Un souvenir des examens de la vieille Sorbonne

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Un souvenir des examens de la vieille Sorbonne
Revue pédagogique, second semestre 189221 (p. 385-396).

Nouvelle série. Tome XXI.
15 novembre 1892.
N° 11.

REVUE PÉDAGOGIQUE

UN SOUVENIR DES EXAMENS
DE LA VIEILLE SORBONNE
LE CARDINAL DE RETZ BOSSUET

(Communication lue dans la séance publique annuelle des cinq Académies du 25 octobre 1892.)

Il y a plus de six cents ans qu’on passe des examens à la Sorbonne. L’établissement à peine fondé, Robert Sorbon institua deux thèses spéciales à la Maison, appelées, l’une, de son nom, la Robertine, l’autre, du nom du Collège, la Sorbonique. Trois siècles après, Richelieu commençait la restauration de l’édifice par la salle des actes. Dans quelques semaines, lorsque la vieille Sorbonne sera définitivement livrée au marteau des démolisseurs, c’est dans les fondements de la salle des actes que nous retrouverons, scellée aux armes du cardinal, la première pierre.

À l’origine, dans l’Université naissante, rien n’était moins compliqué ni moins solennel que les épreuves en théologie. Elles étaient subies le plus souvent à huis clos, chez le chancelier de Notre-Dame ou chez son délégué, parfois dans la chambre du candidat, en quelques minutes, sur un texte connu à l’avance, et il paraît qu’il n’était pas impossible de se concilier, par avance aussi, la bienveillance du juge.

Ces procédés naïfs s’étaient perpétués dans certains examens, notamment dans les examens de droit, jusqu’au dix-septième siècle. Perrault, l’auteur du Petit Poucet et de Barbe Bleue, raconte, dans ses Mémoires, « qu’allant prendre ses licences en droit à Orléans avec deux camarades, il leur vint à l’esprit, à peine arrivés, de se faire recevoir. Ayant heurté à la porte des écoles, le soir, sur les dix heures, un valet qui vint nous parler à la fenêtre, ayant su ce que nous souhaitions, nous demanda si notre argent était prêt. Sur quoi ayant répondu que nous l’avions sur nous, il nous fit entrer et alla réveiller les docteurs qui vinrent, au nombre de trois, nous interroger avec leurs bonnets de nuit sous leur bonnet carré. En regardant ces trois docteurs à la lueur d’une chandelle dont la lumière allait se perdre dans l’épaisse obscurité des voûtes du lieu où nous étions, je m’imaginai voir Minos, Eaque et Rhadamanthe, qui venaient interroger des ombres. Un de nous, à qui l’on fit une question dont il ne me souvient pas, répondit hardiment une infinité de belles choses qu’il avait apprises par cœur. On lui adressa ensuite une autre question sur laquelle il ne répondit rien qui vaille. Les deux autres ne firent pas beaucoup mieux que le premier. Cependant ces trois docteurs nous dirent qu’il y avait plus de deux ans qu’ils n’en avaient interrogé de si habiles et qui en sussent autant que nous. Je crois que le son de notre argent que l’on comptait derrière nous, pendant que l’on nous interrogeait, fil la bonté de nos réponses. »

Telle n’était plus, à beaucoup près, la simplicité des épreuves pour les grades en théologie. Les traditions accumulées en avaient déterminé les règles avec une abondance de formalités et de conditions auxquelles nos systèmes d’examens contemporains, si riches qu’ils soient sous ce rapport, n’ont rien à envier. Pour affronter le baccalauréat, il fallait avoir accompli sa vingt-troisième année, obtenu le brevet de maître ès arts, justifié d’un stage en théologie de trois ans, fourni un certificat de moralité, et subi, devant un jury de quatre docteurs, deux examens préalables de quatre heures chacun sur la philosophie. Ce n’est qu’après avoir fourni ces garanties d’aptitude que le candidat était admis à soutenir publiquement une thèse appelée Tentative. « Si la capse ou boète dans laquelle chacun des dix censeurs ou juges de l’examen jetait son billet se trouvait bonne, c’est-à-dire si elle ne contenait aucun mauvais billet », il était reçu bachelier et entrait en licence.

