Un tour de cochon/06

La bibliothèque libre.
Éditions Prima (Collection gauloise ; no 3p. 31-35).

vi

La comtesse attaque, le sous-préfet riposte.


La comtesse avait promis de faire éclater le scandale avant huit jours. Curieuse coïncidence, elle s’était donné le même délai que celui accordé par Edgard à la belle Éléonore.

Mais les événements allaient se précipiter.

Un jour que le docteur Rabaud, seul dans son cabinet de travail, était fort occupé à répéter un discours qu’il devait prononcer à une importante réunion de son parti, son domestique entra et lui dit :

— Monsieur… Mme la comtesse de La Roche Pelée est là ; elle demande à vous parler.

Le chef du parti républicain castrolagunien ne fut pas peu surpris de cette visite.

— Faites entrer, ordonna-t-il.

Un instant après, Isabelle pénétrait dans le cabinet du docteur.

La jeune femme baissait modestement les yeux sous sa voilette, non sans regarder son hôte à la dérobée. Le docteur demanda :

— À quoi, madame, dois-je l’honneur de votre visite ?

— Mon Dieu, docteur, vous serez certainement étonné de ma démarche. J’ai longtemps hésité avant de m’y résoudre. Mais mon devoir de chrétienne et d’honnête femme a eu finalement raison de tous mes scrupules.

— Ce que vous avez à me dire est-il donc si grave ?

— De la plus haute gravité, docteur. Autrement, comment pourriez-vous supposer que j’aie oublié toutes les attaques inspirées par vous contre moi.

— Hé !… Hé !… Madame. Je ne suis pas l’unique coupable et ce n’est pas toujours moi qui inspire les articles, un peu violents parfois je le reconnais, du Républicain castrolagunien.

— Je ne veux pas le savoir, répondit Mme de La Roche Pelée en poussant un profond soupir. La démarche que je fais aujourd’hui n’a d’autre but que de sauver une jeune âme en péril.

— Vous m’inquiétez, chère madame.

— Soyez inquiet. Vous avez lieu de l’être, docteur, vous êtes un homme honorable, vous avez été abusé par un aventurier intrigant qui a su vous tromper habilement. D’ailleurs, je ne suis pas venue vous trouver sans preuves.

« Si vous voulez être renseigné sur votre futur gendre, tâchez seulement de savoir quelle est la femme qui, chaque nuit, sort en se dissimulant de l’hôtel du Vieux Castel pour pénétrer par une porte dérobée dans la sous-préfecture.

« Nul doute que vous ne l’identifiez avec la belle amie que M. Edgard Dumoulin avait laissée à Paris.

« Le scandale est proche. J’ai cru bien faire en vous avertissant avant qu’il n’éclate. Maintenant, vous êtes prévenu, vous pouvez agir comme bon vous semblera.

— Mais, madame, en admettant même que ce que vous affirmez soit vrai, cela ne prouverait pas absolument que le sous-préfet fût coupable. Cette femme pourrait venir à la sous-préfecture pour un autre homme.

Mme de La Roche Pelée partit d’un franc éclat de rire.

— Et pour qui donc ? Il ne loge, dans le château, outre M. Dumoulin, qu’un seul homme, le concierge Hyacinthe. Vous ne pensez tout de même pas que c’est pour ses beaux yeux qu’une demi-mondaine parisienne serait venue exprès à Château-du-Lac.

— Je ne sais pas. Il faut être prudent. Je ne peux me prononcer ainsi…

— Oui, vous voulez voir. Vous êtes comme l’apôtre Thomas. Eh bien ! docteur, vous verrez ! C’est moi qui vous le promets. Avant une semaine je reviendrai et, si vous le voulez, je vous donnerai les moyens de vérifier ce que j’avance.

« En attendant, croyez-moi, vous feriez bien d’éloigner un peu votre fille d’un fiancé que vous serez sûrement le premier vous-même à écarter d’elle, lorsque vous serez fixé comme moi sur son inconduite…

La comtesse semblait s’être transformée… Elle paraissait être sortie de sa réserve au point que le docteur se prenait à la regarder d’un œil moins antipathique.

— La bougresse ! se disait-il, On dirait qu’elle veut m’ensorceler. Par moments, je jurerais qu’elle essaye de me séduire.


Éléonore fit glisser sa robe (page 23).

Mais Isabelle de La Roche-Pelée se leva, revenant à son attitude réservée. Sans doute jugeait-elle avoir suffisamment pour cette fois jeté le trouble dans l’esprit du père de la jeune Agnès, car elle lui dit :

Je vous ai dit, docteur, tout ce que je croyais devoir vous révéler. Il ne me reste plus qu’à me retirer en souhaitant que vous fassiez votre profit de cet entretien.

Sur quoi, elle prit congé et se retira.

Lorsqu’il se retrouva seul, le docteur s’interrogea.

