient fait perdre connaissance au malheureux. Le lendemain, l’indigène voulut se plaindre à Coulomb. Voici comment le sergent fit droit à cette réclamation : il obligea le condamné à se déshabiller complètement, puis, après l’avoir ligoté avec des cordes préalablement mouillées, il l’exposa en plein soleil, au milieu de la cour de l’établissement. L’homme resta ainsi quatre jours, les poings liés au-dessus de la tête, les bras raidis et allongés dans le prolongement du corps. Deux énormes essieux de charrette, attachés aux mains et aux pieds, maintenaient le patient sur le sol. Sa chair couverte d’ulcères ne formait qu’une plaie où les mouches faisaient de larges taches noirâtres et grouillantes. Je n’exagère rien, et d’autres, avec moi, ont assisté à ces scènes…

Un jour, las des tortures dont ils étaient les témoins et des brutalités qu’ils avaient eux-mêmes à supporter quelquefois, les fusiliers de discipline du détachement de Tadmit se révoltèrent, refusèrent le travail, et… arborèrent des lambeaux de ceinture rouge sur leurs chantiers. Quelques semaines plus tard, la plus grande partie de ce détachement fut relevée de Tadmit, et envoyée à Laghouat, sous le commandement du sergent Amadei[10].

De toutes les tortures inventées chaque jour par le sergent Coulomb et par le caporal Perrin (actuellement sergent), une des plus cruellement ingénieuses fut la suivante :

Un Arabe (il était âgé de dix-huit à vingt ans) parvint un jour à s’évader de Tadmit, et à gagner, par étapes successives, la ville de Médéah. Son intention était de se présenter au général, à qui il portait, avec ses réclamations et ses doléances, celles de ses compagnons de captivité. Le général ne put — ou ne voulut — l’entendre, et lui infligea, pour cette évasion, une nouvelle peine d’une année d’emprisonnement. L’homme fut ramené aussitôt à l’ « Enfer du Djebel-Amour ». Voici ce qu’imagina alors le sergent Coulomb : Dans la cour principale de la ferme, le long de la porte des latrines, à un mètre environ du sol, il fit sceller dans le mur une chaîne de quelques centimètres de longueur, à laquelle pendait une paire d’anneaux de pedottes. Ces anneaux furent rivés aux chevilles du fugitif dont les reins, de la sorte, reposaient seuls sur la terre, et dont les jambes, maintenues par la chaîne, se balançaient dans le vide. Coulomb défendit d’apporter jusqu’à nouvel ordre la moindre nourriture au prisonnier. Cela dura d’abord huit jours, — huit jours pendant lesquels l’homme demeura ainsi, exposé au soleil ardent de la journée et aux basses températures de la nuit. De temps à autre, Coulomb venait suivre sur la face de sa victime les progrès de la faim et les affres de l’agonie. Mais, à son grand étonnement, le misérable ne paraissait pas trop souffrir de cette privation de nourriture. Le huitième jour — la huitième nuit, plutôt — le sergent surprit un disciplinaire qui apportait à l’indigène un reste de soupe et quelque morceau de pain. Le disciplinaire fut mis sous le « tombeau », et Coulomb plaça en sentinelle, à la porte des latrines, un tirailleur armé. Cela dura huit jours encore. L’homme vivait toujours. Enfin, Coulomb connut le secret de cette endurance extraordinaire qu’il attribuait à un manque de vigilance ou à une complicité des sentinelles. Un matin qu’il s’était levé avant le jour, dans l’espoir de surprendre le factionnaire en défaut, il aperçut le prisonnier qui, sans attirer la méfiance de son gardien, avait pu, en rampant sur le côté, se glisser jusqu’au seuil des latrines, et là, la face contre le sol fétide, cherchait sa nourriture et dévorait (me croira-t-on ?) le produit des incomplètes digestions… Je l’ai vu, et d’autres l’ont vu comme moi.

Qu’est-il advenu de ce misérable ? Je l’ignore. Est-il mort de tortures et de faim ? Combien de temps encore s’est prolongé ce supplice ? Je ne sais. Trois jours plus tard, je quittais Tadmit.

Depuis, au pénitencier de Tadmit, le régime n’a pas changé.

