Un philosophe sous les toits/Chapitre 11

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 207-233).

CHAPITRE XI.
UTILITÉ MORALE DES INVENTAIRES.
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13 novembre, neuf heures du soir. — J’avais bien calfeutré ma fenêtre : mon petit tapis de pied était cloué à sa place ; ma lampe garnie de son abat-jour laissait filtrer une lumière adoucie, et mon poêle ronflait sourdement comme un animal domestique.

Autour de moi tout faisait silence. Au dehors seulement une pluie glacée balayait les toits et roulait avec de longues rumeurs dans les gouttières sonores. Par instants, une raffale courait sous les tuiles qui s’entre-froissaient avec un bruit de castagnettes, puis elle s’engouffrait dans le corridor désert. Alors un petit frémissement voluptueux parcourait mes veines, je ramenais sur moi les pans de ma vieille robe de chambre ouatée, j’enfonçais sur mes yeux ma toque de velours râpé, et, me laissant glisser plus profondément dans mon fauteuil, les pieds caressés par la chaude lueur qui brillait à travers la porte du poêle, je m’abandonnais à une sensation de bien-être avivée par la conscience de la tempête qui bruissait au dehors. Mes regards noyés dans une sorte de vapeur erraient sur tous les détails de mon paisible intérieur ; ils allaient de mes gravures à ma bibliothèque, en glissant sur la petite causeuse de toile perse, sur les rideaux blancs de la couchette de fer, sur le casier aux cartons dépareillés, humbles archives de la mansarde ! puis, revenant au livre que je tenais à la main, ils s’efforçaient de ressaisir le fil de la lecture interrompue.

Au fait, cette lecture, qui m’avait d’abord captivé, m’était devenue pénible. J’avais fini par trouver les tableaux de l’écrivain trop sombres. Cette peinture des misères du monde me semblait exagérée ; je ne pouvais croire à de tels excès d’indigence ou de douleur ; ni Dieu, ni la société ne devaient se montrer aussi durs pour les fils d’Adam. L’auteur avait cédé à une tentation d’artiste ; il avait voulu élever l’humanité en croix, comme Néron brûlait Rome, dans l’intérêt du pittoresque !

À tout prendre, cette pauvre maison du genre humain, tant refaite, tant critiquée, était encore un assez bon logement : on y trouvait de quoi satisfaire ses besoins, pourvu qu’on sût les borner ; le bonheur du sage coûtait peu et ne demandait qu’une petite place !…

Ces réflexions consolantes devenaient de plus en plus confuses…. Enfin mon livre glissa à terre sans que j’eusse le courage de me baisser pour le reprendre, et, insensiblement gagné par le bien-être du silence, de la demi-obscurité et de la chaleur, je m’endormis.

Je demeurai quelque temps plongé dans cette espèce d’évanouissement du premier sommeil ; enfin quelques sensations vagues et interrompues le traversèrent. Il me sembla que le jour s’obscurcissait… que l’air devenait plus froid… J’entrevoyais des buissons couverts de ces baies écarlates qui annoncent l’hiver… Je marchais sur une route sans abri, bordée, çà et là, de genévriers blanchis par le givre… Puis la scène changeait brusquement… J’étais en diligence… la bise ébranlait les vitres des portières ; les arbres chargés de neige passaient comme des fantômes ; j’enfonçais vainement dans la paille broyée mes pieds engourdis… Enfin la voiture s’arrêtait, et, par un de ces coups de théâtre familiers au sommeil, je me trouvais seul dans un grenier sans cheminée, ouvert à tous les vents. Je revoyais le doux visage de ma mère, à peine aperçu dans ma première enfance, la noble et austère figure de mon père, la petite tête blonde de ma sœur enlevée à dix ans ; toute la famille morte revivait autour de moi ; elle était là, exposée aux morsures du froid et aux angoisses de la faim. Ma mère priait près du vieillard résigné, et ma sœur, roulée sur quelques lambeaux dont on lui avait fait un lit, pleurait tout bas en tenant ses pieds nus dans ses petites mains bleuies.

C’était une page du livre que je venais de lire, transportée dans ma propre existence.

