Un tour de cochon/01

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 3p. 1-8).


UN TOUR DE COCHON

i

de montmartre à la fête de neuilly


Monte là dessus
Monte là dessus
Et tu verras Montmartre ;
Monte là dessus,
Monte là dessus
Et tu verras… quelque chose de plus.

Le refrain populaire était lancé pour la centième fois dans la nuit par une bande joyeuse qui sortait d’un dancing de la Butte. Quatre hommes, quatre femmes, bras dessus, bras dessous, hurlaient la chanson sur le boulevard Rochechouart.

Il y avait la brune Colette Iris, la blonde Irène d’Ambleuse, la vaporeuse Armande de Beaucourt, et surtout l’ardente Éléonore de Thorigny, la plus endiablée des quatre. Celle-ci était une belle fille rousse, plantureuse, qui approchait de la trentaine, vibrante, gaie, véritable boute-en-train qui menait joyeusement la vie. « La belle Éléonore », comme disaient ses amis et ses amies, n’avait pas de rivale pour s’amuser et nulle ne pouvait lui tenir tête ni pour danser, ni pour boire, ni pour chanter, ni pour aimer.

C’était une créature étrange qui s’amusait pour s’amuser et semblait avoir de la vie à revendre. Contrairement à ses compagnes, on ne lui connaissait pas de protecteur officiel ; elle avait des béguins, ne se donnait qu’à ceux qu’elle avait choisis, non pour de l’argent ou des toilettes, mais pour son plaisir. Ses lèvres sensuelles appelaient les baisers, mais ceux-là seuls en connaissaient le goût qu’elle avait désirés.

La belle passionnée, d’ailleurs, faisait de longues absences ; on restait parfois des semaines sans la voir et pendant ce temps son appartement était laissé à la garde d’une camériste dévouée, qui connaissait peut-être le mystère de son existence, mais ne le révélait à personne.

Même aux heures d’ivresse, même aux moments d’abandon, elle n’avait jamais laissé échapper son secret.

Et puis, à vrai dire, on ne s’en préoccupait guère. Elle était de bonne compagnie, toujours de joyeuse humeur. Les femmes la trouvaient constamment prête à leur rendre service aux moments difficiles. Quant aux hommes, nul n’avait pu se ruiner pour elle, car elle avait refusé des fortunes.

Pour le moment, le béguin d’Éléonore, l’heureux mortel qui goûtait l’ivresse tant enviée de serrer ce beau corps dans ses bras, était un jeune attaché au cabinet du ministre de l’Intérieur, Edgard Dumoulin.

Ce jour-là donc, Éléonore, au bras d’Edgard, et ses trois amies, accompagnées de leurs amants de cœur, venaient de dîner à Montmartre.

Il n’était guère que dix heures et demie du soir et naturellement, hommes et femmes ne se posaient qu’une question ; où allait-on achever la soirée ?

Colette proposa :

— Si on allait à la fête de Neuilly.

— Oui, c’est cela, cria Éléonore en battant des mains comme une petite folle, allons à la fête à Neu-Neu. On montera sur les cochons ! Ça nous changera de voir les cochons monter sur nous !

Avant que personne ait répondu, elle avait hélé un taxi qui passait :

— À Neuilly ! ordonna-t-elle au chauffeur.

Et toute la bande s’engouffra dans le taxi, les femmes sur les genoux des hommes.

L’horloge pneumatique de la gare de la Porte Maillot marquait onze heures précises lorsque les quatre jeunes hommes et leurs petites amies franchirent la barrière.

Une foule énorme emplissait l’avenue de Neuilly et ce ne fut pas sans écraser nombre de pieds que la joyeuse bande parvint jusqu’au manège de cochons de bois rutilant de lumières et dont l’« harmonie » jouait précisément l’air bien connu d’Éléonore.

— Bah ! C’est en mon honneur ! s’écria l’amie d’Edgard.

Entraînant le jeune attaché, elle le jucha de force sur un animal tandis qu’elle s’installait à califourchon sur la tête du cochon rose.