On restait en licence du deux janvier au trente et un décembre de l’année suivante, soit deux ans, pendant lesquels on avait à accomplir trois grands actes, le Grand Ordinaire, le Petit Ordinaire et la Sorbonique : c’était ce qui s’appelait être sur les bancs[1]. Quarante absences au cours d’une année suffisaient pour faire prononcer l’exclusion. La licence obtenue, restait une nouvelle série de trois actes qui ouvraient l’entrée dans la corporation des maîtres : la Vespérie, l’Aulique et la Résompte, dont les épreuves se succédaient environ de six mois en six mois[2]. À la vérité, comme on l’a dit spirituellement, ces cérémonies des maîtrises étaient à la licence ce que les noces sont à la bénédiction nuptiale : une solennité célébrée en l’honneur et à l’occasion du sacrement qu’on venait de recevoir. Cependant elles étaient nécessaires pour donner le droit de siéger et de discuter dans les assemblées de la Faculté.

Nul n’avançait dans la carrière que par degré. D’Argentré ne cite qu’un cas de dispense de la série complète des épreuves, inaudita dispensatio ; il s’applique à Richelieu qui venait d’être nommé évêque de Luçon[3]. Le futur cardinal ne fit que le premier acte de théologie, la. Tentative. Elle lui valut, par collation, le titre et les droits de docteur. Il semble que le sujet de thèse qu’il avait choisi, en même temps qu’il annonçait sa grandeur future, fût upe justification de cette exception. C’est dans cet acte, en effet, qu’il traita la question célèbre : quis erit similis mihi ? Qui me vaudra[4] ?

Chacun des examens était long et laborieux. La soutenance soit du Grand, soit du Petit Ordinaire ne durait pas moins de six heures. De même pour la Vespérie. La Sorbonique en durait au moins douze, quatorze même, selon du Boulay. La thèse, ornée d’une gravure et dédiée à quelque personnage, indiquait la série de questions sur lesquelles la discussion pouvait porter. Le candidat, en robe rouge, tête nue, isolé devant une petite table où il ne pouvait avoir ni livre ni notes, devait répondre à tout venant, docteurs et bacheliers, « sans intermission ». Vers midi il prenait un léger repas d’un quart d’heure à peine, dans la salle, caché derrière une draperie, l’oreille tendue à l’argumentation qui se poursuivait. Puis il rentrait dans l’arène. Il n’était pas rare qu’au sortir de la séance on fût obligé de prendre le lit.

L’éclat des épreuves ajoutait à leur importance. Elles étaient publiques, et, pour peu que le candidat fût en renom de savoir ou de talent, maîtres et écoliers quittaient tout pour ne pas manquer la fête. « Quand mon frère le docteur soutint sa Tentative, dit Charles Perrault, il était déjà en si grande réputation en Sorbonne que le professeur, étant monté en chaire dans les écoles extérieures, dit à ses écoliers : Je ne vous ferai point de leçon parce qu’il vous sera plus utile d’aller entendre le bachelier qui fait sa Tentative ; je vous y invite tous et j’y vais moi-même. » Les grades, permettant de prétendre aux charges ecclésiastiques, étaient recherchés par les cadets de famille. Parmi les thèses dont le parchemin nous est resté, il en est un bon nombre qui portent des noms de grande noblesse. On aimait non seulement à reconnaître, mais à faire ressortir la qualité de cette sorte de candidats. Contrairement à la règle commune, ils parlaient les gants aux mains et le bonnet sur la tête. On les saluait de leur titre, qui était inscrit sur les lettres de réception[5]. Richelieu n’oublia jamais qu’il avait été autorisé à se présenter en rochet et en camail, la tête couverte. Olivier d’Ormesson raconte qu’en 1646, lorsque le prince de Conti vint soutenir sa Tentative, « il était sur un haut dais élevé de trois pieds, à l’opposite de la chaire du président, dans une chaise à bras, auprès de lui M. le Prince, à sa droite M. le Chancelier, à sa gauche M. le duc d’Aumale. On attendait M. le cardinal Mazarin qu’on ne vit point[6]. Deux ans après (24 janvier 1648), c’était le grand Condé qui venait assister à la soutenance de Bossuet, et peu s’en fallut que le vainqueur de Rocroy, entraîné par l’ardeur de la controverse, ne chargeât avec impétuosité le jeune théologien.

