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Un récent appel comme d’abus

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UN RÉCENT APPEL COMME D’ABUS


Abuser d’un pouvoir, c’est en user autrement qu’on ne doit, ou en excéder les limites. Le mot abus signifie donc, dans son sens le plus étendu, tout acte contraire à l’ordre établi ; mais il a plus spécialement pour objet de désigner, soit les entreprises d’un ministre du culte contre les autorités temporelles, contre les droits des citoyens en matière religieuse, contre ses inférieurs ecclésiastiques ; soit les atteintes portées par l’administration laïque à l’exercice d’un culte légalement reconnu. On donne le nom archaïquement barbare (que la loi du 18 germinal an XI ne reproduit pas) d’appel comme d’abus aux recours ouverts par la loi contre ces empiétements divers.

L’appel comme d’abus, qui a joué dans notre ancien droit public un rôle si considérable, a des sources assez obscures et difficiles à démêler. Il n’apparaît pas bien nettement avant la fin du XVe siècle, bien que ses origines soient certainement plus lointaines. Tel qu’il se montre à nous pleinement développé et fonctionnant régulièrement à partir du XVIe siècle, il a pour but principal de combattre la compétence et aussi les empiétements des juridictions ecclésiastiques. C’est la procédure à l’aide de laquelle on dessaisit les juridictions ecclésiastiques. De cette ancienne application de l’appel comme d’abus, il ne subsiste rien aujourd’hui, l’Etat ayant recouvré la plénitude de ses attributions judiciaires.

Mais l’appel comme d’abus avait dans notre ancien régime une autre portée. On se servait aussi de cette procédure pour réprimer les empiétements quelconques de l’autorité ecclésiastiques vis-à-vis du pouvoir civil. Il servait à ce point de vue à faire respecter les libertés de l’Eglise gallicane.

Et c’est cette dernière application que nous retrouvons aujourd’hui avec le même nom, avec une procédure quelque peu différente et devant une autre juridiction que celle d’autrefois. C’étaient en effet les Parlements qui connaissaient en 1789 des cas d’appel comme d’abus, c’est le Conseil d’État aujourd’hui ; non pas que le Conseil du roi n’ait jamais eu à s’occuper d’appels comme d’abus, mais ce n’était que par évocation, par suite exceptionnellement, qu’il pouvait s’en trouver saisi.

Autrefois, comme aujourd’hui, d’ailleurs la voie de l’appel comme d’abus n’était pas seulement ouverte contre les empiétements de l’autorité ecclésiastique mais aussi aux réclamations inversement parallèles du clergé contre les autorités séculières. Il importe d’autant plus de signaler cette dernière application, que c’est d’un cas de ce genre qu’il va être question dans ce travail.

Au fond, c’est donc toujours de l’éternelle lutte de compétence entre l’Église et l’État qu’il s’agit ici. La juridiction a changé, la procédure s’est quelque peu modifiée aussi, mais le fond des choses reste à peu près le même.

Les règles de cette procédure, qui sont fort simples, se trouvent indiquées en l’article 8 de la loi organique des cultes, laquelle accorde le droit de recours à toute personne intéressée, et d’office au préfet, à défaut de plainte particulière. Ces personnes intéressées sont d’une part les représentants de la religion, de l’autre le pouvoir laïque, entre lesquels existe une obligation bilatérale de se respecter réciproquement, et enfin les particuliers qui auraient à se plaindre d’actes oppressifs exercés contre eux par les ministres du culte, ou les autorités administratives.

Il résulte des termes des articles 6 et 7 de la loi du 18 germinal an X que l’abus peut avoir lieu de la part : 1o des ministres du culte contre les droits du gouvernement ou de son chef ; 2o d’un ministre du culte envers son inférieur ; 3o d’un ministre du culte envers un citoyen ; 4o des autorités civiles contre les prérogatives d’un culte légalement reconnu. Les actes abusifs de leur nature sont, d’après ce texte : l’usurpation ou l’excès de pouvoirs ; la contravention aux lois et règlements de l’État ; l’infraction aux règles consacrées par les canons reçus en France ; l’attentat aux libertés, franchises et coutumes de l’Église gallicane ; tout procédé qui, dans l’exercice du culte, peut compromettre l’honneur des citoyens, troubler arbitrairement leur conscience, dégénérer contre eux en oppression, injure ou scandale public ; tout fait portant atteinte à l’exercice public du culte et à la liberté que les lois et règlements garantissent à ses ministres. Jamais les cas d’abus n’ont été définis, et l’on voit par la nomenclature qui précède combien se justifie la prudence du législateur de l’ancien régime et du législateur moderne qui se sont constamment, malgré des invitations pressantes et réitérées, refusés à entrer dans le détail, et à préciser le caractère des entreprises susceptibles de motiver l’exercice du recours.

