Un tour de cochon/11

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 3p. 54-62).

xi

Coups de théâtre.


Nous avons laissée la jeune Agnès Rabaud dans la rue, épiant la comtesse et Mlle Cunégonde Dondurrand.

Avec une patience admirable, la fiancée du sous-préfet attendait que sonnât l’heure du rendez-vous fixé par Mme de La Roche Pelée elle-même.

Peu à peu la rue se peupla et Agnès vit survenir successivement son père qu’accompagnaient le rédacteur en chef du Républicain castrolagunien et le président de son comité, puis le directeur du Nouvelliste de Château-du-Lac et les amies de la vertueuse Isabelle.

Celle-ci s’était écartée et se tenait tout auprès de la porte de sortie de la sous-préfecture. Il était convenu avec Mlle Cunégonde que la comtesse, dès que la porte s’ouvrirait, pénétrerait dans l’intérieur pour confondre la maîtresse du sous-préfet et qu’elle ressortirait ensuite, accompagnée de la coupable qui serait démasquée publiquement.

C’est ce qu’Agnès entendit expliquer par Mlle Cunégonde aux personnes convoquées auprès desquelles, toute fière de ce rôle de confiance, elle remplaçait Mme de La Roche Pelée afin de ne pas détourner celle-ci de sa faction.

Cela éveilla les soupçons de la jeune fille. À elle qui avait vu la comtesse entrer, puis sortir de l’hôtel du Vieux Castel, cette attitude semblait très louche.

Il était certain que la vertueuse Isabelle avait caché à ses amies son entente avec la locataire de l’hôtel du Vieux Castel.

Agnès se dit :

— C’est le moment de brusquer les choses !

Elle s’avança, résolue, et se dirigea vers la comtesse qu’elle interpella directement :

— Madame, dit-elle, lorsqu’on agit loyalement et qu’on n’a rien à se reprocher, on ne se cache pas comme vous le faites.

— Agnès ! s’écria le docteur stupéfait.

Mais, avant que personne ait pu intervenir, Agnès prenait Mme de La Roche Pelée par le bras, la faisait avancer sous la lumière d’un globe électrique et, d’un geste rapide, lui arrachait son capuchon, son chapeau et sa voilette…

Un cri de stupeur échappa à tous les assistants.

La femme que la jeune fille venait ainsi de démasquer n’était pas la comtesse. Poussant un oh ! de surprise, elle cachait son visage entre ses mains.

— Que signifie donc cette comédie ? s’écria la fille du docteur.

— Qui êtes-vous ? rugit Mlle Dondurrand, et comment vous trouvez-vous ici sous les aspects de notre amie.

L’inconnue balbutiait, pleine de confusion :

— Je vous en prie, laissez-moi… Je ne peux rien dire.

Cunégonde prit alors un air tragique et s’écria :

— Mme de La Roche Pelée est tombée dans un guet-apens. On l’a enlevée et elle est séquestrée !

Puis, s’avançant menaçante vers la pseudo-comtesse plus morte que vive, elle brandit la verge qu’elle tenait dissimulée sous son manteau.

— Voici qui vous fera parler, misérable ! dit-elle.

Ce fut Agnès qui intervint :

— Calmez-vous, mademoiselle. D’abord, laissez-moi vous apprendre ce que vous ignorez et ce que j’ai vu ce soir.

La fille du docteur raconta alors les faits étranges auxquels elle avait assisté.

Lorsqu’elle eut achevé, Mlle Dondurrand déclara :

— Il n’y a pas de doute. La comtesse a été attirée dans l’hôtel où elle est certainement séquestrée. Et cette femme est une comparse de la maîtresse du sous-préfet. Il faut qu’elle parle…

À ce moment, la porte de la sous-préfecture s’ouvrit. Tous se précipitèrent, croyant voir apparaître la femme mystérieuse qui était entrée la veille au soir.

Mais ils se trouvèrent en présence d’Edgard.

Celui-ci semblait très calme.

— Que se passe-t-il donc ? demanda-t-il. Voici une heure que la rue et pleine de monde.

Ce fut le docteur Rabaud qui prit le premier la parole. La leçon lui avait été faite par son futur gendre lui-même. Il la récita parfaitement, et ce fut du ton le plus digne et le plus tragique à la fois qu’il déclara :

— Monsieur le sous-préfet, une femme est entrée cette nuit en se dissimulant dans votre hôtel par cette porte. On prétend qu’elle est votre maîtresse. Disculpez-vous.

