Un renouveau dans l’histoire du jansénisme - Âmes de Port-Royal

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Georges Goyau
Un renouveau dans l’histoire du jansénisme - Âmes de Port-Royal
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 329-349).
UN RENOUVEAU DANS L’HISTOIRE DU JANSÉNISME

ÂMES DE PORT-ROYAL

L’humanisme dévot. — L’invasion mystique. — La conquête mystique : l’école française. — La conquête mystique : l’école de Port-Royal. — La conquête mystique : l’école du Père Lallemant et la tradition mystique dans la Compagnie de Jésus. Ainsi s’échelonnent les cinq premiers volumes de l’Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de religion jusqu’à nos jours, qu’a vaillamment entreprise M. Henri Bremond [1].

Il y a là une pénétration d’analyse dont le spectacle est une jouissance, et puis, plus dissimulé, plus volontiers invisible, un patient effort de synthèse, qui soudainement se révèle par certaines condensations de lumière. Cette Histoire est une œuvre d’érudition, et c’est une œuvre d’intuition : elle est construite sur de solides assises, en face d’horizons où volontairement elle maintient je ne sais quoi de vaporeux, car il y a toujours quelque chose de vaporeux dans le halo dont s’enveloppent les âmes. Avec une sûreté qui n’a jamais rien de raide, l’auteur chemine, de pressentiment en pressentiment, parmi le maquis des documents, avançant d’un pas ferme lors même qu’il a l’air de zigzaguer ; il a le dessein de continuer ainsi, en cinq autres tomes, et l’on devra bien probablement, ensuite, lui rendre ce témoignage, qu’il aura renouvelé l’histoire religieuse du XVIIe siècle.

« Négliger les choses religieuses ou les estimer petitement, c’est ne pas comprendre l’histoire de ce siècle, c’est ne pas la sentir [2], » Ces mots sont de M. Ernest Lavisse, historien de Louis XIV ; et l’on ne saurait mieux dire. Or, on estimait petitement ces choses religieuses, au temps où beaucoup d’écoliers, et même quelques professeurs, les résumaient en un conflit entre l’austérité de Port-Royal et le relâchement des casuistes, et ne voyaient, au delà rien autre chose, si ce n’est, à la fin du siècle, un petit accès de fièvre mystique, puérile par certaines apparences, auquel demeurait attaché le grand nom de Fénelon.

Ce sera l’une des plus durables nouveautés de l’œuvre de M. Bremond d’avoir transfiguré l’histoire du jansénisme, et de l’avoir transfigurée, si je puis ainsi dire, en la situant autrement : le panorama religieux du grand siècle, tel qu’il a commencé de nous le dessiner, remet en leur vraie place les âmes de Port-Royal ; et dans cette exacte perspective, elles nous sont désormais mieux connues.


I

Du rigorisme religieux, un esprit de sévérité dans les maximes de la vie chrétienne, il y en eut en France avant Port-Royal, car le concile de Trente voulait qu’il y en eût ; Capucins et Oratoriens, et puis Olier, Eudes, saint Vincent de Paul, existèrent indépendamment du jansénisme. Plusieurs d’entre eux, à la longue et sur le tard, s’alarmèrent des fondements théologiques auxquels se rattachaient les pratiques ascétiques de Port-Royal ; mais de ce fait on ne saurait conclure, sans être démenti par leurs écrits, et par leur rôle, et par leur physionomie même, qu’ils n’aient pas été, chacun à sa façon, de grands professeurs d’austérité, de puissants instigateurs d’un renouveau chrétien.

Outre qu’il y eut des casuistes ailleurs que chez les Jésuites, et que l’inventeur du probabilisme, Barthélémy de Médina, est un Dominicain, on ferait preuve d’une fâcheuse étroitesse de vision si, dans la Compagnie de Jésus, on n’étudiait que ses casuistes ; et tout le cinquième volume de M. Bremond nous présente, dans la personne des Jésuites Lallemant, Surin, Guilloré, des mystiques qui sont en même temps des ascètes, et dont le premier développe, sur le Saint-Esprit, une doctrine non moins originale que celle que construisait Bérulle au sujet du Verbe. Puis voici défiler, en un pittoresque cortège, le Jésuite Maunoir et ses compagnons, extraordinaires types de fourriers du Christ à travers l’ignorante Bretagne, et qui n’ont vraiment rien de commun avec le « Bon père » des Provinciales.

Ce siècle cartésien, ce siècle apparemment soumis à la froide raison, s’anime d’une vie mystique profonde, sous le regard de M. Bremond. Nous voyons, dès son aurore, les âmes se dilater, grâce à l’ « humanisme dévot » d’un saint François de Sales. Jusque dans l’Eglise romaine, elles s’étaient senties frôlées, et vaguement découragées, par certaines conceptions théologiques d’outre-Rhin, qui considéraient le péché originel comme une gangrène radicale de tout l’être humain. En face de Wittenberg, en face de Genève, la mystique salésienne s’exhibe joyeuse : en célébrant comme une merveille de la création cette créature rachetée qui s’appelle l’homme, elle ne lui permet plus de se mépriser tout entier, et elle le rassure. Ayant ainsi retrouvé la force de l’élan, toute une génération de mystiques va surgir : Jean de Saint-Samson, le merveilleux Carme aveugle, qui voit si clair dans l’au-delà ; le Père Joseph, rédigeant d’une même plume la règle de ses Calvairiennes et les statuts de l’équilibre européen ; les spéculatifs de l’Oratoire ; et puis les abbesses et prieures qui rendent à la vie religieuse, en terroir parisien, dos racines d’autant plus robustes, que leurs cœurs, à elles, sont plus détachés de la terre : Madeleine de Saint-Joseph au Carmel, Marie de Beauvilliers à Montmartre, Marguerite d’Arbouze au Val de Grâce.

Nécessairement, dans un aussi vaste tableau, la place qu’occupe Port-Royal se rétrécit. Dans la grandeur de leur isolement, et puis de leurs ruines, le monastère des Champs et les maisons des solitaires apparaissaient à Sainte-Beuve comme la cité même de Dieu, incarnant, en face d’un monde qui s’obstinait à être « le monde, » l’exigence divine et le reproche divin Mais ce qui résulte avec éclat de l’œuvre de M. Bremond, c’est qu’un peu partout, en cette première moitié du XVIIe siècle, s’édifiait la cité de Dieu, et que le Port-Royal du grand Arnauld n’était qu’un quartier de cette cité.