Le Conseil d’État a été appelé tout récemment, dans son assemblée générale du 22 février 1894, à statuer sur un cas autour duquel s’est fait un peu de bruit, et peut-être ne trouvera-t-on par sans quelque intérêt un exposé des faits et une explication de la décision adoptée. On y constatera certainement un témoignage de la volonté bien arrêtée de cette haute juridiction de faire, en ce qui est de son pouvoir, respecter par tous la liberté que la loi assure aux citoyens.

Le 5 septembre 1892, le maire de Saint-Denis prenait, sur l’injonction du Conseil municipal, un arrêté dont voici les dispositions essentielles : « Considérant que toutes les cérémonies sur la voie publique ayant un caractère religieux portent atteinte à la liberté de tous les citoyens ; article premier : sont interdites sur la voie publique : 1o les cérémonies religieuses à quelque culte qu’elles appartiennent ; 2o l’exhibition d’emblèmes servant à ces différents cultes. » Cette mesure porte en premier lieu le signe d’un état d’esprit qui, depuis quelques années, tend à se généraliser et d’où résulterait la confusion des pouvoirs. Les corps électifs inclinent de plus en plus, par une déviation peut-être inconsciente, en tout cas fort regrettable, de principes dont aucun régime ne pourrait tolérer la méconnaissance sans verser dans une véritable anarchie, à sortir de leur domaine propre pour empiéter sur les prérogatives de l’exécutif ; il y a longtemps qu’on signale les ingérances déplacées des membres du Parlement et des conseils généraux dans les bureaux des ministères et des préfectures, où ils s’efforcent de substituer leur volonté à celle de l’administration et de faire de celle-ci la servante de leur politique personnelle. De haut en bas, la pratique s’est propagée rapidement.

Le Conseil municipal de Saint-Denis sortait de ses attributions en requérant le maire de prendre une mesure relative à des matières religieuses ou de police, et le maire n’aurait pas dû permettre qu’un débat s’engageât sur ces questions. Seul il est chargé d’assurer l’ordre dans la commune, seul il en a la responsabilité, et non à son titre d’élu de la population et de son représentant le plus élevé, mais uniquement en sa qualité de fonctionnaire de l’État. Il n’est pas sans exemple que des préfets, soucieux de maintenir intacts les droits de l’exécutif, aient annulé des arrêtés municipaux pris dans ces conditions et qu’ils considéraient comme viciés à la racine par cette intrusion déréglée. Mais quelque grief qu’on puisse à cet égard faire au maire de son attitude, il est surtout intéressant de connaître ce qu’il entend avec ses collègues par « l’atteinte portée à la liberté des citoyens ». La délibération du Conseil municipal va nous éclairer. « On ne fait pas, dit un membre, de cérémonies extérieures du culte en dehors de l’église, à Saint-Denis ; votre arrêté vise sans doute la conduite des enterrements. ― Oui, répond le Maire. — Mais alors comment feront les membres du clergé pour accompagner les convois ? — Ils ne les accompagneront plus, tel est le but spécial que je me propose. — Je demande à l’administration municipale, s’écrie un autre conseiller, si elle a reçu des plaintes, ou s’il y a eu scandale provoqué par la présence du prêtre accompagnant un mort. — Aucune plainte n’est parvenue à l’administration, réplique le maire. — Pour moi, ajoute une voix, je voterai l’arrêté, parce que je ne peux admettre qu’on tolère une croix dans la rue dès qu’on y défend le drapeau rouge. — Alors, fait un opposant, c’est une mesure de représailles… »

Dans une commune, où les enterrements civils ne s’élèvent pas à 10 p. 100, ce qui donne une majorité de neuf dixièmes de croyants ou d’indifférents, les faits que nous venons de raconter sans commentaire devaient provoquer une protestation des consciences blessées. L’écho en a aussitôt retenti dans la presse.