C’étaient là sans doute les grandes journées pour la Tentative et les Ordinaires ; il n’y avait pour les Sorboniques que de grandes journées. Les autres examens se passaient le plus souvent dans les écoles extérieures ; la Sorbonique ne pouvait avoir lieu qu’à la Sorbonne, en la salle des actes. « Une licence de théologie de Paris, dit le grave Quesnel à l’occasion de la thèse d’Arnaud, est dans le genre des exercices de la littérature un des plus beaux spectacles qui se trouvent au monde par le concours des savants de tout ordre qu’elle accueille, ainsi que par l’intérêt des débats qu’elle soulève. » La comparaison avec les solennités des jeux olympiques de la Grèce ne paraissait point exagérée. On offrait aux souverains étrangers qui venaient visiter la Maison une soutenance de Sorbonique, comme à la cour une représentation de gala.

La période des examens, qui durait de la Saint-Pierre à la Sainte-Catherine (juin à décembre), s’ouvrait en grande pompe sous la présidence du prieur. La maréchaussée était convoquée pour garder les deux portes d’entrée et fournir dans la cour une haie d’honneur. La haute magistrature, l’église, les ducs et pairs avaient, dans la salle, leur place marquée. Louis XIV se faisait rendre compte de la séance. Saint-Simon ne dédaignait pas d’en peindre le tableau[7]. Pour chaque candidat les gazettes annonçaient le jour de l’épreuve. La famille lançait des invitations[8]. On se donnait rendez-vous pour entendre un ou plusieurs arguments. Les femmes assistaient derrière les écoutes, invisibles et présentes : c’est là que plus tard Manon Lescaut, avertie par la publicité, retrouva l’abbé des Grieux qu’elle avait abandonné[9]. « Mandez-nous ce que vous savez des nouvelles Sorboniques », écrivait — on impatiemment du fond de la province. Dans une série de lettres[10], le Mercure galant mettait ses lecteurs et ses lectrices au courant de tous les détails de l’examen, depuis les passes d’armes préparatoires jusqu’aux fêtes des Paranymphes qui fermaient et couronnaient la session.

Tout Paris s’intéressait aux Paranymphes. C’était la fête annuelle des étudiants en théologie. Elle tenait à la fois de la mercuriale et de la saturnale. Dès le lendemain de la clôture des Sorboniques, les candidats se réunissaient encore une fois en la grande salle, et debout, découverts, ils demandaient leur congé, manumissionem à scolis. Le syndic de la Faculté, qui prononçait la formule de la libération, accompagnait d’ordinaire sa réponse de quelques bons avis sur les défauts qu’il avait remarqués dans la série des nouveaux licenciés. Dès ce moment, ils étaient affranchis de cours, et, comme on disait, d’enfants théologiens, devenus hommes, viri theologici. Quelques semaines après, le lundi de la Septuagésime, le chancelier les convoquait pour recevoir le brevet. Et alors commençaient les Paranymphes. Chaque Maison avait la sienne. Par chaque Maison il faut entendre ici les étudiants de Sorbonne, ceux de Navarre, les ubiquistes qui suivaient à la fois les cours de Navarre et de Sorbonne, enfin les réguliers ; ils formaient quatre familles distinctes. On plaçait toutes les réunions dans la même semaine, mais à des jours différents, de façon que les diverses Maisons pussent assister aux fêtes les unes des autres. Revêtus de la fourrure et couverts du bonnet, — c’était la première fois qu’ils portaient ces insignes, – ils se rendaient d’abord à l’officialité de Notre-Dame auprès du chancelier de l’Université à qui appartenait l’honneur d’inaugurer les fêtes ; puis, au jour qui leur avait été assigné, ils commençaient leurs démarches d’invitation. Elles ne comprenaient pas moins de treize stations dans un ordre hiérarchiquement déterminé ; la Grande Chambre des Tournelles, les cinq Chambres des Enquêtes, les deux des Requêtes, la Chambre des Comptes, les trois Chambres de la Cour des aides, l’Hôtel de ville. À chaque station deux harangues : harangue du présenté ou chef de la promotion choisi par ses camarades, qui devait approprier son discours aux divers corps ; réplique du président, dont le fond était quelque ingénieux conseil de métier sur les rapports de la justice ou de l’administration des finances qu’il représentait avec la science théologique : harangue et réplique en latin l’une et l’autre, sauf à l’Hôtel de ville, chez les consuls, où la parole s’échangeait en français. C’est en français aussi qu’était présentée partout l’invitation finale, selon une formule traditionnelle. Le président répondait dans la même langue, avec la courtoisie consacrée : « Comme à l’accoutumé ». Mais là se bornait la politesse. À l’accoutumé, ni les magistrats, ni les consuls ne se rendaient à la cérémonie.

