Un prêtre marié/X

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Alphonse Lemerre (tome 1p. 171-202).

X


N éel de Néhou ne resta pas longtemps au Quesnay, une fois qu’il y fut rentré avec Calixte et Sombreval. Il n’était pas tard, mais il avait, comme on dit, un bon pas à faire pour retourner à Néhou et y arriver avant le souper du vicomte Éphrem, qui se couchait de fort bonne heure. Il salua donc le père et la fille, et il s’en alla avec plus d’empressement qu’on ne l’aurait cru, puisqu’il s’éloignait de Calixte. Mais c’était pour Calixte qu’il s’éloignait… et encore, s’éloignait-il d’elle, puisqu’il l’emportait dans son cœur ?…

Il voulait rejoindre la Malgaigne. Quoiqu’elle eût de l’avance sur lui, elle ne marcherait pas assez vite pour qu’il ne pût la rattraper, lui, avec ses jambes de dix-huit ans. Il n’était pas intervenu dans la scène du bord de l’étang ; il avait, comme Calixte, gardé le silence pendant cette singulière entrevue de la grande Malgaigne et de Sombreval, mais des trois il n’avait pas, certes, été le moins frappé et de la femme et de ses paroles.

Jusque-là, en effet, il pouvait penser qu’il ne connaissait pas la Malgaigne. Il lui avait parlé quelquefois pour lui dire bonjour ou bonsoir, quand il la rencontrait le long des routes revenant de journée ou y allant, — car il était affable avec les pauvres gens, disaient-ils, et il avait toujours remarqué la grande mine et le grand air de cette antique fileuse sous son accoutrement de paysanne : mais d’elle à lui et de lui à elle, ç’avait été tout.

Dans son élan de jeunesse, Néel ne songeait guère à se rendre compte de ce qu’il y avait de vrai ou de faux dans les contradictions qui couraient sur cette femme étrange à qui les libres penseurs des cabarets du bourg de B… et du bourg de S… n’accordaient pas un esprit bien sain, mais que les campagnards d’entre ces deux bourgades respectaient comme un oracle, et qui venait de lui apparaître sous un aspect inattendu et presque grandiose.

Il se rappelait le mot de Sombreval, parlant d’elle encore en remontant le perron du Quesnay et en échenillant, d’une main distraite, les boules rouges des géraniums qui, dans leurs grands vases de granit, en garnissaient les rampes : « Les Turcs aussi respectent les fous », et il se demandait alors pourquoi cet observateur positif, ce savant qui n’admettait que la science, portait-il sur son ample front, volontaire et lumineux, les nuées qu’un souffle de cette folle venait tout à coup d’y amasser ?…

De toutes ces choses naissait pour lui un vif désir de revoir la Malgaigne, de lui parler sans témoins, de l’interroger sur cette mort fatale qui menaçait Sombreval et l’avenir de Calixte, — de Calixte dont les peines désormais devaient être les siennes, — de Calixte dont il ne s’isolait plus !

Aussi, quand il eut refermé la grille de la cour, au lieu de reprendre le chemin du mont Saint-Jean et de Néhou, se précipita-t-il du côté de la route qu’avait dû suivre la Malgaigne. Cette route, qui semblait filer comme une flèche au pied de l’étang, devenait, à quelques pas de là, une montée tortueuse. Néel pensa que l’octogénaire ne la gravirait que lentement… Il n’y avait pas assurément plus d’une demi-heure que la scène de l’étang venait d’avoir lieu.

Cependant le soleil, comme une bonne ménagère qui a dévidé tout son peloton de soie éclatante, ramassait autour de son disque ses rayons épars dans l’étendue, et son dernier fil d’or, qui allait aussi disparaître, ne tremblait plus nulle part que sur le toit bleu du Quesnay et les grêles profils de ses girouettes. C’est alors que Néel aperçut le dos tourné de la vieille femme. Elle marchait comme elle marchait toujours, d’un pas lent, mais ferme, et elle allait quitter la route pour entrer à gauche dans un petit landage qu’on appelait la lande du Hecquet.

Le jeune homme, qui voulait la surprendre, la dépassa, — puis se retourna brusquement, quand il l’eut dépassée : mais rien dans l’impassible physionomie de la vieille errante ne lui fit croire qu’elle l’avait entendu venir ou qu’elle l’apercevait près d’elle… Était-elle retirée dans quelque vision intérieure ? Elle avait les yeux baissés comme ceux qui regardent en eux-mêmes ou dans le passé, — ces deux gouffres noirs sur lesquels nous nous penchons vainement pour ressaisir les rêves de la vie.

Le soleil, de niveau avec le sol, lui envoyait de l’autre bout de cette lande indigente ses derniers feux en plein visage, et l’empêchait peut-être ainsi de relever ses yeux fermés par le poids de sa propre pensée encore plus que par les rayons de l’astre mourant. Un étranger qui l’aurait rencontrée l’eût prise pour une aveugle, familière au chemin qu’elle menait d’un bâton plein de clairvoyance… En avait-elle la finesse d’ouïe ? Toujours est-il que, les yeux baissés, elle dit à Néel, sans le regarder :

— Enfin, vous voilà donc, monsieur Néel, je vous attendais !