Edgard sourit :

— Ce sera bien facile, docteur…

Mais Cunégonde intervint, donnant libre cours à son indignation :

— Monsieur. On a commis une infamie. Mme de La Roche Pelée a été attirée dans un guet-apens et séquestrée. Pour nous tromper, cette femme lui a volé ses vêtements et a pris sa place. Je demande justice…

Edgard regarda la personne désignée.

Il poussa un ah ! de surprise. Il venait, en effet, de reconnaître Emma, la femme de chambre d’Éléonore.

Il s’adressa à elle :

— Approchez, lui dit-il à haute voix.

Emma ne fit aucune difficulté pour aller vers le sous-préfet.

— Que veut dire cette substitution ? interrogea-t-il.

Emma répondit comme l’instant d’auparavant :

— Je ne peux rien dire…

Puis, à voix basse, elle glissa rapidement à Edgard :

— Je vous en supplie, faites fuir Éléonore par une autre porte… On vous expliquera après…

Edgard souriait en lui-même, bien qu’en apparence il s’efforçât de prendre un air tragique :

— Je crois, pensa-t-il, qu’il y avait un beau complot qui a échoué.

Puis il reprit tout haut :

— Cela est très grave. Mais tout d’abord, je veux répondre au docteur. Il est vrai qu’une femme a pénétré secrètement dans la sous-préfecture, mais elle venait retrouver un de mes subordonnés. Vous n’aurez pas, je l’espère, la cruauté de me demander son nom.

— Si ! si ! criait Cunégonde, Il faut des preuves.

— Soit ! dit Edgard. Que quelques personnes montent avec moi, par exemple le docteur et le rédacteur en chef du Républicain castrolagunien.

— Toute la presse doit être représentée, déclara le directeur du Nouvelliste.

— C’est trop juste ! approuva le sous-préfet.

— Moi aussi, déclara alors Cunégonde, je veux me rendre compte. En l’absence de la comtesse, odieusement séquestrée, je la représente…

— Vous viendrez donc aussi, Mademoiselle. Vous ne serez pas de trop.

— Et cette femme ? demanda Cunégonde en désignant Emma. Ne voulez-vous pas la confronter avec sa complice ?

— Mais si, mais si, emmenons-la également.

Tous s’engouffrèrent dans l’hôtel de la sous-préfecture et Agnès, sans rien dire, se glissa derrière le groupe qui, quelques instants plus tard, se trouvait devant la porte de la chambre où Edgard avait traîtreusement enfermé Éléonore avec Agénor.

C’est à ce moment que, prenant son air le plus courroucé — quoi qu’il jubilât intérieurement — le sous-préfet prononça les paroles décisives :

— Monsieur Trident, ouvrez immédiatement !

Le pauvre Agénor était plus mort que vif.

Néanmoins, il avait encore sur les lèvres le goût du baiser d’Éléonore, et cela lui donna du courage :

— C’est à vous d’ouvrir, monsieur le sous-préfet, dit-il, puisque vous m’avez enfermé.

— C’est juste ! répondit Edgard.


Éléonore apparut… (page 58).

Et sortant la clé de sa poche, il fit jouer la serrure.

Tous entrèrent derrière lui.

Alors Agénor, un Agénor inconnu, se dressa devant eux.

— Ne pénétrez pas plus avant, dit-il, je vous en conjure…

« J’avoue qu’une femme est cachée ici. Mais je vous demande de respecter son incognito et de vous retirer pendant qu’elle s’habillera. Que monsieur le sous-préfet me donne seulement les vêtements de cette personne et qu’on la laisse sortir sans rien lui demander. C’est tout ce que nous désirons elle et moi.

— Ah ! ah ! vous avouez, jeune homme, s’écria le sous-préfet. C’est bien, il vous en sera tenu compte. Mais vous avez commis une faute grave, si grave qu’on allait jusqu’à me soupçonner moi-même.

Agénor ne disait plus rien. L’audace du sous-préfet le rendait muet.

Quant à Éléonore, pelotonnée sous les couvertures qu’elle avait rabattues sur elle, elle se demandait si sa ruse allait réussir ; et si elle pourrait s’échapper sans se faire connaître, ce à quoi elle tenait beaucoup.

Edgard, qui avait deviné cette pensée de sa maîtresse, de demandait pourquoi.

Mais, comme il avait atteint son but, il ne demandait pas mieux que de passer cette fantaisie à son amie.

Aussi dit-il :

— Le désir de M. Trident est trop légitime. Tout galant homme y souscrira. Et nous ne demandons pas mieux que de respecter les susceptibilités de sa compagne.

