Un songe de nuit d’été/V
ACTE V
Scène I.
Entrent THÉSÉE. HIPPOLYTE. PHILOSTRATE,
des seigneurs et leur suite.
Ce que nous ont conté ces amants me paraît
Étrange, monseigneur !
Jamais je n’ai pu croire à ces contes de fée !
Les amants et les fous ont la tête coiffée
De visions fumantes
Que les froids jugements de la raison démentent.
Chez tous les trois, l’amant, le poète et le fou,
L’imagination souveraine fermente !
Celui-ci voit l’enfer et ses démons partout !
L’amoureux, lui, revêt de la beauté d’Hélène
La négresse la plus noire et la plus vilaine !
Et quant à ce poète inspiré dont les yeux
Vont des cieux à la terre et de la terre aux cieux,
Comme son rêve anime et recouvre d’un corps
Des choses que jamais encore
N’ont vu les autres hommes,
C’est sans difficulté que sa plume les nomme !
Tel est l’état d’esprit des imaginatifs :
Lorsqu’ils éprouvent une joie,
C’est le ciel qui la leur envoie ;
Et frissonnant, la nuit, d’une terreur d’enfant.
Ils prennent un if
Pour un éléphant !
Pourtant, leur nocturne aventure,
Ces visions troublant leurs esprits tous ensemble,
Ont la réalité des choses les plus sûres ;
Et leur récit n’a pas l’accent d’une imposture,
Quelque merveilleux qu’il nous semble !…
Les voici, nos amants, enivrés de tendresse !…
Je vous souhaite, amis, de longs jours bien remplis
Des bonheurs les plus frais !
Réjouisse vos promenades,
Et votre table et votre lit !…
Et maintenant quels chants et quelles mascarades
Vont nous faire trouver moins longs et moins farouches
Ces interminables loisirs
Entre l’heure où l’on soupe et l’heure où l’on se couche ?
Approche, Philostrate, intendant des plaisirs !
Par quels amusements, ballet comique, drame,
Farce spirituelle,
Nous feras-tu tromper cette attente cruelle ?
Seigneur, vous n’avez qu’à choisir ;
En voici le programme.
Le terrible combat des Centaures, chanté
Par un chanteur comique, seul,
Sur une lyre athénienne.
Non, je ne pense pas que ce récit convienne,
Car moi-même, en l’honneur d’Hercule, mon aïeul,
Je vous l’ai maintes fois conté.
Le soulèvement des Bacchantes
Qui massacrent Orphée et lui coupent la tête.
C’est une pièce ancienne ; elle est fort éloquente ;
Je l’ai vue au retour d’une de mes conquêtes.
Les Muses pleurant la Science
Morte dans la misère. Une œuvre satirique !
Ce n’est pas le moment d’y donner audience…
Scène ennuyeuse et courte, et farce pathétique
De Pyrame et Thisbé… La fantaisie est roide !
C’est de la glace chaude, ou de la chaleur froide !
Et, vraiment, je n’ai pas encore
Entendu plus étrange accord de désaccords !
Je préviens monseigneur que l’œuvre est sans finesse,
Et tout à fait déraisonnable !
Bien qu’elle soit la plus courte que je connaisse
Elle paraît interminable !
Pas un seul des acteurs n’y dit ce qu’il doit dire !
Tragique assurément, puisqu’on y voit mourir
Pyrame ! Et je confesse avoir versé des pleurs
Quand on a répété la pièce tout à l’heure…
Mais c’était à force de rire !
Des artisans grossiers qui n’ont pas l’habitude
Des choses de l’esprit, et voulurent l’apprendre
Pour fêter ce grand jour…
[Seigneur, l’œuvre est vraiment indigne du bon goût !
Je me suis assuré tantôt, tout à mon aise,
Qu’elle ne valait rien du tout !
Faites un autre choix !… À moins qu’il ne vous plaise
De voir combien l’on peut se ridiculiser
Dans l’espoir de vous amuser !
Non ; ce qu’offrent le zèle et la franche innocence,
Mérite qu’on l’accueille avec reconnaissance ! ]
Donc introduisez-les !… Mesdames, placez-vous !…
Je n’aime pas à voir des esprits vains et fous
Succomber sous l’effort, malgré leur bonhomie !
À les remercier ! Nous comprendrons, pour eux,
Comment la pièce fut écrite ;
Et si leur zèle malheureux
N’en traduit point les passions,
Nous serons bienveillants pour leurs intentions !