J’avais le cœur oppressé d’une inexprimable angoisse. Accroupi dans un coin, les yeux fixés sur ce lugubre tableau, je sentais le froid me gagner lentement, et je me disais avec un attendrissement amer :

— Mourons, puisque la misère est un cachot gardé par les soupçons, l’insensibilité, le mépris, et d’où l’on tenterait en vain de s’échapper ; mourons, puisqu’il n’y a point pour nous de place au banquet des vivants !

Et je voulus me lever pour rejoindre ma mère et attendre l’heure suprême à ses pieds…

Cet effort a dissipé le rêvé; je me suis réveillé en sursaut.

J’ai regardé autour de moi ; ma lampe était mourante, mont poêle refroidi, et ma porte entr’ouverte laissait entrer une bise glacée ! Je me suis levé, en frissonnant, pour la refermer à double tour ; puis, gagnant l’alcôve, je me suis couché à la hâte.

Mais le froid m’a tenu longtemps éveillé, et ma pensée a continué le rêve interrompu.

Les tableaux que j’accusais tout à l’heure d’exagération ne me semblent maintenant qu’une trop fidèle peinture de la réalité; je me suis endormi sans pouvoir reprendre mon optimisme… ni me réchauffer.

Ainsi un poêle éteint et une porte mal close ont changé mon point de vue. Tout était bien quand mon sang circulait à l’aise, tout devient triste parce que le froid m’a saisi !

Ceci rappelle l’anecdote de la duchesse obligée de se rendre au couvent voisin par un jour d’hiver. Le couvent était pauvre, le bois manquait, et les moines n’avaient, pour combattre le froid, que la discipline et l’ardeur des prières. La duchesse, qui grelottait, revint touchée d’une profonde compassion pour les pauvres religieux. Pendant qu’on la débarrasse de sa pelisse et qu’on ajoute deux bûches au feu de sa cheminée, elle mande son intendant, auquel elle ordonne d’envoyer, sur-le-champ, du bois au couvent. Elle fait en suite rouler sa chaise longue près du foyer, dont la chaleur ne tarde pas à la ranimer. Déjà le souvenir de ce qu’elle vient de souffrir s’est éteint dans le bien-être ; l’intendant rentre, et demande combien de chariots de bois il doit faire transporter.

— Mon Dieu ! vous pouvez attendre, dit nonchalamment la grande dame ; le temps s’est beaucoup radouci.

Ainsi l’homme, dans ses jugements, consulte moins la logique que la sensation ; et, comme la sensation lui vient du monde extérieur, il se trouve plus ou moins sous son influence ; il y puise, peu à peu, une partie de ses habitudes et de ses sentiments.

Ce n’est donc point sans motif que, lorsqu’il s’agit de préjuger un inconnu, nous cherchons dans ce qui l’entoure des révélations de son caractère. Le milieu dans lequel nous vivons se modèle forcément à notre image ; nous y laissons, sans y penser, mille empreintes de notre âme. De même que la couche vide permet de deviner la taille et l’attitude de celui qui y a dormi, la demeure de chaque homme peut trahir, aux yeux d’un observateur habile, la portée de son intelligence et les mouvements de son cœur. Bernardin de Saint-Pierre a raconté l’histoire d’une jeune fille qui refusa un prétendu, parce qu’il n’avait jamais voulu souffrir chez lui ni fleurs, ni animaux domestiques ; l’arrêt était sévère peut-être, mais non sans fondement. On pouvait présumer que l’homme insensible à la grâce et à l’humble affection, serait mal préparé à sentir les jouissances d’une union choisie.

14, sept heures du soir. — Ce matin, comme j’allais reprendre la rédaction de mon mémorial, j’ai reçu la visite de notre vieux caissier.

Sa vue baisse, sa main commence à trembler, et le travail auquel il suffisait autrefois, lui est devenu plus difficile. Je me suis chargé d’une partie de ses écritures ; il venait chercher ce que j’avais achevé.

Nous avons causé longuement près du poêle, en prenant une tasse de café que je l’ai forcé d’accepter.

M. Rateau est un homme de sens, qui a beaucoup observé et qui parle peu, ce qui fait qu’il a toujours quelque chose à dire.