Les intéressés se sont révoltés aussi. Le curé de Saint-Denis et les membres du Conseil de fabrique ont adressé à M. le Ministre des cultes un recours pour abus contre l’arrêté du maire. Les protestants de la ville, se sentant également atteints, ont de leur côté fait entendre des plaintes par l’organe de leur pasteur, et le 30 octobre le Consistoire de Paris prenait une délibération pour approuver et encourager la résistance. Si l’affaire n’a pas immédiatement reçu de solution, il n’est peut-être pas téméraire de penser que le gouvernement attendait ; qu’il croyait qu’après le renouvellement des conseils municipaux, qui ne devait pas tarder à s’effectuer, la municipalité remplaçant l’ancienne rapporterait une mesure si vivement critiquée. Le gouvernement qui tient, comme c’est son devoir, la balance égale entre toutes les confessions, et se fait officiellement représenter aux funérailles civiles de Gambetta, Victor Hugo, Renan, et aux obsèques religieuses de Grévy, Mac-Mahon et Gounod, n’eût pu, quelque parti qu’il prit d’ailleurs sur la question de la légalité, qu’applaudir à une mesure destinée à faire l’apaisement et comportant un hommage à la liberté de conscience. Il n’en a rien été, et il est par suite devenu nécessaire, et même urgent à raison du temps écoulé, de saisir le juge des abus.

Le Conseil d’État, qui est du gouvernement et par cela même un corps politique, pouvait ne pas se désintéresser de l’attitude générale du Conseil municipal de Saint-Denis et se souvenir de certaines délibérations de cette assemblée tout à fait étrangères à ses attributions normales ; cependant il n’a pas songé à lui faire un procès de tendance, se bornant à rechercher si, dans la délibération du 5 septembre, se trouvaient à un degré suffisant les signes caractéristiques de la violation de la légalité appelée abus. C’est l’arrêté en soi, le fait du maire, indépendamment des circonstances qui l’accompagnaient, qu’il a examiné.

Point n’est besoin de posséder des connaissances juridiques approfondies, ni de se livrer à une discussion savante pour démontrer que la mesure, au moins en sa deuxième partie, manque entièrement de base légale. Pour s’en convaincre, il faut se reporter à l’article 45 de la loi du 18 germinal an X, ainsi conçu : « Aucune cérémonie religieuse n’aura lieu hors des édifices consacrés au culte catholique dans les villes où il y a des temples consacrés aux différents cultes. »

Il convient d’y ajouter le texte de la loi du 23 prairial an XII : « Les cérémonies précédemment usitées pour les convois, suivant les différents cultes, seront rétablies, et il sera libre aux familles d’en régler la dépense selon leurs moyens et facultés, mais hors des enceintes de l’Église et des lieux de sépulture les cérémonies religieuses ne seront permises que dans les communes où l’on ne professe qu’un seul culte, conformément à l’article 45 de la loi du 18 germinal an X. »

De toutes ces dispositions, il résulte que la célébration des cérémonies extérieures du culte catholique est le droit commun, qui souffre seulement une exception dans les localités où existent des temples destinés aux différents cultes. Dans l’immense majorité des communes françaises, les catholiques ont le droit de faire des processions. En décrétant cette liberté, le législateur a voulu rendre hommage à la liberté religieuse, qui n’est pas seulement la liberté de conscience, mais la liberté d’exercice et de propagande. Qu’est — ce en effet que la liberté de conscience réduite à celle du for intérieur ? C’est la liberté inaliénable et intangible de l’esclave antique disant à son maître qui le brutalise : « Tu as beau me charger de fers, tu n’enchaîneras pas mon libre arbitre, la pensée me reste. »

Il est de l’essence et du devoir de toute religion, comme d’ailleurs de toute croyance philosophique ou doctrine politique, de chercher à se manifester et à se répandre. Ce devoir est impérieux pour les adeptes d’une foi religieuse, et spécialement pour les catholiques, qui, se croyant exclusifs dépositaires d’une vérité unique, éternelle et d’origine. divine, en s’efforçant de la divulguer, pensent non seulement aider au salut de leurs semblables, mais faire envers Dieu un acte de piété méritoire dont ils recueilleront les fruits dans une autre vie. En les en empêchant, le législateur eût commis un acte d’oppression. Il s’en est bien gardé, et il a proclamé la liberté du culte dans toutes ses pratiques.

