Un poète satirique en Russie - Nicolas Nekrassof

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UN
POETE SATIRIQUE
EN RUSSIE

NICOLAS NEKRASSOF.
Stikotvorénia (Poésies) de N. Nekrassof; Moscou 1856.



Un fait digne d’attention s’est produit, il y a peu d’années, dans la poésie russe. On a vu l’alliance de l’esprit lyrique et de l’esprit satirique s’accomplir dans des conditions que les tentatives poétiques du début de ce siècle ne faisaient guère prévoir. Combiner l’observation à la fois minutieuse et hardie de la réalité avec les élans de l’ode, substituer dans ce double domaine la tendance descriptive et historique à la tendance mystique et individuelle, tel est le but qu’a poursuivi l’auteur d’un recueil dont le public russe s’est vivement préoccupé. A travers quelle série d’évolutions la poésie russe est-elle arrivée à cette situation nouvelle? C’est, parmi les questions que soulève l’œuvre si unanimement applaudie, la première que nous voudrions examiner, car les tendances générales du peuple russe peuvent être entrevues dans le mouvement d’idées auquel obéissent ses poètes.

Pendant longtemps, un tel rapprochement entre la satire et le lyrisme n’avait guère paru possible. Le premier sentiment dont s’inspirèrent les lyriques russes fut celui de la soumission et du dévouement au souverain. Cette forme de poésie naissait au moment où finissait le règne de Pierre le Grand. Le fils d’un paysan du gouvernement d’Arkhangel, Lomonosof, célébrait dans ses odes le pouvoir du tsar avec un enthousiasme qui tenait de l’idolâtrie. Un second courant d’inspiration ne tardait pas à se montrer. A mesure que la Russie étendait ses frontières, un patriotisme exalté se prononçait, et au culte du souverain s’ajoutait le culte de l’empire. Ces deux sentimens n’inspirèrent toutefois que des pages emphatiques, dont l’intérêt a disparu aujourd’hui. La première période du lyrisme russe ne laissa, comme monumens durables, qu’un petit nombre d’odes de Lomonosof et de Derjavine.

La satire, comme l’ode, naissait isolée; elle montrait toutefois, dès ses débuts, une heureuse énergie. Le contraste des règles sociales imposées à la société russe par Pierre 1er avec la rudesse des mœurs anciennes trouva un peintre fidèle dans le prince Kantemir. Après lui, le spirituel Von Visin essayait d’introduire la satire au théâtre. L’élément critique semblait se préparer à une alliance plus féconde encore. Joukovski et Krilof, — l’un parmi les lyriques, l’autre parmi les satiriques, — préparèrent enfin, au début de ce siècle, la fusion que Pouchkine devait glorieusement inaugurer, et qui s’accomplit aujourd’hui même dans une forme nouvelle, et non moins originale.

Au commencement de ce siècle, la langue écrite était arrêtée en Russie, et l’imitation servile de l’étranger devait enfin céder la place à des tentatives où l’influence européenne n’exclurait plus la libre expansion du génie russe. Joukovski et Krilof représentèrent avec éclat ce premier élan. Joukovski ne venait pas rendre l’inspiration de ses compatriotes à une complète indépendance, mais il la délivrait de l’imitation servile, et les influences qu’il introduisait dans son pays n’étaient pas entièrement incompatibles avec l’esprit slave. Joukovski s’était vivement épris du romantisme germanique. A l’époque où il écrivait, l’horizon politique de la Russie, jusqu’alors radieux, s’était subitement assombri; une vague inquiétude agitait les âmes. Les chants de Joukovski furent accueillis avec un sympathique enthousiasme, et la poésie lyrique prit décidément une forme nouvelle. La poésie satirique suivit cet exemple. Le charmant et hardi fabuliste Krilof, au lieu de se borner, comme l’avaient fait ses prédécesseurs, à traduire ou à imiter les anciens, transforma l’apologue en un récit dont les détails étaient empruntés aux mœurs du pays; tous les acteurs que l’on y voyait figurer pensaient et raisonnaient comme des Russes; le langage que leur prêtait le conteur populaire était pur de tout alliage étranger. Enfin Krilof ne se contentait pas d’agrandir le cercle des questions auxquelles la satire avait touché jusqu’alors, il appliquait la morale de ses fables à des sujets qui tenaient de près à la politique. Deux autres écrivains, Dmitrief et Milonof, s’élevaient aussi contre l’esprit courtisanesque, triste héritage des poètes du dernier siècle. La satire se dépouillait ainsi des formes empruntées sous lesquelles Kantemir l’avait introduite en Russie. Les deux formes de la poésie russe se préparaient à l’alliance qui, réalisée d’abord sous l’influence du lyrisme, devait se consolider enfin sous l’influence de la satire.

Pendant que les poètes de la nouvelle école transportent leurs lecteurs dans les régions de l’idéal ou poursuivent les vices du jour dans un langage qui ne se ressent presque plus des laborieux tâtonnemens du siècle passé, le monde politique est rentré dans son assiette ordinaire. Néanmoins les succès que la Russie a remportés sont dus en grande partie à un enthousiasme patriotique excité par le danger commun. Ce sentiment ne peut manquer d’agir sur la jeunesse; il y développe bientôt un esprit politique jusqu’alors inconnu dans le pays. Les relations que la guerre a établies entre la Russie et l’Allemagne du nord, où les esprits sont en pleine fermentation, contribuent à exalter les espérances que ces jeunes têtes nourrissent en secret. Cette exaltation va nécessairement se refléter dans les compositions lyriques, et les premiers poèmes de Pouchkine en portent l’empreinte : s’ils accusent encore un talent peu formé, ils n’en sont pas moins intéressans comme témoignages de l’inquiétude et du désir d’indépendance qui animaient alors la jeunesse lettrée en Russie. Avec Pouchkine, la poésie russe ne se croit plus exclusivement destinée à célébrer la grandeur et l’éclat du trône, ou à chanter les douces joies et les merveilleuses perspectives d’un monde idéal. La satire et le lyrisme vont se rapprocher : la poésie s’inspirera des passions comme des intérêts du jour, et portera la parole en leur nom. Ces strophes de Pouchkine, si hardiment allégoriques, expriment vivement les aspirations nouvelles :


« Dévoré d’une sainte ardeur, j’errais dans un désert aride. Un séraphin porté par six ailes m’apparut sur la route. Il toucha mes prunelles de ses doigts légers comme le sommeil, et mes prunelles clairvoyantes s’ouvrirent comme celles d’un aiglon effrayé. Il toucha mes oreilles, et elles retentirent de sons divers; j’entendis les frémissemens du ciel, et le vol élevé des anges, et la marche des reptiles sous-marins, et les frémissemens de la branche tombée dans la plaine neigeuse. Il se pencha sur mes lèvres, et, arrachant ma langue pécheresse, vaine et trompeuse, il plaça de sa main sanglante, dans ma bouche silencieuse, le dard d’un serpent plein de sagesse. Il me fendit la poitrine de son glaive, en arracha mon cœur frémissant, et enfonça dans ma poitrine entr’ouverte un charbon embrasé. Je demeurai étendu dans le désert comme un cadavre, et la voix de Dieu se fit entendre : « Relève-toi, prophète, et vois, et écoute. Que ma volonté soit accomplie! Parcours les terres et les mers, et enflamme de tes paroles les cœurs des hommes. »


Au moment où l’esprit satirique s’introduit dans l’ode sous l’influence de Pouchkine, la satire de son côté ne demeure pas inactive. Bien loin de là : elle trouve dans un écrivain dramatique, Griboïédof, un interprète dont la verve sombre et railleuse s’attaque avec une audace brutale à la société russe. Cette rude peinture devait plaire à des esprits opprimés et mécontens. La vaillante plume de Griboïédof expose avec une crudité presque cynique des ridicules qui, pour être moins grossiers qu’au dernier siècle, n’en fournissent pas moins de tristes et bizarres contrastes. Comme au siècle précédent, la société russe est partagée en deux camps : dans l’un se trouvent les hommes attachés aux idées et aux formes sociales des pays occidentaux, dans l’autre les partisans du passé. Les deux partis sont en présence, la menace et le défi à la bouche; la situation est critique, et un conflit semble inévitable. L’échauffourée du 14 décembre 1825, imprudente manifestation des novateurs, vint éclairer le gouvernement sur les menées souterraines qui se tramaient autour de lui, et le calme ne se rétablit dans l’empire qu’au prix de mesures violentes.