Le manège s’ébranla aux accents de la chanson reprise en chœur par nos huit amis :

Elle a un caractère en or… re
Éléonore ! Éléonore !

Ils ne chantaient pas, ils criaient à tue-tête et la foule entière les imitait.

Or, au pied du manège se tenait un vieux monsieur grave et chauve ayant à son bras une grosse dame, lesquels donnaient tous deux des signes d’impatience devant le chahut provoqué par les quatre femmes et leurs compagnons.

Il va sans dire que ceux-ci avaient remarqué ce couple perdu dans la cohue. En passant devant la grosse dame, Éléonore elle-même se penchait vers elle pour lancer d’une voix stridente le refrain :

Éléonore ! Éléonore !

Elle alla plus loin et, au troisième tour de cochon, elle ponctua les derniers mots de la Chanson :

Elle est gentille comme tout

d’une caresse à ladite grosse dame avec un petit balai de soie.

Cette fois, la patience de la spectatrice était à bout :

— Oh ! cette créature ! dit-elle… cette créature !…

— Créature toi-même !… lança Éléonore, tandis que le manège continuait à tourner.

— Oh ! par exemple ! me laisseras-tu insulter plus longtemps, glapit la grosse dame en s’adressant à son mari.

Celui-ci, brandissant sa canne, s’écria :

— Non ! non ! pas plus longtemps !

Les cochons cessaient de tourner et la fatalité, qui n’en fait jamais d’autres, voulut que l’animal sur lequel étaient montés Edgard et Éléonore s’arrêtât juste devant le couple furibond.

Tandis que la grosse dame s’empressait auprès d’une fillette, sa petite fille évidemment, qu’elle aidait à descendre, le monsieur à la canne bondissait sur le manège et apostrophait Edgard :

— Monsieur, dit-il, vous me répondrez des injures de votre compagne !

— Oh ! là, là ! Regardez-moi ça !… Non, mais d’où sort-il celui-là !… On dirait l’orang-outang du Jardin des Plantes !

Cette plaisanterie lancée par Éléonore n’eut pas le don de calmer l’irascible vieillard.

— Par exemple !… par exemple !… rugit-il. Cette fille va trop loin… Vous entendez, monsieur, vous entendez, elle va trop loin… Ça ne va pas se passer comme ça…

Edgard, qui jusque-là était resté calme, se décida enfin à prendre la parole.

— Voyons, monsieur, ne vous fâchez pas. Tout ça, c’est des blagues ! Ces dames s’amusent. Nous nous amusons tous. Il vaut mieux prendre les choses à la rigolade.

— Pas du tout, monsieur, pas du tout !

D’en bas, c’est-à-dire du sol, une voix perçante appela :

— Joseph ! Joseph ! Laisse donc ces gens-là !

C’était la grosse dame qui interpellait ainsi son mari.

Mais celui-ci n’eut pas le temps de regagner la terre ferme, car le manège se remit à tourner, à la grande joie d’Éléonore et de ses amies qui entourèrent Joseph, l’enlevèrent et le calèrent de force sur un cochon.

Le malheureux — l’était-il autant que cela ? — dut faire ainsi un tour en maugréant extérieurement, car au fond il est bien certain que si sa femme n’avait pas été là, si, à chaque tour, il ne l’avait pas aperçue levant les bras au ciel, ce brave homme eût goûté le plaisir d’être entouré par un essaim de jolies filles qui le pinçaient, le chatouillaient, lui tiraient les cheveux et les favoris ou lui caressaient le visage avec leurs balais de soie…

Mais il était obligé de se mettre en colère.

Et il le fit bien voir en descendant.

— Ça ne se passera pas comme ça, hurla-t-il, ça ne se passera pas comme ça !… Vous allez voir à qui vous avez à faire.

— C’est une indignité ! s’écriait la grosse dame aux jupes de laquelle la petite fille s’accrochait en pleurant.

La foule s’ameutait. Un agent, deux agents survinrent.