— Vous m’attendiez ?… Pourquoi m’attendiez-vous ? fit Néel de Néhou, surpris tout à la fois et des paroles de la Malgaigne et de sa physionomie absorbée.

Elle continua de marcher sans relever les cils blancs de ses yeux.

— Parce que le monde est renversé ! dit-elle avec une exaltation contenue, mais croissante, parce que les Sombreval sont au Quesnay, et vous avec eux, monsieur Néel, vous le cousin des anciens seigneurs ruinés de qui ç’a été si longtemps la place ! parce que le fils de votre père s’est affolé de la fille d’un prêtre marié, de Jean Sombreval…

Néel devint pâle, et la veine de son front se gonfla, mais pour se dégonfler et disparaître, car il n’avait pas de colère à avoir, l’impétueux jeune homme ! Il sentait trop qu’elle disait vrai.

— Parce que vous aussi, — continua-t-elle, — vous êtes sur le bord du gouffre près duquel marchent, sans le savoir, Sombreval et sa fille, et que vous, plus curieux que lui, mais non plus sage, vous avez eu la fantaisie ce soir d’en mesurer la profondeur !

— Eh bien ! dit-il avec explosion, comme forcé dans ses gardes par la pénétration de cette vieille tranquille, aux yeux baissés, — c’est vrai, la Malgaigne, je veux savoir… ce que vous savez !

— Le roi disait « nous voulons », quand il y avait un roi, monsieur Néel, — dit-elle noblement ; — mais ce que je sais, ajouta-t-elle avec une espèce de tristesse résignée, c’est votre perte, à tous les trois, aussi certaine que si la barque dans laquelle vous étiez tassés, il y a une heure, se fût entr’ouverte et que les vases de l’étang vous eussent engloutis !

— Vous êtes sinistre, la mère ! — dit Néel assombri.

— Ce n’est pas moi qui le suis, mais la destinée.

— Peut-on l’éviter ?

NON ! répliqua-t-elle. Et le jeune homme baissa la tête, mais il respira. Il était soulagé et presque heureux de penser que, du moins, il n’avait pas son amour à combattre et qu’il pouvait s’y abandonner tout entier, au prix de périr !

Cependant, il ne se rendit pas ainsi au premier mot de la Malgaigne et à son ascendant mystérieux. À proprement parler, cette tête de Méléagre antique, qui faisait ressembler Néel de Néhou au plus ravissant des camées qu’eût portés sa mère n’était pas ce qu’on peut appeler une tête philosophique, et le moment où cette tête rayonnait alors de jeunesse était l’époque de l’action plus que de la pensée, un temps où la moyenne des esprits se préoccupait assez peu des mystères de la vie et de ces problèmes que notre temps, à nous, a recommencé d’agiter : mais, tout disposé qu’il pouvait être, par sa nature poétique et les sentiments qui le dominaient, quand il s’agissait de Sombreval, à se laisser imposer par la grande Malgaigne que, de ce jour-là seulement, il apprenait à connaître, Néel se roidissait contre le sens des paroles fatales de la vieille et il lui prit l’idée de les discuter. Il avait un esprit qui ne manquait pas plus de fermeté que son caractère.

Élevé par le vicomte Éphrem, indifférent en matière de religion, comme toute la noblesse du dix-huitième siècle, moins pieusement qu’il ne l’eût été par sa mère, si elle avait vécu, il l’avait été, catholiquement néanmoins, sous la gouverne d’un certain abbé de Saffrey, plus maquignon que prêtre, il est vrai, qui lui avait appris, encore mieux que le catéchisme de Coutances, l’adhérence parfaite sur sa selle à piquet, et comme on bouchonnait un cheval en sueur avec une poignée d’étrain frais[1], mais, après tout, il savait assez de christianisme pour comprendre ce qu’avaient de malsonnant au tympan des oreilles religieuses les dernières paroles de la Malgaigne.

— On n’évite pas sa destinée, fit-il : c’est vous qui dites cela, la Malgaigne ! Pour une chrétienne, vous n’avez donc pas peur de parler ainsi ? J’ai ouï dire que vous étiez redevenue religieuse depuis bien des années, et que vous approchiez même des sacrements ; et cependant vous parlez aujourd’hui comme une païenne ou une faiseuse de maléfices…

À ce mot de maléfice, elle releva ses grands yeux d’un bleu pâle, comme l’aile d’un vieux geai, et regarda Néel, mais sans colère.

— Et vous aussi, dit-elle, malgré votre jeunesse, vous savez ce que j’ai été, monsieur Néel. Ils vous l’ont donc appris ! Hélas ! le mal s’apprend et se retient mieux que le bien… Oui, c’est la vérité que, dans le temps, j’ai été une faiseuse de maléfices ; c’est la vérité que j’ai écouté les pensées du démon et me suis adonnée aux œuvres perverses.

Oui, je m’y suis bien obstinée, ajouta-t-elle profondément, — bien ensangmêlée[2]. Mais le Sauveur des hommes a enfin arraché sa servante à ce tas de curiosités criminelles et de sacrilèges ambitions qu’un mauvais esprit soufflait en elle. J’ai tout laissé de mes anciens et honteux sacrilèges, mais parce que je suis revenue au Créateur, je n’ai pas pour cela aboli en moi la mémoire de ce que j’ai vu, — de ce que Dieu permet au démon de montrer aux hommes, quand ils ont l’audace coupable de l’invoquer !