Ici nous rencontrons une sorte d’interruption dans le travail de l’esprit russe vers une conciliation des deux tendances entre lesquelles il avait jusqu’alors paru hésiter. L’abattement et l’indifférence succèdent à l’impatience fébrile qui se manifestait depuis quelques années. Les discussions animées qui passionnaient la jeunesse sont remplacées par le tumulte de l’orgie. Pouchkine succombe un des premiers à cette défaillance morale. L’artiste grandit chez lui peut-être, mais le penseur s’efface. Le poète s’est fait homme du monde et dilettante, il connaît toutes les ressources de son art, mais il oublie la tâche plus haute qu’il s’était assignée à ses débuts. S’il s’en souvient, c’est pour maudire l’humanité. « Arrière! crie-t-il à la foule qui prête l’oreille à ses chants, le poète ami de la paix n’a que faire de vous! Endurcissez hardiment vos cœurs dans la débauche. La voix de la lyre ne saurait vous ranimer. Vous inspirez l’horreur qu’inspire un cercueil. Pour votre sottise et votre méchanceté, vous avez eu jusqu’à ce jour des fouets, des prisons et des haches; cela doit vous suffire, esclaves imbéciles! Ce n’est point pour les agitations de la vie, ni pour les ambitieux désirs, ni pour les combats que le poète est créé, mais pour l’inspiration, les doux chants et la prière. »

La renommée littéraire de Pouchkine souffrit peu de ce brusque revirement : la génération qui avait applaudi à ses débuts lui restait fidèle; mais pendant qu’il chantait sur ce ton, on voyait se produire une foule de jeunes esprits que le découragement général ne pouvait atteindre. Les principes politiques auxquels les contemporains de Pouchkine s’étaient dévoués ne reposaient point sur une base solide; on les avait adoptés avec un entraînement irréfléchi. C’est sur un terrain beaucoup mieux préparé que le mouvement devait se déclarer; l’étude approfondie de la philosophie allemande détermina une autre forme d’alliance entre la satire et l’ode. Cette nouvelle tendance trouva un interprète éloquent dans Lermontof, génie sombre et dédaigneux. Comme Pouchkine à ses débuts, Lermontof se croyait inspiré de Dieu ; mais cette pensée, bien loin de lui donner un noble orgueil, éveilla dans son cœur le désespoir et la haine.


« Depuis le jour où le juge éternel me donna la divination prophétique, s’écrie-t-il, je lis dans les yeux des hommes la méchanceté et le vice. Je proclamai les saints enseignemens de l’amour et de la vérité; tous mes proches m’assaillirent de pierres dans leur fureur. Je me couvris la tête de cendres, je m’enfuis des villes comme un mendiant, et me voilà vivant dans le désert de la nourriture que Dieu donne en aumône aux oiseaux. J’y observe les commandemens du Tout-Puissant. Les animaux de la terre me montrent de la soumission, et les étoiles m’écoutent en lançant gaiement leurs rayons; mais lorsque je traverse d’un pas rapide la cité bruyante, les vieillards disent aux enfans avec un sourire de satisfaction : « Regardez, voilà qui doit vous servir d’exemple! Il était fier, il n’a pas voulu vivre avec nous. Homme aveugle! il voulait nous persuader que Dieu parlait par sa bouche! Voyez-le, enfans, comme il est sombre, et maigre, et pâle! voyez comme il est pauvre et nu, comme chacun le méprise! »


Ailleurs le poète revient sur cette idée désolante avec la même concision expressive : « Te réveilleras-tu enfin, prophète tant conspué? se demande-t-il. A la voix de la vengeance, ne tireras-tu jamais de son fourreau d’or ton glaive couvert de la rouille du mépris? » C’est bien là le poète qui convient à la génération nouvelle; comme lui, des hauteurs où elle s’est réfugiée, elle contemple avec un orgueilleux dédain le spectacle que présente la Russie, et pour tromper le besoin d’activité dont elle se sent dévorée, elle se jette à corps perdu dans la dissipation; aussi les chants de Lermontof sont-ils accueillis avec enthousiasme.

Après la fin tragique de Lermontof, qui, victime de passions désordonnées, succomba dans tout l’éclat de son talent, plusieurs poètes se disputèrent l’attention du public lettré. Aucun malheureusement ne put atteindre à la puissance d’inspiration qu’on admire dans le Démon. Seul, M. Maïkof, au milieu de pages trop facilement écrites, laisse échapper quelques accens virils, quelques vues hardies et profondes sur les destinées de l’empire russe. Citons encore deux autres poètes, Feth et Toutchef, qui se distinguent l’un par une grâce tout à fait antique, l’autre par une mélancolie pleine de charme. Un paysan, Koltsof, laisse échapper quelques chants, et sa voix plaintive semble un écho affaibli des douleurs qui sont le partage du peuple; mais on chercherait vainement dans ses inspirations, dans celles de Feth et de Toutchef, le sombre désespoir et l’ironie amère qui éclatent dans les strophes de Lermontof. L’esprit satirique dont nous avons suivi les traces dans la poésie russe, et qui s’est élevé au lyrisme avec deux grands poètes, se serait-il donc éteint? Non sans doute, on va le retrouver avec l’âpre vigueur que nous lui avons reconnue à son origine, et cette fois sous une forme vraiment nationale.

Le règne de l’empereur Nicolas commençait à peine lorsqu’arrivait du gouvernement de Jaroslaf à Pétersbourg le fils d’un ancien officier des armées russes, destiné lui-même d’abord au service militaire, et voué plus tard à la littérature. C’était M. Nicolas Nekrassof. La classe éclairée était soumise depuis peu à un redoublement de surveillance; les nouvelles tentatives littéraires éveillaient surtout la méfiance du pouvoir. Cependant le jeune provincial prend la plume, et veut se joindre à la petite pléiade de poètes qui affrontent la tiédeur du public. Ses timides essais n’obtiennent aucune attention : cette indifférence ne le décourage pas; il continue à publier dans les recueils périodiques de Pétersbourg des poésies qui, malgré les suppressions imposées par la censure, se distinguent par un cachet tout particulier. On n’y rencontre ni l’essor lyrique de Joukovski, ni l’ironie élégante de Pouchkine, ni le sarcasme dédaigneux de Lermontof. Cet esprit net et vigoureux s’exprime tantôt avec une rudesse sauvage, tantôt avec une sombre mélancolie. Qu’on en juge par cette apostrophe que le poète adresse à son vers. « Tu n’as point, dit-il, de faconde poétique; tu es brusque et gauche; mais si l’art te fait souvent défaut, un sang plein de feu t’anime; tu respires la vengeance, une passion généreuse t’enflamme,... La passion qui porte à glorifier les bons, à marquer au front les fourbes et les sots, et à couronner le chantre sans défense. » Toutefois ces nobles sentimens n’étaient pas les seuls qui animaient les poésies de M. Nekrassof; il s’y mêlait souvent des préoccupations complètement inconnues jusqu’alors à la poésie russe, une ardente commisération pour le peuple et une secrète aversion pour ses oppresseurs. Enfin une pensée politique semblait avoir présidé à ses chants. Il y a deux ans, les poésies de M. Nekrassof ont paru enfin réunies, et on a pu mieux saisir le caractère d’un talent qui nous permettra d’indiquer dans leur forme la plus vive, grâce à quelques citations, les dispositions nouvelles du génie russe.