Quartier volontairement écarté, farouchement isolé et aimant à s’isoler ; quartier soupçonneux, et quartier soupçonné. Car le Port-Royal du grand Arnauld observe les humanistes dévots et les mystiques, et de leur côté ceux-ci le regardent : on ne tarde pas à se rendre compte qu’on n’est pas d’accord. Ce n’est pas seulement contre la morale relâchée que Port-Royal insurge ses scrupules ; c’est contre le message d’allégresse qu’un peu partout les mystiques proposaient aux âmes ; et lorsque le Franciscain Bonal, lorsque le Capucin Yves de Paris, rompent des lances contre Port-Royal, ils visent, non point à venger la casuistique, mais à venger cet optimisme mystique que contrecarrait la théologie de Jansénius, et qui, cinquante ans durant, avait fait ses preuves comme doctrine de sévérité, mais, tout en même temps, comme doctrine de joie.


II

Le spectacle même de cette magnifique efflorescence religieuse nous montre plus restreinte que généralement on ne le croyait la place occupée par Port-Royal dans le monde des âmes, — dans l’espace : il y avait là une illusion d’optique, que corrige M. Bremond. Mais en confrontant avec les documents nos idées courantes, voilà qu’il y découvre, par surcroît, une façon d’anachronisme : il y a toute une première génération port-royaliste qui, pour M. Bremond, ne fut qu’à peine janséniste. Nous faisions commencer le jansénisme plus tôt qu’il ne commença : et ce n’est pas seulement dans l’espace, c’est dans le temps, que nous avions le tort de prêter à ce phénomène religieux une trop grande luxuriance d’épanouissement.

La question que soulève ainsi M. Bremond n’est autre que le problème des origines du jansénisme, obscur encore, et que, depuis une quinzaine d’années, on s’est beaucoup efforcé d’éclaircir. Tout de suite se dresse devant nous, comme une sorte de défi, l’énigme d’une personnalité historique, qui s’appelle Jean Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran. Ce curieux homme, après trois siècles, semble encore ruser avec les interrogations de l’histoire, comme il rusait, dans sa prison de Vincennes, avec les interrogatoires ordonnés par Richelieu.

On croyait ses traits fixés, en 1912, dans la thèse de doctorat que lui consacrait M. Laferrière devant l’Université de Louvain [3]. Mais, presque en même temps, le P. Brucker apportait de Munich un nouveau paquet de révélations, et sa trouvaille, soit dit en passant, n’avait rien de flatteur pour les bibliothécaires français du temps de Louis-Philippe. En 1836, Amans-Alexis Monteil, dans la nouvelle édition de son Traité de matériaux manuscrits de divers genres d’histoire, mettait à prix, pour quinze francs, un ancien recueil de copies de cent trente-cinq lettres relatives à Port-Royal, s’échelonnant de 1629 à 1643 ; trois de ces lettres portaient la signature de Saint-Cyran, et beaucoup d’autres, de toute évidence, étaient des messages anonymes de Saint-Cyran prisonnier. « On verra par la chaleur des enchères, souriait Monteil, si le jansénisme vit ou s’il est mort. » C’était un an avant que Sainte-Beuve ne commençât ses conférences de Lausanne, et les enchères ne prouvèrent pas que le jansénisme fût en vie, puisque nos conservateurs de bibliothèques laissèrent filer en Bavière cet incomparable dossier... Après trois quarts de siècle, le P. Brucker s’y plongeait, et constatait -que les pieuses mains qui, vers 1674, copièrent ces lettres, en vue de les éditer un jour ou l’autre, avaient, çà et là marqué les corrections, atténuations et suppressions qu’il conviendrait d’y pratiquer [4].

Ainsi cette découverte même, qui nous aidait à mieux connaître Saint-Cyran, nous était un nouveau témoignage de la difficulté qu’on éprouve à le connaître. Car tout ce qui s’imprima de posthume sous ce nom respecté fut du Saint-Cyran remanié, édulcoré : nous en avons la preuve, pour les Considérations sur les dimanches et fêtes, dans une lettre d’Arnauld à M. Perier, et puis, pour les recueils de lettres imprimées, par la confrontation avec certains manuscrits conservés à la Bibliothèque nationale. Les éditeurs voulaient « prévenir les chicaneries, » éviter « la nécessité de faire des apologies : » on émondait, on laminait ; on amalgamait des lettres, ou des fragments de lettres, pour en faire des « avis » ou des « conversations » de Saint-Cyran ; et l’on publiait des volumes dont le cardinal Le Camus pouvait dire : « Jamais livre ne m’a plus porté à Dieu que celui-là ; » mais ce n’était plus l’intégralité de la pensée de Saint-Cyran. Par surcroît, tel théologal ou tel syndic de Sorbonne, chargés de la censure des livres, apportaient parfois, eux aussi, leurs corrections : le P. Brucker en a trouvé la preuve flagrante dans un manuscrit de l’Arsenal.

Lorsque d’autre part le Jésuite Pinthereau, peu de temps après la mort de Saint-Cyran, utilisait pour la polémique les lettres de Jansénius et les dossiers des interrogatoires de Vincennes, les jansénistes accusaient de partialité les citations de ce Jésuite et mettaient l’histoire en garde contre ces fragments, susceptibles d’aggraver « le cas Saint-Cyran », que leurs publications, à eux, visaient à atténuer [5]. Et qui donc oserait dire, enfin, qu’aujourd’hui même, en dehors de tous ces textes discutés et discutables, il ne reste rien à exhumer ?

De fragmentaires jets de lumière, auxquels beaucoup d’ombre se mêle : voilà tout ce qui nous éclaire la physionomie de Saint-Cyran. Sans découragement, M. Bremond l’observe, et s’en fait le portraitiste. Le Saint-Cyran qu’il nous dépeint est fort différent du personnage tout d’une pièce que d’ordinaire on imaginait. On prêtait à l’inquiétant abbé une tension de volonté supérieure à celle même des héros de Corneille, une intransigeance de fierté pareille à celle des vieux stoïciens qui jadis opposèrent aux empereurs la solitude protestataire de leur « moi » ; l’histoire s’inclinait, respectueuse, docile, devant ses allures de dominateur. Mais M. Bremond, regardant de plus près, découvre en lui un velléitaire, et même un malade de la volonté, qui procède par saillies, avance et recule, ose et n’ose plus, vacille entre des lubies contradictoires, griffonne et ne met pas au net : tempérament vraiment médiocre pour un prétendu chef de secte. Oui certes, à ses heures, il se laisse exciter par je ne sais quel subtil mélange d’amour-propre et d’esprit apostolique, répétant que, s’il avait voulu se produire, il aurait gouverné la moitié de Paris, et écrivant textuellement : « Il a plu à Dieu de me faire cette miséricorde de désaveugler par moi le monde. » Griseries de mégalomane, — nous démontre par une masse de petits faits M. Bremond, — et d’un mégalomane qui se laisse ensuite d’autant plus déprimer qu’il s’est plus follement exalté.

