Un prêtre marié/IX

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Alphonse Lemerre (tome 1p. 153-170).

IX


S ombreval ne s’était pas trompé. L’histoire qu’il venait de raconter si brièvement n’avait pas troublé, à ce qu’il semblait, l’âme de Calixte. Il est vrai qu’il n’avait pas tout dit. Il n’avait pas parlé des deux autres choses que lui avait prédites l’obscure prophétesse du mont de Taillepied, et qui étaient arrivées l’une après l’autre avec la précision d’une horloge qui sonne à son heure.

Tout confiant qu’il était dans la piété de Calixte et les lumières de son esprit et de son cœur, il n’aurait pas voulu exposer cette imagination de jeune fille, malade par les nerfs, à l’histoire entière de la Malgaigne, telle qu’il la portait depuis si longtemps sur sa pensée… Il avait trop l’expérience de l’esprit humain pour ne pas savoir qu’il y a des faits inexplicables à la raison, et qui courbent tout dans les âmes, quand ce seraient des âmes d’Atlas, capables de porter le ciel.

Il savait cela par l’observation… et par lui-même… Sous le calme des paroles sensées qu’il venait de prononcer, un œil pénétrant aurait pu discerner que la préoccupation dont son esprit riait était plus forte que le rire, et qu’en vain il voulait, esprit fort et cœur fort, établir contre elles une réaction impossible.

À la manière presque violente dont il aidait Néel, on aurait cru qu’il était impatient de sortir de cette eau, qui ressemblait à une glu et sur laquelle la barque se mouvait lentement comme celle-là qui est chargée d’âmes, dans le poème du Dante.

Grâce au coup de main de Sombreval, ils mirent moins de temps à remonter cette eau paresseuse et profonde qu’ils n’en avaient mis à la descendre, quand Néel de Néhou ramait seul. Ils revinrent à la place d’où ils étaient partis et où Néel avait détaché la barque de l’anneau rongé par la rouille, qui la retenait dans le pied tors d’un vieux saule creux. Il demanda à Calixte si elle voulait rentrer au Quesnay ; mais la jeune fille exprima le désir d’aller à l’extrémité de l’étang qui, vous vous le rappelez, s’en venait mourir sur une large base à la route, et ils remontèrent jusque-là.

Il faisait toujours le même calme sur ces eaux torpides, et, dans les fourrés chevelus de leurs deux bords, il régnait toujours le même silence. Seulement, depuis que nos promeneurs s’étaient rapprochés du château, ce silence sans fond du paysage était parfois interrompu par le cri aigu des pivis familiers[1] des jardins du Quesnay, qui vibrait par-dessus les murs ; mais, hors ce cri de deux notes qui leur a fait donner leur nom, on n’entendait rien du côté du château, muet sous ses girouettes immobiles, ni du côté de la route, blanche de sécheresse, qui passait comme un ruban tendu, au bas de l’étang.

Le long de la semaine, c’était une route fréquentée, mais le dimanche, elle était déserte. On n’y voyait ni colporteur, sa mallette au dos, son aune à la main, ni charbonnier sur son petit bidet à sonnettes, ni charretier, ni personne : car on observait le repos du dimanche dans ce temps-là, et ce loisir, la trêve de Dieu du travail, donnait même extérieurement aux campagnes une physionomie qu’elles n’ont plus.

— Ce n’est pas un jour pour passer sur la route, — dit Sombreval, qui connaissait profondément les habitudes de ces contrées, — et cependant on nous observe de là-bas, — ajouta-t-il en fronçant les sourcils. Il avait probablement le ressentiment et l’impatience des deux scènes de la journée, et il craignait qu’une troisième survenant encore ce jour-là ne fît déborder ses passions, malgré ses promesses à sa fille.

Néel regarda dans la direction du doigt de Sombreval.

— C’est une femme, dit-il…

— Encore quelque tourniresse du diable ! — interrompit Sombreval, qui se servit pour désigner la femme en question du patois normand qu’il avait tant parlé autrefois.