Afin qu’on ne se trompe point sur la portée qu’il assigne à son œuvre, le poète a placé en tête de ce volume, et sous forme de dialogue, une sorte de profession de foi intitulée le Citoyen et le Poète. Le citoyen reproche au poète son apathique indifférence :


« Écoute, c’est honteux! Lève-toi; il en est temps! Tu sais que le moment est propice. Tout homme chez qui le sentiment du devoir ne s’est pas éteint, dont le cœur est resté incorruptible et droit, qui est doué de talent, de force, d’intelligence, ne doit pas demeurer dans l’inaction….. L’orage se tait ; les cieux luttent d’éclat avec la vague profonde, et un vent paresseux gonfle à peine les voiles. — Le navire court avec grâce, majestueusement, et le cœur des passagers est aussi tranquille que si leurs pieds posaient sur la terre ferme... Mais le tonnerre a retenti; la tempête mugit, rompt les agrès, incline les mâts. Ce n’est plus le moment de jouer aux échecs, ce n’est plus le temps de tourner des chansons!... Le chien même aboie avec rage contre le vent; il ne pense pas à autre chose….. Et toi, poète, que vas-tu faire ? Est-il possible que tu t’enfermes dans une cabine écartée? Te mettrais-tu à charmer des sons de ta lyre inspirée les oreilles des passagers insoucians pour étouffer le fracas de la tempête ?.....

« Je veux bien admettre que tu sois à ta place ; mais ton pays, où chacun est dévoué à ses propres intérêts, s’en trouvera-t-il mieux? Les hommes à qui la patrie est chère se comptent par milliers. Que Dieu les bénisse!... Mais les autres? leur rôle est bien misérable, leur existence est vide. Les uns sont oppresseurs et voleurs, les autres sont des chanteurs mélodieux; les autres encore les autres sont des sages; leur destinée en ce monde est la conversation. Remplis de prudence pour eux-mêmes, ils se tiennent tranquilles, disant : Les hommes sont incorrigibles, nous ne voulons pas nous perdre inutilement. Ces esprits orgueilleux cachent habilement leurs pensées égoïstes. Qui que tu sois, frère, ne crois pas à cette logique méprisable, crains de partager le sort de ces malheureux ; ils sont riches en paroles, pauvres en actions. Ne passe point dans le camp des hommes inoffensifs, lorsque tu peux être utile!.... Un fils ne peut voir tranquillement la douleur de sa mère; celui-là est un citoyen indigne qui est indifférent à sa patrie. Rien ne l’excuse….. Sacrifie-toi pour l’honneur de ton pays, pour tes convictions; va et meurs sans regret... Tu ne mourras pas vainement; toute action est sainte lorsqu’elle coûte du sang…..

« N’oublie pas que tu es poète ! Élu du ciel, toi qui te charges de proclamer les vérités éternelles, ne crois pas que celui qui manque de pain est indigne de tes accens inspirés; ne crois pas qu’il y ait des hommes tombés à jamais. Il n’est point d’âme humaine qui soit morte devant Dieu, et les sanglots d’un cœur croyant arrivent toujours jusqu’à lui! Sois citoyen! Tout en restant dévoué à l’art, vis pour le bien de ton prochain, soumets ton génie au sentiment d’une fraternité universelle, et si tu es richement doué, ne cherche pas trop à le prouver; les rayons vivifians des trésors que tu possèdes reluiront d’eux-mêmes dans ton sein. Regarde l’artisan laborieux, il brise en mille morceaux une pierre résistante, et sous son marteau la flamme naît et brille d’elle-même »


Le poète a-t-il dédaigné les avis de ce conseiller austère, qui n’est autre que sa propre conscience? Son volume même va répondre. Le jeune écrivain s’est mis bravement à l’œuvre, et il nous sera facile de prouver qu’il a dignement rempli sa tâche. Aucun ordre n’a été suivi dans la distribution des morceaux qui suivent cette préface poétique. On y peut reconnaître cependant deux groupes distincts : le premier comprendrait les pages qui semblent se rapporter plus particulièrement aux souvenirs personnels de l’auteur ; le second, les morceaux qui agitent des questions d’un intérêt général. Nous commencerons par les pièces où le poète s’est peint lui-même, expliquant avec une sauvage franchise les circonstances qui ont développé et mûri son talent.

Dans une des plus remarquables de ces confidences poétiques, M. Nekrassof nous initie aux circonstances qui l’ont poussé à écrire. Il nous donne comme un résumé de sa vie entière. Chez lui comme chez la plupart des poètes satiriques, l’inspiration est née de la souffrance. La pensée audacieuse d’attaquer les vices de ses contemporains et de critiquer indirectement quelques-unes des institutions fondamentales de son pays, l’ardeur intrépide dont il fait preuve dans cette lutte qui n’est pas sans danger, se sont développées peu à peu dans son cœur, à mesure que le spectacle des désordres au sein desquels il s’est trouvé plongé lui a paru de plus en plus révoltant. On reconnaît cette exaltation croissante aux aveux qui lui échappent. C’est incontestablement sous l’empire de passions qui se sont longtemps combattues en lui-même que s’est formé le talent de M. Nekrassof ; il doit surtout à ces luttes intimes l’incomparable vigueur et l’originalité qui le distinguent. Écoutez-le plutôt :


« Non, je n’ai point connu les doux chants d’une muse aimable et belle ! Comme un esprit qui descend des cieux, l’enchanteresse éblouissante d’une beauté divine n’est pas venue en silence murmurer à mon oreille enfantine des sons d’une harmonie ravissante. Je n’ai point trouvé un chalumeau oublié dans les langes de mon berceau ; une muse n’a point agité de rêves confus les pensées et les jeux de mon adolescence ; elle ne s’est point montrée à mes regards enivrés comme une compagne adorable, « aux temps pleins de charme où la Muse et l’amour embrasent le cœur d’un feu qui épuise… »

« Mais j’ai connu de bonne heure les chaînes pesantes d’une autre muse, peu caressante et peu aimée, triste compagne des malheureux, de l’homme qui est né pour la lutte, les souffrances et la peine. Celle-là est une muse plaintive, souffrante et humble, le plus souvent tourmentée par la faim, aux paroles suppliantes, et qui n’a d’autre idole que l’or !…

« Pour honorer la naissance de l’enfant qui venait prendre place en ce monde, elle chanta près de moi, dans une pauvre chambre, à la lueur d’une loutchina[1] fumante ; elle était cassée par le travail, et ses chants sans apprêt exprimaient l’ennui, une tristesse accablante… Souvent elle perdait courage, et se mettait à pleurer en répétant mes sanglots, ou inquiétait mon sommeil innocent par quelque chant désolé. Les mêmes gémissemens retentirent avec une force bien autrement poignante au milieu du tumulte de l’orgie. On y distinguait, dans un désordre insensé, les calculs d’une prévoyance minutieuse et basse, les nobles inspirations des jeunes années, une passion expirante, des pleurs étouffés, des malédictions, des plaintes, des menaces impuissantes. Parfois, dans un accès de hardiesse, elle jurait, l’insensée, de déclarer une guerre implacable à l’injustice humaine. S’abandonnant à une joie sombre et sauvage, elle agitait mon berceau d’une main frémissante, criait vengeance, et appelait la foudre divine à son secours dans le langage de la fureur.