Charles Vallier
  1. Les scènes d’épouvante dont la caserne du bataillon d’Afrique détaché à Djelfah est chaque jour le théâtre ont fait donner à ce lieu, par les habitants de la ville, le nom d’Abattoir de Djelfah. Le soir, à la tombée de la nuit, on perçoit des hurlements, des râles, des cris de détresse, des supplications. Ce sont les sous-officiers du bataillon qui se distraient en visitant les locaux disciplinaires. Un de leurs plaisirs favoris est de se rendre, après le repas du soir, dans les cellules où sont enfermés les punis. On ouvre un premier cachot, et tandis que, dissimulés dans l’ombre, derrière la porte, quelques sergents attendent l’un d’eux s’approche de l’homme détenu, et, pour lui enlever toute méfiance, il engage la conversation, l’interroge sur son passé, sur sa famille, paraît même s’apitoyer devant les rigueurs du règlement. Puis, lorsque le malheureux prisonnier s’amollit, complètement rassuré, tout heureux de trouver dans sa solitude un confident à ses peines alors qu’il ne croyait avoir devant lui qu’un bourreau, l’autre l’étourdit d’un coup de poing en pleine face, et ceux qui attendaient dehors en profitent pour s’élancer. En deux temps, l’homme est ligoté, bâillonné et consciencieusement « passé à tabac ». Cela continue ensuite dans les cellules voisines, et c’est pour les gradés du bataillon d’Afrique un agréable et presque quotidien passe-temps d’agrémenter ainsi de pittoresques soli de nerfs de bœuf le monotone concert de leur existence. Et ils peuvent s’y livrer en toute sécurité, tant ils savent qu’ils n’ont pas à redouter de leurs victimes des réclamations qui ne seraient pas écoutées.
  2. Il ne faudrait pas croire cependant que les indigènes du nord soient pleinement satisfaits de l’autorité civile qu’ils subissent. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire les différents rapports de la Commission sénatoriale chargée, en 1893, d’une enquête administrative dans les communes civiles de l’Algérie. Non pas que cette enquête soit exempte de partialité. La Commission interrogea presque exclusivement les caïds et les aghas. Or, on ne doit pas oublier que ces fonctionnaires sont nommés par le gouverneur général de l’Algérie, et qu’ils émargent au budget de l’État au même titre que les autres fonctionnaires de la colonie. Le caïd reçoit le dixième de l’impôt perçu sur la tribu dont il est le chef. L’Arabe redoute le caïd autant que l’administrateur européen, et la crainte seule des représailles arrête ses plaintes ou ses réclamations.

    Les contraventions et les procès-verbaux pleuvent dru sur les indigènes en pays algérien. M. J. de Lassalle, rédacteur au ministère de la Justice, qui approfondit la question avec plus de clairvoyance que la Commission sénatoriale, écrit dans son rapport sur le Régime administratif en Algérie que « l’administrateur est maître d’abuser aussi souvent qu’il lui plaira de son droit de punir ». Et, à propos de certaines dispositions légales à l’égard des indigènes, il ajoute qu’ « il n’est pas un Arabe qu’un administrateur ne puisse faire emprisonner quand il le voudra ».

    Pourtant, circonstance qui pourrait étonner, il arrive le plus souvent que les poursuites qui devraient résulter de ces contraventions soient arrêtées en chemin. Mais, loin d’être favorable, cette issue coûte le plus souvent fort cher au contrevenant, qui apprend ainsi à ses dépens que rien ne vaut, pour s’entendre, de beaux douros sonnants. Il suffit d’interroger un indigène pour apprendre que caïds, administrateurs, gardes, cadis et juges de paix s’entendent, vis-à-vis de leurs justiciables, comme justiciers en foire. Aussi, en désespoir de cause, l’Arabe résigné se laisse-t-il tondre patiemment, — à moins que, comme à Margueritte…

