Un remords (RDDM)/04

La bibliothèque libre.
Un remords (RDDM)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 26 (p. 532-560).
◄  03

UN REMORDS

DERNIÈRE PARTIE[1].

XVI.


La lettre que Francis Walrey avait reçue était sans signature ; elle l’engageait brièvement à veiller de plus près sur sa femme, qui se compromettait avec Maurice Morton, et nous sommes forcé de reconnaître que l’avertissement, quelque lâche, quelque perfide qu’il fût, n’était pas calomnieux.

Pendant la seconde semaine du séjour de Manuela chez sa tante, Morton était revenu au moment où lui-même s’y attendait le moins, rappelé par la nécessité vulgaire de s’entendre avec un éditeur ; il avait frappé à la porte de Mme de Clairac, sans se douter qu’il allait rencontrer Manuela. Peut-être, s’il eût été averti de sa présence, aurait-il évité cette épreuve ; mais, ayant par hasard mis le pied dans la maison, il y retourna. Comment n’y serait-il pas retourné, ne fût-ce que pour réparer l’étonnante gaucherie qu’il avait laissé paraître en retrouvant à l’improviste Manuela, tranquillement assise sous cette lampe dont la clarté douce ruisselait sur sa beauté plus frappante que jamais ?

Le nom de Morton ayant retenti dans le silence du salon, elle ne s’était point troublée, elle avait attendu l’ennemi avec un sourire calme qui semblait dire : — Je suis bien sûre de ne plus vous aimer. — Elle-même avait été surprise de sa propre impassibilité, comme peut l’être un jeune soldat qui essuie bravement le feu dont il a eu peur d’avance.

La lecture du livre de Morton, un mois auparavant, l’avait émue Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/539 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/540 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/541 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/542 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/543 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/544 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/545 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/546 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/547 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/548 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/549 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/550 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/551 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/552 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/553 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/554 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/555 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/556 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/557 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/558 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/559 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/560 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/561 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/562 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/563 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/564 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/565 l’aspiration caressée, par le désir longtemps entretenu en secret. La foudre éclate, elle ne l’a pas lancée, elle ne l’a pas appelée peut-être ; mais cette circonstance fortuite réalise son vœu criminel. Elle doit être punie, elle se punira, elle mourra de cette tache imaginaire, qui pour elle est réelle, qu’elle voit, qu’elle sent, qui la brûle.

Il y avait dans cette étude de la plus poignante psychologie une science de la douleur morale dans tous ses raffinemens, une cruauté de scalpel, un mélange bizarre de sensibilité presque maladive et de misanthropie féroce qui faisait dire : — Comme il sent toutes ces choses ! Où les a-t-il observées ? N’a-t-il pas disséqué son propre cœur ? C’est écrit avec du sang, avec des larmes.

Et en effet Morton avait utilisé impitoyablement ses propres impressions et même celles des autres. C’était son droit d’artiste.

Tandis que ces choses se passaient à Paris, le docteur Évelin et le curé sortaient bras dessus, bras dessous de la maison des Walrey et s’en allaient longeant la Sambre.

— La vieille dame baisse de jour en jour, dit le curé. Bonne âme ! Je ne crois pas qu’elle reste longtemps parmi nous. Ce serait une grande perte pour les pauvres, si sa fille n’était là prête à continuer son œuvre de charité, à laquelle déjà elle prend part.

— Vous n’y voyez goutte, mon cher ami, dit le docteur d’une voix qu’il rendait bourrue pour en chasser trop d’émotion. Le vieux sarment a encore de la sève, tout brisé qu’il soit, je lui en trouve même beaucoup plus qu’à la jeune plante. Je l’ai dit mille fois à cette petite : — Votre santé réclame un autre climat, d’autres horizons. Notre Flandre et son humidité, et son charbon, et son ciel gris ne vous valent rien ; il vous faut le soleil, il vous faut le Midi. — Mais elle s’obstine, — les femmes sont vraiment des créatures endiablées, il est plus facile de soigner un régiment que la plus douce d’entre elles, — mes prévisions la trouvent incrédule probablement, elle reste, et la consomption marche, marche à pas de géant.

Le vieux curé regarda fixement le médecin. Depuis longtemps Manuela, ayant appris à le connaître au lit de mort de son mari, avait surmonté la répugnance que lui inspiraient autrefois ses menus ridicules pour lui accorder toute sa confiance. — Il fit quelques pas sans répondre, et un étrange sourire passa sur ses traits.

— À quoi pensez-vous ? dit le docteur Évelin.

— Je pensais, répliqua le curé en hochant la tête, qu’en matière de sacrifice il est vraiment oiseux de se demander : — Aurai-je la force ? Irai-je jusqu’au bout ? — La Providence intervient alors qu’on doute le plus de soi-même et de sa propre constance ; elle intervient et tranche la question.

Th. Bentzon.

  1. Voyez la Revue du 15 février, du 1er et du 15 mars.