«Mais son âme irritée était aimante et douce; cette implacable colère faiblissait, la douleur cuisante se calmait peu à peu, s’apaisait,.... et tout ce désordre de passions sauvages et d’humiliations cruelles se rachetait par quelques minutes de bonheur divin, lorsque la noble victime, baissant la voix, murmurait au-dessus de ma tête : « Pardonne à tes ennemis!... » C’est ainsi que les chants sévères de la vierge toujours en larmes et aux paroles confuses bercèrent mon oreille jusqu’au temps où, suivant l’usage, je commençai avec elle un combat acharné ; mais la Muse ne se hâta point de rompre les liens qui l’unissaient à moi. Elle me jeta dans un abîme de maux et de désespoir, de défaillances et de privations;... elle m’apprit à sentir toutes ses souffrances et à les confier au public. »


Le meilleur commentaire de ces strophes nous est donné par M. Nekrassof lui-même dans d’autres pièces où il explique le sens un peu voilé de cette invocation à la Muse par des souvenirs empruntés aux premières années de sa vie. Deux poèmes sont surtout dignes d’attention à ce point de vue. Dans le premier, intitulé le Vieux Château, l’auteur nous dépeint les lieux où il est né, et nous confie les tourmens de toute sorte qui l’éprouvèrent dans ce triste intérieur. Ces détails sont navrans; ils rappellent les scènes sauvages retracées par un autre écrivain non moins original, M. Aksakof[2] :


« Je les revois donc, ces lieux bien connus de moi, où la vie inutile et vide de mes ancêtres s’écoulait dans les festins, les pompes ridicules, une sale débauche et une tyrannie mesquine, au milieu d’une troupe de valets abrutis et tremblans qui enviaient le sort des chiens et des chevaux. C’est là qu’il me fut donné de voir le jour ; j’y appris à souffrir et à haïr, mais, cachant soigneusement cette haine, il m’arrivait aussi d’être despote. C’est là aussi que de mon âme, flétrie avant le temps, s’envola si tôt le repos béni, pendant que le feu de désirs et de soucis hâtifs épuisait mon cœur avant le temps....

« Le souvenir des jours de mon enfance, passés dans une grandeur et une opulence empruntées, et remplissant mon âme de tristesse et de haine, paraît devant moi dans toute sa splendeur....

« Voici le jardin sombre, lugubre.... Quelle est cette femme aux traits maladifs et chagrins qui s’avance dans une allée, au milieu des branches?

« Je sais pourquoi tu pleures, ô ma mère! Celui qui a flétri tes jours,... je le connais, hélas! Associée pour la vie à un homme grossier et ignorant, tu ne te berças jamais d’un fol espoir; l’idée de résister à ton sort t’épouvantait. Quoique ton âme fût fière et belle, tu supportais ton malheur avec la résignation de l’esclave... et sur ton lit de mort, ta voix murmura le pardon de tout ce qu’il t’avait été donné d’endurer!....

« Et toi aussi, ô ma sœur bien-aimée ! toi qui partageas longtemps les humiliations et les peines de cette victime sans plainte, tu n’es plus ! Chassée par la honte de ces lieux peuplés de bouffons, de concubines et de piqueurs, tu confias ta destinée à un homme que tu ne connaissais pas, que tu n’aimais pas.... Mais fidèle image de ta mère, lorsqu’on te coucha dans un cercueil, ton sourire froid et sévère fit tressaillir ton bourreau lui-même, et il pleura.

« Voici la maison grise, la vieille maison!... Maintenant elle est vide et silencieuse, ni femmes, ni chiens, ni bouffons, ni valets.... Mais autrefois! oh! je ne l’ai point oublié! on s’y sentait oppressé; petits et grands soupiraient en silence. J’allais me jeter dans les bras de ma nourrice... Oh! combien je l’ai pleurée! A son nom seul, je tombais en extase, et longtemps je respectai sa mémoire... Mais quelques traits de cette bonté insensée qui me fut si nuisible se présentent à mon esprit,.... et mon cœur se remplit d’une haine nouvelle! Non, dans toute mon enfance turbulente et triste, il ne se trouve point un seul souvenir consolant et cher. Tout ce qui a troublé mes premiers jours, tout ce qui a jeté sur moi une flétrissure que rien ne saurait effacer a son origine là, sous le toit paternel !

« Et jetant les yeux autour de moi avec dégoût, je suis heureux de voir que le vieux bois qui servait d’asile dans les chaleurs de l’été est abattu. L’aire a été dévorée par l’incendie ; le troupeau se tient immobile, la tête basse, devant le ruisseau desséché. Cette maison maintenant vide et sombre, cette maison jadis remplie par le bruit des coupes et des chants, par l’éternel murmure des sentimens étouffés, cette maison où celui-là seul qui écrasait tous les autres respirait et agissait librement, elle est penchée sur ses fondemens et menace ruine.... »


Telle fut l’enfance du satirique russe; on voit qu’il apprit de bonne heure à connaître le poids de la tyrannie et tous les raffinemens de la débauche. La triste destinée de sa mère et de sa sœur, malheureuses victimes d’une oppression brutale, justifierait à elle seule le sentiment d’indignation qui éclate dans ce morceau. Le poète a le droit de se montrer sévère ; des souvenirs comme ceux auxquels il est ramené ne peuvent s’oublier. D’ailleurs le triste intérieur où il se transporte par la pensée est en petit l’image du monde au milieu duquel il tient la plume, et dès lors on comprend qu’il ne se sente point disposé à en parler avec ménagement.

Dans une autre pièce intitulée Imitation de Lara, M. Nekrassof débute également par quelques traits qui nous reportent à son enfance, mais il ne s’y arrête pas. La scène change : le poète a quitté le toit paternel; il ne reverra plus cette sombre demeure que pour se réjouir de la trouver en ruines. Le voilà livré à lui-même au milieu d’une ville populeuse, à Pétersbourg; comment va-t-il employer cette liberté après laquelle il soupirait depuis longtemps? Chacun devine qu’il en abusera, et il ne cherche pas à le dissimuler; il l’avoue avec le cynisme farouche qu’on lui connaît. Ce morceau nous fait passer sans transition des scènes qui ont attristé l’enfance de l’écrivain aux désordres qui devaient la suivre; mais les orages auxquels il est fait allusion dans ces vers n’ont pas entièrement dévasté son cœur, et de nobles émotions le font encore frémir.


