Un tour de cochon/Texte entier

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 3p. 1-64).


UN TOUR DE COCHON

i

de montmartre à la fête de neuilly


Monte là dessus
Monte là dessus
Et tu verras Montmartre ;
Monte là dessus,
Monte là dessus
Et tu verras… quelque chose de plus.

Le refrain populaire était lancé pour la centième fois dans la nuit par une bande joyeuse qui sortait d’un dancing de la Butte. Quatre hommes, quatre femmes, bras dessus, bras dessous, hurlaient la chanson sur le boulevard Rochechouart.

Il y avait la brune Colette Iris, la blonde Irène d’Ambleuse, la vaporeuse Armande de Beaucourt, et surtout l’ardente Éléonore de Thorigny, la plus endiablée des quatre. Celle-ci était une belle fille rousse, plantureuse, qui approchait de la trentaine, vibrante, gaie, véritable boute-en-train qui menait joyeusement la vie. « La belle Éléonore », comme disaient ses amis et ses amies, n’avait pas de rivale pour s’amuser et nulle ne pouvait lui tenir tête ni pour danser, ni pour boire, ni pour chanter, ni pour aimer.

C’était une créature étrange qui s’amusait pour s’amuser et semblait avoir de la vie à revendre. Contrairement à ses compagnes, on ne lui connaissait pas de protecteur officiel ; elle avait des béguins, ne se donnait qu’à ceux qu’elle avait choisis, non pour de l’argent ou des toilettes, mais pour son plaisir. Ses lèvres sensuelles appelaient les baisers, mais ceux-là seuls en connaissaient le goût qu’elle avait désirés.

La belle passionnée, d’ailleurs, faisait de longues absences ; on restait parfois des semaines sans la voir et pendant ce temps son appartement était laissé à la garde d’une camériste dévouée, qui connaissait peut-être le mystère de son existence, mais ne le révélait à personne.

Même aux heures d’ivresse, même aux moments d’abandon, elle n’avait jamais laissé échapper son secret.

Et puis, à vrai dire, on ne s’en préoccupait guère. Elle était de bonne compagnie, toujours de joyeuse humeur. Les femmes la trouvaient constamment prête à leur rendre service aux moments difficiles. Quant aux hommes, nul n’avait pu se ruiner pour elle, car elle avait refusé des fortunes.

Pour le moment, le béguin d’Éléonore, l’heureux mortel qui goûtait l’ivresse tant enviée de serrer ce beau corps dans ses bras, était un jeune attaché au cabinet du ministre de l’Intérieur, Edgard Dumoulin.

Ce jour-là donc, Éléonore, au bras d’Edgard, et ses trois amies, accompagnées de leurs amants de cœur, venaient de dîner à Montmartre.

Il n’était guère que dix heures et demie du soir et naturellement, hommes et femmes ne se posaient qu’une question ; où allait-on achever la soirée ?

Colette proposa :

— Si on allait à la fête de Neuilly.

— Oui, c’est cela, cria Éléonore en battant des mains comme une petite folle, allons à la fête à Neu-Neu. On montera sur les cochons ! Ça nous changera de voir les cochons monter sur nous !

Avant que personne ait répondu, elle avait hélé un taxi qui passait :

— À Neuilly ! ordonna-t-elle au chauffeur.

Et toute la bande s’engouffra dans le taxi, les femmes sur les genoux des hommes.

L’horloge pneumatique de la gare de la Porte Maillot marquait onze heures précises lorsque les quatre jeunes hommes et leurs petites amies franchirent la barrière.

Une foule énorme emplissait l’avenue de Neuilly et ce ne fut pas sans écraser nombre de pieds que la joyeuse bande parvint jusqu’au manège de cochons de bois rutilant de lumières et dont l’« harmonie » jouait précisément l’air bien connu d’Éléonore.

— Bah ! C’est en mon honneur ! s’écria l’amie d’Edgard.

Entraînant le jeune attaché, elle le jucha de force sur un animal tandis qu’elle s’installait à califourchon sur la tête du cochon rose.

Le manège s’ébranla aux accents de la chanson reprise en chœur par nos huit amis :

Elle a un caractère en or… re
Éléonore ! Éléonore !

Ils ne chantaient pas, ils criaient à tue-tête et la foule entière les imitait.

Or, au pied du manège se tenait un vieux monsieur grave et chauve ayant à son bras une grosse dame, lesquels donnaient tous deux des signes d’impatience devant le chahut provoqué par les quatre femmes et leurs compagnons.