— Non, celle-ci n’est pas une mendiante, monsieur Sombreval, — répondit Néel, les yeux fixés, tout en ramant, sur la personne que de loin il reconnaissait. — De celle-ci nous n’avons rien à craindre, — fit-il en jetant le plus tendre de ses regards à Calixte. — Une fumée rose passa sur son front blanc et sur ses joues. Il rougissait. Il avait dit : Nous !

C’était notre ancienne connaissance, — cette Malgaigne, — que nous n’avons pas vue, car il faisait nuit, mais que nous avons entendue, et que Sombreval avait rencontrée le soir même de sa première arrivée au Quesnay… C’était la Malgaigne, dont il venait de parler indirectement il n’y avait que quelques instants, et dont l’étang du Quesnay lui avait rappelé — il savait bien pourquoi — les prophéties passées.

Elle était debout sur la route au bord de l’étang ; les deux mains appuyées à ce long bâton d’épine sèche que les paysans passent à la vapeur d’un four pour lui donner un brillant solide et tacheté. En revenant de l’église de Néhou, où elle avait entendu les vêpres et d’où elle était sortie à complies, selon l’usage des gens qui demeurent loin du clocher, elle avait aperçu sur l’étang, ordinairement si désert et si morne, la barque oubliée des Du Quesnay, qui prouvait ce jour-là que la vie était revenue à ce château-cadavre, vide de maîtres pendant si longtemps.

Presque involontairement, elle s’était arrêtée à regarder cette barque qui s’en venait doucement vers elle. Bien des sentiments confus l’agitaient. Elle n’avait pas revu Sombreval depuis le soir où elle l’avait attendu à la Croix des Trois Chemins, et où elle lui avait adressé ces paroles suprêmes qu’il avait méprisées. Ayant appris de toutes les bouches qu’il était établi au Quesnay, — qu’il y était avec sa fille :

« C’est lui qui se promène là-bas avec son enfant, pensa-t-elle ; » et une curiosité que toutes les femmes comprendront, la curiosité de voir cette enfant qui était le crime de son père, la fit rester les mains croisées sur son bâton d’épine, le menton posé sur ses mains.

Dans le fond de son cœur, Sombreval était toujours le Jeannotin à qui elle avait tenu lieu de mère. Le temps n’avait point déraciné de son âme cette affection rude qu’elle portait à cette espèce de fils que l’orgueil, l’ambition et les sciences menteuses avaient entraîné si loin d’elle.

Pendant des années, cette affection s’était passée de témoignages : mais chez les âmes très fortes, on croit les sentiments oblitérés parce qu’ils vivent sans parler, sans remuer, cachés et profonds… C’était une femme d’un caractère plus exalté que les autres femmes de ces contrées : mais cette exaltation, qui l’avait d’abord portée au mal — comme elle disait — avait été contenue et disciplinée par la religion à laquelle elle était retournée sous l’impression du coup de tonnerre de Taillepied.

Objet momentané des haineuses suspicions de ces populations superstitieuses, elle avait, par les dehors irréprochables de sa vie, forcé l’estime et la confiance à lui revenir, un peu en tremblant, il est vrai, car elle imposait toujours au vulgaire. Il y avait, en effet, dans cette Malgaigne, l’étoffe d’un grand caractère : mais la Destinée, qui ne taille pas toujours les circonstances à la mesure des âmes, n’y avait pas mis ses ciseaux !

Du reste, ce n’était pas seulement son caractère, ses manières et la fermeté de son bon sens dans toutes les choses pratiques de la vie, qui la faisaient respecter des gens du pays : c’était quelque chose de plus encore que ces qualités supérieures, et qui tenait, sans aucun doute, à ces superstitions éternelles qui ne s’en vont de l’homme que quand l’homme n’est plus !