Quand à Vincennes, au cours des interrogatoires auxquels le soumet la double police de Richelieu, police judiciaire et police spirituelle, on le voit ergoter, chercher les échappatoires, atténuer ou nier, détail par détail, la gravité des thèses qui lui sont reprochées, on cherche en lui, vainement, l’étoffe d’un confesseur de la foi, ou de l’hérésie ; et si plus tard il y a du panache en son verbe lorsqu’il parle de ces « six pieds de terre où l’on ne craint ni le chancelier, ni personne, » c’est probablement être dupe, que de le camper à jamais dans cette attitude, sous le regard de la postérité. Moraliste intransigeant, il tient à le paraître ; mais ses péchés théologiques de jeunesse furent pourtant des péchés de casuiste, discutant les cas, — trente-deux, parait-il, — où le suicide pourrait être permis, et les cas où les prêtres peuvent prendre les armes, au risque de devenir homicides. Il a des côtés de grand contemplatif, et M. Bremond, tout le premier, rend hommage à cet aspect de sa vie intérieure et saluerait volontiers en lui un précurseur du romantisme catholique ; mais d’autre part on pressent de choquants manèges, et de fâcheuses roueries, — M. Bremond va jusqu’à dire : un charlatanisme dévot, — dans l’étalage, parfois assez gauche, qu’il fait de son illuminisme, et dans les façons qu’il a de se poser en oracle, d’attendre, durant de laborieux silences, le « mouvement spécial de Dieu, » et puis d’interpréter Dieu, en « bonds et volées ; » et Raconis, l’évêque de Lavaur, avait quelques bonnes raisons de viser Saint-Cyran lorsqu’il esquissait les traits du {{directeur solide et apostolique, pour opposer au directeur visionnaire de nos nouveaux prophètes. »

Tel quel, Saint-Cyran « gagne les cœurs : » c’est Lancelot qui nous le dit, en termes d’une ferveur attendrie, en même temps qu’il nous énumère tout ce qu’il conserva comme reliques dans le dépècement du cadavre du grand homme ; il y a, dans ce pieux catalogue anatomique, des détails inouïs.

Tel quel, Saint-Cyran lance des idées : s’il y eut des « solitaires » au désert, ce fut sur un signe de Saint-Cyran ; un autre de ses gestes fit s’ouvrir les Petites écoles ; et durant les rapides semestres de 1635 et 1636 où sa direction s’exerça effectivement sur les religieuses de Port-Royal, il les lit jeûner des sacrements, en vertu de certaines opinions théologiques dont témoigne, en termes assez troublants, cette lettre retrouvée à Munich : « Le monde est devenu corrompu, et on a mis presque toute la piété de la religion chrétienne dans les seules choses extérieures, comme sont les confessions et les communions [6]. » Mais vous ne le voyez pas s’acharner au succès de ses opinions : ce personnage qui apparaissait à Sainte-Beuve comme « le directeur par excellence » déclare qu’il « fuira toujours de cent lieues la conduite d’une âme, » surtout la direction des femmes, qu’il sent « trop peu dociles ; » et bien vite il se décharge de la direction de Port-Royal sur les épaules de Singlin, qui réintroduit une pratique sacramentelle plus fréquente. Si bien que M. Bremond peut écrire : « Le jansénisme de Saint-Cyran, si tant est que l’on doive donner ce nom aux erreurs du personnage, ne sera guère qu’une rougeole, je ne dis pas pour la Mère Angélique, vouée de naissance à une religion de crainte, mais pour la Mère Agnès et, dans l’ensemble, pour la première génération de Port-Royal. »


III

Mais les générations chevauchent les unes sur les autres : si Mère Angélique, par son âge, appartient à la première, les heures exaltées de sa célébrité coïncident plutôt avec la seconde ; et l’on doit se demander ce que fut Saint-Cyran pour cette seconde génération, pour celle à laquelle M. Bremond réserve l’étiquette de janséniste.

M. Albert de Meyer publiait, il y a trois ans, à Louvain, un très précieux volume qui s’intitule : Les premières controverses jansénistes en France (1640-1649) [7] : avec une minutie qui ne redoutait point l’aridité, il analysait toutes les polémiques qui s’accumulèrent en ces neuf années. Or il y a dans ce livre, devenu l’indispensable complément du Port-Royal de Sainte-Beuve, tout un chapitre intitulé : « La révision officieuse du procès de Saint-Cyran. » L’auteur y raconte les efforts que firent Arnauld et Le Maitre, en 1643 et 1644, pour décharger feu Saint-Cyran des griefs qu’on faisait à sa théologie, et les efforts adverses du Jésuite Pinthereau pour représenter Saint-Cyran comme une sorte d’Eole, à demi-visible, qui du fond de ses cellules d’ascète, ou bien de prisonnier, avait su déchaîner sur le monde la tempête janséniste.

Les impressions définitives de M. Bremond sur Saint-Cyran se rapprochent beaucoup plus de celles d’Arnauld et de Le Maître, que de celles de Pinthereau. Saint Vincent de Paul, en ce temps-là semble avoir flotté d’un avis à l’autre : en 1638 et 1639, au moment du procès de Vincennes, il repousse, ou bien il atténue les reproches faits à Saint-Cyran, et parait le trouver, en définitive, assez inoffensif ; dix ans plus tard, rétrospectivement, il se montre fort sévère pour le défunt, et insiste sur le sens théologiquement périlleux de certains de ses propos [8]. L’Oratorien Condren, lui, depuis 1638, soupçonne dans Saint-Cyran un novateur assez redoutable ; et pourtant, c’est seulement à son lit de mort, deux ans plus tard, qu’il met ses familiers en garde, expressément, contre les doctrines de ce novateur. Ainsi oscillent les plus vénérables des contemporains : ils redoutent de juger témérairement, s’ils parlent ; mais d’autre part, s’ils se taisent, ils pensent aux malédictions qui châtient certains silences. Et tandis que l’enseignement de Saint-Cyran risque de plonger d’autres âmes dans le trouble, ils y sont peut-être plongés, eux, par « l’affaire Saint-Cyran, » ayant d’abord scrupule d’accuser, et scrupule, ensuite, de n’avoir pas accusé.