« Élevé au fond d’un séjour ignoré, nous dit-il, dans une campagne presque sauvage, j’y vécus entouré d’hommes farouches, et le sort généreux me donna pour maîtres des piqueurs. Autour de moi bouillonnaient les flots impurs de la débauche, toutes les passions qu’engendre la misère étaient déchaînées, et cette existence désordonnée grava dans mon âme une empreinte ineffaçable. Encore enfant, ma raison n’était pas formée que déjà l’haleine empoisonnée de la débauche avait pénétré dans mon jeune cœur. Profondément gangrené, je m’élançai bruyamment dans un abîme de désordres, et consumai follement et honteusement ma jeunesse.... Après avoir repoussé brusquement les fraternels embrassemens de mes amis indignés, c’est en vain que je maudis plus tard les folies de ma jeunesse. Les forces épuisées ne se ranimèrent plus dans mon sein ; mes regrets ne pouvaient point les rappeler. Aux ardeurs des jeunes années succéda le calme immuable et glacial de la tombe; malade et misanthrope, je pris au hasard une nouvelle route; je crus que mon cœur flétri avant l’âge ne se ranimerait jamais; mais je te vis..., et mon cœur se réveilla à la vie et aux émotions. L’amour a chassé de mon sein les funestes impressions et l’influence des premières années.... J’ai pu rêver de nouveau, j’ai senti renaître des espérances, des désirs... Peu m’importe que tu m’aimes ou non : je préfère à un calme mortel les larmes les plus cuisantes et les plus âpres souffrances. »


Le contraste d’un sentiment naïf et pur avec de tristes souvenirs se retrouve indiqué plus d’une fois chez M. Nekrassof. Avec quelle vérité poignante ne retrace-t-il pas les défaillances de l’amour aux prises avec la misère et l’opprobre ! Villon lui-même n’aurait point retracé avec une franchise plus cynique un des épisodes de sa jeunesse effrénée et vagabonde.


« Lorsque, la tête fatiguée des orages du jour, je traverse la nuit quelque ruelle sombre, ton ombre apparaît soudain devant moi, ô toi que j’ai connue sans défense, malade et sans asile !

« Une pensée déchirante me serre le cœur. Le sort s’est montré bien dur pour toi dès ton enfance. Ton père, au front soucieux, était pauvre et méchant. On te maria, et tu aimais un autre homme. Le mari qui t’échut en partage n’était pas des meilleurs : il avait l’humeur farouche, la main lourde. Tu ne voulus pas te soumettre, tu rejetas cette chaîne; mais ce n’est point pour ton bonheur que tu me rencontras.

« Te rappelles-tu le jour où, malade et affamé, je m’épuisais en efforts inutiles ? Dans notre chambre vide et froide, notre haleine glacée se répandait comme un nuage. Te rappelles-tu les mugissemens lugubres du vent dans les cheminées, le bruit éclatant de la pluie? Le jour baissait, il faisait presque nuit. Ton enfant pleurait ; tu réchauffais de ton souffle ses mains froides. Il ne s’apaisait pas, et ses cris étaient perçans... L’obscurité augmentait; après avoir longtemps pleuré, l’enfant expira... Pauvre mère! Mais à quoi bon ces larmes? Demain, la faim nous endormira à notre tour d’un sommeil profond et doux; notre hôte achètera, en nous maudissant, trois bières, puis on nous emportera pour nous mettre côte à côte!...

« Assis chacun dans un coin de la chambre, nous étions sombres et taciturnes. Je m’en souviens, tu étais pâle et affaiblie; une pensée mûrissait en secret dans ton esprit; un combat pénible agitait ton cœur. Je m’endormis; tu partis en silence, mais parée comme une fiancée qui marche à l’autel, et une heure après tu rentrais d’un pas pressé, apportant une bière pour ton enfant et à manger pour son père. Nous apaisâmes notre faim dévorante, un bon feu éclaira la chambre sombre, nous habillâmes l’enfant, et nous le couchâmes dans le cercueil... Était-ce un heureux hasard qui nous avait sauvés? Dieu nous avait-il pris en pitié? Tu ne t’empressas pas de me faire un triste aveu, je ne te fis aucune question; mais nous avions l’un et l’autre un poids sur le cœur, j’étais sombre et irrité !

« Qu’es-tu devenue? As-tu succombé en luttant douloureusement avec la misère? Ou bien, suivant le chemin ordinaire, as-tu fini comme tant d’autres? Personne ne prendra ta défense! Chacun te donnera un nom terrible; moi seul, je sens qu’une malédiction soulève mon sein, mais elle éclaterait vainement! »


Nous l’avons dit, l’invocation adressée à la Muse par M. Nekrassof trouve dans de telles pages son plus saisissant commentaire. Ce n’est pas la nature seule qui l’a fait poète; la véritable source de son talent doit être cherchée ailleurs. C’est aux douloureux combats de la vie qu’il est redevable de sa verve satirique. De là son énergie sombre et farouche : il ne chante pas, il maudit; mais l’indignation qui le transporte se manifeste surtout dans les strophes où il s’inspire de la société elle-même. C’est alors qu’il nous apparaît comme un juge inexorable; l’état moral des classes supérieures le révolte, et malgré toute la concision de son style et la sobriété de son imagination, ce sentiment éclate à tout instant. Ce n’est pas de lui que l’on pourrait dire avec Chateaubriand : » La Muse a souvent retracé les crimes des hommes; mais il y a quelque chose de si beau dans le langage du poète, que les crimes même en paraissent embellis. » De sa plume ardente, M. Nekrassof fouille, avec le calme apparent des passions concentrées, jusque dans les entrailles de la société russe, et il en étale avec une ironie amère et brutale les désordres et les honteuses faiblesses. Plusieurs moralistes russes nous ont familiarisés avec de telles audaces ; mais aucune de ces esquisses de mœurs ne saurait être comparée aux scènes que M. Nekrassof nous expose. Quelque restreint que soit le cadre dont il fait choix, ce cadre suffit toujours au développement de la pensée qui l’inspire, au tableau qu’il a entrepris de tracer. Prenons pour exemple la pièce intitulée l’Homme moral; le poète y fait ressortir avec une verve incisive comment les préceptes de la morale peuvent servir en Russie, ainsi que partout ailleurs, à protéger l’égoïsme et les sentimens les plus bas de la nature humaine.


« Ayant toujours suivi les lois de la morale la plus sévère (nous dit le vertueux personnage qu’il veut dépeindre), je n’ai jamais fait de mal à personne. Ma femme sortit un soir, la figure couverte d’un voile, et se rendit chez son amant. Je me glissai dans la maison de celui-ci avec la police, et constatai... Une provocation s’ensuivit; je refusai de me battre! Ma femme tomba malade de honte et de douleur; elle mourut... Ayant toujours suivi les lois de la morale la plus sévère, je n’ai fait de mal à personne dans ma vie.

« Un de mes amis ne me rendit pas à l’échéance une somme que je lui avais prêtée. Je le lui rappelai sans la moindre rancune et laissai à la justice le soin de décider entre nous. Le tribunal le condamna à la prison; il y mourut sans me donner un sou, mais je ne m’en plaignis pas, quoique j’eusse bien le droit de lui en vouloir! J’annulai sa dette le jour même de sa mort, et témoignai la douleur la plus vive... Ayant toujours suivi les lois de la morale la plus sévère, je n’ai fait de mal à personne dans ma vie.

« Je plaçai un de mes paysans en apprentissage chez un cuisinier. Il réussit; c’était un cuisinier excellent. — Quel bonheur! Mais il sortait souvent, et avait contracté des goûts qui n’allaient point à sa condition : il aimait à lire et à raisonner. J’essayai de l’en corriger par la menace ; ce fut en vain, et je le fis paternellement battre de verges. — Le misérable! le désespoir le prit, et mon imbécile se jeta à l’eau!... Ayant toujours suivi les lois de la morale la plus sévère, je n’ai fait de mal à personne dans ma vie.

« J’avais une fille : elle s’éprit de son instituteur et songeait même à fuir avec lui. Je la menaçai de ma malédiction; elle se soumit et épousa un vieillard riche. Leur maison était brillante et l’abondance y régnait; mais Sacha commença tout à coup à pâlir et à s’éteindre. Un an après, elle mourut phthisique, nous laissant tous dans la plus profonde douleur... Ayant toujours suivi les principes de la morale la plus sévère, je n’ai jamais fait de mal à personne dans ma vie. »


Les fonctionnaires ne sont pas moins rudement traités que l’homme moral. On voit que M. Nekrassof connaît à fond la bassesse de sentimens et les mœurs corrompues de cette classe qui forme en Russie un monde à part, une sorte de tribu puissante et méprisée. Le poète se plaît parfois à surprendre, à déconcerter ses adversaires: il débute par une strophe tout à fait inoffensive; mais le rire sardonique éclate bientôt, comme dans la petite pièce intitulée Macha.