De grands savants, parfois, au cours de mes voyages,
Ont voulu me fêter par de longs compliments :
Je voyais pâlir leur visage ;
Leur voix s’étranglait au passage ;
Ils étaient pris d’un tremblement,
Et, soudain, ils s’arrêtaient court
Au beau milieu de leurs discours !
Croyez-moi, cependant, cette crainte ingénue,
Bien plus que leurs souhaits fêtait ma bienvenue ;
Cette naïveté sincère et campagnarde,
M’en disait tout autant qu’une langue bavarde,
Car, mieux que les propos des plus fiers harangueurs,
C’est un silence ému qui me touche le cœur !…
Si nous vous déplaisons nous serons sans regret…
De mettre fin à la représentation
Chacun de nous sera vraiment heureux… après
Si vous nous accordez votre approbation
Nous n’aurions nul plaisir… si vous n’étiez contents
Nous serions satisfaits… de charmer vos instants
Nos acteurs sont fâchés… que l’on vous laisse attendre
Ce que leur jeu savant s’apprête à vous apprendre…
Il monte son récit comme un poulain sauvage !
Mais nous apprend, du moins, qu’on a beau bredouiller
Tous les mots en usage :
Qui parle obscurément ignore son langage !
On dirait un enfant jouant du flageolet :
Du son, mais pas de rythme !
Qu’on s’essaie à détordre :
Tous les anneaux y sont, mais y sont en désordre !
comme dans une pantomime.
Noble public, surpris par ces acteurs masqués,
La vérité bientôt va tout vous expliquer.
S’il vous plaît le savoir, ce jeune homme est Pyrame ;
Son amante Thisbé, c’est cette belle dame ;
Cet homme avec sa chaux, son plâtre et son ciment
C’est un vieux mur qui va séparer les amants ;
Aussi c’est à travers les fentes de ce mur
Qu’ils vont parler d’amour !… Hein, vous en étiez sûrs !…
L’autre avec son fagot, sa lanterne et son chien,
C’est la lune… En effet, vous vous en doutez bien,
C’est quand le soir descend, quand la lune se montre,
Qu’au tombeau de Ninus tous deux se… se rencontrent…
Or, cet affreux lion, une nuit, effraya
Thisbé qui la première arrivait au tombeau ;
La pauvrette, en fuyant, laissa choir son manteau,
Et, de sa gueule en sang, le lion le souilla…
Arrive alors Pyrame ; il la cherche ; il l’appelle ;
Et découvre, soudain, là, sous ses yeux gisant,
Le cadavre sanglant du manteau de sa belle !
Saisissant sans retard son poignard frémissant
Il le teint sans regrets de son sang jaillissant ;
Et Thisbé qui l’attend sous un mûrier, plus loin,
Prend le poignard et meurt du coup qu’elle s’assène !…
Amoureux, mur et lune et lion auront soin
De vous raconter ça quand ils seront en scène !
Sortent LE PROLOGUE, THISBÉ, LE LION
et LE CLAIR DE LUNE.
Pourquoi pas, monseigneur ? Les ânes parlent bien !…
Dans ce même intermède il advient que moi. Groin,
Je représente un mur ; mais un mur mal rejoint,
Orné de haut en bas de trous et de lézardes,
À travers quoi Pyrame et Thisbé se regardent
Et se parlent souvent, et très intimement !
Cette chaux, ce crépi, vous montrent si je mens !
Je suis donc bien un mur ; et, chacun d’un côté,
Nos timides amants vont venir chuchoter.
Croirait-on que le plâtre et la bourre pétris
Parlassent avec un tel goût ?
Ô nuit ! Ô nuit affreuse et noire comme un four !
Nuit qui toujours est là quand il ne fait pas jour !
Hélas ! Hélas ! Hélas ! Ô nuit ! Ô nuit ! Ô nuit !
Si Thisbé ne vient pas j’aurai bien des ennuis !
Et toi, mur ! Ô beau mur ! Ô doux mur qui te tiens
Entre les deux terrains de son père et du mien,
Montre ta fente, afin que je voie au travers !
Merci, mur ! Je te recommande à Jupiter !
Mais que vois-je ?… Je ne vois rien !… Ô méchant mur,
Maudits soient tes moellons de se montrer si durs !…
Non, non, monsieur ; erreur ! Le mur ne répond rien !