Il ne parle dans l’article 45 des Organiques que des cérémonies extérieures du culte catholique, parce que les autres religions professées publiquement en France n’ont pas de cérémonies en dehors des temples. Nous avons quatre religions existant officiellement sur le territoire français : le catholicisme, le protestantisme, le judaïsme et l’islamisme. La première seule comporte des cérémonies extérieures ; il y en a même qui n’en connaissent pas d’intérieures, par exemple l’islamisme, où il n’existe point à proprement parler de clergé, et dans lequel toutes les prescriptions rituelles se bornent à quelques pratiques pieuses, qu’on peut toujours remplacer par la charité, et qu’il est même plus méritoire d’accomplir isolément qu’en public, parce que devant le monde on peut y mettre de l’ostentation.

La religion catholique ayant seule des cérémonies extérieures, le législateur ne pouvait donc comprendre les autres cultes dans l’article 45 de la loi de germinal.

Après avoir consacré en principe le libre exercice du culte. catholique à l’extérieur, l’auteur de la loi de germinal a apporté à cette règle générale des tempéraments dictés par le sentiment des égards dus aux autres confessions. On peut affirmer qu’il a marqué des égards et non reconnu des droits ; tout le monde sait dans quelles conjonctures intervint la législation concordataire.

Les temples venaient de se rouvrir, et il y accourait des foules où, parmi beaucoup de croyants sincères, on voyait des gens gagés pour faire du zèle religieux. Les premiers étaient aussi dangereux peut-être par l’exaltation d’une foi longtemps obligée de se contenir et qui sentait ses lisières brisées, que les autres par leur fanatisme simulé. Ces manifestations inquiétèrent nombre d’esprits, qui en auguraient un retour offensif du clergé ; il fallait calmer ces craintes. Aucune église n’a le droit de dire à une église parallèle ou rivale : « Tes rites me gênent, me choquent ; supprime-les. » Elle peut simplement revendiquer pour elle-même des libertés identiques. D’autres exigences ne se concevraient sans se légitimer que de la part d’une religion d’Etat.

En l’an X, il n’existait plus de religion d’État, mais il restait, aux termes du Concordat, une religion de la grande majorité des Français, que la Convention de messidor déclarait. être la religion catholique, apostolique et romaine, d’où une présomption de préférence, de prééminence en faveur du vieux culte national. Pour donner un témoignage sensible, apparent d’impartialité envers tous les cultes, le législateur ne crut pouvoir mieux faire que de mettre publiquement le catholicisme sur le même pied que les cultes dissidents, en interdisant les cérémonies catholiques extérieures dans les localités où les autres confessions, qui n’ont pas de ces cérémonies, possèdent un temple pour la célébration du culte intérieur. Cette prohibition, qui était un sacrifice imposé à une portion considérable des catholiques Français, eût été sans intérêt en tous autres lieux.

Cependant il peut arriver que, dans une localité privée d’un lieu de culte non catholique, la sortie d’une procession devienne une menace pour l’ordre public. Dans la rue, Dieu est un passant, qui peut, à un moment donné, encombrer dangereusement la circulation, causer du tumulte. En cette éventualité, l’autorité locale n’est pas désarmée. Personne ne conteste que le maire ne puise dans ses pouvoirs de police le droit de prendre un arrêté pour mettre obstacle à la manifestation susceptible d’amener du désordre. Dans ce cas, le prêtre qui fait circuler une procession sur la voie publique ne commet point d’abus, puisqu’il le peut légalement aux termes du droit commun, mais il méconnaît un arrêté municipal pris par le maire dans la plénitude de ses pouvoirs propres, et il se place sous l’application, non de la loi de l’an X, mais du Code pénal. La loi du 18 germinal établit donc, par son article 45, une distinction fondamentale entre les communes où il n’existe que des temples catholiques et celles où il se trouve des temples appartenant à d’autres confessions. Par le mot temple, nous entendons un édifice légalement ouvert au culte, et non, ainsi que quelques arrêts de justice l’ont pourtant décidé, une circonscription religieuse comprenant un certain nombre de fidèles et une administration organisée.