Je vous l’ai dit : dans sa jeunesse la Malgaigne avait passé pour une sorcière, et cette opinion, elle l’avait détruite à la sueur de son front et de ses vertus. Mais, si elle avait renoncé à un genre de vie et de renommée qui la précipitait d’un côté pernicieux et funeste, elle n’avait pu abolir en elle ce genre d’imagination qui la poussait invinciblement vers le merveilleux. C’était plus fort qu’elle et ses efforts, cela ! C’était le fond et la moelle d’une organisation pleine de poésie qui avait crû et s’était développée librement dans la solitude…

Généralement on la disait hantée… C’est ainsi que l’on exprimait ses rapports avec le monde surnaturel, ce monde qui pèse tant sur l’autre, que nous étouffons sous son poids ! Elle était religieuse et même régulière dans ses dévotions… Mais naturellement, et sans qu’elle fît pour cela rien de répréhensible, elle vivait habituellement sur les limites des deux mondes et quoiqu’elle eût un coup d’œil qui entrait profondément dans la réalité, elle soutenait que le monde invisible était celui des deux encore dans lequel elle voyait le plus.

Les philosophes, comme le matérialiste Sombreval, qui venait, sans la nommer, de l’appeler tête fêlée, l’auraient traitée de visionnaire : mais les gens simples au milieu desquels elle avait vécu sa longue vie tranquille et qui avaient — certains d’entre eux — reçu d’elle beaucoup de bons conseils, la croyaient, sans discussion, quand elle racontait ses apparitions, ses fantômes, ses relations avec les Esprits, devenues, depuis quelques années, à peu près perpétuelles.

Elle ne les racontait pas d’ailleurs pour s’en vanter et produire un effet quelconque. Au contraire, elle ne parlait de ces choses étranges que parce qu’elles étaient devenues d’une telle fréquence dans sa vie, qu’elles avaient à ses yeux la simplicité des événements les plus communs et qu’il n’y avait plus à s’en étonner !

Voilà quelle était cette Malgaigne que l’on appelait la GRANDE MALGAIGNE, car elle était plus grande de taille que les autres femmes du pays, qui sont pourtant grandes et puissantes ; et elle se tenait droite comme un mai, malgré l’âge, contre lequel elle semblait se redresser avec énergie. « Je suis de celles-là, — disait-elle souvent, — qui ne s’en vont pas pierre à pierre, comme nos masures, mais qui doivent s’écrouler, d’un coup, comme une tour. »

Elle appartenait à la plus basse classe de ces campagnes, mais on trouvait cependant en elle ce qu’on rencontre parfois encore dans les fondrières du Cotentin, — une dernière goutte, égarée et perdue, du sang des premières races normandes, de ces fiers Iarls scandinaves qui ont tenu et retourné l’antique Neustrie, sous leurs forts becs de cormoran.

Vieux cygne des fiords lointains, avec ses cheveux blancs comme la neige, elle avait, sous ses traits plutôt durcis que flétris par les ans, les restes glacés de cette beauté flave des filles de Norvège qui versaient la cervoise écumante dans ces belles coupes d’ivoire humain, creusées dans le crâne des ennemis. Ses grands traits, vierges des passions qui calcinent le visage des hommes, avaient une placidité toute-puissante.

Mais ses yeux, d’un bleu d’outremer autrefois, et « devenus gris, disait-elle encore, à force de regarder si longtemps les choses de la vie », avaient l’égarement et le voile de ces yeux où la préoccupation domine.

Par exception, en ce moment où elle regardait l’étang et la barque, ils venaient de rompre la taie mystérieuse de leur distraction éternelle et ils avaient repris la netteté de leur rayon visuel. Ce jour-là — comme toujours, du reste — le costume de la Malgaigne était des plus simples ; mais elle le relevait par la manière presque majestueuse dont elle savait le porter.

C’était le costume habituel de toutes les femmes âgées en Normandie : la coiffe plate, le juste, le tablier et la bavette, le jupon gaufré, et par-dessus le mantelet de droguet séculaire. Le sien n’était ni blanc ni noir (ces couleurs préférées pour leurs mantelets par les Normandes), mais d’un rouge de brique, moins éclatant que fauve, — la pourpre de la pauvreté.