C’est au tour de Thisbé de donner la réplique…
Voyez si j’ai raison, hein ? La voilà qui vient !…
Ô mur qui maintes fois résonnas de mes plaintes
Lorsque tu dérobais Pyrame à mon étreinte,
Souvent sur tes moellons badigeonnés de chaux,
Mes lèvres de cerise ont mis des baisers chauds !
J’aperçois une voix… Allons vers la crevasse !
Chère Thisbé, peut-être y verrai-je ta face !…
Thisbé ?
Pense ce que tu veux, ma chère, mais c’est moi !
Moi, pareil à Limandre, et comme lui fidèle !
Voilà ; moi j’ai fini !… N’ayant plus rien à dire,
Il est tout naturel que le mur se retire.
Ce genre de théâtre est fait d’illusions !
[Le pire devient bon quand l’esprit y supplée.
Si nous avons pour eux l’indulgence qu’ils ont
Eux-mêmes, à coup sûr ils sont pleins de raison !…]
Mais, silence ! Voici deux bêtes peu communes !
Nous allons admirer le lion et la lune !…
Timides dames, vous qui poussez de hauts cris
Rien qu’en voyant trotter de petites souris,
Ne vous effrayez pas si le lion grommelle !
Je ne suis pas lion, ni mâle, ni femelle !
Je suis Joint, menuisier ; et je n’ai nulle envie
De vous épouvanter ; je tiens trop à ma vie !…
Oh, non ; car le renard en eut donc fait sa proie,
Tandis que sa valeur le cède à sa prudence !
Si sa prudence alors emporte sa vaillance
C’est qu’on peut voir une oie emporter un renard !…
Mais cédons la parole à cet astre blafard !…]
Mais non ; sur un tel crâne on n’en peut voir aucune :
Ce n’est pas un croissant ; c’est une pleine lune !…
La mise en scène, ici, présente une lacune :
Entre dans ta lanterne !…
La chandelle charbonne…
Ne pourrait-on pas voir un changement de lune ?…
Sa pâleur nous l’indique à son déclin, sans doute ;
Soyons courtois pour elle !
Dis-nous ce qui t’amène !…
Ma lanterne est la lune, et moi l’homme au fagot
Qu’on aperçoit dedans ; ce fagot que je tiens,
C’est mon fagot ; et quant à ce chien, c’est mon chien !…
Bien lui, lune ! Vraiment elle eut dans son maintien
Toute la grâce qu’on rêva !
Douce lune, merci de tes rayons solaires !
Merci de tes rayons brillants, douce Phébé !
Dans les torrents dorés dont ta clarté m’éclaire,
Je pourrai savourer les charmes de Thisbé !
Mais, ô quel tourment !
Vois donc, pauvre amant,
D’un coup ton bonheur s’écroule !
Malheur indicible !
Ce n’est pas possible !
Ma tendre petite poule !
Son meilleur manteau
Teint d’un sang tout chaud !
Parques, voyez mon émoi !
Tranchez pour toujours
Le fil de mes jours !
Tuez-moi ! Massacrez-moi !
Ô Nature, pourquoi créas-tu les infâmes
Lions, puisqu’un lion déflore mon amour
Qui est — non, qui était la plus belle des femmes
Ayant aimé, chéri, vécu jusqu’à ce jour !
Pleurs, coulez sans trêve !
Et toi, viens mon glaive !
Perce le sein de Pyrame !
Oui, là, le sein gauche
Où mon cœur chevauche ;
Ainsi je vais rendre l’âme !
Voilà, je suis mort !
J’ai réglé mon sort !
Mon esprit s’est évadé !
Mon œil reste coi !
Lune éclipse-toi ;
Car Pyrame est décédé !…
C’est encor moins qu’un as, car il est au linceul ;
Il n’est plus rien !…
En font un as à sein !…
Pourquoi le clair de lune a-t-il quitté la scène
Sans permettre à Thisbé d’y chercher son amant ?
Il lui reste tous les astres du firmament !…
La voici !… Ce tableau va terminer ses peines !
J’estime qu’un pareil amoureux ne mérite
Qu’une brève douleur ! Pourvu qu’elle aille vite !
[Vaudrait-il donc moins qu’elle ? Il suffit d’un fétu
Pour pencher les plateaux qui pèsent leurs vertus !…]
Dors-tu, mon trésor ?
Chéri ? Es-tu mort ?
Rouvre donc tes yeux charmants !
Parle ! Es-tu sans voix ?
Sous un marbre froid
Faut-il placer mon amant ?