« Le jour s’est éteint dans les rues de la capitale; la jeune femme repose doucement; seul, son laborieux époux, aux traits pâlis, ne dort point... Un autre soin l’occupe! Demain il pourra montrer à Macha une brillante toilette... Elle ne lui répondra pas; elle le remerciera seulement... d’un de ses regards enivrans ! Il l’adore et veut être payé de retour. D’autres parures suivront. Et pourtant la vie est chère dans ces murs !

« Il y a bien un moyen fort simple de s’enrichir; la caisse du gouvernement est là….. Mais notre fonctionnaire avait été gâté dès son enfance par les connaissances pernicieuses qu’on lui avait inculquées. C’était un homme de la nouvelle génération ; il tenait avant tout à l’honneur, et considérait même tout revenant-bon comme un vol, le libéral[3] ! Il aurait bien voulu vivre avec plus de simplicité; mais Macha n’entendait pas raison. »


Cette remarque faite, le poète nous dépeint avec un calme ironique les tourmens qui minent l’honnête époux. « Si ses jours sont pleins de tristesse, il a des minutes de bonheur; mais il semble que le bonheur même soit pernicieux à une âme fatiguée. Bientôt Macha le couchera dans un cercueil, et la pauvrette se lamentera, elle se demandera pourquoi il s’est si vite consumé. » Ailleurs, dans une pièce intitulée un Bon Parti, M. Nekrassof entremêle avec non moins d’habileté le persiflage et la peinture de mœurs. «Sur les froides rives de la Neva, dans la ville brumeuse de Pierre le Grand, vivait un certain M. Dolgof... C’était un bon et simple père de famille, un fonctionnaire modèle qui n’avait gagné dans ses fonctions qu’une seule maison; il est vrai qu’elle avait cinq étages. » Parfois enfin la verve satirique ne se contient plus, et le sommeil de l’enfance ne suffit même pas à la désarmer. L’iambe vengeur se glisse jusque dans un Chant du Berceau.


« Dors, vaurien, pendant que tu es inoffensif! — Do, l’enfant, do.

« La lune cuivrée projette discrètement sa lueur sur ton berceau ! — Ce n’est point une histoire en l’air que je me propose de conter. — Je vais chanter la vérité! — Toi, continue à reposer les yeux fermés. — Do, l’enfant, do.

« Une heureuse nouvelle s’est répandue dans la province. — Ton père, coupable de tant de méfaits, vient enfin — d’être mis en jugement; — mais ton père, coquin fieffé, saura se tirer d’affaire. — Dors, vaurien, pendant que tu es honnête! — Do, l’enfant, do.

« En grandissant, tu apprendras à connaître le monde chrétien; — tu achèteras un habit de scribe et tu prendras la plume. — Tu diras hypocritement : « Je suis honnête, je suis pour la justice. » — Dors, ton avenir est assuré. — Do, l’enfant, do.

« Tu auras l’air grave d’un fonctionnaire et tu seras coquin dans l’âme. — Après t’avoir reconduit jusqu’à ma porte, je ferai un geste de mépris. — Tu apprendras à plier gracieusement le dos….. — Dors, vaurien, pendant que tu es innocent. — Do, l’enfant, do.

« Quoique doux et craintif comme un petit mouton et très borné, — tu sauras arriver en rampant jusqu’à une bonne place sans te laisser prendre en faute. — Dors, pendant que tu ne sais pas voler ! — Do, l’enfant, do. « Tu achèteras une maison à plusieurs étages ; — tu atteindras un haut grade et deviendras tout à coup un grand seigneur, un noble russe. — Tu vivras longtemps et finiras ton existence en paix….. — Dors, mon beau fonctionnaire. — Do, l’enfant, do. »


On a beaucoup applaudi à ces morceaux satiriques; mais, tout en rendant justice à la hardiesse avec laquelle ils sont tracés, nous leur préférons des pages plus calmes : c’est une galerie de tableaux empruntés à la vie des paysans russes. On y remarque une modération apparente qui est habilement calculée; elle tend à concentrer toute l’attention du lecteur sur les souffrances de la pauvre population au milieu de laquelle l’écrivain nous transporte. Ajoutons qu’il a su plier au rhythme de la versification le langage populaire, et c’est là une tâche des plus difficiles. L’une de ces pièces, intitulée le Village abandonné, est d’une vérité saisissante.


« La mère Nénila vient demander au bourgmestre Vlass quelques poutres pour reconstruire une isba. Il lui répond : « Je n’en ai pas ; tu n’en auras pas ! » Le maître va revenir, se dit la vieille, il en décidera. Le maître verra que l’isba est vieille, et il me fera donner du bois.

« Un voisin, homme avide, enlève par ruse aux paysans un lopin de terre et des meilleurs. « Le maître va revenir; les arpenteurs riront jaune, pensent les paysans. Le maître n’aura qu’un mot à dire, et on nous rendra notre bonne terre. »

« Un cultivateur libre s’éprend de Natacha; mais l’intendant, homme sans cœur, refuse de donner son consentement à ce mariage. — Attendons, Ignacha, le maître va venir, dit Natacha à son amoureux. — Bref, petits et grands, pour la moindre dispute, redisaient en chœur : — Le maître va revenir, il nous donnera raison.

« La vieille Nénila est morte ; le lopin de terre rend au voisin cent gerbes pour une. Le cultivateur libre a été trouvé de taille pour porter le fusil, et Natacha elle-même ne songe plus au mariage... Mais le maître n’est pas là... il est toujours absent.

« Enfin un beau jour une lourde voiture à quatre roues et attelée de six chevaux à la file paraît sur la route qui conduit au village. Au milieu se dresse une bière de chêne; dans cette bière était le maître, et derrière marchait son héritier. On enterra l’ancien maître, et le nouveau, ayant essuyé ses larmes, monta dans l’équipage, et repartit pour Pétersbourg... »


On ne pouvait mieux caractériser dans un petit cadre la triste situation des paysans russes. Quoique abandonnés à des intendans durs et avides, la confiance respectueuse que leur inspire le maître absent et leur étonnante résignation ne se sont point démenties jusqu’à présent. Le morceau intitulé Au Village est un chant de mort tout à fait national; mais l’impression douloureuse que cause cette complainte est adoucie par quelques traits où l’on reconnaît le génie naïf du peuple russe.


« On dirait d’un club de corbeaux qui s’est réuni aujourd’hui autour de notre église; des croassemens hébétés, des cris sauvages... Il semble que tous les corbeaux du monde se donnent rendez-vous ici chaque soir. Quoi ? encore de nouveaux escadrons volans !... Ils se posent en file sur la coupole, sur le clocher, sur la croix, sur les isbas voisines. Là-bas même, sur cette perche mal affermie dans la haie, deux corbeaux viennent s’asseoir en battant des ailes... Aujourd’hui comme hier, ils se reposent quelques instans, et puis se remettent à voltiger. Mais les nuages noirs ont disparu, et le vent tombe. Allons dans les champs; dès le matin, la journée est sombre et pluvieuse. C’est vainement que je me suis fait tremper jusqu’aux os dans les marais. J’avais bonne envie de réussir; mais le succès ne se donne pas. Le soir est venu bien vite, avec les hordes de corbeaux... Qu’aperçois-je là-bas près de la fontaine? Deux vieilles paysannes qui causent. Allons les écouter.