Volontiers M. Bremond les libérerait-il de leur second scrupule. Le grand Arnauld, voilà pour lui le coupable, voilà pour lui le machinateur de l’hérésie : il fut, celui-là un volontaire et non point un velléitaire, un logicien et non point un névrosé, un dictateur effectif et non point un malade mégalomane ; et quoi qu’en ait pensé Raconis, M. Bremond n’admet même pas que, dans le livre de la Fréquente Communion, la signature d’Arnauld voile une importante collaboration de Saint-Cyran. Mais, dira-t-on, dès le lendemain de la mort de Saint-Cyran, Port-Royal l’honora comme son grand docteur, tout en le corrigeant lorsqu’il l’imprimait. A quoi M. Bremond répondrait sans doute que le Port-Royal de 1643 et des années suivantes, en se couvrant du nom de Saint-Cyran, se conciliait les sympathies des évêques, toujours reconnaissants à celui-ci d’avoir revendiqué les droits de la hiérarchie épiscopale à l’obéissance des réguliers. Et puis, au surplus, on y avait aimé Saint-Cyran, et, outre-tombe, on continuait de l’aimer.

Mais pour l’aimer ainsi, le cœur avait ses raisons que la raison connaissait bien ; et les voici formulées, plus tard, dans le Nécrologe de l’abbaye de Port-Royal : « C’est M. de Saint-Cyran qui nous a inspiré le goût de la piété chrétienne, l’attachement à l’ancienne doctrine de l’Église, et l’amour de la vérité. » En présence d’un pareil texte, tout en consentant à rendre au grand Arnauld tout ce qui revient au grand Arnauld, nous inclinerions à laisser un peu plus à Saint-Cyran que ne lui laisse M. Bremond. Nous ne verrons pas en lui un hérésiarque systématique, constructeur d’un bloc doctrinal rigide en ses arêtes ; et nous accorderons même à M. Bremond qu’« il n’a que des vues disjointes et qui souvent se contredisent, qu’il n’a que des lueurs intermittentes et qui ne servent qu’à rendre plus noire l’étrange et troublante nuit sous laquelle il se cherche lui-même sans jamais parvenir à se trouver. » Mais le souvenir de Saint-Cyran devait être une leçon d’attitude pour les générations successives de Port-Royal, et les leçons d’attitude sont bien souvent celles qui se retiennent le mieux.

Quand il s’évertue, — et nous avons là-dessus, dès 1638, le témoignage de saint Vincent de Paul, — à « vouloir ruiner les Jésuites, » il prépare Port-Royal à se persuader de l’urgence de cette besogne, et à s’en éprendre, avec un acharnement auquel contribuera d’ailleurs l’hérédité même des Arnauld. Quand de sa prison de Vincennes, pour porter Mlle d’Elbeuf à entrer à Port-Royal, il compare la « petite persécution » dont le monastère est l’objet, à celles auxquelles furent en butte, autrefois, les sainte Paule et les saint Jérôme, nous surprenons en Saint-Cyran un éducateur des imaginations port-royalistes ; et certaine lettre de Mère Angélique, où seront évoqués avec fierté ces mêmes souvenirs palestiniens, témoignera qu’elle n’avait pas oublié ce fascinant parallèle. Quand, à propos de la bulle In eminenti, relative au livre de Jansénius, Saint-Cyran proclame que les juges romains « en font trop, » qu’il « faudra leur montrer leur devoir, » le programme de toutes les futures résistances est d’avance arboré, sans d’ailleurs être défini, — et cela, nous le verrons plus loin, contrairement à l’esprit de soumission qui animait feu Jansénius.

Bientôt on verra le Port-Royal janséniste éplucher le lointain passé de l’Église ou bien le texte de saint Augustin pour y trouver des armes contre les décisions du magistère ecclésias- tique ou contre l’état nouveau de la discipline religieuse : cette méthode d’opposition s’inspirera de l’exemple qu’avait donné Saint-Cyran. Son cerveau semble inaccessible à la notion d’une Église vivante, amenée par les interrogations de ses fidèles ou par les menaces de l’hérésie à certaines précisions dogmatiques ou à certaines modifications disciplinaires. Que depuis l’antiquité chrétienne le dogme se soit développé comme le fruit nait du germe, cela échappe à Saint-Cyran [9] ; ce qui lui échappe, aussi, c’est que l’Église enseignante puisse légitimement adapter à l’évolution des siècles les usages et les règles de la pratique religieuse. Le rôle doctrinal et gouvernemental de l’Eglise dans l’épanouissement du dépôt chrétien et dans la direction de la conduite chrétienne demeure, pour Saint-Cyran, quelque chose d’incompris. Cet érudit est un archaïsant ; et parce que l’Eglise qu’il a sous les yeux ne ressemble pas à celle qu’il croit entrevoir dans les premiers siècles, il fait le geste de se cantonner dans une « adoration intérieure de Dieu, » en proclamant qu’il n’y a plus d’Église. A son tour, l’esprit janséniste sera toujours un esprit d’archaïsme, jusque chez ces hommes de la Constituante qui prétendront restaurer l’Église primitive en élaborant la Constitution civile du clergé.

M. Bremond écrit en un endroit : « Les velléités rigoristes de Saint-Cyran, solidifiées, si j’ose dire, systématisées, exagérées et faussées par l’auteur de la Fréquente communion, sont devenues la charte du jansénisme. » Il ne se refuserait pas, je pense, à ajouter que les attitudes archaïsantes de Saint-Cyran, et son habitude de justifier par sa dévotion à l’égard du passé sa désinvolture à l’endroit de la tradition vivante de l’Eglise, furent encore exagérées, aggravées par le grand Arnauld, et devinrent une façon de méthode pour la dialectique du jansénisme.

N’oublions pas, d’ailleurs, en cherchant la paternité du jansénisme, que Jansénius a bien quelques droits à faire valoir : le nom même du système nous défend de les méconnaître. Ce serait perdre de vue cette journée de l’an 1620 où Jansénius, interrogeant saint Augustin sur la grâce et sur la prédestination, y trouva des arguments pour les opinions de Baius, taxées d’hérésie par l’Église, mais demeurées chères à beaucoup d’esprits dans l’Université de Louvain ; et ce serait perdre de vue les dix-huit ans de labeur durant lesquels se prépara l’Augustinus, manifeste massif du jansénisme théologique. Mais ce jansénisme flamand, dont à Louvain, avant la guerre, on avait très opportunément entrepris l’étude, c’était surtout une spéculation théologique. Les polémiques, en France, allaient tout de suite prendre une autre forme ; elles allaient porter principalement, comme le dit M. Albert de Meyer, « sur la conception fondamentale de la vie religieuse ; » et si nos jansénistes se montraient soucieux de familiariser les fidèles avec le mystère de la grâce, c’était « en vue de relever la pratique religieuse et de fortifier l’adhésion à Dieu ; » la doctrine devait être « ordonnée vers l’action ; » le jansénisme flamand était une doctrine métaphysique, et le jansénisme français affectait volontiers l’aspect d’une doctrine morale.