Il s’ensuit pour les sectateurs des cultes non catholiques, dans toutes les localités où ils ont un temple légalement ouvert, la faculté de demander aux autorités compétentes de tenir la main à l’exécution des dispositions de l’article 45 de la loi du 18 germinal, et à ces autorités incombe aussi le devoir d’agir sans mise en demeure préalable des intéressés. Mais comment ? Est-ce par voie préventive ou par voie répressive ? Prévenir matériellement ne serait possible que par l’emploi de la force, et l’usage en paraîtrait peu justifié. Dans l’espèce, le législateur ne semble pas avoir voulu que l’autorité civile. pût empêcher par la violence des manifestations religieuses, même illicites, de se produire. Il a édicté dans un même texte la procédure et la sanction, qui sont toutes pacifiques. L’article 45 des lois organiques porte une défense nettement exprimée : l’enfreindre, c’est tomber dans le cas d’abus pour contravention aux lois de la République, prévu par l’article 6, et devenir par le fait justiciable du tribunal institué pour juger les abus.

Certains soutiennent que le maire n’a pas à prendre de mesure coercitive flagrante delicto, pour assurer la simple exécution de la loi, ce qui ne fait d’ailleurs nul obstacle à son droit de requérir la force armée, pour s’opposer à la sortie de la procession, s’il prévoit des troubles, soit que la manifestation religieuse lui paraisse dans les circonstances empreinte d’un caractère de provocation, soit que l’attitude de la population fasse craindre un conflit sur la voie publique. Dans ce cas, il remplirait un devoir tout en exerçant un droit incontestable. Mais il faut faire abstraction de cette hypothèse, que l’espèce ne présente pas, du reste, et examiner, au point de vue juridique pur, la question posée par le recours, et qui était celle de la légalité de l’arrêté de Saint-Denis. S’il n’est point illégal, aucun abus n’a été commis. S’il l’est, l’est-il dans son entier, ou pour une partie seulement ? Dans l’opinion de l’illégalité totale, on invoque tout d’abord cette considération. que les questions relatives au culte, touchant les rapports de l’État et de l’Église, sont d’ordre gouvernemental et dépassent le cercle des affaires d’intérêt local. Le maire n’a point à intervenir au nom de la liberté de conscience, dont il n’est, à aucun titre, constitué le gardien. Il ne peut pas interdire une procession parce qu’elle est une cérémonie du culte. Ce pouvoir n’appartient qu’au législateur, qui en a fait usage par l’article 45.

Le maire n’a donc pas à agir préventivement au moyen d’un arrêté. Qu’est-ce qu’un arrêté municipal ? une véritable émanation de la puissance législative, un acte de législation locale, borné au territoire de la commune et à des matières sur lesquelles le législateur n’a pas voulu statuer lui-même, laissant au maire ce soin. Mais un maire ne peut légiférer, soit pour infirmer, soit pour confirmer, sur des objets déjà réglés par le législateur. Il a reçu de celui-ci une autre mission définie par l’article 92 de la loi municipale du 5 avril 1884, aux termes duquel il est « chargé, sous l’autorité de l’administration supérieure, 1o de la publication et de l’exécution des lois et règlements… » Qu’a-t-il donc à faire dans les villes auxquelles s’applique l’article 45 de la loi du 18 germinal ? Son droit est, avant la cérémonie religieuse, de rappeler par une affiche ou des publications les dispositions légales. Il peut encore, soit spontanément, soit sur l’invitation des citoyens, au moment où la procession se prépare, enjoindre à ses organisateurs de rester dans l’église ; s’ils passent outre à ses défenses, il n’a qu’à dresser procès-verbal et à saisir le ministre des cultes, sauf bien entendu le cas indiqué plus haut de désordres imminents.