« — Bonsoir, la mère! dit l’une. — Comment va la marraine? répond l’autre. Tu pleures donc toujours? Une pensée triste te serre le cœur? — Comment ne pleurerais-je pas? répond la première; je suis perdue, pauvre pécheresse! Mon cœur souffre... Mon pauvre fils est mort, Cassianovna, il est mort et couché dans la terre !

« Comment a-t-il pu succomber? Il était si brave! Quarante ours avaient été soulevés par sa fourche,... il a manqué celui-là! Pourtant il était grand, sa main était de fer, sa poitrine résonnait comme de l’airain... Il est mort, Cassianovna, mais l’ours est mort aussi!... Nous lui avons arraché la peau, au maudit; nous l’avons vendue. L’argent, dix-sept roubles, nous l’avons donné pour l’âme de mon pauvre Savouchka; que Dieu ait pitié de lui! La bonne Maria Romanovna a payé le service... Il est mort, ma colombe! à peine ai-je eu la force de regagner la maison.

« Le vent ébranle notre pauvre isba du bon Dieu ; notre grange est en ruine... Il aurait pris sa hache; le mal peut être réparé. Il aurait tranquillisé sa pauvre mère... Il est mort, Cassianovna, il est mort, ma bien-aimée. Veux-tu sa hache? Je la vends. Qui dorlotera maintenant la vieille délaissée, la mendiante? Pendant les pluies de l’automne, pendant les gelées de l’hiver, qui me ramassera du bois? Lorsque ma pelisse chaude sera usée, qui m’en donnera une autre? Il est mort, Cassianovna, il est mort, ma colombe! Son fusil sera perdu! Le monde, ma chérie, n’est plus rien pour moi!... Je me couche souvent dans ma chambrette, je me couvre de nos filets, comme d’un linceul... Mais non! la mort ne vient pas... J’erre de tous côtés, j’ennuie tout le monde de mes plaintes... Il est mort, Cassianovna, il est mort, ma chérie! Ah! si ce n’était pas un péché!... Mais ça viendra bien... Je souffrirai encore, avec la grâce de Dieu, tout l’hiver; mais je ne foulerai pas l’herbe nouvelle ! Bientôt notre chaumière sera tout ébranlée, notre champ restera sans labour. Maria Romanovna va partir pour la ville. Je n’ai pas assez de force pour aller mendier... Il est mort, Cassianovna, il est mort, ma chérie, et je le suivrai bientôt!

« La vieille se mit à pleurer. Et que m’importe? Pourquoi compatir aux douleurs que l’on ne peut pas soulager? Je me sens fatigué, il est temps de s’aller coucher. Mes nuits sont courtes; demain je partirai pour la chasse. Je vais tâcher de faire un bon somme jusqu’au jour... Ah! les corbeaux se disposent à reprendre leur vol, la fête est finie... Allons, bon voyage! Les voici qui s’envolent tous en même temps avec de grands cris. Attention! alignement! toute la bande a pris son vol. On dirait d’un réseau noir étendu entre le ciel et la terre. »


Ce chant lamentable n’accuse pas seulement, comme les strophes précédentes, une vive sympathie pour la cause populaire sous les dehors d’une indifférence et d’un dédain qui rappellent un peu les poètes de l’école byronienne; on y retrouve, nous le répétons, plusieurs traits qui indiquent une parfaite connaissance du paysan russe, et entre autres cet esprit positif, calculateur, qui ne l’abandonne jamais, même dans les plus grandes afflictions. On dirait d’un enfant vieilli avant l’âge. C’est que, plus qu’aucun autre, le peuple russe a été éprouvé par le sort : relégué sur les confins de l’Europe, au milieu des neiges, il a gémi durant des siècles sous le joug du Tartare, et ne l’a rejeté que pour subir les rigueurs du servage. La condition, l’état moral de ce peuple si durement éprouvé ont encore fourni à M. Nekrassof le thème de beaucoup d’autres compositions. Dans une pièce intitulée l’Eau-de-Vie, il s’attaque résolument à un vice national.


« Le sotski[4] m’a battu de verges sans motif. Cela est dur à supporter! Je sais bien que je ne suis pas grand’chose, mais, voyez-vous, c’était pour la première fois. Lorsque j’y pense, j’en frémis encore, et mon cœur devient de plus en plus triste. Comment lèverai-je maintenant les yeux sur mes frères? comment me présenter devant ma chérie? Je restai longtemps couché sur le four, en silence, et ne goûtai pas du chti[5]. Pendant la nuit, le diable me souffla à l’oreille de mauvais conseils, et le matin je me levai tout sombre; impossible de dire ma prière. Et, sans parler à personne, sans me signer, je sortis dans la cour. « Frère, me cria tout à coup ma sœur, ne veux-tu pas un peu d’eau-de-vie? » J’en avalai tout un chtof[6], et ne quittai pas la maison de la journée.

« J’étais épris de la fille du voisin, la jolie Stéphanida. Je la demandai à son père, — le vieux et sa fille me trouvaient à leur gré; mais il paraît qu’un autre gars se prosterna devant notre starosta[7], et quelque temps après je le vis passer avec ma belle pour se rendre à l’église. Le cœur n’est pas de pierre. Je sautai par la fenêtre comme un forcené. « Attends, me dis-je, je saurai bien te rejoindre!... » Et, pour me donner du courage, j’allai au cabaret pour boire un coup. J’y trouvai le frère Petrouka; il me régala; je ne voulus pas rester son obligé... Je me sentis le cœur soulagé; je m’endormis en embrassant Petrouka, et le lendemain je laissai là mon idée de vengeance.

« Je partis pour la ville et m’engageai à reconstruire tous les poêles dans la maison d’un marchand. Au bout du mois, l’affaire était faite, et j’allai lui présenter mon compte. — Tu m’as surfait, coquin! s’écria-t-il. Je lui reprochai sa mauvaise foi; il me menaça de la justice, me dit qu’il ne me donnerait pas un groche[8], et me fit jeter à la porte. Je revins chez lui bien des fois depuis; il n’y était jamais pour moi. Comment payer mon artel[9] ? — On va me mettre en prison, me dis-je en me montant la tête ; je suis perdu ! — Et j’allai me coucher comme un voleur dans la maison d’un ami. — J’attendais; mais le froid me saisit. En face était un cabaret. — Pourquoi ne pas y entrer? me dis-je, et j’y laissai mon dernier sou. Je pris dispute je ne sais avec qui, et le lendemain je me réveillai en prison. »


Est-il bien vrai cependant que le désespoir soit l’unique cause du vice dont le poète nous étale ici, avec une complaisance ironique, les fatales conséquences? On peut en douter : le paysan russe a pour les liqueurs enivrantes quelque chose de la passion qu’elles inspirent aux sauvages du nouveau continent. C’est qu’aux précieuses qualités dont il est doué se joint une rudesse qui touche à la sauvagerie. Malheur à qui ne craint point de l’éveiller! On a pu s’en convaincre dans toutes les crises populaires qui se sont produites en Russie. M. Nekrassof ne manque point de le rappeler; il a emprunté au séjour de l’armée française en Russie, lors de l’invasion de l’année 1812, l’épisode suivant :


« Oui, troupier, — fait-il dire par un paysan à un soldat, — tu t’es battu dans cette guerre, et puis tu as lu des livres ; mais laisse-moi te raconter une chose : nous autres paysans, nous avons aussi mis la main à ces affaires-là.