La Malgaigne était pauvre, — mais, comme Néel l’avait dit, elle n’était pas une mendiante. Elle avait toujours vécu du travail de ses mains, et, pleine de cœur, quoiqu’elle fût sur le bord de sa fosse, elle travaillait encore. On la citait comme la meilleure fileuse au rouet de tout le pays.

— Oui, dit Sombreval, c’est la Malgaigne du mont de Taillepied. Vous avez raison, monsieur de Néhou, nous n’avons rien à craindre d’une pareille femme. Je la connais aussi, et probablement plus que vous… C’était, bien avant votre naissance, la voisine de notre clos de Sombreval. Je puis dire que dans mon enfance elle m’a soigné comme une mère et comme une nourrice, lorsque mon père était aux champs. C’est celle-là dont je t’ai déjà parlé, Calixte.

Et c’était vrai ! Il en avait parlé à sa fille et, par ce qu’il lui en avait dit, il lui avait donné le désir d’aller voir cette femme dans sa chaumière et de lui faire du bien sur ses vieux jours. Seulement Calixte, plus souffrante à son arrivée au Quesnay, n’avait pas quitté le château, et ce dimanche-là sa première sortie, sa première visite avait été pour le Seigneur.

Ils arrivaient en parlant ainsi tout près de la route. La Malgaigne de son côté, malgré l’affaiblissement de ses yeux, put reconnaître Sombreval : mais elle ne donnait aucun signe qu’elle le reconnût. Elle était toujours immobile et silencieuse comme une statue dont le socle aurait été le bord de cette route qui surplombait l’étang, à peu près d’un pied.

— Tu ne reconnais donc pas ton Jeannotin, ma vieille Malgaigne ? — dit Sombreval avec la brusquerie cordiale qui passait quelquefois sur les lèvres sévères de cet homme aux pensées farouches, et qui ressemblait à ce rayon de miel sauvage que les abeilles déposèrent dans la gueule du lion de Samson.

— En effet, il est grandement changé ! fit-elle tristement ; — mais comme si elle eût répondu à sa propre pensée bien plus qu’à celui qui venait de parler, car ses yeux ne se détournèrent pas de la direction qu’ils avaient prise dès qu’elle les avait aperçus. Elle les avait fixés et concentrés sur Calixte, posée à l’extrémité de la barque comme une figure aérienne. Justement le soleil venait de tomber derrière un massif d’osiers et de saules.

Balayé de sa poussière d’or, l’étang avait repris ses tons glauques. Son reflet, mêlé à celui des arbres des rives, ombrait la pâleur de Calixte de teintes mollement vertes, et lui donnait quelque chose de surnaturel qui aurait agi sur un esprit moins exalté que la Malgaigne.

— C’est donc elle ! fit-elle absorbée. La voilà ! Elle est aussi pâle que les millelorraines du doui[2] des Folles-Eaux. Elle est pâle du crime de son père… Et pourquoi pas, puisqu’elle en doit mourir ?

Mais en disant ces paroles la voix avait tellement baissé à la Malgaigne, que personne de ceux qui étaient dans la barque ne l’entendit les prononcer.

— Eh bien ! la Malgaigne ? — cria Sombreval d’une voix qui courut comme l’écho d’une détonation sur l’étang.

— Vère ! c’est la Malgaigne ! — répondit-elle, comme si l’accent de cette voix impatientée l’eût arrachée à ses rêveries. Que me voulez-vous, monsieur Sombreval ?

— Et toi, vieille folle, que veux-tu dire avec ton monsieur Sombreval ? reprit-il vivement. Pour qui donc prends-tu le fils à Jean Gourgue, qui a été ton fisset, à toi aussi, pendant tant d’années, et qui a grandi en tenant le coin de ton tablier ?

