Un prêtre marié/XIII

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Alphonse Lemerre (tome 1p. 279-304).

XIII


Et ils disent bien, ces têtes rassises, ces grands jugeurs ! C’était une folie polonaise ! Le sang des Sapieha et des Zips, exaspéré par un amour à qui on faisait respirer sa proie, monta au cerveau du Normand et l’embrasa comme de la poudre ! Néel tenait du pays où la vie ne pèse pas plus que la plume qu’on porte à son bonnet, impalpable aigrette ! et où les hommes, quand ils boivent seulement à leurs maîtresses, cassent sur leur occiput de lourdes coupes de cristal qui blessent plus cruellement que des sabres, et pétrissent dans leurs mains nues leurs verres comme du sable, pour faire pâlir après dîner les joues qu’ils aiment.

Ce fut une folie polonaise ! la vanité et l’imagination des races slaves y eurent autant de part que l’ardeur du sang. Les Polonais, qui touchent à l’Orient de la pointe de leurs lances, reçoivent la réverbération de ce pays, soleillant et fastueux, autant sur leurs mœurs que sur leurs armes.

Par sa mère, Néel était Polonais ! et quelque chose d’oriental, d’altéré d’éclat, d’amoureux du splendide, se jouait dans sa pensée, dans sa franchise et dans sa vaillance.

Le caftan de diamants qui manquait à cette poitrine, faite pour le porter, il l’avait sur tous ses sentiments et il aimait à l’y étaler. C’était sa force ou sa faiblesse, mais c’était sa nature ! Dites-vous-le bien ! ou, comme ces Normands qu’il révolta par son action insensée, somptueuse et sauvage, vous ne le comprendriez pas ! Tout autre aurait comme lui pu risquer ses jours, mais il voulut les risquer d’une manière poétique, dramatique, pittoresque, qui laisserait au moins dans l’âme de sa bien-aimée un souvenir inextinguible, s’il succombait, — un spectacle qu’elle n’oublierait plus !

Il se prépara un magnifique suicide avec l’art et la coquetterie d’un Sardanapale. Il joua tout sur cette carte étincelante, — la magie d’un superbe danger ! Il y avait certainement dix à parier contre un qu’il y mourrait, que la chance serait contre son courage : mais s’il ne mourait pas, peut-être serait-il aimé de Calixte, et ce peut-être-là valait dix fois plus que sa vie !

Il y avait plusieurs jours que le projet de Néel fermentait en lui, et personne, dans son entourage, ne se serait douté de ce projet sinistre et terrible. Sa belle tête idéale avait la même expression de physionomie. Seulement, un peu de mélancolie, la mélancolie d’une passion cachée et qui est déterminée à jouer son va-tout, en adoucissait l’ardente et romanesque fierté.

Mademoiselle Bernardine de Lieusaint le trouvait plus beau et plus touchant avec cette teinte de tristesse qui ombrait son front, mais cette beauté la faisait trembler. Des propos échappés au mécontentement du vieux Bernard contre son futur gendre avaient éveillé une vague terreur de jalousie dans ce cœur jusque-là tranquille.

Elle savait que Néel allait au Quesnay. Bien souvent, quand elle avait passé par là sur la croupe du cheval de son père, elle avait jeté de loin, du sommet de la butte Saint-Jean, sur ce château fermé et solitaire, le regard effrayé d’un enfant qui regarde dans le fond d’un puits. Elle avait le pressentiment que le malheur couvait là pour elle, et Bernard sentait alors trembler sur sa poitrine ce bras si frais qui l’entourait, par-dessus sa casaque de cheval, comme un ceinturon couleur de rose.

Bernardine avait aperçu Calixte à l’église, sous son voile, et ce qu’elle avait pu en voir lui semblait singulier et funeste. Calixte l’attirait et la repoussait en même temps. Elles s’étaient quelquefois agenouillées ensemble, l’une à côté de l’autre, à la Sainte-Table. La charité de la chrétienne comprenait qu’une telle fille dût être malheureuse avec un tel père. Mais était-ce l’horreur de ce père ou le pressentiment du mal que lui causerait la fille, qui la faisait frissonner près de Calixte, lorsque son coude touchait le sien, sur les degrés de l’autel, la nappe blanche de la table sainte entre ses mains ?