L’un d’eux, qui portait sur sa manche le galon de sous-brigadier, interpella le vieux monsieur :

— Qu’est-ce que vous avez, vous, là, à faire du scandale ?

— Du scandale ! monsieur l’agent !… Ce n’est pas mon mari, ce sont ces créatures qui en font avec leurs amis ! intervint la grosse dame.

— C’est bon ! c’est bon ! venez vous expliquer au commissariat !

Et tout le monde s’en fut derrière les agents, le vieux monsieur, sa femme, sa petite-fille, Éléonore et ses compagnons, voire même une foule de badauds qui, d’ailleurs, virent brutalement se refermer à leur nez la porte du poste de police ; après quoi, avec la ferme urbanité qui les caractérise, les agents les invitèrent à se retirer.

— Allons, vous autres, circulez !… Qu’est-ce que vous f… là ?

Comme les préposés à l’ordre public ponctuaient leurs paroles de gestes expressifs, la foule se dispersa.

Pendant ce temps, la discussion continuait à l’intérieur du poste.

Tout d’abord le brigadier interpella, sans aménité, les uns et les autres :

— Voyons, qu’est-ce qu’il y a encore ? Vous êtes tous saouls au moins ! Qui est le plaignant ?

— C’est moi, s’écria le vieux monsieur. Mais je veux voir le commissaire de police.

— Le commissaire, il a d’autres chats à fouetter que d’entendre vos jérémiades.

Éléonore poussa Edgard du coude :

— Ah ! le commissaire !… Je voudrais bien connaître les chats qu’il fouette en ce moment.

Et comme hommes et femmes se mettaient à rire, le brigadier hurla :

— Un peu de silence, nom de Dieu !

Mais le vieux monsieur ne se tint pas pour battu.

Il sortit de sa poche un portefeuille et du portefeuille une carte de visite qu’il tendit au brigadier en lui disant :

— Faites toujours passer ma carte au commissaire, il me recevra…

Ça devenait grave.

Le chef de poste jeta les yeux sur le bristol, et, s’efforçant d’être poli, il salua militairement, disant :

— Parfaitement !… parfaitement !… Monsieur le Président…

Tous se regardèrent, tandis que « le président » souriait d’un air satisfait et que sa digne moitié toisait de haut ses adversaires.

Edgard s’avança.

Le brigadier le regarda sans amabilité aucune :

— Qu’est-ce que vous voulez, vous ?… Restez à votre place.

— Pardon, brigadier… moi aussi, je désirerais que vous fissiez passer ma carte à monsieur le commissaire.

Et le jeune attaché tendit à son tour à l’agent interdit un élégant bristol.

Après avoir lu le nom et la qualité d’Edgard, le brigadier dit :

— Ah ! Ah ! C’est différent !… c’est différent !…

Et il s’en fut, laissant les deux camps adverses aussi stupéfaits l’un que l’autre.

Un quart d’heure après, le brigadier revenait et, s’inclinant respectueusement, disait :

— Si ces Messieurs dames veulent se donner la peine d’entrer, monsieur le commissaire les attend.

Le commissaire les attendait en effet. Assis derrière son bureau, ce magistrat tenait de sa dextre les deux cartes de visite qui lui avaient été transmises et les examinait avec perplexité.

— Prenez donc la peine de vous asseoir, dit-il.

Et lorsque tout le monde eut pris place, il essaya de faire de la conciliation :

— Voyons, dit-il en s’adressant au président, voyons, ce n’est pas sérieux ! Je suis persuadé, monsieur, que vous considérez l’incident comme terminé.

— Mon mari a été grossièrement insulté, monsieur, et moi aussi !

— Vous êtes madame Couillard ?

— Oui, Monsieur, Adèle-Éléonore Couillard, née Durand, la tante du ministre de l’Économie Nationale.