— Ce que vous vîtes fut donc bien formidable ? reprit Néel, qui voulait la faire parler et qui redoutait quelque lubie de silence, comme en ont souvent les cerveaux exaltés des vieillards.

Vère ! fit-elle, et d’autant plus formidable que tout est arrivé comme nous l’avions vu, lui et moi — que tout est échu à son temps et à son heure, excepté la fin de la fin, la consommation qui viendra aussi, qui viendra bientôt, — aussi sûr que le soleil qui se couche en ce moment au bout de la lande va tomber dans la mer là-bas, tout là-bas, derrière Jersey ! Vous êtes un enfant au cœur droit, monsieur Néel, et vous pouvez traiter ce que je vous dis de lossez[3] de vieille femme affaiblie ; Jean Gourgue-Sombreval ne le peut pas, lui ! Il lui est défendu de mépriser mes paroles. Mais il est plus orgueilleux que le roi dont parle l’Écriture, qui vit la main sans bras écrire sa ruine sur le mur, car il s’épanta à cette vue, et Sombreval, dans l’ivresse de sa science, l’aurait regardée comme un phénomène de la nature qu’il se serait mis à étudier.

— Oui, c’est un savant… murmura Néel, que cette femme rendait de plus en plus rêveur, et chez laquelle il trouvait un accent de bonne foi qui le confondait encore plus que l’élévation soutenue de son langage.

— Et toute sa science ne le sauvera pas, fit-elle, ni lui ni sa fille, qui meurt par lui… qui est condamnée… Vère ! oh ! comme vous voilà tout effabi[4], monsieur Néel ! Elle meurt de son père comme on meurt d’un cancer au sein, cette fillette ; elle en meurt comme vous mourrez par elle aussi, vous ! agrafé par un fol amour à cette enfant qui vous entraînera dans sa perte ! Vous êtes comme la chaîne de maisons que le même feu va dévorer. Il faut bien que les bons, les innocents et les justes payent pour les pécheurs dans cette vie : car, s’ils ne payaient pas, qui donc, le jour des comptes, acquitterait la rançon des coupables devant le Seigneur ?…

Cette parole profonde, tombée de ces lèvres que le monde eût regardées comme insensées, sillonna l’âme de Néel d’un éclair qui devait y rester.

— Et comment mourrons-nous ? dit-il vaincu, subjugué, mais ne tremblant pas, puisque son sort était lié — comme un anneau pris dans un autre anneau — au sort de cette jeune fille pour laquelle il avait des folies d’amour dans la tête et des abîmes de tendresse et de pitié dans le cœur.

— Je l’ignore, fit-elle simplement. Pour le savoir il faudrait faire ce que je ne fais plus, redevenir ce que j’ai cessé d’être, agacer la bête muette, risquer mon âme encore une fois à ces tentations du démon. Quand je n’avais pas peur de prendre l’avenir dans ces mains d’argile, vous n’étiez pas nés, vous et Calixte : il n’y avait encore sur la terre que Jean Sombreval. Je ne vis que son sort, à lui qui devait étouffer Dieu dans son âme, tuer sa femme, tuer sa fille, tuer l’homme assez enfantômé[5] pour aimer cette morte vivante : tuer jusqu’à ce château convoité et acheté par l’orgueil, et qui en tuerait jusqu’aux pierres, si des pierres, cela pouvait mourir ! Voyez ! ajouta-t-elle en se retournant du haut du planître[6] où ils étaient et en indiquant du doigt le Quesnay, aux murs blancs, posé au fond de la vallée comme la corbeille de linge qu’une lavandière eût oubliée au bord de l’eau.

Le château avait perdu les derniers rais de lumière qui avaient joué longtemps sur les aiguilles de ses girouettes. Les ombres du soir s’allongeaient. L’ardoise du toit n’étincelait plus.

— Avant dix ans, avant cinq ans peut-être — dit-elle avec mélancolie — il n’y aura plus un seul arbre debout de ces hautes futaies ! une seule pierre sur pierre de ce château qui avait été bâti à chaux et à sable par les aïeux de ces Du Quesnay dispersés ! Rien ne sera plus dans ce coin de pays, comme nous le voyons ce soir ; rien, si ce n’est l’étang, trop profond pour qu’on le dessèche, où le mendiant qui passe viendra laver longtemps encore le bout de son bâton fangeux !

La campagne était si verdoyante, les bois si touffus et si hauts, les blocs unis qui formaient ces murs blancs si bien liés et si solides, qu’un flot de jeunesse et d’espérance revint au cœur de Néel et fit briller ses yeux d’incrédulité.

— Je savais bien que vous ne me croiriez pas longtemps, dit en reprenant sa route cette nouvelle et rustique Cassandre, à qui devait toujours manquer un Homère. Mais qu’importe ! La vieille corneille qui pronostique la mort sur les clochers des cimetières se soucie peu de n’être pas écoutée des hommes et de croasser pour le vent !