On était dans les derniers beaux jours de novembre qu’on appelle l’été Saint-Martin. Néel, qui ce soir-là avait soupé avec son père et qui s’était promis d’exécuter le lendemain sa résolution, annonça au vicomte Éphrem qu’il irait le lendemain à Lieusaint et qu’il partirait de bonne heure. Il ne voulait pas réveiller le vieillard pour lui dire adieu, et il l’embrassa (ce pouvait être pour la dernière fois) avec une émotion dont le vieillard, ému lui-même, s’aperçut :

— Tu t’en vas à Lieusaint pour deux jours, et tu m’embrasses comme si tu partais pour ta première bataille !

Le vicomte ne croyait pas si bien dire. C’était, en effet, pour son fils, la première bataille et il allait plus s’y exposer qu’en se mettant à la gueule même du canon.

Néel ne répondit pas, mais il ne put s’empêcher de sourire de cette sagacité paternelle, et le vicomte fut la dupe de ce sourire.

— À la bonne heure ! fit-il joyeusement, — est-ce que ta bataille n’est pas encore gagnée contre mademoiselle de Lieusaint ?…

Le lendemain, Néel se leva avant le jour, et, selon sa coutume, il descendit à l’écurie pour y préparer son départ. D’ordinaire, dans ces tournées de chasse qu’il faisait dans tous les châteaux environnants, il allait indifféremment à cheval ou dans une espèce de briska ramené par son père de l’émigration, d’une structure inusitée dans le pays et auquel le vicomte Éphrem donnait je ne sais quel nom polonais.

C’était une voiture très versante et très légère, car on l’avait extrêmement élevée sur ses roues pour éviter les éclaboussures de ces effroyables boues de la Pologne à travers lesquelles elle avait été destinée à passer. On n’y pouvait guère tenir que deux. Découverte, elle avait presque la grâce d’un char antique, mais il était facile de ramener la capote de cuir nécessaire contre la température pluvieuse et froide du Nord.

Un seul cheval aurait suffi pour enlever cette voiture construite d’après un système qui la rendait extrêmement roulante, mais Néel aimait à en mettre deux, et il lui fallait une adresse et une vigueur de main supérieures pour les conduire, sans accident, dans les chemins pierreux du Cotentin.

— Il va chez sa maîtresse et il veut faire le faraud, — pensa le vieux palefrenier Jean Bellet, qui couchait à l’écurie avec ses bêtes, quand il le vit regarder l’essieu du briska. — Et le brave homme, se tirant de dessous ses serpillières, se prépara à atteler les chevaux qui servaient habituellement à cette voiture ; mais quel ne fut pas son étonnement et même son épouvante, quand Néel lui dit :

— Ce ne sont pas là les chevaux qu’il faut atteler, Jean ! mais les poulains du Mellerault.

Jean Bellet crut que son jeune maître devenait fou. Les poulains du Mellerault étaient de l’air et du feu sous des nerfs et des muscles. C’étaient de jeunes chevaux, effrayants d’ardeur. Néel aimait les chevaux comme tout gentilhomme de loisir ; il faisait des élèves. Les poulains du Mellerault (comme il les appelait du haras de ce nom) étaient des chevaux de trois ans, magnifiques d’encolure dans leur robe d’ébène, étoilés au front, les yeux bordés du ruban de feu qui indiquait la flamme intense de leur sang. C’étaient des chevaux, selon Jean Bellet, à faire mettre à genoux tous les maquignons de la Sainte-Croix et de la Saint-Floxelles, mais ils n’avaient jamais senti ni le fouet ni le mors, et Néel parlait de les atteler !

— Sainte Marie-de-la-Délivrande de Rauville, — dit Jean Bellet, — y pensez-vous, monsieur Néel ?

Et le vieux palefrenier stupéfait en oublia de passer la manche de sa veste.

Néel y pensait très bien.

— Je le veux ! fit-il, impérieux comme toujours.

Mais Bellet, tout respectueux qu’il fût pour ses maîtres, trouva la force de lui résister.

— Vous le voulez ! mais moi je ne veux pas votre mort, monsieur Néel. Je ne veux pas être chassé comme un chien galeux de la maison de votre père pour avoir aidé à vous rompre le cou. Vous pouvez jouer de la cravache, si cela vous plaît, sur les vieilles épaules qui vous ont porté tout jeune, mais les chevaux que vous me demandez, non, monsieur Néel, je ne les attellerai pas !