Il va sans dire que ceux-ci avaient remarqué ce couple perdu dans la cohue. En passant devant la grosse dame, Éléonore elle-même se penchait vers elle pour lancer d’une voix stridente le refrain :

Éléonore ! Éléonore !

Elle alla plus loin et, au troisième tour de cochon, elle ponctua les derniers mots de la Chanson :

Elle est gentille comme tout

d’une caresse à ladite grosse dame avec un petit balai de soie.

Cette fois, la patience de la spectatrice était à bout :

— Oh ! cette créature ! dit-elle… cette créature !…

— Créature toi-même !… lança Éléonore, tandis que le manège continuait à tourner.

— Oh ! par exemple ! me laisseras-tu insulter plus longtemps, glapit la grosse dame en s’adressant à son mari.

Celui-ci, brandissant sa canne, s’écria :

— Non ! non ! pas plus longtemps !

Les cochons cessaient de tourner et la fatalité, qui n’en fait jamais d’autres, voulut que l’animal sur lequel étaient montés Edgard et Éléonore s’arrêtât juste devant le couple furibond.

Tandis que la grosse dame s’empressait auprès d’une fillette, sa petite fille évidemment, qu’elle aidait à descendre, le monsieur à la canne bondissait sur le manège et apostrophait Edgard :

— Monsieur, dit-il, vous me répondrez des injures de votre compagne !

— Oh ! là, là ! Regardez-moi ça !… Non, mais d’où sort-il celui-là !… On dirait l’orang-outang du Jardin des Plantes !

Cette plaisanterie lancée par Éléonore n’eut pas le don de calmer l’irascible vieillard.

— Par exemple !… par exemple !… rugit-il. Cette fille va trop loin… Vous entendez, monsieur, vous entendez, elle va trop loin… Ça ne va pas se passer comme ça…

Edgard, qui jusque-là était resté calme, se décida enfin à prendre la parole.

— Voyons, monsieur, ne vous fâchez pas. Tout ça, c’est des blagues ! Ces dames s’amusent. Nous nous amusons tous. Il vaut mieux prendre les choses à la rigolade.

— Pas du tout, monsieur, pas du tout !

D’en bas, c’est-à-dire du sol, une voix perçante appela :

— Joseph ! Joseph ! Laisse donc ces gens-là !

C’était la grosse dame qui interpellait ainsi son mari.

Mais celui-ci n’eut pas le temps de regagner la terre ferme, car le manège se remit à tourner, à la grande joie d’Éléonore et de ses amies qui entourèrent Joseph, l’enlevèrent et le calèrent de force sur un cochon.

Le malheureux — l’était-il autant que cela ? — dut faire ainsi un tour en maugréant extérieurement, car au fond il est bien certain que si sa femme n’avait pas été là, si, à chaque tour, il ne l’avait pas aperçue levant les bras au ciel, ce brave homme eût goûté le plaisir d’être entouré par un essaim de jolies filles qui le pinçaient, le chatouillaient, lui tiraient les cheveux et les favoris ou lui caressaient le visage avec leurs balais de soie…

Mais il était obligé de se mettre en colère.

Et il le fit bien voir en descendant.

— Ça ne se passera pas comme ça, hurla-t-il, ça ne se passera pas comme ça !… Vous allez voir à qui vous avez à faire.

— C’est une indignité ! s’écriait la grosse dame aux jupes de laquelle la petite fille s’accrochait en pleurant.

La foule s’ameutait. Un agent, deux agents survinrent.

L’un d’eux, qui portait sur sa manche le galon de sous-brigadier, interpella le vieux monsieur :

— Qu’est-ce que vous avez, vous, là, à faire du scandale ?

— Du scandale ! monsieur l’agent !… Ce n’est pas mon mari, ce sont ces créatures qui en font avec leurs amis ! intervint la grosse dame.

— C’est bon ! c’est bon ! venez vous expliquer au commissariat !

Et tout le monde s’en fut derrière les agents, le vieux monsieur, sa femme, sa petite-fille, Éléonore et ses compagnons, voire même une foule de badauds qui, d’ailleurs, virent brutalement se refermer à leur nez la porte du poste de police ; après quoi, avec la ferme urbanité qui les caractérise, les agents les invitèrent à se retirer.

— Allons, vous autres, circulez !… Qu’est-ce que vous f… là ?

Comme les préposés à l’ordre public ponctuaient leurs paroles de gestes expressifs, la foule se dispersa.

Pendant ce temps, la discussion continuait à l’intérieur du poste.