Elle avait lieu le soir. On se piquait à l’envi de rassembler beaucoup de monde, surtout de compter parmi ses hôtes le syndic de la Faculté et les professeurs. À l’heure dite, les licenciés se partageaient en deux bandes, et les tenants engageaient la bataille les uns contre les autres, une bataille de propos sans ménagements. C’était une dernière et libre dispute. Le syndic ne manquait jamais de recommander aux partis adverses de ne se point laisser emporter au plaisir de tout dire. Mais, après deux ans d’études faites en commun, on se connaissait bien, et comme on se connaissait, ou se traitait, « s’en adressant parfois de fort dures ». La lutte aboutissait d’ailleurs à une réconciliation générale. Les camps se rapprochaient. De part et d’autre on plaignait ceux qui, n’étant pas de Paris, étaient obligés de retourner en leur pays ; et, comme dans une dernière agape fraternelle, la séance se terminait par une distribution de grands bassins de confitures à laquelle prenaient part les maîtres ainsi que les étudiants.

Cependant, si, après les examens, telle était l’animation entre les camarades d’études élevés dans la même Maison, on se figure sans peine qu’au cours des examens l’émulation devait plus d’une fois exciter les uns contre les autres les candidats des Maisons différentes. Quelques incidents méritent d’être relevés tant en raison des personnages qui s’y trouvèrent mêlés que parce qu’ils nous font entrer plus intimement dans les mœurs et les passions scolaires du temps.

L’un des objets de l’ambition commune était ce qu’on appelait le lieu, c’est-à-dire le rang, assigné par la Faculté, dans lequel les candidats devaient se présenter à l’Aulique pour subir l’épreuve de la « doctorande ». Ce rang importait peu dans la réalité, puisque, une fois commencées, les « doctoreries » se faisaient à quelques jours d’intervalle les unes des autres : il y en avait une par semaine. Mais au fond le lieu déterminait un classement, il en avait surtout l’effet public : de là l’honneur qu’on y attachait. C’est parce que les Mathurins n’avaient pas obtenu pour un des leurs le rang qu’ils lui croyaient dû, qu’en 1554 ils s’étaient refusés à célébrer dans leur église la messe qui précédait les assemblées générales de la Faculté et avaient laissé ces solennités se passer à la Sorbonne. Le premier lieu était réservé d’ordinaire aux gens de qualité, quand il s’en trouvait dans le concours : aux princes, de droit, aux personnages considérables, par égard spécial. À défaut des uns et des autres, le mérite décidait. Telle était du moins la règle, et on n’avait rien négligé pour en assurer l’observation. Afin de prévenir les rivalités trop vives, c’était au scrutin secret qu’avait lieu le vote de la Faculté. Il n’en restait pas moins que trop souvent la faveur y présidait[11].