— Eh bien ! je les attellerai, moi ! fit Néel, blanc de colère et avec une résolution à laquelle le vieillard commença de comprendre qu’il n’y avait pas à s’opposer.

— Il est timbré, pensa-t-il, mais je vais réveiller le vieux vicomte. — Et il déposait déjà sur le coffre à l’avoine la lanterne qu’il tenait à la main, quand Néel, qui avait vu l’intention et le mouvement à la lueur de cette lanterne : — Reste là, lui dit-il en le saisissant par le collet, — pas un mot ! pas un geste ! Tu sais ce que je veux et si je le veux ! — ajouta-t-il avec l’accent qu’aurait le bronze, si le bronze parlait. Tu ne me quitteras que quand je serai en voiture et hors de la cour !

— Non, monsieur Néel, — dit alors le vieillard, — je ne vous quitterai pas, puisque vous le voulez. Mais il y a deux places dans la voiture, et, si vous y montez, j’y monte avec vous !

Néel fut touché de ce dévouement.

— Tu es un brave homme, mon vieux Jean Bellet, dit-il au fidèle serviteur de sa maison. Mais, si tu viens avec moi, qui soignera les chevaux ? Ils ne connaissent que toi et moi. Il faut que tu restes. D’ailleurs, il n’y a pas de danger, ajouta-t-il avec le mensonge d’une confiance superbe, — car il allait en courir un terrible et il s’élançait au-devant : — n’est-ce pas toi qui, dès que ma main a su tenir des guides, m’as appris à conduire ? Tu sais si je peux mener !

— Oui, dit Bellet, vous n’êtes pas un achocre[1]. Il n’y a que vous, dans tout le pays, — car me v’là vieux, — qui puissiez passer maintenant à Sangsurière ou dans les perditions de Gavré. Mais ces chevaux-ci sont pucelles de bride et d’attelage. C’est de la poudre, et vous êtes de la flamme, et quand cela se rencontre…

Un geste compléta sa pensée.

— Sois tranquille, dit Néel, je serai aussi prudent que toi, mais je veux les chevaux ! je vais chez ma fiancée. C’est une bonne occasion pour les essayer. Tiens, ajouta-t-il en lui tendant quelques flocons de ruban rose qu’il avait pris dans la corbeille de Calixte et qu’elle lui avait donnés, — mets-leur ceci à la têtière ! Il faut que nous soyons beaux et que nous piaffions, puisque nous allons faire la cour à la future châtelaine de Néhou !

— Future et prochaine, — dit Jean Bellet, à qui toute cette légèreté joyeuse de jeunesse envoya un reflet de gaieté sur sa figure rude et tannée. Seulement ce fut le diable, pour parler comme le vieux palefrenier, que d’atteler les bêtes. Elles ruèrent, hennirent et se cabrèrent, offrant un spectacle à recommencer toutes les terreurs de Jean Bellet, s’il ne s’était appliqué sur la conscience cette raison suprême : « Après tout, il faut bien qu’ils soient domptés, ces rageurs-là, et monsieur Néel vaut mieux pour cela que tous les piqueurs de la contrée ! »

La lutte fut longue. Quand ils furent mis à la voiture, ils étaient déjà couverts de sueur, tremblants dans ces liens inusités, et ils raclaient de leurs fers avec impatience le pavé de la remise. Néel monta, s’assit et prit les rênes. Il faisait grand jour.

— Ne touchez pas le fouet, monsieur Néel ! dit Jean Bellet, menez-les doucement. Parlez-leur. Ils connaissent votre voix. À présent, que Notre-Dame-de-la-Délivrande de Rauville vous protège ! Et claquant de la langue contre son palais, ancienne habitude de manège : « En route, mauvaise troupe ! » fit-il aux chevaux. Son mot de postillon.

Tout effrayé qu’il fût de la témérité du jeune homme, il était intéressé, comme cocher et comme palefrenier, à la manière dont Néel s’y prendrait pour se tirer de sa dangereuse entreprise. Il le regarda rendre la main aux chevaux étonnés et frémissants, sortir de la cour en frisant adroitement de l’essieu les poteaux de la barrière et enfiler le chemin du bourg de S… « sans trop de cérémonie, » au grand trot.