Elle continuait de marcher, mais, tout en marchant, elle baissa la voix et ses paroles cessèrent d’être intelligibles. Autour d’eux, tout commençait à brunir… Les nuages enflammés du couchant s’étaient éteints peu à peu, et il n’y avait plus de rouge sous le ciel que la terre d’ocre de la lande où ils passaient et où l’herbe était aussi rare que les cheveux sur la tête d’un enfant teigneux de ces parages. Le brouillard commençait de monter du fond de la vallée avec la chanson triste et monotone des raines de l’étang.

Tout à coup une petite élévation, une espèce de renflement dans le sol arrêta les pas de la Malgaigne, qui le toucha de son long bâton :

Celui qui est là — dit-elle — était comme vous, monsieur Néel, et comme Sombreval. Lui aussi hochait la tête avec arrogance et ne voulait pas croire ; mais, quand la chose avint, la foi lui poussa plus vite que les ongles ne lui avaient jamais poussé, mais ce fut trop tard.

— De qui donc parlez-vous, la mère ? interrompit Néel.

— Je parle de celui dont les os sont là-dessous, répondit-elle. Est-ce que nous ne sommes pas à l’endroit de la lande qu’on appelle la place au Rompu ?…

Néel avait souvent entendu parler de cette place dans la petite lande du Hecquet. Mais, quoiqu’il n’eût jamais quitté le pays, ce qu’il en savait était vague. Rien d’étonnant. Le fait qui avait marqué de cette appellation obscure et lugubre dans la mémoire des gens d’alentour l’endroit que lui désignait la Malgaigne remontait plus haut que la Révolution, cette large ornière de sang qui a coupé en deux l’histoire de France, et dont les bords s’écartent chaque jour de plus en plus.

Néel, dès son enfance, avait entendu dire au tiers et au quart qu’un horrible crime avait été commis à cette place et que l’homme qui l’avait commis, après avoir été rompu, selon la loi du temps, avait été exposé à l’endroit même de son meurtre, comme un enseignement terrible pour ceux qui prendraient par ce chemin.

La pitié de chaque passant ou son épouvante avait jeté, en détournant les yeux, sa poignée de terre sur ce cadavre fracassé et sans sépulture et y avait formé, à la longue, comme le chevet d’une tombe. Le corps du condamné semblait avoir moulé cet amas de poussière qui, dans la nuit, faisait trébucher le passant. Les chevaux y bronchaient ou s’y abattaient.

Quand le soleil s’était noyé sous Jersey — comme disait la Malgaigne — c’est-à-dire quand le jour était couché, très peu de gens se souciaient de traverser cette place, dont le nom devait subsister encore, lorsque le souvenir du crime et du supplice ne serait plus.

Néel, le rôdeur, qui connaissait tous les coins et recoins du pays, connaissait la place au Rompu. Il n’en savait pas davantage. Il n’y avait jamais butté, mais, comme les autres, il n’aimait pas ce lieu de funèbre et sanglante mémoire, et toujours il donnait de l’éperon à son cheval pour passer plus vite, quand il y passait.

— Oui — fit-il — c’est la place au Rompu. Mais seriez-vous d’âge, la Malgaigne, à avoir connu le malheureux qui repose là, à ce qu’ils disent, depuis si longtemps ?

— Ou qui n’y repose pas, — interrompit-elle avec son expression tout à la fois positive et mystérieuse. Vère ! monsieur Néel, je suis bien chenue. Je suis une ancienne du pays. J’ai connu le père de votre père, le grand vicomte Jacques de Néhou, qui avait épousé la dernière des Saint-Scudemor, en premières noces, et en secondes la comtesse de Turbemer. C’est là des années ! Il faut vraiment que la mort m’ait oubliée pour qu’à cette heure je puisse marcher, comme je le fais, la terre du Seigneur.

Du bourg de S… et de ses dépendances, je suis à présent peut-être la seule, avec Julie la Gamase, qui est du bourg, à me souvenir de celui qui a pourri ici, comme un chien, sur la croix de Saint-André dont vous voyez le bout encore, — fit-elle en frappant de son bâton sur un bois grossier qui sortait du sol et qu’on eût pris aisément pour une racine d’arbre arrachée.

— J’ai entendu parler du crime, un crime pour de l’argent, à ce qu’il paraît : mais, puisque vous avez connu l’assassin, mère Malgaigne, quel homme était-ce ? — demanda Néel, qui, dans sa préoccupation actuelle, n’aurait eu aucune envie de cette vieille histoire, si la Malgaigne n’avait comparé l’incrédulité du criminel à celle de Sombreval et à la sienne ; — je croyais que ce n’était pas un homme du pays.

— Il n’en était pas non plus, — répondit-elle, et même on n’a jamais su ce qu’il était et d’où il était, car il est mort sans avoir jamais voulu dire son lieu de naissance ni son nom. La justice le sut peut-être, mais il mit cet honneur dans son infamie qu’il ne voulut la faire rejaillir sur personne et qu’il la garda pour lui seul. Ce qui est certain, c’est qu’il était de loin et qu’il était venu par la mer. C’était un soldat, — beau et jeune comme vous, monsieur Néel. Il passa deux fois seulement dans ces parages, — une première fois pour rejoindre son régiment en Bretagne, à ce qu’on dit, et une seconde pour faire son coup et pour y mourir… À la première fois, étant adlaisi[7], il s’arrêta au bourg de S…, pour s’y rafraîchir à la Branche de Houx, chez Travers. Il y avait là une troupe de niolles[8] qui se mirent à virer et à bourdonner autour de ce bel habit blanc, comme un essaim d’avettes[9] autour d’un cerisier en fleur. J’étais en journée chez Travers, filant dans l’en-bas de l’auberge, déjà plus sérieuse que toutes ces jeunesses, quoique je fusse bien jeune alors, mais je commençais à m’assotir[10] aux sorcelleries et aux curiosités impies. « Tu devrais bien lui dire son sort », me fit la fille à Travers, la boiteuse. On aurait dit que c’était le sien qu’elle me demandait.