En parcourant les états que j’avais dressés pour lui, ses regards sont tombes sur mon mémorial, et il a bien fallu lui avouer que j’écrivais ainsi chaque soir, pour moi seul, le journal de mes actes et de mes pensées. De proche en proche, j’en suis venu à lui parler de mon rêve de l’autre jour et de mes réflexions à propos de l’influence des objets visibles sur nos sentiments habituels ; il s’est mis à sourire :

— Ah ! vous avez aussi mes superstitions, a-t-il dit doucement. J’ai toujours cru, comme vous, que le gîte faisait connaître le gibier ; il faut seulement pour cela un tact et une expérience sans lesquels on s’expose à bien des jugements téméraires. Pour ma part, je m’en suis rendu coupable en plus d’une occasion ; mais quelquefois aussi j’ai bien préjugé. Je me rappelle surtout une rencontre qui remonte aux premières années de ma jeunesse…

Il s’était arrêté; je le regardai d’un air qui lui prouva que j’attendais une histoire, et il me la raconta sans difficulté.

À cette époque, il n’était encore que troisième clerc chez un notaire d’Orléans. Le patron l’avait envoyé à Montargis pour différentes affaires, et il devait y reprendre la diligence le soir même, après avoir fait un recouvrement dans un bourg voisin : mais, arrivé chez le débiteur, on le fit attendre, et lorsqu’il put partir, le jour était déjà tombé.

Craignant de ne pouvoir regagner assez tôt Montargis, il prit une route de traverse qu’on lui indiqua. Par malheur, la brume s’épaississait de plus en plus, aucune étoile ne brillait dans le ciel ; l’obscurité devint si profonde qu’il perdit son chemin. Il voulut retourner sur ses pas, croisa vingt sentiers, et se trouva enfin complétement égaré.

Après la contrariété de manquer le passage de la diligence, vint l’inquiétude sur sa situation. Il était seul, à pied, perdu dans une forêt, sans aucun moyen de retrouver sa direction, et porteur d’une somme assez forte dont il avait accepté la responsabilité. Son inexpérience augmentait ses angoisses. L’idée de forêt était liée, dans son souvenir, à tant d’aventures de vol et d’assassinat, qu’il s’attendait, d’instant en instant, à quelque funeste rencontre.

La position, à vrai dire, n’était point rassurante. Le lieu ne passait point pour sûr, et l’on parlait, depuis longtemps, de plusieurs maquignons subitement disparus, sans qu’on eût toutefois trouvé aucune trace de crime.

Notre jeune voyageur, le regard plongé dans l’espace et l’oreille au guet, suivait un sentier qu’il supposait devoir le conduire à quelque maison ou à quelque route ; mais, les bois succédaient toujours aux bois ! Enfin, il distingua une lueur éloignée, et au bout d’un quart d’heure, il atteignit un chemin de grande communication.

Une maison isolée (celle dont la lumière l’avait attiré) se dressait à peu de distance. Il se dirigeait vers la grande porte de la cour, lorsque le trot d’un cheval lui fit retourner la tête. Un cavalier venait de paraître au tournant de la route et fut, en un instant, près de lui.

Les premiers mots qu’il adressa au jeune homme lui firent comprendre que c’était le fermier luimême. Il raconta comment il s’était égaré, et apprit du paysan qu’il suivait la route de Pithiviers. Montargis se trouvait à trois lieues derrière lui.

Le brouillard s’était insensiblement transformé en une bruine qui commençait à transpercer le jeune clerc ; il parut s’effrayer de la distance qui lui restait à parcourir, et le cavalier, qui vit son hésitation, lui proposa d’entrer à la ferme.

Celle-ci avait un faux air de forteresse. Enveloppée d’un mur de clôture assez élevé, elle ne se laissait apercevoir qu’à travers les barreaux d’une grande porte à claire-voie soigneusement fermée. Le paysan, qui était descendu de cheval, ne s’en approcha point ; tournant à droite, il gagna une autre entrée également close, mais dont il avait la clef.

À peine eut-il franchi le seuil, que des aboiements terribles retentirent aux deux extrémités de la cour. Le fermier avertit son hôte de ne rien craindre, et lui montra les chiens enchaînés dans leurs niches ; tous deux étaient d’une grandeur extraordinaire, et tellement féroces, que la vue du maître lui-même ne put les apaiser.