Ça y est tout de même ! — fit-il, et il souffla sa lanterne d’écurie. S’ils ne farcent pas d’ici le Lude, ils iront à Lieusaint sans encombre. Les chevaux sont comme les hommes. Tout dépend de la manière de s’y prendre et des commencements. Ils sentent fièrement bien avec qui qu’ils sont ! Ils sont invectifs[2]. Hennissent-ils ! Hennissent-ils ! reprit-il, ne les voyant plus mais les entendant jeter dans les airs, par-dessus les haies, des hennissements furieux et répétés !

— Ils vont s’affoler, s’ils hennissent ainsi longtemps, — fit-il soucieux, — mais le souci ne resta pas longtemps sur la vieille figure. « Bah ! reprit-il, si, comme ils disent, il y a un bon Dieu pour les ivrognes, pourquoi qu’il n’y en aurait pas un itou pour les amoureux ?… »

Le but de Néel n’était pas Lieusaint ; ce n’était pas le Quesnay non plus, du moins pour l’instant : il était de trop bonne heure. Les persiennes fermées y dormaient par-dessus les stores et les rideaux, quand il descendit le mont Saint-Jean, d’un trot qui devenait de plus en plus rapide, car les deux chevaux s’animaient, l’un par l’autre, par le grand air, par le bruit des roues sur les pierres, et par leurs propres hennissements, répercutés de tous côtés par les échos.

Comme il dévalait de la butte qu’il avait tant de fois montée avec elle, il envoya de sa main gantée et libre un baiser d’amoureux éperdu à ces quatre murs blancs qui renfermaient la bien-aimée pour laquelle il allait peut-être mourir. Le briska volait dans la poussière. Les paysans qui allaient aux champs se rangeaient sur le bord du chemin et sentaient le vent chaud de ses roues, quand il passait de ce train rapide.

« C’est monsieur Néel, disaient-ils, qui s’en va de cette fois à sa noce, car il est beau comme un bruman[3]. » Il avait mis ses habits de fête, ce costume que dans son tableau de Corinne le génie de Gérard a consacré en le donnant à lord Nevil. Gracieusement assis dans la conque de cette voiture découverte, son manteau flottant derrière lui dans l’air du matin, il rappelait, par la beauté correcte de son visage et le calme plein de sécurité et de puissance de son attitude, ces coureurs olympiques, aimés de la peinture d’alors, et il semblait s’élancer avec l’enthousiasme de la jeunesse et de l’amour vers toutes les couronnes de la vie ! Un poète qui l’aurait rencontré eût pensé à une ode de Pindare.

Sous sa main qui lâchait de plus en plus les rênes, en les secouant, les chevaux eurent bientôt dépassé le Lude et dévoré l’espace qui sépare Néhou du bourg de S… Il y entra par la vieille rue qu’on appelle encore la rue aux Lices, dans cet ancien bourg féodal, brûlant le pavé sous ses roues, et il s’arrêta devant la porte de l’auberge borgne, connue sous le nom d’Hôtel de la Victoire, ne pouvant s’empêcher, — superstitieux comme on l’est toujours dans les circonstances décisives de la vie, — de remarquer ce nom qui lui parut d’un bon présage.

Il venait, en effet, chercher la mort ou la victoire ! Parti de bonne heure de Néhou afin d’éviter l’œil et peut-être les ordres de son père, il avait résolu de mettre à exécution une pensée à laquelle certainement tout le monde, à Néhou, se serait opposé. C’était de faire boire à ses chevaux un breuvage qui les rendît sauvages, — qui leur donnât cette impétuosité surnaturelle à laquelle il allait confier sa fortune de cœur, — sur laquelle il allait jouer le tout pour le tout de sa destinée !

En revenant de la chasse aux sarcelles sur les bords de la rivière de Douve, il s’était, comme disait le vieux Picot, parfois réchauffé la caillette[4] avec du vin du Rhône, capiteux et turbulent, acheté par le digne aubergiste à la vente d’un curé défunt. Il en demanda deux bouteilles qu’il versa dans l’avoine de ses chevaux. « Je vais leur faire boire des éperons, » fit-il gaiement au groupe d’oisifs, familiers à toute cour d’auberge, qui le regardaient avec étonnement.