L’article 45 contient une prohibition impérative et obligatoire, et il se suffit à lui-même ; il n’a pas besoin de recevoir sa force exécutoire d’un arrêté, qui est dès lors non seulement inutile, mais pris sans droit, et par suite un excès de pouvoirs. Il est doublement illégal, parce qu’il légifère sur un cas réglé par le législateur, et parce qu’il aurait pour effet de changer les compétences ou de créer deux compétences. La sortie de la procession, au mépris de l’arrêté municipal, constituerait, en effet, une infraction réprimée par l’article 471, § 15 du Code pénal, et alors, de deux choses l’une : ou le juge de paix deviendrait seul compétent, ou bien le contrevenant, contrairement à la règle non bis in idem, serait justiciable du juge de simple police et du Conseil d’État, et pourrait se voir frappé deux fois pour une faute unique.

Une autre conséquence possible serait la complète impunité. Il a été jugé en effet que des arrêtés préfectoraux pris pour l’exécution d’une loi n’entraînaient aucune sanction pénale, lorsque la loi elle-même ne portait aucune peine contre les infractions à ses dispositions, et le principe paraît, à plus forte raison, devoir s’appliquer à des arrêtés municipaux.

Ainsi, et il convient d’insister sur ce point, la loi divise le territoire en deux zones soumises à des conditions et à des juridictions différentes : la première comprenant les localités de beaucoup les plus nombreuses, où les cérémonies extérieures du culte sont permises et ne peuvent subir d’empêchement qu’en vertu d’un arrêté du maire motivé par des raisons d’ordre public, un motif sérieux et non un prétexte, dit M. Batbie, « car le maire manquerait à tous ses devoirs, s’il cachait une pensée irréligieuse sous les apparences de la crainte d’un péril imaginaire », arrêté pris dès lors pour la circonstance et le moment, et par conséquent temporaire ; la seconde embrassant les villes (la loi ne dit pas les communes), où les diverses communions ont des temples, et dans lesquelles les cérémonies extérieures du culte sont prohibées par l’article 45 de la loi de germinal. La désobéissance aux prescriptions légales y fait tomber de jure sous l’application des dispositions de l’article 6 de la même loi.

Toutefois une tradition administrative ancienne, fondée sur des circulaires ministérielles de diverses époques et sanctionnée par de nombreux monuments de jurisprudence, admet que l’arrêté municipal interdisant formellement les processions dans les villes indiquées en l’article 45 de la loi de l’an X, est une manière d’assurer l’exécution de la loi, et dans ce système on ne trouve pas à la mesure prise par le maire les caractères d’un excès de pouvoir. La thèse reste certainement discutable. La jurisprudence, quelque prix qui s’y attache, n’est qu’un ensemble d’opinions. Ce n’est pas l’oracle infaillible puisqu’elle varie quelquefois. Elle n’a pas l’autorité de la loi, qui est, non une opinion, mais une volonté. Le Conseil d’État, dans l’affaire de Saint-Denis, s’est conformé aux précédents. L’arrêté du maire, qui reproduisait d’ailleurs intégralement dans ses visas l’article 45, n’a donc pas été jugé illégal de ce chef. La ville rentrant dans la catégorie de celles auxquelles ce texte s’applique, il n’y avait pas abus à rappeler, sous la forme d’un arrêté municipal rendu dans ces conditions, que les cérémonies extérieures du culte y sont légalement prohibées ; tel est sur ce point le sens de la décision du 22 février.

Mais la deuxième partie de l’arrêté, défendant sur la voie publique « l’exhibition d’emblèmes religieux servant aux différents cultes », ne s’appuyait sur aucune disposition légale expresse. Ou bien il s’agissait de l’exhibition de ces emblèmes pendant une cérémonie extérieure déterminée, et alors le second alinéa de l’arrêté municipal ne faisait, en définitive, que reproduire inutilement le premier ; ou bien c’était une interdiction, indépendante de tout cérémonial de ce genre, qu’il voulait édicter. Nous savons, par les aveux du maire, qu’il a entendu spécialement empêcher le clergé d’assister aux obsèques d’un fidèle. Si ces obsèques sont une cérémonie extérieure du culte, il a pu faire un pléonasme, mais il n’excédait pas son droit. Un enterrement, alors même qu’un prêtre y assiste, constitue-t-il, en dehors de l’église où, dans la seule religion catholique, les morts sont portés, une cérémonie du culte ? Que faut-il donc entendre par des cérémonies religieuses ? On ne trouve dans les divers auteurs qui se sont occupés de la matière que des explications fort insuffisantes à cet égard. Leurs ouvrages contiennent des dissertations sur l’origine des cérémonies, des distinctions entre le culte envers Dieu qui s’appelle latrie, envers les saints qu’on nomme dulie, et envers la Vierge ou hyperdulie ; mais difficilement y découvrirait-on des définitions et des nomenclatures. Cependant, il semble en résulter qu’en fait de cérémonies extérieures du culte catholique, les seules qui intéressent dans l’affaire, il n’y a que la procession, c’est-à-dire une marche solennelle du clergé et des fidèles à travers les rues, avec croix, bannières, dais, ostensoirs, chants liturgiques, cierges, encensoirs, reliques, etc.