Tout d’abord le brigadier interpella, sans aménité, les uns et les autres :

— Voyons, qu’est-ce qu’il y a encore ? Vous êtes tous saouls au moins ! Qui est le plaignant ?

— C’est moi, s’écria le vieux monsieur. Mais je veux voir le commissaire de police.

— Le commissaire, il a d’autres chats à fouetter que d’entendre vos jérémiades.

Éléonore poussa Edgard du coude :

— Ah ! le commissaire !… Je voudrais bien connaître les chats qu’il fouette en ce moment.

Et comme hommes et femmes se mettaient à rire, le brigadier hurla :

— Un peu de silence, nom de Dieu !

Mais le vieux monsieur ne se tint pas pour battu.

Il sortit de sa poche un portefeuille et du portefeuille une carte de visite qu’il tendit au brigadier en lui disant :

— Faites toujours passer ma carte au commissaire, il me recevra…

Ça devenait grave.

Le chef de poste jeta les yeux sur le bristol, et, s’efforçant d’être poli, il salua militairement, disant :

— Parfaitement !… parfaitement !… Monsieur le Président…

Tous se regardèrent, tandis que « le président » souriait d’un air satisfait et que sa digne moitié toisait de haut ses adversaires.

Edgard s’avança.

Le brigadier le regarda sans amabilité aucune :

— Qu’est-ce que vous voulez, vous ?… Restez à votre place.

— Pardon, brigadier… moi aussi, je désirerais que vous fissiez passer ma carte à monsieur le commissaire.

Et le jeune attaché tendit à son tour à l’agent interdit un élégant bristol.

Après avoir lu le nom et la qualité d’Edgard, le brigadier dit :

— Ah ! Ah ! C’est différent !… c’est différent !…

Et il s’en fut, laissant les deux camps adverses aussi stupéfaits l’un que l’autre.

Un quart d’heure après, le brigadier revenait et, s’inclinant respectueusement, disait :

— Si ces Messieurs dames veulent se donner la peine d’entrer, monsieur le commissaire les attend.

Le commissaire les attendait en effet. Assis derrière son bureau, ce magistrat tenait de sa dextre les deux cartes de visite qui lui avaient été transmises et les examinait avec perplexité.

— Prenez donc la peine de vous asseoir, dit-il.

Et lorsque tout le monde eut pris place, il essaya de faire de la conciliation :

— Voyons, dit-il en s’adressant au président, voyons, ce n’est pas sérieux ! Je suis persuadé, monsieur, que vous considérez l’incident comme terminé.

— Mon mari a été grossièrement insulté, monsieur, et moi aussi !

— Vous êtes madame Couillard ?

— Oui, Monsieur, Adèle-Éléonore Couillard, née Durand, la tante du ministre de l’Économie Nationale.

— Zut ! ça, c’est embêtant ! pensa Edgard qui s’avança en disant : monsieur le commissaire, c’est de l’enfantillage, ces dames s’amusaient. Je reconnais qu’elles ont peut-être exagéré la plaisanterie. Mais nous étions à la fête de Neuilly et si M. Couillard que je n’ai pas l’honneur de connaître…

— Vous me connaîtrez, monsieur, je suis le docteur Couillard, président du conseil général de Loire-et-Garonne !… Et moi, je ne vous connais pas…

— Monsieur est une personne très honorable, remarqua le commissaire, et il ne peut être rendu responsable…

Mais Mme Couillard protesta énergiquement :

— Si, monsieur, il est responsable… Et j’en parlerai à mon neveu le ministre. Il fait tout ce que je veux, mon neveu, parce qu’il est mon unique héritier, avec cette enfant qui est ma petite-nièce.

— Sans doute, madame, sans doute. Mais il n’y a pas de délit.

— Pas de délit !… pas de délit !… Mais mon mari a été bousculé par ces créatures, qui l’ont violenté sur les cochons de bois !

— Madame exagère, intervint Éléonore ; monsieur Couillard, avouez que nous ne vous avons pas violé.

— Certainement non, certainement non. Mais enfin…

— Et moi ? et moi ? clama l’épouse indignée du président du conseil général de Loire-et-Garonne. Vous ne m’avez pas appelée par mon petit nom peut-être quand vous criiez : « Éléonore ! Éléonore ! »

— Mais moi aussi, je m’appelle Éléonore !…

— Ça n’est pas une raison : Joseph, maintiens ta plainte !