IV

Ainsi se retouche, et sans cesse s’enrichit, l’histoire de ce mouvement religieux ; et plus on l’étudie, plus elle rend mélancolique. Ces hommes et ces femmes, qui croient semer les germes d’un « réveil, » et qui veulent les semer, travaillent, sans le savoir, pour le siècle d’insoumission et de négation qui bientôt succédera. Il semble que les évolutions mêmes de leur influence et de leur œuvre soient comme une ironique confirmation de leur doctrine fataliste, confirmation douloureuse et qu’assurément ils ne souhaitaient pas. Les moissons imprévues qui surviennent après certaines semailles sont pour les pauvres agents humains des raisons nouvelles de s’humilier, lorsqu’ils demeurent encore capables d’humilité. Dépassant le cadre où s’est enfermé M. Bremond, qu’il nous soit permis de regarder un moment ces lointaines surprises de la destinée : c’est le propre des grandes œuvres historiques, de solliciter à la méditation.

On raconte que le 6 mai 1638, une demi-heure avant sa mort, Jansénius, évêque d’Ypres, fit venir son chapelain Reginald Lamée, et qu’il lui remit le formidable manuscrit intitulé Augustinus, avec ordre de le faire paraître « le plus fidèlement possible. » Mais on ajoute que, complétant sa pensée, ou peut-être la corrigeant, il dictait au chapelain la note que voici : « Je sens qu’il est difficile de pouvoir apporter à ce livre quelque changement. Si pourtant le Saint-Siège veut qu’on y change quelque chose, je suis un fils obéissant de cette Eglise dans laquelle j’ai toujours vécu ; je suis, jusqu’à ce lit de mort, obéissant. »

Légendes que tout cela ! disent aujourd’hui certains critiques [10] : ce testament spirituel de l’évêque d’Ypres leur parait manquer d’authenticité ; et de la dernière page de la vie de Jansénius ils effacent sans merci cette édifiante histoire d’agonie. Mais ce qu’ils ne veulent ni ne pourraient effacer, c’est une certaine dédicace préparée par Jansénius pour le pape Urbain VIII, et dans laquelle on lit : « Quelle chaire consulterons-nous, sinon la chaire où la perfidie ne trouve pas d’accès ? Quel juge invoquerons-nous, si ce n’est le Vicaire de la voie, de la vérité et de la vie, sous la conduite et l’enseignement duquel Dieu ne permet à personne d’errer, ni d’être trompé, ni de succomber ? » Et si d’aventure on objectait qu’une dédicace n’est qu’une feuille volante qui ne fait pas corps avec un livre, du moins devrait-on confesser que le même esprit se retrouve, au cœur même de l’Augustinus, dans le traité sur la grâce du Christ Sauveur, à la fin du livre quatrième : « De tout cœur et en toute sincérité de pensée, écrit en cet endroit Jansénius, je soumets au jugement et à la censure de l’Eglise, et de son pasteur universel, le Pontife romain, tout ce que j’ai écrit jusqu’ici ou tout ce qu’à l’avenir je dois écrire, sur ce sujet ou sur tout autre. » Peut-on souhaiter une plus correcte formule de plus absolue soumission ?

Au demeurant, en cette même année 1638, les calvinistes de Hollande, en deux volumes dont l’un paraissait à Amsterdam et l’autre à Leyde, s’acharnaient contre Jansénius ; et pourquoi donc ne laissaient-ils en repos ni ses derniers jours de vie ni ses premiers jours d’outre-tombe ? Parce qu’il leur importait de contester la juridiction immédiate et universelle du Pontife romain et son infaillibilité doctrinale, et que l’évêque d’Ypres, dans certaines thèses théologiques, avait expressément professé et cette juridiction et cette infaillibilité. Quelques lances qu’il eût rompues contre les privilèges des religieux, et spécialement des Jésuites, la réputation que lui faisaient les calvinistes était celle d’un défenseur des droits spirituels du Saint-Siège.

Voilà le point de départ, voilà le prologue. Laissez maintenant se dérouler, au cours des années, les discussions successives soulevées par le grand Arnauld, et puis par le P. Quesnel, sur l’authenticité des cinq propositions de Jansénius concernant la grâce et le salut [11], et sur le sens dans lequel lui-même les prenait, et sur l’infaillibilité des jugements portés à cet égard par le Saint-Siège, et sur le degré d’adhésion que les fidèles doivent à ces jugements ; et puis regardez, à l’issue de ces débats, l’horizon théologique. Sous le nom de jansénisme, des théories désormais s’y étalent, qui sapent les bases mêmes de la chaire de Pierre. Le procès entamé par le Siège romain contre certaines doctrines de Jansénius a tellement agité l’opinion publique, que c’est devant elle qu’il parait pendant, et que c’est elle qui s’érige en juge ; et la voilà saisie, par les jansénistes, d’une sorte de demande reconventionnelle, tendant à traduire à son tribunal, sous le grief d’usurpation de pouvoir ou de forfaiture doctrinale, le magistère romain lui-même.

Et de ces bagarres juridiques et canoniques, où l’incompétence théologique de toute la société cultivée s’attribue le rôle d’arbitre, résultent, non seulement chez les libertins ou chez les philosophes, mais même chez beaucoup de fidèles, et non seulement en France, mais à Vienne, à Trêves et à Pistole, des habitudes de désinvolture à l’endroit de ce que pense Rome et de ce que veut Home, et une sorte de parti pris de laisser tomber dans le désert la voix qui, durant des siècles, avait été l’institutrice de l’Europe. Tel est, au bout de quelques générations, l’épilogue de l’affaire Jansénius. Les gradins supérieurs des bibliothèques, où vont sommeiller les livres qu’on ne lit plus, ont hospitalisé peu à peu cet imposant Augustinus qui n’avait voulu venir au monde qu’en se soumettant à Rome ; mais le nom même de Jansénius est devenu le point de ralliement pour un esprit permanent d’insoumission, qui vise l’Eglise en son centre, et qui prodigue les coups de sape.