De fait, c’étaient là des éperons, que ce breuvage, qui devait allumer en quelques tours de roue, dans les veines de ces animaux, si violents déjà, un épouvantable incendie. Personne ne se doutait de ce qui devait suivre… Ils crurent à quelque pari forcené et ils ne s’opposèrent pas à cette frénésie. D’ailleurs, il n’était pas très facile ni très prudent de s’y opposer.

Néel était connu comme un crâne. Il était aussi entier, disait Jean Bellet, que ses chevaux. L’idée d’un pari, qui est une manière de gagner de l’argent, et l’idée d’une lutte engagée contre le plus effroyable danger, — deux sortes d’idées qui intéressent le plus les têtes normandes, — les arrêtèrent, fascinés de curiosité, quand, ses chevaux repus et enivrés, le téméraire enfant remonta lentement sur sa voiture et s’élança d’un galop, à fond de train, par le chemin où il était venu. De cette fois, il avait pris le fouet, et il en cinglait les bêtes électrisées, dont les pieds étaient huit éclairs !

Mal-au-Ventre, mon brave garçon, — dit le perruquier Landre à Guilbert, dit Mal-au-Ventre, son voisin, — en voilà un qui ne connaît pas ta colique !

Guilbert était un poltron fieffé chez lequel la conscription du temps avait déterminé les accidents les plus grotesques et lui avait valu son surnom.

— Mais il pourrait bien, avant peu, connaître le mal à la tête ! — répondit tranquillement Mal-au-Ventre, — qui avait l’impudence de sa poltronnerie et qui était le premier à en plaisanter.

— Il est flambé ! dit un troisième. C’est tout le bout du monde s’il va jusqu’à la fontaine du Gripois.

Le briska disparu ne s’entendait même plus au loin sur la chaussée. Néel volait comme un oiseau… monstrueux !

On n’a jamais bien su et lui-même n’a pas raconté tous les détails de cette épouvantable course qui n’eut pas lieu en ligne droite, mais en spirales, redoublées les unes sur les autres, à travers les fossés et les haies contre lesquels il poussait ses chevaux et faussait les ressorts du plus moelleux acier. Ceux qui le virent emporté ainsi à travers tout dirent que ce n’était plus là une voiture, des chevaux, un homme, mais une trombe, un tourbillon, une foudre qui rayonnait en zigzags meurtriers, à travers l’espace, sifflant et embrasé. Des chiens errants le long des routes furent trouvés coupés par la moitié du corps et gisants sur le sol le lendemain. Ils n’avaient pu fuir. Un limonier, attelé à une charrette, qui ne se dérangea pas assez vite devant cette furie, fut atteint par le moyeu de la roue et eut le poitrail emporté. Enfin un taureau effaré et pris de peur se jeta sur le char lancé, et la roue, l’implacable roue, toujours tournant, lui cassa les cornes dans ses irrésistibles rayons !

Partout ce fut dégât et désastre ! car ce Mazeppa à deux chevaux, que sa volonté seule liait à leurs croupes, n’avait pas les steppes infinies du désert pour s’y enfoncer. De toutes parts, résistances et obstacles ! Il trouvait des arbres qu’il cognait et dont il arrachait l’écorce ; des haies qu’il trouait ; des barrières dont il renversait les poteaux ! Il traînait après lui des débris de toute sorte dont les chemins restaient jonchés quand il était passé. Les chevaux fumants, écumants, toujours plus fouettés, toujours plus rapides, devinrent de plus en plus fous. Ils couraient et marchaient dans leur propre écume, ruisselante autour d’eux ; dans leur propre sang qui commençait de rouler sur leur musculature déchirée aux buissons et de pourprer leur jais profond d’un rouge sinistre.

Quelques tours de roues de plus, ils allaient peut-être s’abattre et rester sur le flanc, mais Néel avait calculé l’heure. Lorsqu’après tous ces lacs d’amour tracés par son briska dans cette poussière, il monta le plateau de la lande qui dominait le Quesnay, c’était le moment de la matinée où Calixte venait d’ouvrir sa fenêtre et regardait dans la campagne… Son père placé près d’elle vit le premier, de cet œil pour lequel il n’y avait pas de distance, la voiture lancée, et il reconnut Néel. Mais il ne voulut pas effrayer Calixte :

— Voilà Néel qui vient au Quesnay d’un train terriblement rapide, dit-il froidement. On dirait qu’il ne peut plus gouverner ses chevaux. Ils auront eu peur et ils ont pris le mors aux dents. Rentre, mon enfant : moi je vais descendre. J’ai le bras bon. Avant qu’ils ne soient à la barrière contre laquelle ils peuvent se heurter, je les aurai arrêtés.