Et la grosse dame vindicative, regardant Edgard, ajouta :

— Je comprends. Monsieur est sans doute un ami du commissaire, où un haut fonctionnaire… mais tant pis pour lui. Il n’étouffera pas ma plainte, non, il ne l’étouffera pas. J’en parlerai à mon neveu le ministre, et nous verrons bien qui aura le dernier mot. D’abord, qui est-il ce Monsieur qui ne veut pas dire son nom ?

Le commissaire répliqua :

— Monsieur m’a donné sa carte. Si M. Couillard l’exige, je vais la lui montrer.

M. Couillard l’exige ! glapit l’irascible tante du ministre.

Avant que son mari ait pu acquiescer, elle étendait la main et s’emparait de la carte d’Edgard que le commissaire avait posée sur son bureau.

— Ah ! ah !… fit-elle, monsieur est attaché au cabinet du ministre de l’Intérieur ! Je comprends… Je comprends. N’insistons pas, Joseph, n’insistons pas, allons-nous-en. Demain, je verrai mon neveu.

« Nous verrons si d’honnêtes gens comme nous ont le droit de venir à la fête de Neuilly sans être insultés quand ils font faire un tour de cochon à leur petite-nièce, Allons, viens, Joseph !

— Je viens, je viens, répondit le président du conseil général de Loire-et-Garonne.

Puis, dignement, M. et Mme Couillard et leur petite-nièce de retirèrent.

Lorsqu’ils furent sortis, le commissaire se confondit en excuses auprès d’Edgard :

— Vous êtes témoin, monsieur, que j’ai tout fait pour calmer ces gens. Ce n’est pas de ma faute s’ils n’ont rien voulu entendre.

— Tranquillisez-vous, monsieur le commissaire, tranquillisez-vous. J’arrangerai cette affaire demain avec le ministre. Et vous n’aurez aucun désagrément, je vous le promets.

À leur tour, Edgard, ses amis et leurs compagnes sortirent.

Ils étaient moins gais qu’en arrivant à Neuilly. Edgard paraissait soucieux. En vain Éléonore essayait de le consoler :

— T’en fais pas, mon chéri, t’en fais pas… Ça s’arrangera bien.

— Certainement ! certainement !… Mais le ministre va sûrement me passer un poil d’importance.

— En attendant, allons nous coucher. Il fera clair demain matin.

Le jeune homme jugea qu’en effet il serait toujours assez tôt le lendemain pour voir ce qu’il arriverait.

Et, comme son amie l’y invitait, il l’accompagna jusque chez elle. Une heure après, serrés l’un contre l’autre dans leur lit, Edgard et Éléonore, tout à leurs amours, avaient complètement oublié les époux Couillard.

ii

les graves conséquences d’un tour de cochon


Si Edgard et Éléonore ne pensaient plus aux époux Couillard, ceux-ci, par contre, ne les oubliaient pas.

Le jeune attaché s’en aperçut lorsque le lendemain, vers onze heures du matin, le ministre le fit appeler.

Le ministre de l’Intérieur n’était pas seul, son collègue Durand, de l’Économie nationale, se tenait auprès de lui.

Dès qu’il eut franchi le seuil du cabinet ministériel, Edgard comprit que les choses n’allaient pas s’arranger facilement.

Le ministre — celui auquel il était attaché — faisait tous ses efforts pour prendre un air solennel :

— Eh bien ! Monsieur Dumoulin. Vous en faites de belles ! Vous causez des scandales publics… Vous traînez dans les établissements de nuit avec des filles… Et la police est obligée de vous ramasser à demi-ivre dans la rue, insultant les personnes les plus honorables…

— Permettez, monsieur le ministre, permettez que je vous explique.

— Vos explications seraient superflues, votre cas est grave, très grave… M. Durand, ici présent, exige une sanction.

— Oui, monsieur, je l’exige, affirma le second ministre en regardant le malheureux Edgard, car vous vous êtes conduit d’une façon indigne à l’égard d’une parente qui m’est chère.

— Je sais, monsieur le ministre. Mais pouvais-je supposer que Mme Couillard était votre tante ? Je suis prêt à lui faire toutes les excuses qu’elle désirera.

— Elle ne veut pas d’excuses. Elle veut une sanction.

— Je ne dis pas. Mais vous même, monsieur le ministre, ne pouvez pas être aussi intransigeant.

— Hé ! monsieur… Je comprends naturellement, je comprends. Mais, ma tante, elle ne comprendra pas. Et je suis député de Loire-et-Garonne, moi, monsieur… Et le conseil général de ce département est présidé par ma tante.