Or, en 1636, le jeune de Gondi, le futur cardinal de Retz, venait de courir heureusement sa licence. En politique qu’il était déjà, il avait dédié ses thèses à des Saints pour être sûr de ne blesser par aucune préférence les puissances de la terre. Il se savait d’ailleurs en faveur à la Sorbonne, la Maison demeurant attachée à son oncle, le cardinal, qui en avait été proviseur. « J’eus la vanité, écrit-il, de prétendre le premier lieu, et je ne crus pas devoir le céder à l’abbé de Souillac, de la Mothe-Houdancourt, sur lequel, il est vrai, j’avais eu quelques avantages dans les disputes. M. le cardinal de Richelieu, qui faisait honneur à cet abbé de le reconnaître pour son parent, envoya en Sorbonne le grand-prieur de la Porte, son oncle, pour le recommander. Je me conduisis, dans cette occasion, mieux qu’il n’appartenait à mon âge ; car aussitôt que je le sus, j’allai trouver M. de Raconis, évêque de Lavaur, pour le prier de dire à M. le cardinal que, comme je savais le respect que je lui devais, je m’étais désisté de ma prétention aussitôt que j’avais appris qu’il y prenait part. M. de Lavaur me vint retrouver dès le lendemain matin pour me dire que M. le cardinal ne prétendait point que M. de la Mothe eût l’obligation du lieu à ma cession, mais à son mérite, auquel on ne pouvait le refuser. La réponse m’outra. Je ne répondis que par un sourire et une profonde révérence. Je suivis ma pointe et j’emportai le premier lieu de quatre-vingt-quatre voix. M. le cardinal de Richelieu s’emporta jusqu’à la puérilité ; il menaça les députés de la Sorbonne de raser ce qu’il avait commandé d’y bâtir, et fit mon éloge tout de nouveau avec une aigreur incroyable[12]. » Richelieu, en effet, s’il faut en croire Tallemant des Réaux, ne pardonna jamais à Retz cet échec. « Ce petit ambitieux ! disait-il toutes les fois que le nom du jeune de Gondi était prononcé devant lui ; il a une mine patibulaire ! » On voit que le cardinal de Retz, qui écrivait cette page de ses Mémoires trente ans après l’incident, ne l’oublia pas davantage. Sur le moment, il n’était pas rassuré. D’Argenson le laisse entendre[13], et lui-même ne le nie pas. « Toute ma famille s’épouvantait, écrit-il, mon père et ma tante de Maignelais qui se joignaient ensemble, la Sorbonne, Rennebrac, Monsieur le comte, mon frère, Madame de Gueménée, souhaitaient avec passion de m’éloigner et de m’envoyer à Venise[14]. » Il y alla.

Ces contentions étaient quelquefois poussées plus loin, jusqu’à des violences qu’on n’attendrait pas de la part de ceux à qui elles échappaient, de Bossuet par exemple.

Il était de tradition que, dans les Sorboniques, le prieur de Sorbonne eût en toute chose, comme on disait, le pas. Non seulement il marchait en tête du cortège processionnel et occupait en séance le siège d’honneur ; mais il argumentait le premier tête couverte, quoiqu’il ne fût souvent que simple bachelier. Bien plus, il avait le droit de demander au candidat, avant l’examen, la « preuve » de ses thèses, et, au cours de la soutenance, le récipiendaire devait le saluer du titre de Domine dignissime. Ainsi l’avait à diverses reprises réglé la Faculté contre les prétentions de la maison de Navarre, et de nombreux arrêts du Parlement, ceux de 1602 notamment et ceux de 1618, avaient consacré cette prérogative. Recommandation expresse était faite par la Société de Sorbonne au prieur entrant en charge de n’y laisser porter aucune atteinte. Me Gaston Chamillard, qui se trouvait exercer la fonction en 1650, quand Bossuet se présenta à la Sorbonique, il était fort jaloux de ses dignités. Comme pour se prémunir contre les défaillances, il avait transcrit de sa main, sur le registre des délibérations qu’il tenait, l’arrêt de 1618, et dans une note, également écrite de sa main, qui fait suite immédiate à la copie de l’arrêt, on lit : « Nonobstant que le Frère Danguy, Jacobin, m’ait donné ses thèses prouvées et signées, que M. du Verdier, de Navarre, me les ait données pareillement prouvées et signées, néanmoins depuis, un nommé Bossuet, de Navarre, a fait difficulté de me les donner signées, et parce que je ne voulais pas les recevoir autrement, a fait faire protestation par un nommé Chaalon, notaire, demeurant sur la place Maubert. »