« Lorsque le Français est venu se frotter à nous, il a bientôt vu qu’il n’y gagnerait rien ; alors, tu sais, a commencé la débâcle. Toute une famille nous tombe entre les mains : un père, une mère et trois petits. Le compte du moussiou n’a pas été long à régler, et ce n’est pas avec des fusils que nous l’avons expédié, mais à coups de poing. La mère se mit à crier, à gémir; elle s’arrachait les cheveux. Nous la regardions : ça faisait pitié; nous voilà tout attendris ; un bon coup de hache retendit à côté de son mari. Mais les enfans ? Ils étaient tout éperdus ; il se tordaient les mains, ils sanglotaient, couraient; ils balbutiaient je ne sais quoi dans leur langue et pleuraient en chœur, les pauvres chéris. Les larmes nous venaient aux yeux. Que faire? On discuta longtemps; nous les avons abattus au plus vite, et nous les avons jetés tous dans le même trou....

« Ainsi donc, mon vieux, tu le vois : nous ne sommes pas restés les bras croisés, et sans nous battre comme vous autres, nous avons fait notre affaire. »


Que conclure de tous ces âpres tableaux? N’y a-t-il donc pas en Russie des aspects moins tristes, et une sève féconde ne circule-t-elle pas parmi tous ces élémens de corruption? Le poète n’interrompra-t-il pas ses mordantes invectives? Un rayon d’espérance et de joie ne viendra-t-il pas éclairer ces ténèbres? Une seule fois, cette violente inspiration semble s’adoucir. Écoutez ce chant inspiré par une course à travers les campagnes désertes de la Russie du nord.


« Allons, marche donc, au nom du ciel! dit-il familièrement à son conducteur paresseux. Rien que le ciel, des sapins et des sables arides ! La route n’est pas gaie... Eh! crie-t-il à un enfant qui passe, monte et assieds-toi à mes côtés, l’ami!

« Pauvre enfant! ses pieds sont nus, il est sale, sa poitrine est à peine couverte... N’en rougis pas! Qu’importe? Plus d’un homme célèbre a commencé comme cela... Qu’as-tu dans ta besace? Un livre ! Bien, tu vas prendre une leçon. Je le devine, le père a dépensé pour son fils son dernier groche, ou bien la vieille femme du diatchok[10] t’a donné la petite pièce d’argent qu’une marchande dévote lui avait offerte pour s’acheter du thé. Mais peut-être es-tu un dvorovoï[11] affranchi?... Eh bien! cela s’est déjà vu; n’aie pas peur, tu feras ton chemin!... Tu apprendras bientôt à l’école qu’un paysan d’Arkhangel[12] a su, avec l’aide de Dieu, acquérir et sagesse et honneurs. Il y a encore de bonnes âmes en ce monde. Quelqu’un te conduira à Moscou. Tu prendras place sur les bancs de l’université. Ton rêve se réalisera! Alors une large voie s’offrira à tes yeux; travaille et ne crains rien...

« Voilà pourquoi je t’aime, ô ma Russie ! Le pays qui sait tirer des rangs du peuple tant de grands hommes n’est point perdu. Quelle meilleure preuve de sa fécondité que de voir sortir de son sein tant de natures bonnes, honnêtes, tant de cœurs aimans, au milieu de cette foule de nullités et d’indifférens bouffis d’un sot orgueil ! »


Telles sont les pages instructives et navrantes d’un recueil satirique qui nous a paru offrir non-seulement l’intérêt d’une hardie tentative littéraire, mais de précieux indices sur l’état moral de la Russie à la fin du dernier règne. Le tsar Nicolas Ier avait eu la prétention audacieuse de déraciner, par un régime de compression absolue, toute idée d’indépendance au sein des classes supérieures. Qu’en est-il résulté? Une réaction violente dans les esprits, réaction qui explique à la fois le succès de M. Nekrassof et le caractère de son inspiration. L’ardeur fiévreuse que trahissent les chants du satirique russe est une des conséquences ordinaires de l’oppression appliquée à un peuple que la civilisation n’a pas encore amolli. Il faut remarquer toutefois que cette oppression a cessé, et que le mouvement libéral doit prendre en Russie des allures différentes de celles qui s’étaient manifestées il y a trente ans. On ne verra pas se renouveler les scènes de violence qui ont ensanglanté, au commencement du règne dernier, la place du palais d’hiver. Le parti de la réforme est, dans son ensemble, sincèrement attaché au nouveau souverain; les changemens qu’il réclame ne portent que sur des questions auxquelles la justice et l’humanité commandent de se dévouer. La réforme administrative, la réforme de la condition des paysans, ce sont là des mesures qu’appellent de leurs vœux tous les esprits éclairés, tous les hommes libéraux, plus nombreux qu’on ne le pense dans la société russe, et dont M. Nekrassof s’est fait l’énergique interprète.

Après avoir si vivement traduit les révoltes de l’esprit national contre un régime aujourd’hui abandonné, M. Nekrassof a maintenant une nouvelle tâche à remplir. Il faut qu’il célèbre le mouvement libéral dans la phase calme et féconde où il est entré. À ce point de vue, on ne peut accepter sans réserve les tristes paroles qui terminent son livre.


« O muse de la douleur et de la vengeance, s’écrie-t-il, cesse tes chants! Je ne veux plus troubler le sommeil d’autrui ; nous avons assez maudit ensemble; lorsque je serai seul, je saurai me taire et mourir. Pourquoi cet air sombre et ces pleurs? Cela ne soulage pas! Les plaintes qu’exhale mon cœur me troublent et m’attristent comme le cri que jette la porte d’une prison. Tout a une fin ; ce n’est pas. vainement que ma route a été obscurcie par les orages; maintenant le ciel ne s’éclaircira plus pour moi; il ne jettera plus sur mon cœur un rayon vivifiant...

« Rayon enchanteur! amour et espérance! je t’ai appelé en rêve et dans mes veilles, au milieu des travaux, dans l’ardeur de la lutte et sur le bord du précipice. Je t’ai appelé; mais maintenant je ne t’appelle plus! Je ne voudrais point voir l’abîme que tu peux éclairer... Le cœur qui est fatigué de haïr ne saurait plus aimer... »


Que M. Nekrassof oublie de tels accens ! Le spectacle que présente la Russie doit soutenir et encourager le poète accueilli par les nouvelles générations avec tant d’enthousiasme. Elle est encore loin sans doute d’être régénérée; mais les abus et les souffrances contre lesquels M. Nekrassof s’est élevé avec tant d’âpreté sont reconnus, et le gouvernement d’Alexandre II se prépare décidément à y porter remède. Que peut-on souhaiter de plus en ce moment? Il a fallu à la Russie deux siècles pour se délivrer de l’oppression des Tartares. L’œuvre dont elle vient d’entreprendre l’accomplissement n’est pas moins difficile; les mauvaises passions qui la tyrannisent ne se laisseront pas déraciner sans résistance. La lutte sera longue, n’en doutons pas, mais le parti de la réforme est assuré de vaincre. M. Nekrassof a dignement traduit ses colères; il lui reste à célébrer ses espérances.


H. DELAVEAU.

  1. Copeau de bois de sapin dont on se sert pour éclairer les chambres.
  2. Voyez sur M. Aksakof la Revue du 15 juin 1857.
  3. C’est ainsi que sous le dernier règne on désignait tous les hommes qui désapprouvaient la marche du gouvernement.
  4. Employé de la police rurale.
  5. Potage de choux fermentes.
  6. Mesure qui équivaut à un litre environ.
  7. Maire.
  8. Monnaie de cuivre.
  9. Compagnie d’ouvrier.
  10. Chantre d’église.
  11. Domestique serf.
  12. Lomonosof.