Une pâleur affreuse sembla s’incruster dans la pâleur habituelle de Calixte, puis elle devint du ton de feu de son bandeau et repâlit horriblement encore… Ce fut rapide comme la pensée.

— Oh ! père, dit-elle, j’ai de votre courage. Allez et descendez bien vite ! Il peut se briser, sauvez-le !

Toujours et à propos de tout, elle invoquait son père. Elle croyait à sa force comme à Dieu. Elle avait peur pour Néel ; elle n’avait pas peur pour son père, du moins dans ce monde : elle ne tremblait pour lui qu’en pensant à l’éternité.

Sombreval la quitta, — traversa la cour ; mais Néel, aperçu, il n’y avait que quelques secondes, sur le haut du plateau, en descendait la rampe. Ce n’étaient plus, lui, les chevaux, le briska, que sang et boue, car il avait traversé plusieurs fondrières, et, comme les chevaux qui le traînaient, il s’était aux halliers et aux branches des arbres déchiré le visage et les mains. Ah ! il avait calculé juste !

Du haut du plateau, il avait vu la persienne poussée, la fenêtre ouverte, la tête qu’il aimait, l’étoile de sa vie, y apparaître, et c’était sous ses regards charmés d’effroi et de pitié, c’était à ses pieds, sur les marches du perron qui conduisait vers elle, qu’il voulait mourir ! — Ah ! il faut qu’elle tremble pour moi, disait-il — et il ne cinglait plus la croupe de ses chevaux, il les sabrait ; — il faut qu’elle me croie perdu. Il faut qu’elle me voie fracassé ! À force de me frapper, peut-être, je trouverai la place de son cœur !…

Et il se précipitait vers la barrière. Les chevaux, au dernier degré de la furie, ne hennissaient plus, mais criaient comme des hommes. Tout à coup Sombreval parut et se planta comme un cyclope entre la grille et la voiture.

— Ôtez-vous de là, monsieur Sombreval ! s’écria Néel. Il faut qu’elle m’aime !

Et Sombreval, aussi sublime que le magnanime enfant, s’écarta.

Il avait compris et il l’admirait. Les chevaux, dans le paroxysme d’une rage que rien ne pouvait plus augmenter, mais maintenus par le poignet de fer qui faisait sentir la bascule du mors à leurs bouches sanglantes, entrèrent dans la cour comme deux flèches, et Néel, pour fatiguer et épuiser leur fureur, — car il semblait impossible de les arrêter en les ramenant sur leurs jarrets, — les fit tourner autour du grand gazon ovale, sous les yeux de Calixte, qu’il sentait sur lui ; qui lui jetaient dans la poitrine plus de flammes que le vin du Rhône n’en avait versé au flanc de ses chevaux !

— Bien mené, monsieur Néel ! firent les Herpin, accourus à l’étrange spectacle.

Quand tout à coup, par un mouvement de main d’une énergie suprême, Néel imprima à la bouche broyée de ses chevaux une secousse, — la secousse désespérée du dernier effort sur lequel il avait compté. Les malheureux firent un écart à se rompre aux aines, et ils se précipitèrent d’effarement et d’angoisse sur les marches en granit du perron. Ils y tombèrent à faux.

Ce fut un craquement auquel répondit un cri de la fenêtre. Néel, en s’abattant, put l’entendre encore ; mais le briska éclata, fracassé, — et, mort ou vivant, le jeune homme roula inanimé dans ses débris.

— À son secours ! dit Sombreval aux fermiers, — mais Lui, lui courut à Calixte. Il la trouva sans connaissance. La main crispée de cette fille nerveuse tenait l’espagnolette comme une pince, et cette crispation l’avait empêchée de tomber.