Je ne voulais pas, mais elle me tourmenta comme une vêpe. Lui s’était assis à moitié sur le bord de la table à tout le monde. « Allons, la grande fille, — fit-il nonchalamment, — dis-moi ce que tu vois dans les lignes de cette main. » Et il me la tendit, moitié risée, moitié bravade, comme s’il m’avait mise à pis faire[11] de l’épouvanter.

C’était une grande et forte main, mais bien moulée, que je sens encore dans la mienne, quand j’y pense, et qui ressemblait à celle-là qu’on avait trouvée un matin toute fraîchement coupée dans les carrières de Carpiquet… Ce qui avait fait bien du train et du boulvari[12] dans le pays, mais un train inutile… on n’a jamais su à qui cette main appartenait.

Je la pris. Mes cheveux se grigèrent[13] à mes tempes. Le démon m’injecta sa clarté. « J’y vois du sang ! — fis-je, poussée à dire. — C’est bien ! répliqua-t-il, fier comme un Artaban. Du sang ! c’est ce qui gante le mieux la main d’un soldat. — Mais du sang mal versé, repris-je. J’y vois de l’eau aussi, de l’eau qui coule dessus, s’y mêle et ne peut l’effacer. — Sont-ce les larmes de ma maîtresse ? fit-il alors d’un ton d’avantageux plein d’arrogance. — Les larmes des femmes ne tuent pas les hommes, repris-je, et c’est cette eau qui vous tuera. — Grande sotte, répondit-il, je suis un marin de terre ferme. Fais-moi donc un peu mieux mourir ! » — Et par manière de josterie il me cingla le bas de mes jupes d’un coup de baguette de coudrier qu’il avait coupée dans les haies. Mais je n’eus brin de colère. J’étais dominée ! Les derniers mots partirent. « Ce n’est pas de l’eau de mer non plus, fis-je : c’est de l’eau douce, douce mais cruelle. Il n’en faudra pas bien des gouttes pour vous tuer, monsieur le soldat ! »

Oh ! si vous aviez vu, monsieur Néel, le regard qu’il jeta sur l’envergure de sa poitrine, car il était comme vous fin de taille, mais large d’épaules. Tout à coup il s’éclaffa de rire, lampa le verre d’eau-de-vie qu’il avait devant lui et le replaça si dru sur la table qu’il le cassa et en évalingua[14] les têts aux poutres. Mais nul autre que lui ne songeait à rire. La Travers était pâle comme sa coiffe. Deux heures après il avait payé son écot, rebouclé son sac et s’en était allé, — sifflant.

Néel oubliait que son père l’attendait à Néhou.

— Deux ans en suivant, — continua la Malgaigne, — deux ans, jour pour jour, trois habits blancs s’enfonçaient dans la lande du Hecquet, au coucher du soleil. Ils n’étaient pas seuls… Ils avaient avec eux un autre voyageur qu’ils avaient rejoint tout contre l’étang du Quesnay. C’était un porte-balle de Périers, nommé Séraphin Le Foinillard[15], qui avait vendu toute sa marchandise aux foires d’alentour et venait de se débarrasser de son dernier cent d’aiguilles anglaises à la ferme du Quesnay, chez le père aux Herpin d’à présent. Les Herpin ont dit qu’il était à peu près l’heure où nous sommes lorsque les habits blancs, qui se voyaient de loin, entrèrent dans la lande avec leur nouveau compagnon. Mais ce qui s’y passa, nul ne le vit que Celui qui voit tout, mais qui ne parlera qu’au dernier jour.

Au matin seulement du lendemain, les filles qui allaient traire trouvèrent ici, à cette même place, le corps du porte-balle meurtri et matrassé[16], la tête ouverte sur la peau de vache de sa balle vide et les poches de son habit retournées. Or, dans ce temps-là, c’était le règne du grand bailli Ango, dont la main de justice atteignait partout. Il eut bientôt ordonné une battue dans la contrée pour rattraper les habits blancs, car, en relevant le cadavre de l’assassiné, on avait retiré de sa main crispée le bouton d’un habit de soldat, arraché sans doute dans la lutte et que Dieu mettait là comme une preuve ; mais on ne les rejoignit que passé B…, dans une maison borgne où l’on donnait à boire et où ils ripaillaient depuis une couple d’heures environ.