C’est alors que se produisit un incident imprévu qui détermina la catastrophe.

Mlle Cunégonde Dondurrand bondit :

— Ah non ! fit-elle. Non ! Il ne sera pas dit que cette créature nous échappera ainsi…

Et elle se précipita vers le lit, tenant dans sa main la verge vengeresse dont elle voulait fouetter la coupable.

Nul n’eut le temps d’intervenir. La vieille fille bouscula Agénor et, d’un geste violent, elle écarta les couvertures et les draps du lit…

Éléonore, qui n’avait pas eu le temps de se cacher, ne prévoyant pas cette brusque attaque, apparut…

Et Mlle Cunégonde, en la voyant, arrêta son bras qui allait frapper… Elle recula de trois pas… regardant stupidement la femme qu’elle venait ainsi de découvrir…

Et tous les assistants eurent un même cri, un même oh !… de stupeur…

Edgard regardait tour à tour Éléonore et les autres acteurs de cette scène sans comprendre…

Le docteur, le premier, recouvra la parole pour crier :

— Madame la comtesse de La Roche Pelée !…

Ce fut au tour d’Edgard d’ouvrir des yeux stupéfaits devant cette fantastique révélation :

La belle Éléonore et la vertueuse Isabelle de La Roche Pelée ne faisait qu’une seule et même personne !

La coupable s’était demandé un instant quel parti elle allait prendre. Elle pensait d’abord jouer la comédie du guet-apens, dire qu’elle avait été attirée là par le sous-préfet qu’il l’avait enfermée de force avec le jeune Agénor…

Mais elle était à bout…

Puisqu’elle avait perdu la partie, autant valait la perdre en beauté.

Elle s’assit sur le lit, un rire gouailleur aux lèvres, et, provocante :

— Eh bien ! oui, c’est moi !… Comtesse de La Roche-Pelée à Château-du-Lac ! Éléonore de Thorigny à Paris ! Et après ?… Est-ce que vous allez clamer cela à tous les échos… Est-ce que les deux journaux de Château-du-Lac ici représentés vont publier les détails de ce beau scandale ?…

« Allons-y… si vous voulez…

— Quelle indignité !… Quelle indignité !… s’écriait Cunégonde… Et dire que cette femme se donnait comme un modèle de vertu, qu’elle faisait des retraites dans un couvent…

— Demandez donc à votre sous-préfet dans quels couvents, sur les bords de la Seine, se passaient mes retraites… Ah ! non… Faut-il être de sa province pour couper dans des bateaux de ce calibre !

Il n’y avait plus de comtesse ! La belle Éléonore avait pris le dessus complètement.

Agnès s’avança vers elle :

— Ainsi, madame, toutes vos machinations n’avaient qu’un but : m’enlever mon fiancé !

Isabelle-Éléonore partit d’un grand éclat de rire :

— Gardez-le ! Je vous en fais cadeau !…

Et elle eut un regard expressif vers Agénor qui ne savait plus où se mettre.

Edgard se dit qu’il était temps de mettre fin à cette scène.

Il triomphait plus encore qu’il ne l’espérait. Cela lui suffisait.

— Nous nous trouvons, dit-il, devant une situation nouvelle qui mérite d’être examinée.

« Si vous voulez bien passer dans mon cabinet, nous allons en discuter pendant que Mme la comtesse se fera habiller par sa femme de chambre qui la remplaçait si bien tout à l’heure dans la rue.

Cunégonde s’indignait encore :

— Sa femme de chambre !… Quelle perversité !

Bref, tout le monde entra dans le cabinet sous-préfectoral.

Isabelle-Éléonore était restée seule avec Agénor.

Celui-ci passait par trop d’émotions. Il faut avouer que c’était beaucoup en une heure pour le jeune homme le plus chaste de Château-du-Lac…

Il balbutiait :

— Oh ! madame la comtesse !… C’était vous, vous que j’ai embrassée tout à l’heure…

Agénor, on le sait, renversait complètement les rôles, mais il croyait de son devoir d’homme d’agir ainsi et il ajoutait :

— Me pardonnerez-vous jamais.

La jolie fille le regarda, elle prit d’abord son air de grande dame aristocratique et ce fut la comtesse de La Roche Pelée qui s’exprima la première, déclarant :

— Monsieur Agénor Trident, vous vous êtes conduit comme un galant homme, comme un vrai chevalier à l’égard de sa dame… Je vous en serai éternellement reconnaissante…

Après quoi l’expansive Éléonore parla à son tour et ce fut pour dire :

— Grand bête ! Tu as tout à apprendre en amour ! Si tu veux, moi, je serai ton professeur.