— Mais, — dit-elle, — pour le maître du Quesnay, un nouveau seigneur dans la contrée…

— Tu ne penses pas ce que tu dis ! interrompit Sombreval. Tu sais bien que Jean Gourgue-Sombreval ne sera jamais que Jean pour toi, ma vieille mère. Parle-moi donc comme autrefois… M. Néel de Néhou que voilà n’ignore pas que je suis un paysan d’origine, et ma fille que tu vois, et dont tu seras la grandine[3], ne croit pas descendre, comme on dit, de la côte de Jessé. Tu peux lui demander, à cette enfant-là, si je t’ai oubliée ; si je ne lui ai pas, à bien des reprises, parlé de toi… Depuis que nous sommes au Quesnay, je suis allé maintes fois frapper à la porte de ta bijude, mais tu étais toujours sortie. Étais-tu aux champs ou en journée ? Tu n’as ni voisins ni voisines à qui je pusse dire que j’étais venu voir la Malgaigne. Aujourd’hui le hasard nous met sur ta route, car tu passais sans entrer au Quesnay, — mais tu vas y venir avec nous ; tu vas t’y reposer avant de retourner à ce mont de Taillepied qui est encore loin et où tu demeures… Monsieur de Néhou, ajouta-t-il, approchons la barque de la route, et toi, mère, donne-moi ta main, et de l’autre appuie-toi sur ton bâton, pour y descendre.

— Non, Jean, dit-elle, — puisque tu veux que je t’appelle Jean devant tout le monde, car ton orgueil n’est pas celui des autres, tu n’as jamais été que toi, Sombreval ! — Eh bien ! non, Jean, ma place n’est pas au Quesnay, et plût à Dieu que ce n’eût jamais été la tienne ! Mais, hélas ! rien n’a pu t’empêcher de faire ce que le Mauvais Esprit avait bien prédit que tu ferais.

Et elle resta droite et toujours appuyée sur son bâton, dans une immobilité rigoureuse.

Sombreval fronça ses sourcils touffus, avec l’humeur d’un homme qui a rencontré vingt fois la même résistance.

— Allons ! vas-tu recommencer ? dit-il, — et il leva les épaules, moitié de courroux et moitié de pitié.

— Les années sont venues, — reprit-elle avec un ton aussi tranquille que l’était sa placide et sculpturale physionomie, — ta jeunesse est partie ; mais ta violence n’a pas vieilli, Sombreval ! Elle est toujours en toi, comme au temps où je démêlais tes cheveux noirs. Si, jeune, tu ne m’as pas écoutée, est-ce quand me voilà vieille comme les ponts croulés de Colomby que tu m’écouteras ? Seulement, si c’est plus fort que toi de faire ce que tu fais, c’est plus fort que moi aussi de te répéter la même chose, de t’avertir comme je n’ai jamais manqué de t’avertir, quoique je sache que c’est en vain. Nous avons chacun notre destinée. Tu peux t’agiter dans la tienne, mais moi, je suis semblable à la borne du bord de la route, qui dit le chemin, même aux insensés qui ne le suivent pas !

À ces paroles prononcées sans emphase, Calixte se douta bien qu’elle avait devant elle la femme qui avait fait à son père cette prophétie dont le souvenir venait de le troubler.

Ne sachant de quel nom se servir avec cette octogénaire imposante, elle ne lui parlait pas ; mais, de la barque, elle la regardait avec curiosité, timide d’abord, puis sympathique, car cette vieille femme avait une majesté sereine et douce dont elle, Calixte, était tout intérieurement pénétrée.

Sombreval, qui devinait sa fille, répondit à sa pensée : — Il est inutile d’insister. Si elle a mis dans sa tête blanchie de ne pas entrer au Quesnay, nulle force humaine ne l’en fera passer la grille. — Mais comme dans son cœur, à lui, le dernier argument, le plus fort, ce que le canon est pour les rois, était sa fille, il ajouta :

— C’est ta petite-fille, la Malgaigne ; c’est Calixte Sombreval qui te demande de venir chez elle.