À leurs cris, un garçon sortit de la maison et vint prendre le cheval du fermier. Celui-ci l’interrogea sur les ordres donnés avant son départ, et se dirigea vers les étables, afin de s’assurer s’ils avaient été exécutés.

Resté seul, notre clerc regarda autour de lui.

Une lanterne posée à terre par le garçon éclairait la cour d’une pâle lueur. Tout lui parut vide et désert. On ne voyait aucune trace de ce désordre champêtre indiquant la suspension momentanée d’un travail qui doit être bientôt repris : ni charrette oubliée là où les chevaux avaient été dételés, ni gerbes entassées en attendant la batterie, ni charrue renversée dans un coin et à demi enfouie sous la luzerne fraîchement coupée. La cour était balayée, les granges fermées au cadenas. Pas une vigne grimpant le long des murs ; partout la pierre, le bois et le fer !

Il releva la lanterne et s’avança jusqu’à l’angle de la maison. Derrière s’étendait une seconde cour où les hurlements d’un troisième chien se firent entendre ; au milieu se dressait un puits recouvert.

Notre voyageur chercha vainement ce petit jardin des fermes, où rampent les potirons bariolés, et où quelques ruches bourdonnent sous les haies d’églantiers et de sureaux. La verdure et les fleurs étaient partout absentes. Il n’aperçut même aucune trace de basse-cour ni de pigeonnier. L’habitation de son hôte manquait de tout ce qui fait la grâce, le mouvement et la gaieté de la vie des champs.

Le jeune homme pensa que, pour donner si peu aux agréments domestiques et au charme des yeux, son hôte devait être bien indifférent, ou bien calculateur, et, jugeant, malgré lui, par ce qu’il voyait, il se sentit en défiance de son caractère.

Cependant le fermier revint des étables et le fit entrer au logis.

L’intérieur de la ferme répondait à son extérieur. Les murs blanchis n’avaient d’autre ornement qu’une rangée de fusils de toutes dimensions ; les meubles massifs ne rachetaient qu’imparfaitement leur apparence grossière par l’exagération de la solidité. Une propreté douteuse et l’absence de toutes les commodités de détail prouvaient que les soins d’une femme manquaient au ménage. Le jeune clerc apprit qu’en effet le fermier vivait seul avec ses deux fils.

Des signes trop certains l’indiquaient, du reste. Un couvert que nul ne se donnait la peine de desservir était dressé à demeure près de la fenêtre. Les assiettes et les plats y étaient dispersés sans ordre, chargés de pelures de pommes de terre et d’os à demi-rongés. Plusieurs bouteilles vides exhalaient une odeur d’eau-de-vie mêlée à l’âcre senteur de la fumée de tabac.

Après avoir fait asseoir son hôte, le fermier avait allumé sa pipe, et ses deux fils avaient repris leur travail devant le foyer. Le silence était à peine interrompu, de loin en loin, par une brève remarque à laquelle il était répliqué par un mot ou une exclamation ; puis tout redevenait muet comme auparavant.

— Dès mon enfance, me dit le vieux caissier, j’avais été très-sensible à l’impression des objets extérieurs ; plus tard, la réflexion m’avait appris à étudier les causes de cette impression plutôt qu’à la repousser. Je me mis donc à examiner beaucoup plus attentivement tout ce qui m’entourait.

Au-dessous des fusils que j’avais remarqués dès l’entrée, étaient suspendus des piéges à loup ; à l’un d’eux pendaient encore les lambeaux d’une patte broyée qu’on n’avait point arrachée aux dents de fer. Le manteau fumeux de la cheminée était orné d’une chouette et d’un corbeau cloués au mur, les ailes étendues et la gorge traversée d’un énorme clou ; une peau de renard, récemment écorché, s’étalait devant la fenêtre, et un croc de garde-manger, fixé à la principale poutre, laissait voir une oie décapitée dont le cadavre tournoyait au-dessus de nos têtes.