— Quoi ? Vous… moi !

— Oui. Toi… Moi !… Tiens, prends-la donc, ta comtesse, mon petit Agénor chéri… Tu vois bien qu’elle est à toi !

Et Emma, qui entrait à ce moment, vit sa maîtresse suspendue au cou du jeune Trident, qui la serrait amoureusement dans ses bras.

Pendant ce temps, un important conseil se tenait sous la présidence d’Edgard.

Si celui-ci triomphait, le docteur, lui, exultait…

Pour le coup, il tenait le beau scandale… et le comte de La Roche Pelée n’avait plus qu’à lui céder la place…

Si on l’avait écouté, le Républicain castrolagunien eût, dès le jour même, publié une édition spéciale pour raconter les débordements de la comtesse… que M. Rabaud appelait la Lucrèce de Château-du-Lac.

— Non, docteur, dit le sous-préfet. Il faut être plus habile et nous montrer généreux à l’égard d’adversaires malheureux, mais que nous estimons.

« Il est certain que la haute société et l’aristocratie castrolaguniennes ne sauraient être rendues responsables des fautes d’une brebis galeuse, qui ne peut compromettre tout le troupeau…

« Nous en avons pour preuve la légitime indignation de Mlle Dondurrand.

— Merci, monsieur le sous-préfet. Vous me comprenez.

— Comment, si je vous comprends. Aussi, je veux éviter le scandale. Et voici ce que je propose…

« Puisque la femme de chambre d’Éléonore !… ah… pardon, de la comtesse, sait si bien la remplacer, elle jouera son rôle encore une fois. C’est elle qui passera aux yeux de tout le monde pour avoir été la maîtresse de M. Agénor Trident.

« Il nous suffira, dans le Républicain castrolagunien de ridiculiser Mme de La Roche Pelée pour s’être laissée prendre au manège d’une servante se faisait passer pour l’amie du sous-préfet…

« Le Nouvelliste pourra même y répondre par une petite note déclarant que cette erreur n’entache en rien l’honorabilité de la comtesse.

— Merci, monsieur le sous-préfet… déclara le directeur du Nouvelliste.

— La seule chose que nous demanderons en retour, c’est que M. de la Roche Pelée donne sa démission de maire et de député, et que son parti ne fasse qu’une opposition très modérée et de pure forme à la candidature du docteur Rabaud…

« Voilà nos conditions.

— Elles sont modérées, et nous les acceptons, reprit le directeur du Nouvelliste. Nous souhaitons même, monsieur le sous-préfet, devenir vos amis.

Il ne restait plus qu’à aviser la comtesse de l’accord conclu, en lui confiant la mission de faire comprendre à son mari la nécessité de se retirer de la politique.

On lui dépêcha donc Emma.

La camériste revint en disant :

— Madame n’est pas tout à fait prête. Elle demande quelques instants pour venir…

On ne s’étonnera pas qu’Isabelle-Éléonore eût tant tardé à se revêtir. Elle n’avait pas pu résister à la tentation de donner au jeune Agénor une première leçon dont le professeur et l’élève furent autant charmés l’un que l’autre.

Elle vint enfin et ce fut, avec une grande assurance qu’elle comparut devant l’aréopage présidé par le sous-préfet.

Elle acquiesça naturellement à tout ce qui avait été convenu.

La comtesse ne sortit pas cette nuit-là par la porte dérobée de la rue du Pont-Levis. On lui fit ouvrir la grande porte d’entrée, et elle regagna son hôtel directement.

Comme elle le faisait chaque matin, elle se glissa dans sa chambre.

Et quelques heures plus tard, elle faisait demander au comte de venir la voir :

— Mon cher ami, lui dit-elle. J’ai commis une grave faute, qui va compromettre votre situation politique.

Et elle expliqua, comme l’avait imaginé Edgard, comment une intrigante l’avait trompée en la laissant accuser le sous-préfet, alors qu’il s’agissait simplement d’un jeune attaché…

— Voilà, dit-elle. Demain, toute la ville va me tourner en ridicule… Je serai la risée de tout le monde.

— Mais alors, moi… il ne me reste plus qu’à donner ma démission !…

— Hélas ! Mon cher ami, me pardonnerez-vous jamais !…

Le vieillard ne répondit pas. L’émotion fut trop forte. Et il tomba frappé d’apoplexie.