Le nommé Bossuet, qui ne comptait encore que vingt-trois ans, mais qui commençait à se sentir, avait fini par céder sur l’un des points et consenti à fournir les justifications préalables. Mais au cours de l’épreuve, il se refusa net à accorder au prieur toute qualification d’honneur. Le prieur protesta. Non moins ardent, poussé par ses maîtres et ses condisciples de Navarre, Bossuet s’obstina ; et, après un échange de vives apostrophes, tout à coup, rompant en visière, il se transporta, suivi des siens, au monastère des Jacobins, situé rue des Grès, où il acheva sa soutenance. Un procès s’ensuivit entre le collège de Sorbonne, qui demandait l’annulation de l’épreuve, et la maison de Navarre, qui en soutenait la validité. Les Navarrais ne s’étaient jamais montrés plus animés. Ils n’avaient pas encore pardonné à Richelieu, élève de leur Maison, d’avoir réédifié la Sorbonne ; la chaire de théologie fondée par le cardinal au collège de Navarre ne leur était pas une compensation suffisante. D’autre part, la Sorbonne était devenue trop puissante pour n’avoir que des amis. Les Dominicains et les autres corporations de réguliers, les ubiquistes qui n’avaient aucun droit à entrer dans le différend, prirent parti contre elle. La Faculté voulut évoquer l’affaire. La Sorbonne récusa son autorité : la Faculté n’avait pas à connaître de la question, encore moins à la trancher ; le Parlement, qui avait été saisi, pouvait seul la résoudre. Aussi bien la prérogative du prieur n’était pas contestable : il pouvait n’en pas réclamer l’application rigoureuse ; dès qu’il l’avait invoquée, il devait y être satisfait. Les sages essayèrent vainement de « moyenner la paix ». Le président Molé, qui intervint de sa personne, échoua comme les autres. Il fallut un arrêt.

Le registre d’audience de la Grande Chambre du 26 août 1651 porte : « Ledit Bossuet comparut, qui a fait discours en latin ». L’avocat général Omer Talon reconnut « que le candidat avait rendu à la Cour des preuves de sa suffisance ». Mais il déclara que cette suffisance ne l’autorisait pas à outrepasser les règles. Sur ses conclusions, le Parlement statua : 1° que les Sorboniques se feraient toujours dans la Maison de Sorbonne, sans pouvoir être transférées ailleurs, s’il n’était ordonné autrement ; 2° que cette fois néanmoins, et sans tirer à conséquence, l’acte commencé en Sorbonne et achevé aux Jacobins demeurait pour Sorbonique, mais les bacheliers qui répondraient en Sorbonne communiqueraient au prieur leurs thèses et les preuves d’icelles signées de leur main ; 3° qu’ils devraient dire au prieur en l’acte de Sorbonique « Dignissime domine prior ».

Ce ne fut pas tout à fait le dernier mot. Bossuet, à la fin de la session, fut nommé par ses condisciples Paranymphe, c’est-à-dire orateur chargé de porter la parole devant les compagnies : revêtu de la robe d’écarlate fourrée d’hermine, il alla au milieu d’un brillant cortège haranguer les Présidents, qui, de même que la Grande Chambre, déclarèrent n’avoir jamais entendu de latin plus élégant. Mais la Sorbonne eut sa revanche. La fermeté et la courtoisie de sa résistance avaient ému les esprits en sa faveur. Dans la détermination des lieux, le premier échut à de Rancé, le futur réformateur de la Trappe, le second à Me Gaston Chamillard ; Bossuet n’obtint que le troisième. Plus généreux ou plus simple que Retz et Richelieu, l’évêque de Meaux, le précepteur du dauphin, ne conserva pas le souvenir de cette petite mésaventure de jeunesse. La Maison de Sorbonne le comptait au nombre de ses amis. Il ne publiait pas un livre dont il ne lui fît don en l’assurant de son filial dévouement.