Quand ils entendirent le pas des chevaux de la maréchaussée qui s’arrêtaient à la porte, il y en eut deux qui sautèrent par une fenêtre de derrière et s’ensauvèrent, mais le troisième fut pris, dormant la tête sur le pot de cidre qu’il avait vidé. Le brigadier, qui lui mit la main à l’épaule et qui l’éveilla, lui dit : « L’ami, nous venons vous rapporter le bouton que vous avez perdu hier soir dans la lande du Hecquet. » Et, de fait, le bouton retrouvé s’ajustait droit à la place où il en manquait un sur la poitrine du soldat. Ainsi découvert, il se laissa prendre. Comme il lui mettait les courts-bras : « Hé ! camarade, nous sommes de connaissance. Vous avez déjà passé au bourg de S… », fit le brigadier : c’était le vieux Horsain, un gaillard qui avait l’œil bon. Il venait de reconnaître le jeune soldat qui avait bu et mangé à la Branche de Houx, chez Travers.

C’est au bourg de S… qu’on le jugea, — continua la Malgaigne : — il fut condamné à être rompu vif pour son crime, et ce fut même la dernière fois que l’on rompit dans le pays. Pensez s’il y avait du monde à voir cette affreuseté ! On s’y écrasait et l’on y vint de toutes les paroisses environnantes. Au matin de ce jour, la Travers, qui était comme folle depuis le commencement du procès, me dit : « La Malgaigne, veux-tu y venir ?… » — et nous y allâmes comme les autres.

C’était sur la place du Marché, qui n’est pas bien grande, comme vous le savez, monsieur Néel : mais, ce jour-là, on y aurait jeté une épingle par les fenêtres qu’elle ne serait pas tombée à terre. Moi, qui suis haute, je voyais par-dessus les autres, mais cette pauvre boiteuse de Travers, qui était petiote, n’eût rien vu, elle, sans Houivet, le sergent, qui la mit sur la croupe de son cheval, plus morte que vive, mais obstinée à voir, fascinée !

Au coup de midi, le condamné sortit de prison, accompagné de son confesseur, l’abbé de Neufmesnil, l’aumônier de l’hôpital de S… Ils l’avaient dépouillé de son habit blanc, et il marchait, en chemise, avec ses grandes guêtres noires par-dessus le genou — je le vois encore — un peu pâle et pas si braque que quand il était accoudé sur la table à Travers, mais cœuru pourtant. Il me fit grand’pitié.

Il était silencieux comme on disait qu’il l’avait été pendant toute la durée de son jugement, qu’il avait fallu lui arracher les paroles du corps avec un vilebrequin. Il s’étendit lui-même sur la croix de Saint-André, et le bourreau, qui était le bourreau de Caen, prit sa barre et le rompit en cinq fois. À chaque fois que la barre tombait sur ses os, il faisait un han ! qui nous retentissait jusque dans le ventre, à nous, la foule.

Au cinquième coup qu’il reçut sur le creux de l’estomac, l’abbé de Neufmesnil demanda un verre d’eau pour le patient, qui avait soif, et tout de suite on vit arriver, par les airs, ce verre d’eau qu’on avait pris à la fontaine de Saint-Gonod, qui est au fond de la place, et qui passa de main en main jusqu’à l’échafaud, sans qu’il en versât une seule larme, quoiqu’il fût tout plein, ras les bords.

En voyant ce verre d’eau qui reluisait au soleil et que l’abbé de Neufmesnil n’avait demandé que pour abréger le supplice du condamné — car on assure que les rompus, dès qu’ils boivent une goutte d’eau, expirent — sans doute que la Travers eut la même idée qui me prit au chignon, car, toute hagarde sur la croupe de son cheval et collée au sergent, elle me montra cette eau qui brillait : « Tu le lui avais bien dit ! » fit-elle.

Néel, tout brave qu’il était, eut un léger frisson aux derniers mots de la Malgaigne. Elle avait fini son histoire et avait repris sa marche à travers la lande, moins claire de minute en minute, et dans laquelle elle venait d’évoquer un pareil souvenir. Amoureux comme il était, Néel de Néhou ne put s’empêcher d’avoir une curiosité d’amoureux.

— Et la fille à Travers ? dit-il à la Malgaigne.

— Ah ! vous pensez qu’elle l’aimait ! répondit la vieille femme. Eh bien, monsieur Néel, j’ai eu comme vous toujours cette doutance. Elle était banquée[17] avec Colin Harivel, et elle l’épousa peu après pour mourir à son premier enfant : car c’est des reins qu’elle boitait et non pas des pieds, et le médecin qui l’accoucha dit qu’elle devait mourir à ses premières couches, puisqu’on avait eu l’imprudence de la marier, la pauvre estropiée.

Mais banquée, et quoique Colin Harivel fût le mieux découplé et le plus faraud des garçons de Benneville, j’ai toujours cru que l’habit blanc, cet oiseau de passage, lui avait passé bien rez du cœur ! Le soir qu’ils l’apportèrent ici pour qu’il y demeurât en exemple, exposé aux émouchets et aux corneilles, elle se jeta encore à moi comme le jour du supplice, et me pria et supplia, les mains jointes, d’aller quant et elle, de nuit, dans la lande, le couvrir de terre par pitié.

Elle était religieuse, moi, je ne l’étais pas alors ; j’étais une mauvaise, mais j’y fus tout de même, à la nuit tombée, avec elle, les capes de nos mantelets bien rabattues pour qu’on ne nous reconnût pas… Nous le trouvâmes là où vous avez vu tout à l’heure ce bout de croix qui sort de terre.