Un convoi funèbre, quand il sort de l’église sans cet accompagnement de cierges, de bannières et de chants, n’est qu’un cortège civil composé de parents et amis du défunt, et le prêtre unique qui le précède, avec un enfant de chœur portant une croix, n’en change pas le caractère par sa présence. Les pratiques du culte sont ici tout intérieures, se passant soit dans l’église, soit dans le cimetière, qui n’appartient pas à la voie publique. Sur la voie publique pas de cérémonial rituel, rien qu’une manifestation laïque inspirée par des sentiments de piété familiale ou amicale.

La jurisprudence s’est déjà prononcée en ce sens dans des espèces, non tout à fait identiques, mais offrant une grande analogie. Un arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de cassation, en date du 26 février 1889, déclare qu’on ne peut considérer comme constituant une infraction à un arrêté municipal qui interdit les processions, le fait de porter le viatique à des malades, sans itinéraire réglé d’avance, sans croix, sans bannière ou oriflamme, avec un petit dais à supports mobiles, encore que quelques personnes se soient groupées autour du prêtre, mais en usant de leur initiative propre et sans se placer dans un ordre processionnel. Un décret rendu en Conseil d’État le 17 août 1886, déclare qu’il n’y a pas abus dans le fait, par un ecclésiastique, même revêtu de ses ornements sacerdotaux, de porter publiquement le viatique à un mourant, quand il ne s’y joint aucun cérémonial.

Le maire de Saint-Denis connaissait-il cette jurisprudence, ses prétentions, et a-t-il voulu arriver quand même à son but par le second dispositif de son arrêté, en interdisant, sous prétexte de protéger la liberté des citoyens, qui faisait échec à l’exhibition d’emblèmes religieux sur la voie publique ? Mais quelle liberté ? Ce n’est pas celle des catholiques et des protestants, puisque chaque confession a protesté par ses organes accrédités. Serait-ce la liberté, pour une minorité fanatiquement irréligieuse et d’impiété intolérante, d’opprimer la majorité, qui a une foi ou ne manifeste du moins aucune hostilité contre les pratiques religieuses ? En tout cas, il eût peut-être dû prendre soin de définir ces emblèmes et d’expliquer ce qu’il entend par exhibition ? On a cherché à établir des distinctions plus ou moins subtiles et ingénieuses entre les emblèmes et de simples insignes ; mais il ne paraît pas qu’il existe entre les uns et les autres de différences bien appréciables ; et d’ailleurs, si on consulte les lexicographes, ils disent, sur le mot emblèmes, que ce sont des insignes et, sur le mot insignes, que ce sont des emblèmes, ou que les uns et les autres sont des figures symboliques ? Est-ce qu’il y aurait ici une question de dimension, et faudrait-il attacher le caractère d’emblème à la croix fixée au bout d’une longue hampe, et le refuser au crucifix de quelques centimètres de hauteur seulement, et qui peut servir aux mêmes usages ?

L’ostensoir, le calice, etc., sont-ils des emblèmes au sens de l’arrêté, tandis que l’anneau pastoral que l’évêque porte à son doigt et qu’il donne à baiser aux fidèles dans certaines cérémonies, la croix que des religieux suspendent à leur cou et qui fait partie de leur costume, ne tomberaient pas sous ses dispositions ?

Il n’est pas vraisemblable que le maire de Saint-Denis ait eu la prétention d’arracher à l’évêque son anneau et aux religieux leur croix ou leur chapelet ; cependant on pourrait en arriver à cette conclusion, parce que ces objets sont incontestablement des emblèmes religieux, par lesquels ces personnes manifestent leur foi et leur profession. Il faudrait donc retourner le drap mortuaire, où figure à l’endroit une croix tissée dans la trame ; enlever la croix de fleurs posée par la piété des parents sur un cercueil ; ôter des mains qui la portent derrière le convoi des humbles la croix de bois destinée à être placée sur la fosse.