Les Herpin ramassèrent Néel, — fracassé aussi comme sa voiture. L’un des chevaux s’était éventré sur l’angle d’un soubassement et perdait ses entrailles. L’autre était fourbu pour jamais. Quand les fermiers relevèrent de dessous les débris de son attelage ce jeune homme si beau il y avait quelques heures, si méconnaissable à présent, les roues flambaient. Elles avaient pris feu !

Quelques heures après cet événement (devait-il être heureux ou funeste ?) Néel était couché dans le lit que Sombreval avait fait dresser pour sa fille dans le grand salon du Quesnay. Le médecin de S… avait été mandé sur-le-champ. Néel s’était, en tombant, brisé le col du fémur et la clavicule droite. Ses bras, ses mains, son front avaient été déchirés par les éclats de la voiture et les angles du perron sur lequel il avait roulé. Les blessures étaient assez profondes pour faire craindre des cicatrices. Le médecin, aidé de Sombreval, dont la force lui fut d’un grand secours, réduisit les os et mit les premiers appareils sur les plaies. Néel, au milieu des plus vives douleurs, ne sentait pas son mal et ne pensait qu’à Calixte… Lorsque le médecin fut parti, Sombreval, qui voulait scruter les impressions de sa fille, l’amena au bord du lit du jeune homme : « Je le mets sous la garde de tes soins, » lui dit-il ; et il les avait laissés seuls.

On voyait encore sur le visage de la jeune fille les traces de l’épouvantable terreur qui l’avait fait s’évanouir à la fenêtre.

— Ô Calixte ! — lui dit Néel rayonnant de la voir si émue, — me pardonnerez-vous ?

— Vous pardonner ? — fit-elle étonnée.

— Oui, — reprit-il — je voulais mourir. Je souffre tant depuis que je vous aime ! Je suis parti ce matin de Néhou avec la ferme résolution de me briser à midi sur le perron du Quesnay, — et il ajouta avec une joie presque fière, — je viens d’accomplir mon dessein.

— Oh ! — dit-elle, comme si une lueur affreuse l’avait pénétrée, et elle se cacha la figure dans ses mains pour se soustraire à ce qu’elle voyait.

— Je voulais mourir devant vous, — reprit Néel, qui continuait de frapper sur cette âme pour en faire jaillir cette goutte de vie à laquelle il voulait boire, — mourir sous vos yeux, pour qu’au moins, si vous ne m’aimiez pas, vous ne puissiez plus jamais m’oublier !

Elle resta muette un instant, ses belles mains pâles, faites pour porter la palme verte des martyrs, collées à ce visage qu’il cherchait à voir à travers ses mains.

— Ôtez vos mains, que je vous voie, Calixte, — lui dit-il avec l’aspiration impérieuse d’un homme qui demande bien plus que la vie, que je puisse voir si vous m’avez pardonné !

Elle les ôta et il la vit. Il chercha l’amour dans ces traits, qui peut-être lui envoyèrent au cœur une espérance, car il lui sembla que la pitié y tenait moins de place que la confusion.

— Ce n’est pas à moi de vous pardonner, Néel, — dit-elle. Je suis affligée et non offensée… C’est à celui qu’on offense à pardonner, et il y est toujours prêt, vous le savez bien, mon cher Néel. Moi, je ne puis que le prier pour vous. Hélas ! je l’avais bien prié déjà. Depuis le jour où vous m’avez dit qu’être mon frère n’était pas assez, je l’ai bien prié pour vous ôter du cœur cette pensée… pour y faire descendre sa force et sa paix. Mais je ne suis pas heureuse, — ajouta-t-elle avec une adorable tristesse, — ce que je demande à Dieu, je ne l’obtiens pas !

Les larmes en vinrent aux yeux de Néel, qui comprit et s’oublia.

— Ô cher holocauste ! dit-il, vous l’obtiendrez un jour. Dieu qui vous éprouve doit exaucer une âme comme la vôtre. Vos prières le vaincront, cher ange irrésistible, mais ne le priez pas pour que je cesse de vous aimer comme je vous aime. Il vous exaucerait aussi peut-être, et je ne veux pas qu’il vous exauce ! Je veux vous aimer jusqu’à la mort, sans espoir et toujours.

Sombreval rentra.