Et Calixte fit un geste d’adhésion à ce que disait son père avec un sourire plus éloquent que les paroles qu’il prononçait.

Celle qu’on appelait la grande Malgaigne demeura un instant silencieuse.

— Non, Jean, dit-elle en hochant la tête ; puis, tournant ses yeux pâles vers Calixte, elle ajouta : — Et vous, merci, merci, ma fille ! Je ne vous verrai pas sous le toit qui, malgré moi, couvre maintenant la tête de votre père, mais il est dit que la vieille Malgaigne doit vous revoir ailleurs. Je le sais…

Et elle fit un pas en arrière, mais elle revint, et d’un geste, montrant à Sombreval la route :

— Écoute un dernier mot, Sombreval ! — dit-elle avec mystère.

Et il obéit à son geste, en sautant sur le bord, d’où elle l’entraîna quelques pas.

— Jean — lui dit-elle d’un air étrange — prends garde à toi ! prends garde ! Tu joues avec ta perte. Va-t’en de cet étang et n’y rentre plus… La mort y couve pour toi…

Et comme Sombreval se prit à sourire :

— Tu ris ! — lui dit-elle avec une ironie plus méprisante que la sienne. — Par la splendeur du jour qui nous éclaire ! lorsque je parlais tout à l’heure à ta fille, j’ai vu comme je te vois, là… — et de son long bâton elle indiqua la place — ton cadavre à toi, Sombreval, qui mitonnait sous les eaux croupies… et, jour de Dieu ! je l’y vois encore ! — fit-elle avec le regard de l’horreur, mais de l’horreur sans épouvante.

Sombreval, malgré lui, regarda l’étang et ne vit que sa surface limoneuse, muette et sombre, que rien ne plissait.

— Bah ! — fit-il, ému pourtant ; mais, plus fort que cette émotion involontaire, il tourna les talons et redescendit dans la barque, comme s’il lui eût plu de fouler cette eau, qui roulait sa mort sous ses pieds.

— Elle devient de plus en plus visionnaire, — dit-il à sa fille et à Néel ; et il se mit à ramer pour retourner à l’anse d’où ils étaient partis, lorsque tout à coup ils virent revenir jusqu’au bord qu’elle avait quitté la grande Malgaigne. Elle n’était plus calme, mais elle était toujours majestueuse. Elle avait la main étendue vers Calixte qui s’éloignait.

— Calixte Sombreval ! — cria-t-elle, — si vous aimez votre père, empêchez-le de remettre jamais les pieds sur l’étang qui vous porte, car, je le jure sur mon âme éternelle, il ne les y remettra que pour y périr !

Malgré la raison de Calixte dont avait parlé Sombreval, une transe horrible passa dans ses yeux et en fit battre les paupières. Plus pâle, la pauvre enfant ne pouvait pas le devenir… « Oh ! revenons vite ! » — dit-elle avec un frisson… et ils revinrent. Sans doute, quand Néel fut parti, cette fille à laquelle il ne pouvait rien refuser obtint de son père la promesse qu’il n’eût pas faite à la Malgaigne, car, à partir de ce jour-là, on ne le revit, ni elle, ni lui, ni personne, sur l’étang verdâtre du Quesnay ; et la barque qui les y avait portés, pourrissant tristement à son éternel ancrage, fut bientôt rongée par les eaux.

  1. Le pi-vi, nommé ainsi, du cri qu’il pousse, par les paysans de Normandie, et qui est le Pivert pour tout le monde, est un charmant oiseau vert-bouteille, fin comme une perdrix, et qu’on lâche l’aile coupée dans les jardins du Cotentin, où il vit très bien et dont il est l’ornement. Gracieux prisonnier, aussi doux à voir, trottant d’un pied vif dans l’allée d’un parterre, entre les buis de deux plates-bandes, que les cygnes languissants dans l’orbe azuré des bassins.
  2. Courant d’eau, lavoir.
  3. Grandine, expression des enfants en Normandie, pour désigner leur grand’mère, qu’ils appellent aussi leur grande.