  3. Petit abri en toile réservé aux disciplinaires punis. Le tombeau est une peine redoutée. Son exiguïté est telle, que l’homme y est condamné à une immobilité presque complète. Le tombeau est dressé sur le sol nu, et mesure environ 1 m. 50 en longueur sur 0 m. 40 en hauteur et 0 m. 50 en largeur.
  4. Les indigènes ne peuvent quitter leur tribu sans une autorisation spéciale émanant du général. Ils ne peuvent écrire aux autorités militaires sans passer par la voie hiérarchique. Il est donc probable que leur lettre serait interceptée avant d’arriver à destination.
  5. À l’heure actuelle, dans la Guinée française (territoire civil pourtant), nos troupes parcourent les villages, réquisitionnent de force les habitants indigènes, les ramènent entre deux haies de baïonnettes sur les chantiers de construction du chemin de fer qui doit relier Konakry à Farabanah, sur le Niger, et assomment à coups de crosse ceux qui refusent de travailler. Un grand nombre de noirs se font tuer ou parviennent à s’échapper. Des faits sont récents et il me serait facile de clouer des noms de bourreaux au pilori. Cette façon d’agir diffère peu de celle des bureaux arabes : elle n’a en moins que l’hypocrisie de la forme judiciaire.
  6. Malgré la campagne faite par la presse autour de ce crime, l’affaire fut étouffée. Perrin ne fut pas inquiété et continua son service à la compagnie. Aux autorités qui exigeaient une enquête et des poursuites, le capitaine Chérageat qui commandait alors la 4e compagnie de discipline, répondit qu’il prenait tout sous sa responsabilité.

    Le nom des Perrin, d’ailleurs, est tristement connu dans la province d’Alger, et si le caporal Perrin, de la 4e compagnie de discipline, était redouté de tous les disciplinaires de la compagnie, le lieutenant Perrin, son frère, ne l’était pas moins des condamnés de l’atelier de travaux publics de Ténès, où il commandait une section. Au camp de Bon-Cedraïa, où les condamnés de cet atelier étaient employés à la construction du chemin de fer de Berrouaghia à Laghouat, j’ai vu cet officier entrer dans la tente où les punis — les fers aux pieds et aux mains et le bâillon dans la bouche — râlaient, et profiter de leur impuissance pour les frapper tour à tour, longuement, cruellement, du stick qu’il tenait à la main. Cela se renouvelait plusieurs fois par jour. Un de ces misérables, nommé Adam, était là aux fers, depuis 94 jours, et depuis 94 jours il subissait quotidiennement les insultes et les cruautés du lieutenant Perrin. Adam était un ancien soldat de la légion étrangère, condamné une première fois à dix ans de travaux publics pour outrages envers un supérieur ; un certain nombre d’évasions successives lui avaient encore valu chaque fois de nouvelles condamnations à cinq ans de la même peine. Le total des années de travaux publics qu’il avait alors à accomplir dépassait quarante ans. Mais, trop affaibli maintenant pour risquer une évasion et désespérant de jamais échapper à ses bourreaux, il résolut de se livrer à une voie de fait sur un de ses chefs afin de se faire condamner à mort. C’était pour lui le seul moyen de fuite. Un jour qu’on lui avait enlevé son bâillon et que le lieutenant Perrin le frappait ainsi à coups de cravache, il cracha au visage de l’officier. Il ne fut même pas poursuivi. Sans doute le lieutenant Perrin avait-il d’excellentes raisons pour ne pas établir de plainte. Peut-être, aurai-je l’occasion de revenir sur ce qui, dans la suite, arriva à cet homme et sur l’extraordinaire série de ses souffrances.

  7. J’apprends qu’un sergent Coulomb récemment libéré de la 4e compagnie de fusiliers de discipline, et retiré aux environs de Bou-Medfah (province d’Alger) vient d’être nommé à un poste de surveillant dans un bagne de travaux forcés. Nul doute que ce soit le même.
  8. Hassi-Inifel est un point avancé du Sahara algérien, en plein steppe sablonneux et désert. Au mois de décembre 1892, lorsqu’y arriva pour la première fois une colonne militaire commandée par le capitaine du génie Lallemand, un chamelier accroupi — seul être vivant rencontré depuis des jours — auprès du puits — seul monument qui indiquât l’emplacement d’Hassi-Inifel — somnolait pacifiquement. C’est autour de ce puits que la colonne établit ses tentes. Quelques semaines plus tard, certains journaux de France parvinrent au détachement de Hassi-Inifel. Ils portaient en manchette :

    La France au Touat. — Prise de Hassi-Inifel par les troupes françaises

    La colonne, composée de disciplinaires, de soldats du génie, de chasseurs du bataillon d’Afrique et de quelques soldats de la section des subsistances militaires, devait bâtir là un fort qui servirait plus tard de trait d’union entre El-Goléah et In-Salah. Le détachement des disciplinaires était commandé par le sergent Paoli, de la 4e compagnie de discipline, assisté d’un certain nombre d’autres sergents et de caporaux de la même compagnie. Les souffrances endurées par les disciplinaires pendant les six longs mois que dura cette campagne sont au-dessus de tout ce que l’on peut imaginer. Chaque jour des hommes râlaient, pris par les fièvres, rongés par le scorbut. La colonne n’avait point de médecin, et la visite médicale était passée par le capitaine Lallemand. Il est aisé de deviner ce que pouvait être une telle consultation. Pour tout remède, le plus souvent, Paoli se contentait de ficeler les malades en une consciencieuse crapaudine, et de les mettre sous le tombeau. Une de ses grandes distractions, le soir, était de hisser, avec l’aide de ses collègues, les hommes ainsi ligotés au sommet d’une haute dune de sable, et de les faire rouler ensuite jusqu’au bas de la pente. Le forgeron dont je parle ici doit en savoir quelque chose.