  1. Le nom de Grand Ordinaire et de Petit Ordinaire venait de ce que les disputes étaient soutenues au cours ordinaire des leçons ; celui de Sorbonique, de ce que l’épreuve avait lieu en Sorbonne : on la subissait pendant les vacances.
  2. Quinze jours avant ses Vespéries, le licencié choisissait quatre questions qu’il devait discuter deux dans la Vespérie, deux dans l’Aulique. La Faculté désignait celui des anciens qui devait présider la Vespérie. Après avoir entendu toutes les argumentations, le candidat concluait. Le président rouvrait alors la discussion contre le licencié, mais sans que le licencié y prît part, et la séance se terminait par l’éloge qu’on faisait de ses mérites. L’épreuve tirait son nom du moment de la journée où elle se soutenait. L’Aulique avait lieu dans la salle de l’archevêché, in aula episcopi. On argumentait contre le candidat sans qu’il intervint. L’acte se terminait par l’imposition du bonnet de docteur. La Résompte, comme l’indique le mot, consistait dans la reprise des questions de l’Aulique : c’était une sorte de passe d’armes que le candidat dirigeait, à titre de maître en possession de la régence.
  3. D’Argentré, De novis erroribus, t. II, 1re partie, De Thesibus episcoporum, p. 541. La Faculté de théologie avait spécialement enregistré cette exception dans les procès-verbaux : Armandus Joannes du Plessis de Richelieu, nominatus Episcopus Lucionensis, supplicat ut dispensetur de tempore requisito ad primum cursum et obtinet. 1er mars 1606. (Ordo censurarum sacro Facultatis ab anno 1610 ad annum 1664, f° 62. Biblioth. nat., Mss. fonds latin, in-f°, 15438.
  4. Amelot de la Houssaye, Mémoires historiques, politiques, critiques et littéraires, t. Ier, p. 36.
  5. « Je ne sais, dit Saint-Simon, où s’est prise l’origine du traitement si distingué que reçoivent en Sorbonne les princes et ceux qui en ont le rang pendant leur licence ; mais il est d’usage que, contrairement à la règle commune, le candidat garde ses gants aux mains et son bonnet sur la tête pendant toute l’action ; que ceux qui argumentent contre lui comme celui qui préside à la thèse le saluent de sérénissime prince ou d’altesse sérénissime, et que ce titre lui est donné dans ses lettres de doctorat. » (Mémoires, t. II, ch. vi.)
  6. Journal, I, p. 351. — Cf. Gazette de France, juillet 1646, p. 603 et 604.
  7. Mémoires, t. III, p. 16. Cf. II, p. 19.
  8. Voici le texte d’une de ces invitations que nous avons retrouvée dans les archives de la Sorbonne (Carton xxxi, in-4°) : « M. Vous êtes prié de la part de M. Desmarest, ministre d’Estat, controlleur général des Finances, de luy faire l’honeur d’assister à la Thèse que monsieur l’abbé Desmaretz son fils soutiendra en Sorbonne jeudy premier jour du mois de mars 1714 à trois heures. »
  9. Histoire de Manon Lescaut, 1re partie.
  10. Août 1709 à avril 1710.
  11. « En 1750 et 1751, raconte Morellet (Mémoires, chap. Ier, p. 20-21), je fis ma licence avec quelque distinction. Nous étions environ cent vingt dans cette carrière. À la distribution des places, je fus le quatorzième ou le quinzième, si je m’en souviens bien, et je puis croire qu’il n’y avait pas véritablement quinze de mes confrères qui valussent mieux que moi ; mais j’étais obscur, je n’avais aucune prétention ; je fus fort content de mon lot. »
  12. Mémoires, édit. Regnier, 1re partie, p. 116-117.
  13. « Richelieu, dit-il, s’étant fâché contre les docteurs de Sorbonne qui avaient opiné contre son protégé, ils vinrent tout tremblants en informer l’abbé de Retz, qui leur répondit généreusement et fièrement que plutôt que d’occasionner des tracasseries entre Messieurs de Sorbonne et leur protecteur, il se désistait de sa place, content de l’avoir méritée. » (Essais dans le goût de ceux de Montaigne, p. 76.)
  14. Mémoires, p. 118. — Au récit du fait, Tallemant ajoute ce piquant incident d’examen : « Disputant contre l’abbé de Souillac, de la Mothe-Houdancourt, en Sorbonne, Retz cita un passage de saint Augustin, que l’autre dit être faux. Il envoya quérir un saint Augustin et le convainquit. Souillac qui, quoiqu’il ne soit pas ignorant, parle pourtant fort mal latin, dit pour excuse : Non legeram ista toma. Le docteur qui présidait lui dit plaisamment : Ergo quia vidisti, Thoma, credidisti. » (Historiettes, t. V, p. 187.)