Il n’y avait pas moyen de distinguer corps ou visage, tant il faisait noir, mais du fond des ténèbres nous avisâmes une espèce de blancheur immobile : c’était lui ! et comme nous avions emporté et caché un truble[18] sous nos mantelets, moi qui avais les bras forts, plus forts que cette malheureuse brésillée[19] dont le cœur était peut-être encore plus malade que le corps, je creusai un trou dans la lande et j’en rejetai la terre sur ce quèque chose de blanc qu’on voyait dans les ombres, et ne m’arrêtai que quand elle et moi nous ne vîmes plus rien. Pendant que je fouissais[20] en me dépêchant, car nous avions peur d’être surprises, elle s’était agenouillée, et je l’entendais qui priait.

— C’est fait ! lui dis-je. On ne le voit plus… Sauvons-nous maintenant, Désirée ! — Oh ! attends encore, répondit-elle ; j’ai apporté le bénitier du pied de mon lit où il y a un reste d’eau bénite : laisse-moi l’en arroser, puisqu’il n’y a pas pour lui de terre sainte ; — et elle le fit comme elle le disait. Mais hélas ! l’eau bénite, tombée du goupillon du prêtre ou du bénitier d’une pauvre fille enamourée, ne fait pas leur lit de terre plus tranquille à ceux qui ont si grandement offensé Dieu !

— Il ne s’est donc pas assez repenti ? — dit alors Néel touché, et comme imbibé d’attendrissement par l’épilogue de cette histoire. Vous disiez, mère Malgaigne, que les bons payaient pour les méchants. Est-ce que les larmes et les prières de cette fille infortunée ne seront pas comptées devant Dieu ?

— Je ne sais pas s’il s’est repenti, reprit la Malgaigne, l’abbé de Neufmesnil n’a jamais ouvert la bouche ni en bien ni en mal sur le pécheur qu’il avait assisté ; et quant à la Travers, si elle l’a aimé, elle n’était plus innocente, — ajouta-t-elle d’une voix austère.

Néel, qui rêvait l’amour de Calixte et qui le voulait comme on veut une conquête, resta plongé dans le silence, impatient de l’avenir, le dévorant et dévoré par sa pensée.

— S’il était pardonné, s’il avait trouvé grâce devant son juge, — continua la Malgaigne, — pourquoi donc reviendrait-il dans cette lande comme il y revient ?

Néel avait entendu parler des visions de la Malgaigne, que les paysans disaient goubelinée[21] depuis bien du temps. Il ne s’étonna donc pas du tour que prenait alors son esprit.

— Vous l’avez donc vu ? lui dit-il.

— Régulièrement tous les samedis, quand je passe par ici — fit-elle comme si elle eût parlé du fait le plus naturel — et même quelquefois sur semaine. C’est un samedi que le porte-balle de Périers fut assassiné, et c’est un samedi que son assassin périt sur sa roue.

Toutes les nuits du samedi au dimanche, il rôde par ici, quelque temps qu’il fasse, qu’il soit humide ou sec, qu’il fasse nuit noire ou clair de lune, que le vent soit d’amont ou d’aval ! Je le rencontre souvent assis sur la barre de l’échalier qui ferme ce côté de la lande par où nous allons sortir, ou marchant sur le bord de l’étang du Quesnay, coulant plutôt que marchant sur ses jambes brisées et ramollies par les coups de barre du bourreau et qui semblent flotter comme des bragues[22] vides !

Il est silencieux comme il fut dans les derniers temps de sa vie, n’ayant pas l’air de plus entendre qu’un mouron[23] les ébraits[24] des milleloraines des élavares et les risées des huarts moqueurs[25]. Plusieurs fois j’ai marché sur lui et lui ai adressé la parole, l’adjurant de me répondre au nom du Dieu vivant et miséricordieux : mais il s’est toujours éloigné lentement, d’un air sombre, muet comme un esprit condamné dont le sort ne peut être changé ni par aumônes, ni par larmes, ni par prières, ni par aucune intervention humaine de ce côté-ci ni de l’autre de l’éternité.

Et marchant plus vite, et frappant de son bâton la terre comme si elle était obsédée de la pensée fixe qu’elle voulait secouer :

— Toi aussi, tu rôderas comme lui, Sombreval ! s’écria-t-elle. Toi aussi tu viendras poser pour la rafraîchir ta tête lasse de l’enfer et brûlante sur la pierre des douis et dans la rosée des marais ! N’es-tu pas comme lui un meurtrier ? Qu’importe avec quoi on tue, si l’on tue ! Quelques gouttes de sang sur une veste blanche, Dieu les apercevrait donc mieux que toute la marée de celui de ton père, de ta femme, de ta fille et jusque de ton Seigneur Jésus-Christ, que tu as sur les mains, l’abbé Sombreval ! Oh ! que non. Il y a une justice. Le sommeil tranquille des cimetières n’est pas fait pour toi non plus ! C’est moi qui le dis. Tu es voué à l’errance éternelle. Tu reviendras mort où tu as voulu à toute force revenir vivant. Mais en vain voudras-tu plonger dans ton étang du Quesnay pour éteindre cette soutane de feu que le démon aura collée à tes épaules et que tu ne pourras plus déchirer de tes mains plus coupables que celles de Caïphe, ni rejeter de ton dos comme l’autre apostat ! Les eaux de l’étang deviendront de l’huile bouillante sous les plis de ta robe en flammes ! La vieille Malgaigne ne le verra pas. À cette époque-là elle sera aussi allée rendre ses comptes ; elle sera jugée, mais je le sais, et c’est trop encore… car je t’ai aimé comme mon enfant…