— Zut ! ça, c’est embêtant ! pensa Edgard qui s’avança en disant : monsieur le commissaire, c’est de l’enfantillage, ces dames s’amusaient. Je reconnais qu’elles ont peut-être exagéré la plaisanterie. Mais nous étions à la fête de Neuilly et si M. Couillard que je n’ai pas l’honneur de connaître…

— Vous me connaîtrez, monsieur, je suis le docteur Couillard, président du conseil général de Loire-et-Garonne !… Et moi, je ne vous connais pas…

— Monsieur est une personne très honorable, remarqua le commissaire, et il ne peut être rendu responsable…

Mais Mme Couillard protesta énergiquement :

— Si, monsieur, il est responsable… Et j’en parlerai à mon neveu le ministre. Il fait tout ce que je veux, mon neveu, parce qu’il est mon unique héritier, avec cette enfant qui est ma petite-nièce.

— Sans doute, madame, sans doute. Mais il n’y a pas de délit.

— Pas de délit !… pas de délit !… Mais mon mari a été bousculé par ces créatures, qui l’ont violenté sur les cochons de bois !

— Madame exagère, intervint Éléonore ; monsieur Couillard, avouez que nous ne vous avons pas violé.

— Certainement non, certainement non. Mais enfin…

— Et moi ? et moi ? clama l’épouse indignée du président du conseil général de Loire-et-Garonne. Vous ne m’avez pas appelée par mon petit nom peut-être quand vous criiez : « Éléonore ! Éléonore ! »

— Mais moi aussi, je m’appelle Éléonore !…

— Ça n’est pas une raison : Joseph, maintiens ta plainte !

Et la grosse dame vindicative, regardant Edgard, ajouta :

— Je comprends. Monsieur est sans doute un ami du commissaire, où un haut fonctionnaire… mais tant pis pour lui. Il n’étouffera pas ma plainte, non, il ne l’étouffera pas. J’en parlerai à mon neveu le ministre, et nous verrons bien qui aura le dernier mot. D’abord, qui est-il ce Monsieur qui ne veut pas dire son nom ?

Le commissaire répliqua :

— Monsieur m’a donné sa carte. Si M. Couillard l’exige, je vais la lui montrer.

M. Couillard l’exige ! glapit l’irascible tante du ministre.

Avant que son mari ait pu acquiescer, elle étendait la main et s’emparait de la carte d’Edgard que le commissaire avait posée sur son bureau.

— Ah ! ah !… fit-elle, monsieur est attaché au cabinet du ministre de l’Intérieur ! Je comprends… Je comprends. N’insistons pas, Joseph, n’insistons pas, allons-nous-en. Demain, je verrai mon neveu.

« Nous verrons si d’honnêtes gens comme nous ont le droit de venir à la fête de Neuilly sans être insultés quand ils font faire un tour de cochon à leur petite-nièce, Allons, viens, Joseph !

— Je viens, je viens, répondit le président du conseil général de Loire-et-Garonne.

Puis, dignement, M. et Mme Couillard et leur petite-nièce de retirèrent.

Lorsqu’ils furent sortis, le commissaire se confondit en excuses auprès d’Edgard :

— Vous êtes témoin, monsieur, que j’ai tout fait pour calmer ces gens. Ce n’est pas de ma faute s’ils n’ont rien voulu entendre.

— Tranquillisez-vous, monsieur le commissaire, tranquillisez-vous. J’arrangerai cette affaire demain avec le ministre. Et vous n’aurez aucun désagrément, je vous le promets.

À leur tour, Edgard, ses amis et leurs compagnes sortirent.

Ils étaient moins gais qu’en arrivant à Neuilly. Edgard paraissait soucieux. En vain Éléonore essayait de le consoler :

— T’en fais pas, mon chéri, t’en fais pas… Ça s’arrangera bien.

— Certainement ! certainement !… Mais le ministre va sûrement me passer un poil d’importance.

— En attendant, allons nous coucher. Il fera clair demain matin.

Le jeune homme jugea qu’en effet il serait toujours assez tôt le lendemain pour voir ce qu’il arriverait.

Et, comme son amie l’y invitait, il l’accompagna jusque chez elle. Une heure après, serrés l’un contre l’autre dans leur lit, Edgard et Éléonore, tout à leurs amours, avaient complètement oublié les époux Couillard.