Pour se refuser à ces conséquences qui découlent des termes si généraux de l’arrêté, il faut faire abstraction de la lettre, descendre dans la conscience de son auteur et supposer qu’il n’a pas eu de pensées pareilles. Mais cette innocence n’apparaît point, tout au contraire ; et si le Conseil d’État eût couvert de sa haute sanction une mesure prêtant à de telles équivoques, le jour où le maire de Saint-Denis trouverait des imitateurs, il n’est pas un juge de paix qui ne dût s’incliner et reconnaître à ces manifestations un caractère contraventionnel.

Le mot exhibition, par le vague qui s’y attache, peut aussi être plein d’obscurité et de pièges. Probablement l’auteur de l’arrêté a entendu une exhibition avec affectation, ostentation, provocatrice, séditieuse, comme le serait celle du drapeau rouge, mais rien ne le démontre d’une façon claire, comme cela pourrait résulter de l’adjonction d’un qualificatif. Exhiber, c’est montrer au public. Pour donner de la publicité, il n’est pas nécessaire d’emprunter le sol de la voie publique. De même, par exemple, que l’outrage public aux mœurs n’a pas besoin nécessairement pour se caractériser d’être commis dans un lieu public, et que sa publicité résulte de ce qu’il a eu des témoins, soit des passants, soit des personnes qui, de chez elles, l’ont vu se perpétrer ; de même, dans l’espèce, l’exhibition n’entraîne pas obligatoirement un étalage sur le sol de la voie publique, et les ornements sacerdotaux, les ustensiles et objets du culte exposés derrière les vitrines des marchands aux regards de la foule, peuvent placer sous le coup de l’arrêté municipal ceux qui les exhibent ainsi dans l’intérêt de leur commerce.

On peut taxer ces conséquences d’absurdes, mais si la conclusion est absurde, c’est que les prémisses le sont également. C’est donc, en statuant autant en équité qu’en droit, que le Conseil d’État a déclaré que cette partie de l’arrêté municipal constituait un abus[1].

Ch. Roussel,
Conseiller d’État
  1. Voici le texte du décret rendu à la suite de l’arrêt du Conseil d’État :
    Vu l’article 1er de la convention du 26 messidor an IX, les art. 7, 8, et 43 de la loi du 18 germinal an X ;

    En ce qui concerne le § 1er de l’arrêté portant interdiction sur la voie publique des cérémonies religieuses à quelque culte qu’elles appartiennent :

    Considérant que le maire de Saint-Denis, en prononçant cette interdiction, ne fait qu’appliquer les dispositions de l’article 46 de la loi du 18 germinal an X, lequel interdit les cérémonies religieuses hors des édifices consacrés au culte catholique dans les villes où il y a des temples destinés à différents cultes ;

    Considérant que, dans la lettre comme dans l’esprit de la loi, le mot temple s’entend de l’édifice ouvert publiquement au culte et non d’une église ou agrégation de fidèles ;

    Considérant qu’il existe à Saint-Denis des lieux de culte non catholiques qui constituent des temples, dans le sens de l’article 42 de loi du 18 germinal an X ;

    Que, par suite, la disposition ci-dessus visée n’a pas porté atteinte à l’exercice publique du culte catholique, tel qu’il a été autorisé en France ;

    En ce qui concerne le § 2 de l’arrêté prohibant l’exhibition sur la voie publique d’emblèmes servant aux différents cultes :

    Considérant que cette disposition est de nature, par la généralité de ses termes, à porter atteinte à la liberté de conscience et à dégénérer en oppression ;

    Le Conseil d’État entendu,

    Décrète :

    Article 1. — Il y a abus dans la disposition de l’arrêté du maire de Saint-Denis susvisé par laquelle est interdite, sur la voie publique, l’exhibition d’emblèmes servant aux différents cultes ; cette disposition est annulée.

    Art. 2. — Le surplus des conclusions du recours de l’abbé Iteney et consorts est rejeté.