Ces lèvres vermeilles,
Ce nez de groseille,
Et ce teint de pissenlit ?…
Ô, pleurs superflus,
Je ne verrai plus
Ses grands yeux verts si jolis !
Parques, ô trois sœurs,
Déchirez mon cœur
De vos doigts blancs et flétris,
Puisque, sans broncher,
Vous avez tranché
Le filet de mon chéri !
Plus un mot, ma bouche !
Viens, glaive farouche,
Perce mon sein montagneux !
Adieu, mes amis.
Mon rôle est fini ;
Thisbé meurt ! Adieu ! Adieu !
C’est par la lune et le lion
Qu’ils vont donc être ensevelis ?
Voulez-vous que nous vous jouions
Maintenant l’épilogue ? Ou, si vous n’aimez point,
Nous pourrions vous danser la danse bergamasque…
Pas d’épilogue, non ! Vous n’avez pas besoin
D’apologie ! Et, tous, vous êtes de bons masques !
Du reste, il serait vain de blâmer les acteurs
Quand tout le monde est mort ! Ah, certes, si l’auteur,
Ayant conduit Thisbé jusques au cimetière,
S’était fait pendre ensuite avec sa jarretière,
Le drame eût été plus complet !
Mais il est fort beau tel qu’il est ;
Et votre jeu superbe aura sa récompense !
Laissez donc l’épilogue, et voyons votre danse !
Minuit vient de frapper ses douze coups d’airain !
Amants, voici l’heure des Fées,
Et nous avons assez veillé ce soir ! Je crains
Qu’on ne s’attarde un peu dans les bras de Morphée
Demain ! Ces jeux grossiers, dissipant notre ennui,
Nous ont fait oublier la lenteur de la nuit !
Au lit, donc ! Car je veux que, durant quinze jours,
Par des plaisirs nouveaux nous fêtions nos amours !…
Scène II.
Voici l’heure où dans la nuit brune
Le lion rugit de fureur
Et le loup hurle vers la lune…
L’heure où ronfle le laboureur
Lassé par sa rude journée…
Lentement le tison s’éteint
Sous le manteau des cheminées…
Le hibou pleurant au lointain
Rappelle au malheureux qui souffre
L’horreur mortuaire du gouffre
Où va finir sa destinée…
Voici l’heure où l’on voit, vomis
Des tombes, les spectres qui errent
Autour de l’église parmi
Les hautes croix des cimetières…
Et nous, les Esprits, qui sortons
La nuit pour que nos jeux s’ébattent
Sous les étoiles délicates,
Voici l’heure où nous escortons
Le char de la terrible Hécate !…
Souris, gare à la souricière !
Restez au seuil de ce palais !…
Moi, je viens avec mon balai
Pour en balayer la poussière…
Dans cette lumière assoupie
Qui baigne toute la maison,
Que chaque elfe et chaque lutin
Danse et chante jusqu’au matin
Comme les oiseaux qui pépient
Sur les églantiers des buissons.
D’abord fredonnez l’air par cœur ;
Ensuite, un mot sur chaque note ;
Et vous tenant par vos menottes
Chantez la mélodie en chœur !…
Ainsi, jusqu’au lever du jour,
Sylphes légers, dansez en rond !…
Et nous, ma reine, nous irons
Près des beaux lits d’amour,
Et nous les bénirons,
Afin que nos vœux prémunissent
Les trois beaux couples qu’ils unissent
Contre la cruauté des Parques,
Et que, s’il y naît des enfants,
Ils soient beaux, heureux, triomphants,
Sans cicatrices et sans marques !
Esprits, répandez à foison
Les bonheurs sur cette maison !
Que dans chaque chambre arrosée
Par la fraîcheur de la rosée,
Tout soit heureux, paisible et bon !…
Et nous, partons !
Le temps s’enfuit…
Si, pauvres ombres que nous sommes,
Nous voulûmes vous plaire en vain,
Supposez que ceci survint
Pendant que vous faisiez un somme…
Pourquoi nous en vouloir, en somme ?…
De ce spectacle qui s’achève
Gardez ce qu’on garde d’un rêve !…
Oh, notre œuvre n’est pas brillante !
Mais pourtant, si nous échappons
À la critique malveillante,
Nous ferons mieux, Puck en répond !
Sortez donc en applaudissant,
Et Robin, ce petit vaurien,
Vous en sera reconnaissant…
Là-dessus, bonsoir ; dormez bien !…