V

Quelque déconcertante que nous apparaisse cette destinée de Jansénius, il y a je ne sais quoi d’encore plus imprévu, et d’encore plus paradoxal, dans la fortune religieuse de notre Port-Royal. Le prologue, ici, remonte au temps d’Henri IV, et cela commence assez mal : dans une abbaye cistercienne en décadence, une fillette, Angélique Arnauld, est bombardée abbesse, grâce à l’adresse de sa famille, qui a su tromper Rome sur son âge. Abbesse fort ignorante de son catéchisme : tant bien que mal, elle se prépare à la première communion, dans un livre prêté par un savetier voisin. Abbesse fort rebelle, aussi, à ce mariage forcé avec Dieu : la religion lui paraît un « joug insupportable » dont elle s’estime fort malheureuse ; et son père craint tellement de la voir s’en évader, qu’un jour qu’elle est malade, il surprend sa signature, par un « tour d’adresse, » pour une formule où sont ratifiés ses vœux.

Mais lorsqu’elle a seize ans, les grands souffles de renouveau religieux qui travaillent la France d’Henri IV passent brusquement sur cette petite âme, et l’ébranlent : elle veut ressusciter la clôture ; dans la journée du Guichet, sa volonté se tend, s’acharne contre ses affections comme on s’acharne contre un abus, et, fiévreusement, déchire son cœur. Des Capucins ont été les ouvriers de cette conversion : on les trouve, à cette époque, labourant partout le champ de Dieu. Angélique, désormais, n’a plus de regret d’être nonne ; mais au regret un remords a succédé, le remords des coupables artifices par lesquels autrefois on l’a faite abbesse. Elle voudrait se démettre, elle voudrait changer d’ordre ; elle est inquiète, elle est troublée. Elle songe qu’il y avait trois abus dans son établissement en qualité d’abbesse de Port-Royal : « le premier, l’ambition de M. Marion, mon grand-père, d’avoir deux filles abbesses ; le second, de m’avoir fait faire des vœux à neuf ans et bénir à onze, contre les lois de l’Église ; le troisième, d’avoir fait un mensonge au Pape pour avoir des bulles, car on exposa que j’avais dix-sept ans, ce qui était très faux. » Bref, trois péchés originels, qui ternissent sa robe d’abbesse : elle les ressasse, les pleure, voudrait les expier ; elle s’opprime, elle s’oppresse, sous toute sorte d’austérités.

Saint François de Sales survient, qui, la jugeant « une merveilleuse fille, » tente de la pacifier, et de l’aider à mieux respirer. De son côté, elle trouve en lui « ce qu’elle n’avait point encore trouvé en personne. » « Dieu, dira-t-elle plus tard, était vraiment et visiblement dans ce grand évêque. » Au nom de Dieu, il la met en garde contre ce qu’aujourd’hui nous appellerions l’analyse du moi, et contre les impatiences intérieures, et contre l’idée de « perfection absolue » qui met aux champs cette jeune imagination. Elle écoute ; mais si elle demeure une anxieuse, est-ce sa faute ? Le souvenir de cette mauvaise porte par laquelle on l’introduisit dans son petit royaume conventuel l’obsède désagréablement ; et pour se libérer de ce passé, elle conjure Mme de Chantal d’obtenir de M. de Sales qu’il la laisse devenir visitandine. Saint François résiste, consulte Rome ; mais sur ces entrefaites il meurt, laissant insatisfaits dans l’âme d’Angélique les opiniâtres désirs qui la poussent vers la Visitation. Trois ans plus tard, quand Zamet, l’évêque de Langres, devenu directeur de Port-Royal, lui fait renouveler ses vœux, elle y consent, mais en se faisant, dit-elle, une aussi grande violence que si on l’eût forcée à être religieuse. Elle aspire toujours à descendre du faite abbatial ; elle y parvient, enfin, en faisant changer les constitutions de Port-Royal, qui désormais ne dépendra plus des supérieurs Cisterciens, mais de l’archevêque de Paris.

Pour la pieuse maison qu’à présent il dirige, Zamet a de grandes ambitions. Ce noyau de religieuses qui, en 1626, se sont transplantées du monastère des Champs dans le monastère de Paris, fondé par Mme Arnauld, peut devenir, sous les regards de la Cour et de la Ville, un beau centre de ferveur exemplaire et conquérante. Un instant, Zamet en détache Angélique pour la faire supérieure d’un institut destiné à l’adoration perpétuelle du Saint-Sacrement, qu’il vient d’établir aux portes mêmes du Louvre, afin que désormais, au seuil de la Cour, Dieu soit glorifié, et que les âmes de la Cour cèdent à ses attraits. L’Oratoire possède alors toute sa splendeur d’influence : â l’école de Bérulle, les grandeurs du Verbe se révèlent, et puis la grandeur du sacerdoce, et beaucoup de piétés habituées à chercher Dieu pour elles-mêmes sentent se modifier leur optique et comprennent qu’ « il faut premièrement regarder Dieu et non pas soi-même, et ne point opérer par ce regard et recherche de soi même, mais par le regard pur de Dieu. » Sous l’influence de Zamet, Port-Royal s’ouvre à ces doctrines : il y a là vraiment, une façon de colonie oratorienne : on y reçoit les visites de Bérulle, de Condren. Au surplus, pas d’exclusivisme : des Jésuites parfois s’y aperçoivent, le P. Binet, le P. Hayneufve.

Mère Agnès, sœur d’Angélique, prend élan vers l’au-delà dans le sillage même des Bérulle et des Condren ; pendant que devant l’autel ses genoux fléchissent, sa pensée s’envole en spéculations métaphysiques ; et tant bien que mal, avec une certaine préciosité de langage, elle rend hommage au Christ eucharistique, dans un petit écrit qui s’appelle le Chapelet secret du Saint-Sacrement. Quelque discuté qu’ait été ce petit livre, vous y chercheriez en vain ce qui plus tard s’appellera la doctrine janséniste ; et les générations ultérieures de Port-Royal se reconnaîtront d’ailleurs si peu dans la mystique de Mère Agnès, qu’elles s’abstiendront toujours de publier ses lettres, exhumées au XIXe siècle par Prosper Faugère.