Il était maintenant fort perplexe, et, monologuait en arpentant son cabinet :

— Si pourtant il y avait quelque chose de vrai. Non, ce n’est pas possible. M. Dumoulin n’aurait pas commis une telle action. Ce serait plus que scandaleux, ce serait idiot.

Après un moment il prit une décision :

— Il n’y a qu’un moyen d’être fixé. Je vais confesser le sous-préfet, je verrai bien ce qu’il me répondra.

Edgard était en train de lire un fastidieux rapport officiel, lorsqu’on lui annonça la visite de son futur beau-père.

— Faites entrer, dit-il.

Et il s’avança, le sourire aux lèvres, vers le docteur.

Mais il s’arrêta.

M. Rabaud restait debout devant lui, dans une attitude sévère qu’il n’avait pas coutume d’avoir.

Du premier coup, Edgard comprit.

— Il sait tout, pensa-t-il. La comtesse nous a découverts et elle a fait prévenir mon beau-père.

Il s’apprêta néanmoins à subir le choc sans sourciller.

— Eh bien ! docteur ? dit-il. Qu’y-a-t-il donc ? Vous avez une mine extraordinaire…

Puis, prenant un ton inquiet :

— Serait-il arrivé quelque chose d’imprévu ?… Mlle Agnès serait-elle malade ?

— Ma fille se porte très bien.

— Alors ?…

— Alors… Il se passe, monsieur Dumoulin, d’étranges choses à la sous-préfecture de Château-du-Lac, si j’en crois la rumeur publique…

— Encore… On a inventé une nouvelle calomnie ?

— Je souhaite que ce soit une calomnie. Cependant, on m’a fourni des précisions telles que je me demande…

— Comment, docteur, vous-même croyez maintenant aux folies de la comtesse, car je parie bien que c’est encore elle qui a monté une nouvelle histoire contre moi.

— Écoutez, parlons franc. Vous recevez tous les soirs une femme ici.

— Moi ?… Une femme ici ?… s’écria le sous-préfet en levant les bras au ciel… C’est fou ! c’est fou !

— On l’a vue.

— Par exemple !

— Elle entre par la petite porte donnant sur la rue du Pont-Levis.

— La petite porte de la rue du Pont-Levis ?… Ah ! Elle est bien bonne, celle-là !… Cette porte, docteur, ne s’ouvre jamais. Elle n’a qu’une clé et, de toute éternité, cette clé est entre les mains du concierge Hyacinthe. Si vous voulez, je vais le faire venir immédiatement et il vous le dira lui-même.

Et Edgard fit mander le concierge qui affirma naturellement qu’il était impossible de pénétrer dans le château par cette porte dont la clé était toujours à son trousseau.

Brandissant l’anneau auquel pendaient dix clés différentes, Hyacinthe ajoutait :

— Mon trousseau ne me quitte jamais. Le jour, il est dans ma poche, la nuit il est sous mon oreiller.

— Ça ne fait rien, Hyacinthe. Il peut tout de même y avoir quelque chose de suspect. Vous vous rappelez qu’il y a quelque temps j’avais cru moi-même m’apercevoir de quelque chose d’insolite. Pour plus de sécurité, voici ce que vous ferez : vous prierez votre femme, qui a le sommeil plus léger que vous, de veiller la nuit prochaine. D’ailleurs, ne vous en occupez pas, je lui donnerai moi-même les instructions nécessaires.

— Bien sûr, monsieur le sous-préfet, bien sûr… Mais moi, la tête sous le couperet, je jurerais que personne n’a pu passer par cette porte sans ma permission.

— Pas même moi ?

— Pas même vous, monsieur le sous-préfet, puisque vous n’avez jamais eu la clé entre les mains.

— Ah ! Voilà au moins un témoignage probant.

Le docteur, qui ne demandait qu’à être rassuré, était convaincu.

— Et moi qui m’y étais presque laissé prendre, disait-il. Cette damnée femme aussi, un moment elle m’avait presque ensorcelé, Mais je me méferai à l’avenir, je me méfierai.

— Et vous aurez raison. Seulement, provisoirement, il est préférable de ne rien dire, Laissez au contraire à la comtesse la douce illusion qu’elle a ébranlé votre confiance en moi. Si nous voulons en finir avec elle, il vaut mieux la laisser pousser plus avant ses petites combinaisons. Soyez certain qu’au fond il y a là toute une machination ourdie par elle et ses amies. Peut-être a-t-elle stipendié quelque servante pour jouer un rôle louche et se glisser le soir vers la sous-préfecture comme si elle y pénétrait.

— Je n’avais pas pensé à cela. Mais vous avez sans doute raison. C’est qu’elle m’a paru très forte, vous savez, très forte…

Eh bien ! Nous serons aussi forts qu’elle et nous démasquerons ses intrigues.