Mes yeux, blessés de tous ces détails, se reportèrent alors sur mes hôtes. Le père, assis vis-à-vis de moi, ne s’interrompait de fumer que pour se verser à boire ou pour adresser à ses fils une réprimande. L’aîné de ceux-ci grattait une longue baille dont les raclures sanglantes jetées dans le feu nous enveloppaient, par instant, d’une odeur fétidement douceâtre ; le second aiguisait des couteaux de boucher. Un mot prononcé par le père m’apprit que l’on se préparait à tuer un porc le lendemain.

Il y avait dans ces occupations et dans tout l’aspect de cet intérieur je ne sais quelle brutalité d’habitudes qui semblait expliquer l’aride tristesse de l’extérieur et la compléter. Mon étonnement s’était peu à peu transformé en dégoût, et mon dégoût en malaise. Je ne puis détailler toutes les alliances d’images qui se succédèrent dans mon imagination ; mais, cédant à une invincible répulsion, je me levai en déclarant que j’allais me remettre en route.

Le fermier fit quelques efforts pour me retenir : il parla de la pluie, de l’obscurité, de la longueur du chemin ; je répondis à tout par l’absolue nécessité d’arriver à Montargis cette nuit même, et, le remerciant de sa courte hospitalité, je repartis avec un empressement qui dut lui confirmer la vérité de mes paroles.

Cependant la fraîcheur de la nuit et le mouvement de la marche ne tardèrent pas à changer la direction de mes idées. Éloigné des objets qui avaient éveillé chez moi une si vive répugnance, je sentis celle-ci se dissiper peu à peu. Je commençai par sourire de ma promptitude d’impression ; puis, à mesure que la pluie devenait plus abondante et plus froide, mon ironie se changeait en mauvaise humeur. J’accusais, tout bas, la manie de prendre ses sensations pour des avertissements. Le fermier et ses fils n’étaient-ils pas libres, après tout, de vivre seuls, de chasser, d’avoir des chiens et de tuer un pourceau ? où était le crime ? Avec moins de susceptibilité nerveuse j’aurais accepté l’abri qu’ils m’offraient, et je dormirais chaudement, à cette heure, sur quelques bottes de paille, au lieu de cheminer péniblement sous la bruine ! Je continuai ainsi à me gourmander moi-même jusqu’à Montargis, où j’arrivai vers le matin, rompu et transi.

Cependant lorsqu’au milieu du jour je me levai reposé, j’étais instinctivement revenu à mon premier jugement. L’aspect de la ferme se représentait à moi sous les couleurs repoussantes qui, la veille, m’avaient déterminé à fuir. J’avais beau soumettre mes impressions au raisonnement, celui-ci finissait, lui-même, par se taire, devant cet ensemble de détails sauvages, et était forcé d’y reconnaître l’expression d’une nature inférieure ou les éléments d’une funeste influence.

Je repartis le jour même, sans avoir pu rien apprendre sur le paysan, ni sur ses fils ; mais le souvenir de la ferme resta profondément gravé dans ma mémoire.

Dix années plus tard, je traversais en diligence le département du Loiret. Penché à une des portières, je regardais des taillis nouvellement soumis à la culture, dont un de mes compagnons de voyage m’expliquait le défrichement, lorsque mon œil s’arrêta sur un mur d’enceinte percé d’une porte à claire-voie. Au fond s’élevait une maison dont tous les volets étaient clos et que je reconnus sur-le-champ ; c’était la ferme où j’avais été reçu ! Je la montrai vivement à mon compagnon, en lui demandant qui l’habitait.

— Personne pour le moment, me répondit-il.

— Mais n’a-t-elle point été tenue, il y a quelques années, par un homme et ses deux fils ?

— Les Turreau, dit mon compagnon de route en me regardant ; vous les avez connus ?

— Je les ai vus une seule fois.

Il hocha la tête.

— Oui, oui, reprit-il ; pendant bien des années ils ont vécu là comme des loups dans leur tanière ; ça ne savait que travailler la terre, tuer le gibier et boire. Le père menait la maison : mais des hommes tout seuls, sans femmes pour les aimer, sans enfants pour les adoucir, sans Dieu pour les faire penser au ciel, ça tourne toujours à la bête féroce, voyez-vous ; si bien qu’un matin, après avoir bu trop d’eau-de-vie, il paraît que l’aîné n’a pas voulu atteler la charrue ; le père l’a frappé de son fouet, et le fils, qui était fou d’ivresse, l’a tué d’un coup de fusil.