— Monsieur Néel, — dit-il en rentrant, j’ai envoyé l’un des fils Herpin à Néhou pour apprendre à monsieur votre père que vous étiez forcément l’hôte du Quesnay pendant quelques jours. Sans votre accident d’aujourd’hui, je crois bien que le vicomte Éphrem n’aurait jamais mis le pied dans la maison du vieux Jean Gourgue, dit Sombreval. Et c’est tout simple, avec ses idées ! mais la circonstance est impérieuse. Le vicomte Éphrem me fait dire qu’il va venir tout à l’heure visiter son fils.

— Merci ! monsieur, d’avoir pensé à mon père, — répondit Néel en essayant de lui tendre une main reconnaissante.

— Au Quesnay, on pense toujours aux pères, n’est-ce pas, ma Calixte ? fit Sombreval en prenant d’une main celle du jeune homme et en saisissant de l’autre le cou de sa chère enfant, dont il amena le front sous ses lèvres et qu’il embrassa par-dessus ce bandeau qu’elle y portait pour lui.

— Le vicomte Éphrem ne tardera pas, — reprit Sombreval, — il faisait atteler son char à bancs quand le fils Herpin est parti. Herpin n’a d’avance sur lui que parce qu’au lieu de la route il a pris à travers les clos. Monsieur de Néhou va donc arriver. C’est à toi de le recevoir, ma Calixte. Moi, je monte au laboratoire. J’ai à travailler. Je n’en descendrai que ce soir.

Je n’offrirai pas au vicomte le visage d’un homme odieux qui lui gâterait par sa présence le bord du lit de son fils unique, malade et blessé. Je ne rendrai pas l’hospitalité plus pesante à un vieillard pour qui, dans les événements de ce jour, elle est déjà assez cruelle. Tu es là, toi, et tu es chez toi ; tu me remplaces, ma Calixte aimée… Qui peut résister à l’influence aimable et charmante qui sort de toi, cher orgueil de ma vie ? Sois donc la fée de ma maison et fais oublier à ceux qui le haïssent le vieux Sombreval !

— Non, monsieur, dit Néel, touché de cette délicatesse. Restez avec nous, je réponds de mon père. Il ne verra en vous que ce que vous êtes…, l’ami de son fils.

— Noblement répondu ! — dit Sombreval, — mais ce serait peut-être une raison de plus pour qu’il souffrît de ma présence. Vous êtes jeune, Néel, et vous avez du cœur : mais moi je connais les hommes, et j’ai le droit de me défier d’eux. Ce que je suis à votre père, aucun service rendu à son fils ne pourrait l’effacer. Je serai toujours pour lui un… Il s’arrêta en voyant l’air de sa fille et n’acheva pas le mot terrible. Puis en reprenant : Ne faisons donc pas des visites d’un vieillard d’horribles corvées, et que, sans dégoût, il puisse revenir, quand il lui plaira, s’asseoir au chevet de son enfant.

Néel insista en vain, — fortement, — Calixte aussi, mais d’une voix plus faible, car elle avait conscience de l’effet que produisait son père, et son séjour dans ce pays où tant de détails avaient marqué cet effet redoutable n’avait pu la blaser sur la honte, — l’immense honte qu’elle n’épuisait pas ! La tache d’un rouge hâve qu’elle avait presque sous les yeux, tant c’était haut sur la pommette pâle ! révélait toujours cette honte, quand elle y pensait… Mais Sombreval ne voulut rien entendre, et il se sauva.

— Quel homme, Calixte, que votre père ! — dit Néel, car sincèrement il l’admirait.

— Ah ! fit-elle, c’est plus qu’un génie, c’est une âme, lui qui ne croit pas à l’âme ! Pauvre père ! Mais voici le vôtre, Néel, j’entends sa voiture dans la cour ; — et elle alla jusqu’à la fenêtre dont elle fit retomber le rideau.

— Il n’est pas seul, ajouta-t-elle en revenant vers le lit de Néel, — deux autres personnes l’accompagnent et sont descendues du char-à-bancs après lui.

— Ah ! s’il y a du monde avec mon père, dit Néel contrarié, ce ne peut être que monsieur de Lieusaint et sa fille ! Il n’y a qu’eux qui puissent venir me voir.



  1. Maladroit.
  2. Méchants à force d’ardeur.
  3. Bruman, — fiancé.
  4. Ou caïette — ? — le centre même de l’estomac.