La voix de cette femme, qui semblait de taille biblique au jeune Néel, baissa et s’éteignit comme dans des larmes, — car on n’y voyait plus, et il ne sut pas si elle pleurait. Certes, qu’elle fût folle ou qu’elle fût inspirée, il y avait en elle un charme. Néel, qui cherchait le secret de ce charme à travers les émotions pénétrantes dont elle piquait son âme comme de dards, n’entendit plus que les sons confus d’un monologue qu’elle se tenait à elle-même et dans lequel il distinguait seulement l’idée du fantôme du soldat assassin et de l’abbé Sombreval.

Ils touchèrent enfin à l’échalier dont elle avait parlé et qui fermait la lande à l’est.

— Il faut que je vous quitte ici, la Malgaigne, dit Néel. Je m’en vais à Néhou. Vous allez à Taillepied. Nous devons nous tourner le dos, mais vous n’avez pas besoin de compagnon de route…

— Non, monsieur Néel, répondit-elle. Les chemins me connaissent. Je suis une voyageuse de nuit autant que de jour. Il y a longtemps que j’ai amitié avec les ténèbres. Et d’ailleurs, à la grâce de Dieu ! Qui donc voudrait faire de la peine à une pauvre vieille femme comme moi ? Les plumes de la chouette abattue ne vaudraient pas les quatre sous de poudre qu’on aurait brûlés pour la tuer.

— À la grâce de Dieu donc ! dit Néel, et qu’il vous protège, la Malgaigne !

— Et vous aussi, monsieur Néel ! fit-elle. Vous en avez plus besoin que moi.

Et elle enfourcha l’échalier avec la célérité de l’habitude, et elle s’éloigna, continuant de se parler à elle-même, comme font des gens préoccupés ou les gens hors de leur bon sens — ce qui est souvent la même chose.

Néel demeura plusieurs secondes à l’écouter qui s’éloignait et à rouler en lui-même le dernier mot qu’elle avait dit. Était-ce une menace, l’annonce de quelque danger prochain, — ou simplement la suite des pensées de cet être qui ne ressemblait pas aux autres et qu’il aurait été difficile à un moraliste de classer ?

« Oui, à la grâce de Dieu ! comme elle l’a dit », répéta-t-il.

Il traversa la petite lande du Hecquet dans le sens inverse à celui qu’il avait suivi avec la Malgaigne. C’était dimanche, aussi ne rencontra-t-il âme vivante ou damnée.

Seulement, quand il fut arrivé au point de la lande où il s’était retourné pour voir le Quesnay, dans le clair-obscur orangé du soir, sous l’index de l’octogénaire, il chercha, ô enfance du cœur ! à discerner le toit qui recouvrait sa bien-aimée, son rêve caressé, sa chimère, mais la nuit était si épaisse qu’il semblait qu’on eût pu couper l’ombre avec un couteau. Dans l’abîme noir de la vallée, on ne voyait rien que l’orbe d’une lucarne en feu, aussi ardente que la gueule d’un four allumé.

— Le feu serait-il au Quesnay ? — Et il descendit en courant la montée, longea l’étang et vint à la grille. Tout était calme dans les cours. Les chiens dormaient. Mais la lucarne du toit brillait toujours de cette clarté rouge et profonde dont un soufflet de forge faisait de temps en temps frissonner et blanchir la lueur. C’est alors qu’il se ressouvint que Sombreval était un chimiste et que le feu, dans les combles, c’était probablement ses fourneaux.

— Il travaille pour elle pendant qu’elle dort, — pensa-t-il. Il cherche pour elle de la vie, — et rassuré, mais le cœur débordant de la plénitude de sa journée, il regagna la tourelle solitaire du pauvre manoir de Néhou.

  1. Paille fraîche.
  2. Ensangmêler, se mettre en colère contre une résistance, se mêler le sang. — Patois.
  3. Bavardage.
  4. Pâle et défaillant à faire croire qu’on va s’évanouir.
  5. Ensorcelé, qui voit des fantômes.
  6. Esplanade, — place où l’on se réunit. — Patois.
  7. De loisir, inoccupé, at leisure.
  8. D’innocentes, — qui ne sont jamais sorties de leur nid.
  9. Abeilles.
  10. Se duper.
  11. Au défi.
  12. Bouleversement.
  13. Hérissèrent.
  14. Lança.
  15. Le Rôdeur.
  16. Assommé.
  17. Quand on a publié les bans d’une fille en Normandie, les paysans la disent banquée.
  18. Bêche.
  19. Assommée.
  20. Creusais.
  21. Qui voit des gobelins, des fantômes, la nuit.
  22. Culottes.
  23. Salamandre qui doit son nom à sa couleur.
  24. Cris.
  25. Farfadets que l’on croit occupés à huer les hommes et à se moquer d’eux.