Le 16 au soir. — L’histoire du vieux caissier m’a préoccupé tous ces jours-ci ; elle est venue s’ajouter aux réflexions que m’avait inspirées mon rêve.

N’ai-je point à tirer de tout ceci un sérieux enseignement ?

Si nos sensations ont une incontestable influence sur nos jugements, d’où vient que nous prenions si peu de souci des choses qui éveillent ou modifient ces sensations ? Le monde extérieur se réflète perpétuellement en nous comme dans un miroir et nous remplit d’images qui deviennent, à notre insu, des germes d’opinion ou des règles de conduite. Tous les objets qui nous entourent sont donc, en réalité, autant de talismans d’où s’exhalent de bonnes et de funestes influences. C’est à notre sagesse de les choisir pour créer à notre âme une salubre atmosphère.

Convaincu de cette vérité, je me suis mis à faire une revue de ma mansarde.

Le premier objet sur lequel mes yeux se sont arrêtés est un vieux cartulaire provenant de la plus célèbre abbaye de ma province. Déroulé avec complaisance, il occupe le panneau le plus apparent. D’où vient que je lui ai donné cette place ? Pour moi, qui ne suis ni un antiquaire, ni un érudit, cette feuille de parchemin rongée de mites devrait-elle avoir tant de prix ? ne me serait-elle point devenue précieuse à cause d’un des abbés fondateurs, qui porte mon nom, et n’aurais-je point, par hasard, la prétention de m’en faire, aux yeux des visiteurs, un arbre généalogique ? En écrivant ceci je sens que j’ai rougi. Allons, à bas le cartulaire ! reléguons-le dans mon tiroir le plus profond.

En passant devant ma glace, j’ai aperçu plusieurs cartes de visites complaisamment étalées le long de l’encadrement. Par quel hasard n’y a-t-il là que des noms qui peuvent faire figure ?… Voici un comte polonais… un colonel retraité… le député de mon département… Vite, vite, au feu ces témoignages de vanité! et mettons à la place cette carte écrite à la main par notre garçon de bureau, cette adresse de dîners économiques, et le reçu du revendeur auquel j’ai acheté mon dernier fauteuil. Ces indications de ma pauvreté sauront, comme le dit Montaigne, mater ma superbe, et me rappelleront sans cesse à la modestie qui fait la dignité des petits.

Je me suis arrêté devant les gravures accrochées au mur. Cette grosse Pomone qui rit assise sur des gerbes, et dont la corbeille ruisselle de fruits, ne fait naître que des idées de joie et d’abondance ; je la regardais l’autre jour lorsque je me suis endormi en niant la misère ; donnons-lui pour pendant ce tableau de l’hiver où tout exprime la tristesse et la souffrance : l’une des impressions tempérera l’autre.

Et cette Heureuse famille de Greuze ! Quelle gaieté dans les yeux des enfants ! que de douce sérénité sur le front de la jeune femme ! quel attendrissement religieux dans les traits du grand-père ! Que Dieu leur conserve la joie ! mais suspendons à côté le tableau de cette mère qui pleure sur un berceau vide. La vie humaine a deux faces qu’il faut oser regarder tour à tour.

Cachons aussi ces magots ridicules qui garnissent ma cheminée. Platon a dit que le beau n’était autre chose que la forme visible du bon. S’il en est ainsi, le laid doit être la forme visible du mal ; l’âme se déprave insensiblement à le contempler.

Mais surtout, pour entretenir en moi les instincts de tendresse et de pitié, suspendons au chevet de notre lit cette touchante image du dernier sommeil !

Jamais je n’ai pu y arrêter mes regards sans me sentir le cœur remué.

Une femme déjà vieille et vêtue de haillons s’est accroupie aux bords d’un chemin ; son bâton est à ses pieds, sa tête repose sur la pierre ; elle s’est endormie les mains jointes, en murmurant une prière apprise dans son enfance, endormie de son dernier sommeil et elle fait son dernier rêve !