Au demeurant, dans ce Port-Royal contemporain de Richelieu, la pratique des sacrements, sauf durant les quinze ou dix-huit mois où Saint-Cyran dirige effectivement, ne s’asservit pas à cet esprit de rigorisme, et presque d’abstention, qui distinguera plus tard la dévotion janséniste ; on y communie, en règle générale, deux fois par semaine ; Singlin ne tolère pas qu’un confesseur éloigne Mère Agnès de la communion fréquente, et de multiples passages de ses lettres, cités par M. Bremond, attestent qu’elle gardera toujours une familiarité confiante avec le Christ eucharistique. Il semble que ce Port-Royal oratorien, où se prolonge encore le souvenir de saint François de Sales, ne craigne Dieu qu’autant qu’il le faut craindre pour l’aimer correctement ; on prête à sa majesté, qu’on veut très imposante, non moins de bonté que de rigueur ; on est devenu, sous les auspices de Zamet, un centre rayonnant de dévotion, où l’on est plus préoccupé de conquérir des âmes que d’arpenter, en des méditations effrayées, l’incommensurable distance entre l’homme et l’inaccessible Dieu, entre la terre et le ciel. Les récentes études du P. Ubald sur l’action des Capucins, et du P. Plus sur celle de saint François de Sales [12], et la thèse très fouillée, très pénétrante, de M. Prunel sur Zamet [13], permettent d’étudier à loisir ces prometteuses aurores.


VI

Laissez passer quelques années ; laissez Port-Royal se transformer en place forte où certains gestes de feu Saint-Cyran commandent les attitudes d’âme, où les arguments du grand Arnauld ravitaillent au jour le jour les mobilisations théologiques : qu’est devenu, au dehors, cet esprit de piété dont Zamet avait rêvé que ce sanctuaire devint le foyer ? Saint Vincent de Paul constate, en 1648, que sur l’Eucharistie, sur la pénitence, certaines idées circulent, qui ont pour effet de diminuer dans les paroisses parisiennes, même à Pâques, le chiffre des communions, et que si le livre d’Arnauld, messager de ces idées, a pu, dans Paris, rendre peut-être « une centaine de gens plus respectueux en l’usage des sacrements, » il y en a « pour le moins dix mille à qui il a nui en les en retirant tout à fait. » Puis, en 1635, Mme de Choisy, voulant faire passer à Mme de Sablé quelques bonnes vérités par l’entremise de leur commune amie Mme de Marre, écrit à cette dernière :


Les courtisans et les mondains sont détraqués depuis ces propositions de la grâce, disant à tous moments : hé ! qu’importe-t-il comme l’on fait, puisque, si nous avons la grâce, nous serons sauvés, et, si nous ne l’avons point, nous serons perdus ? Et puis ils concluent par dire : tout cela sont fariboles. Voyez comme ils s’étranglent Irétous. Les uns soutiennent une chose, les autres une autre. Avant toutes ces questions-ci, quand Pâques arrivaient, ils étaient étonnés comme des fondeurs de cloches, ne sachant où se fourrer et ayant de grands scrupules. Présentement ils sont gaillards, et ne songent plus à se confesser, disant : ce qui est écrit est écrit. Voilà ce que les jansénistes ont opéré à l’égard des mondains.


Saint Vincent de Paul et Mme de Choisy n’ont pas le même observatoire : saint Vincent se tient près du confessionnal, près de l’autel, et note que les sacrements sont beaucoup moins demandés ; et la fine oreille qu’est Mme de Choisy surprend, dans les conversations de salon, les raisons qu’on a de s’en détacher. Raisons bien humaines, assurément, mais qui se font l’effet à elles-mêmes d’être moins banales, voire plus respectables, en cherchant la complicité de certains arguments théologiques, et en la trouvant.

Or ces arguments qui viennent si opportunément au secours de la tiédeur, ou les trouve dans la Fréquente communion d’Arnauld, et puis dans ce qu’on entend dire de l’Augustinus de Jansénius ; car le premier de ces auteurs induit son lecteur à redouter la table sainte ; et s’il parait résulter, des thèses doctrinales du second, que l’homme ne peut quasiment rien pour son salut, et que c’est tout uniment affaire de grâce, on en conclut qu’il est passablement inutile de se rendre digne de cette table sainte par quelque discipline onéreuse ; on est sauvé d’avance, ou bien on ne l’est pas ! Ainsi va la dialectique mondaine ; et le quartier général où elle s’approvisionne n’est autre que ce Port-Royal sur lequel jadis Zamet avait compté pour réchauffer les âmes de la Cour. Et d’ailleurs, à l’intérieur même de ce monastère, où se barricade une théologie par laquelle le monde se croira dispensé d’être pieux, certaines âmes qui ont rompu avec le monde s’édifient entre elles, prient, méditent, guettent le miracle qui d’en haut paraîtra sanctionner leurs démarches, et préparent au jour le jour chacun de leurs lendemains comme une journée de « conversion, » la conversion ne leur semblant jamais assez radicale, ni assez durablement affermie.

Mais l’esprit du monde, plus attentif aux doctrines théologiques forgées dans Port-Royal qu’aux exemples d’ascétisme qui s’y multiplient, fera bientôt un pas de plus ; l’heure approche où, à la faveur de la théologie port-royaliste, on se croira dispensé de la vertu parce qu’impuissant à la pratiquer, et dispensé du bien, parce qu’impuissant à l’accomplir. Il y a quelque chose de cornélien, cela ne fait pas de doute, dans certaines âmes de Port-Royal, dans une mère Angélique, dans une Jacqueline Pascal ; mais si vous cherchez, à l’Hôtel de Bourgogne, quelque traduction dramatique des doctrines de Port-Royal sur la prédestination, asseyez-vous au parterre le jour où l’on joue la Phèdre de Racine. Cet enfant prodigue de la maison demeure un très exact interprète de Jansénius.

« On accuse Phèdre d’être janséniste, dit quelque part Voltaire ; je l’ai entendu dire dans mon enfance, non pas une fois, mais trente. » On avait trente fois raison de parler de la sorte, aux oreilles du petit Arouet. Phèdre est « entraînée » par un « charme fatal : » pour triompher de ce « charme, » — de cette délectation victorieuse, diraient les jansénistes, — une autre délectation victorieuse lui a manqué : la grâce. Le grand Arnauld va tirer exemple du personnage de Phèdre, pour illustrer sa propre théologie : « Il n’y a rien à reprendre, déclare-t-il, au caractère de Phèdre, puisque par ce caractère l’auteur nous donne cette grande leçon que lorsqu’en punition des fautes précédentes Dieu nous abandonne à nous-mêmes et à la perversité de notre cœur, il n’est point d’excès où nous ne puissions tomber même en les détestant. » [14]