    C’est la faim aux entrailles que ces parias devaient accomplir le terrible labeur qu’on exigeait d’eux. Un jour, le capitaine Lallemand fit venir d’El-Goléah un cochon qu’il se proposait d’élever pour de prochaines agapes. Il lui fit construire un abri en planches, et là, l’animal trônait, très heureux dans ce petit monde de misères. Chaque soir, un homme de corvée apportait, dans un seau, les eaux grasses réservées pour la pâtée de la bête. Et pourtant, au grand étonnement du capitaine, le cochon, tout comme les hommes, maigrissait à vue d’œil. Une nuit, l’officier eut la clef de cette énigme. Ayant entendu du bruit du côté du toit de la bête, il se leva et vint voir : agenouillés autour de l’auge, une dizaine de disciplinaires dévoraient la pâtée.

    Le lendemain, une sentinelle fut placée en permanence devant l’auge.

  9. Le bruit courait à Tadmit que Coulomb et Perrin, de leur côté, ne reculaient pas devant de tels procédés pour arrondir leurs émoluments, et qu’ils étaient le plus souvent de connivence avec le disciplinaire à qui ils avaient confié la surveillance du chantier indigène. Mais cela, je ne puis l’avancer, mon séjour à Tadmit ayant été trop court pour que j’aie pu m’en apercevoir.
  10. Le nom seul du sergent Amadei répandait la terreur parmi les disciplinaires de la 4e compagnie. Amadei s’était surnommé lui-même le Prince de la brousse et le Pirate du désert. Une de ses formules les plus habituelles en parlant à ses hommes (je l’ai entendue de sa bouche) était la suivante : « Vous êtes tous des salauds et je vous emm… Oui, je vous fais crever de faim, je bois le vin et le café qui vous reviennent et je m’engraisse à vos dépens. Si vous n’êtes pas encore contents, je me charge de vous faire ch… la graisse et pis… le sang… Vous pouvez crier, hurler, je m’en f… Les dunes de sable qui nous entourent n’ont pas d’oreilles, et je suis ici le prince de la plaine… Et puis, après tout, réclamez à qui vous voudrez : au capitaine, au général, au président de la République ; je les emm… tous comme je vous emm… Moi je suis Italien (il était Corse) et je me f…de vous ! »

    Les tortures qu’il savait inventer sont demeurées légendaires, et il ne se bornait pas seulement aux cruautés classiques des compagnies de discipline. Je sais tel homme qu’au camp de Bou-Trifine, il laissa 42 jours sous le tombeau, à la crapaudine (les mains et les pieds attachés ensemble derrière le dos), et entre les dents un bâillon maintenu par des cordes qui, enroulées aux chevilles et aux poignets, attiraient violemment en arrière la tête du malheureux ; puis, toutes les demi-heures, il venait lui-même arroser ces cordes pour maintenir leur tension, et ainsi, peu à peu, elles pénétraient dans les chairs. À l’heure actuelle, l’homme porte encore aux bras, aux poignets et aux chevilles de profondes cicatrices.

    Au moment des repas, Amadei faisait apporter sous le visage du patient une gamelle vide et, auprès, un morceau de pain ; alors il se déculottait, et accroupi au-dessus du récipient, à deux pouces à peine de la face de sa victime, il évacuait. Le soir, enfin, après la tombée de la nuit, il se décidait à débâillonner l’homme, et lui poussait du pied ce pain durci par le soleil de toute une journée et que le pauvre diable, couché sur le ventre, les mains et les pieds toujours attachés derrière le dos était obligé de ronger sur le sol, miette à miette, auprès de la gamelle horrible laissée à dessein par le gradé. Amadei, d’ailleurs, a bien d’autres jeux sur la conscience, et j’y reviendrai. Il est actuellement adjudant.