Elle se voit toute petite, forte et joyeuse enfant qui garde les troupeaux dans les friches, qui cueille les mûres des haies, qui chante, salue les passants et fait le signe de la croix quand paraît au ciel la première étoile ! Heureuse époque, pleine de parfums et de rayonnements ! rien ne lui manque encore, car elle ignore ce qu’on peut désirer.

Mais la voilà grande ; l’heure des travaux courageux est venue ; il faut couper les foins, battre le blé, apporter à la ferme les fardeaux de trèfle en fleurs ou de ramées flétries. Si la fatigue est grande, l’espérance brille sur tout comme un soleil ; elle essuie les gouttes de sueur. La jeune fille voit déjà que la vie est une tâche ; mais elle l’accomplit encore en chantant.

Plus tard, le fardeau s’est alourdi ; elle est femme, elle est mère ! il faut économiser le pain du jour, avoir l’œil sur le lendemain, soigner les malades, soutenir les faibles, jouer, enfin, ce rôle de providence si doux quand Dieu vous aide, si cruel quand il vous abandonne. La femme est toujours forte ; mais elle est inquiète ; elle ne chante plus !

Encore quelques années et tout s’est assombri. La vigueur du chef de famille s’est brisée ; sa femme le voit languir devant le foyer éteint ; le froid et la faim achèvent ce que la maladie avait commencé; il meurt, et, près du cercueil fourni par la charité, la veuve s’asseoit à terre, pressant dans ses bras deux petits enfants demi-nus. Elle a peur de l’avenir, elle pleure et elle baisse la tête.

Enfin, l’avenir est venu ; les enfants ont grandi, mais ne sont plus là. Le fils combat l’ennemi sous les drapeaux, et sa sœur est partie. Tous deux sont perdus pour bien longtemps ; pour toujours peut-être ; et la forte jeune fille, la vaillante femme, la courageuse mère n’est désormais qu’une vieille mendiante sans famille et sans abri ! elle ne pleure plus, la douleur l’a domptée ; elle se résigne et attend la mort.

La mort, amie fidèle des misérables ! elle est arrivée, non pas horrible et railleuse, comme la superstition nous la représente, mais belle, souriante, couronnée d’étoiles ! Le doux fantôme s’est baissé vers la mendiante ; ses lèvres pâles ont murmuré de vagues paroles qui lui annoncent la fin de ses fatigues, une joie sereine, et la vieille mendiante, appuyée sur l’épaule de la grande libératrice, vient de passer, sans s’en apercevoir, de son dernier sommeil au sommeil sans fin.

Reste là, pauvre femme brisée, les feuilles des bois te serviront de linceul, la nuit répandra sur toi ses larmes de rosée, et les oiseaux chanteront doucement près de tes dépouilles. Ton apparition ici-bas n’aura pas laissé plus de traces que leur vol dans les airs ; ton nom y est déjà oublié, et le seul héritage que tu puisses transmettre est ce bâton d’épine oublié à tes pieds !

Eh bien ! quelqu’un le relèvera, quelque soldat de cette grande armée humaine dispersée par la misère ou le vice ; car tu n’es pas une exception, tu es un exemple, et, sous le soleil qui luit si doucement pour tous, au milieu de ces vignobles en fleurs, de ces blés mûrs, de ces villes opulentes, des générations entières souffrent et sa succèdent, en se léguant le bâton du mendiant !…

La vue de cette douloureuse figure me rendra plus reconnaissant pour ce que Dieu m’a donné, plus compatissant pour ceux qu’il a traités avec moins de douceur ; ce sera un enseignement et un sujet de réflexions….

Ah ! si nous voulions veiller à tout ce qui peut nous améliorer, nous instruire ; si notre intérieur était disposé de manière à devenir une perpétuelle école pour notre âme ! mais le plus souvent, nous n’y prenons pas garde. L’homme est un éternel mystère pour lui-même ; sa propre personne est une maison où il n’entre jamais et dont il n’étudie que les dehors. Chacun de nous aurait besoin de retrouver sans cesse devant lui la fameuse inscription qui éclaira autrefois Socrate, et qu’une main inconnue avait gravée sur les murs de Delphes :

Connais-toi toi-même.