Bientôt le dix-huitième siècle est aux écoutes, un siècle qui n’a plus le sens chrétien du péché, et pour lequel le mot même de péché semble avoir quelque chose de désuet ; et ce siècle, reléguant dans les sacristies jansénistes tous les beaux avis de repentance, retiendra simplement que la passion est irrésistible, ainsi que l’ont professé de saintes gens fort peu suspects de complaisance pour elle, les saintes gens de Port-Royal. Des Grieux dira à Manon, dans le roman de l’abbé Prévost : « Je me sens le cœur emporté vers toi par une délectation victorieuse. Tout ce qu’on dit de la liberté à Saint-Sulpice est une chimère, » Arrière donc les Sulpiciens qui, la bulle Unigenitus en mains, crieraient à Des Grieux : Tu es libre, fais effort sur toi-même et lutte contre toi-même ! Un amoureux préfère écouter les théologiens adverses et se laisser persuader par eux de la servitude de son prétendu libre arbitre. Il sera donc serf de sa passion pour Manon ; il en sera serf avec volupté ; et si des scrupules le lancinaient, c’est dans la théologie janséniste qu’il chercherait des narcotiques. Quelle humiliation posthume qu’un tel disciple, pour les grands docteurs de Port-Royal ! Des Grieux, pour s’attacher à Manon, ne demande pas son excuse à ces in-folios latins que les casuistes destinaient aux seuls confesseurs, et que révéla Pascal au troupeau des fidèles ; il lui suffit, à lui, d’interroger sur la liberté humaine un des multiples libelles qui défendaient Jansénius contre Rome. Silence aux Sulpiciens ! Le fatalisme, voilà désormais sa morale : et d’être l’amant de Manon, voilà désormais son destin.

De pieuses âmes, cependant, tout le long du XVIIIe siècle, continuent de faire pèlerinage, par une succession d’étapes « jansénistes, » vers les décombres de Port-Royal des Champs ; M. André Hallays, naguère, les suivait sur cette voie douloureuse [15], à l’aide d’un petit livret qui s’imprima, vers la fin du règne de Louis XV, pour guider leurs prières. Ainsi se poursuivait leur vie spirituelle, tandis qu’autour d’elles le monde des philosophes et le monde des salons justifiaient à longue échéance ce qu’avait annoncé dès 1655, dans son livre le Chrétien du temps, le Franciscain Bonal. « Secte hardie et superbe ! disait-il d’Arnauld et de ses amis. A force de hérisser le christianisme et d’en faire une profession épineuse, effroyable et inaccessible, ils feront peut-être, avec quelque petit nombre d’austères suffisants, beaucoup d’infirmes désespérés, et plus encore de libertins impertinents. » Supposons un instant qu’à l’époque où Bonal tenait ce langage, les voiles de l’avenir, s’entrouvrant devant Arnauld, lui eussent montré sa théologie, — cette théologie couvée, puis éclose dans ce lieu d’élection qu’était Port-Royal, — aidant à la damnation des mondains, en offrant, bien malgré elle, prétexte à leur tiédeur ou quittance à leur libertinage : je ne crois pas que l’obstiné logicien se fût laissé induire à résipiscence ; et sans doute n’aurait-il vu, dans ce lugubre avenir, qu’une confirmation nouvelle de ses vues théologiques sur les infinies surprises des omnipotents caprices divins.

Vingt années durant, Sainte-Beuve cherchera dans le commerce de Port-Royal « la poésie intime et profonde qu’exhale le mystère des âmes pieuses ; » peu à peu, il la sentira « s’évanouir, » et tristement il constatera : « La religion seule s’est montrée dans sa rigueur, et le christianisme dans sa nudité. » Puis il ajoutera : « Cette religion, il m’est impossible d’y entrer autrement que pour la comprendre, pour l’exposer, » Prenant congé des solitaires, il leur dira : « J’ai été votre biographe, je n’ose dire votre peintre : hors de là je ne suis point à vous. » Il leur avouera que si peut-être il y aurait eu à tirer un « profit pratique » de leur voisinage, « un profit tout applicable aux mœurs, » il ne l’a point trouvé. Ainsi se confessera-t-il, en 1857, et disant adieu à ce jansénisme dans lequel il avait voulu voir la quintessence du christianisme, il achèvera de s’éloigner, pour toujours, du christianisme lui-même. L’esprit d’apostolat religieux qui, dans le premier Port-Royal, avait agité les âmes, méritait-il, trois siècles plus tard, une pareille déception ?


GEORGES GOYAU.

  1. Paris, Bloud.
  2. Lavisse, Histoire de France, VII, 1, p. 88.
  3. J. Laferrière, Étude sur Jean Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, Paris, Picard, 1912,
  4. Brucker, Recherches de science religieuse, 1912 et 1913.
  5. L’authenticité des lettres de Jansénius a d’ailleurs été mise en doute par le regretté M. Gazier.
  6. Brucker, loc. cit. . 1913, p. 372.
  7. Louvain, Van Linthout, 1919.
  8. Tous les textes sont rassemblés, et fort bien étudiés, dans un opuscule de M. Costa, l’éditeur de la correspondance de saint Vincent, intitulé : Saint Vincent de Paul et Saint-Cyran (Paris, 1914).
  9. De cette idée du développement du dogme. Saint-Cyran aurait pu trouver quelque esquisse dans un chapitre de la Somme où saint Thomas explique pourquoi telle formule qui, chez certains Pères, n’était pas réputée hérétique, a pu devenir dans la suite une note d’hérésie (Somme, 1re partie, question 32, article 4) ; et les surprises qu’éprouvait Port-Royal en voyant une contradiction entre une décision de l’Église et quelque phrase isolée de saint Augustin auraient été calmées par cette lecture. Voir Neyron, Recherches de science religieuse, 1918, p. 398-401.
  10. Vandenpeereboom, Cornélius Jansénius, évêque d’Ypres, p. 30-45 (Bruges, 1882). — Cauchie, Annuaire de la Société pour le progrès des études philologiques et historiques, 1910-1911, p. 137-143 (Bruxelles, 1911). — De Meyer, op. cit., p. 16. — Comparez, eu faveur de l’authenticité : Callewaert et Nols, Jansénius, ses derniers moments, sa soumission au Saint-Siège, p. 161 (Louvain, 1893).
  11. Voir à ce sujet Yves de la Brière le Jansénisme de Jansénius, étude critique sur les cinq propositions (Recherches de science religieuse, 1916, p, 270-301).
  12. P. Ubald, les Frères Mineurs à Port-Royal des Champs (Paris, Picard, 1911). — P. Plus, Études, 20 février 1910 et 20 novembre 1912.
  13. Paris, Picard, 1912.
  14. Qu’il nous soit permis de renvoyer à l’article de Dom Pastourel : L’hellénisme de Racine (Les Lettres, 1er août 1921), auquel nous sommes très redevable.
  15. André Hallays, le pèlerinage de Port-Royal (Paris, Perrin).