— Par votre oncle, voulez-vous dire.

— Par mon oncle si vous préférez. Mais mon oncle ne fait que ce que ma tante lui ordonne.

— Vous voyez dans quelle situation difficile vous mettez le gouvernement, jeune homme, reprit le ministre de l’Intérieur.

— Sans doute, mais qu’exigez-vous de moi ?


Serrés l’un contre l’autre dans leur lit (page 8).

— Voici : d’accord avec mon collègue, nous avons décidé de vous changer de poste. Par un décret qui paraîtra demain matin à l’Officiel, vous êtes relevé de vos fonctions à mon cabinet, un autre décret vous nomme sous-préfet à Château-du-Lac. Et dès demain, vous devez rejoindre votre poste.

Edgard essaya vainement de protester ; il dut s’incliner.

Rentré dans son bureau, il maugréa tout seul, puis se demanda :

— Château-du-Lac ? Qu’est-ce que c’est que ce patelin-là ?

Sa mémoire étant insuffisante, il sonna l’huissier.

— Félix, lui dit-il, apportez-moi le Bottin des départements.

Un instant après, il feuilletait les pages jaunes du volumineux annuaire à la lettre C.

Il tourna fébrilement les feuillets s’arrêta à la page indiquée où il put lire, sous la rubrique du département de Nièvre-et-Loire :

Château-du-Lac. — 4.357 habitants. 423 kilomètres de Paris. Fête patronale le dimanche qui suit la Saint-Jean. Grand marché de bestiaux. Gare du chemin de fer d’intérêt local de X… à Z…

— Eh bien ! pour un trou, voilà un trou ! s’écria l’ami d’Éléonore en refermant avec colère le livre. Et dire qu’il va falloir m’exiler dans ce pays perdu parce qu’il a plu à la tante d’un ministre de faire faire à sa petite-nièce un tour de cochon !…

« Le tour de cochon, c’est à moi qu’on le joue ! »

La pendule sonnait midi :

— Zut ! dit-il. Et Éléonore qui m’attend pour déjeuner.

Rageusement il prit son chapeau et sortit du ministère.

Un quart d’heure après, il était chez son amie.

Celle-ci était encore au lit et s’étirait paresseusement lorsque Edgard entra :

— Te voilà, mon chéri, dit-elle. Alors, ça s’est bien passé.

— Ah ! Tu peux le dire que ça c’est bien passé !… Ça a très mal marché au contraire…

— Vraiment ?… Qu’est-ce qu’il y a donc ?…

— Il y a que je suis révoqué… exilé de Paris…

— Non… Tu plaisantes ?

— Je suis nommé sous-préfet dans un trou perdu, à 423 kilomètres de Paris, dans la Nièvre-et-Loire… à Château-du-Lac !

Comme mue par un ressort, Éléonore sautait à bas de son lit :

— Pas possible !… Non, ce n’est pas vrai ?…

— C’est tellement vrai, que je dois rejoindre immédiatement mon nouveau poste…

Éléonore regardait son ami. Elle semblait stupéfaite. Elle lui demanda :

— Répète un peu comment ça s’appelle, ce pays-là.

— Château-du-Lac ! Naturellement, tu ne connais pas cela.

— Non. Pas le moins du monde…

Néanmoins Éléonore resta songeuse un moment, puis elle s’écria :

— Eh bien ! Tu n’as qu’à ne pas y aller, quoi ?

— Tu arranges ça à ta façon, toi. C’est tout simple !… Je n’ai qu’à ne pas y aller… Qu’est-ce que je ferai après ? Je serai brouillé avec le ministre. Ma carrière est fichue.

Éléonore cependant insistait :

— Moi, je ne veux pas que tu y ailles. Si tu m’aimes, tu n’iras pas.

— C’est impossible !

— Je t’en supplie, mon chéri, je t’en supplie. Reste avec moi. Tiens, on va se recoucher !…

Et, se faisant caressante, Éléonore passait ses jolis bras autour du cou de son amant.

Mais Edgard ne se laissa pas tenter. Pour la première fois il restait insensible aux caresses de sa maîtresse.

Celle-ci alors changea de tactique :

— Ah ! je vois bien ce que c’est. Tu as assez de moi. C’est un prétexte pour me quitter. Tu t’es dit : « Quand je serai à Château-du-Lac, elle sera loin de moi, je pourrai m’en débarrasser à mon aise. » Eh bien ! mon petit, on ne se débarrasser pas de moi comme ça. Je te jure que je t’empêcherai d’aller à Château-du-Lac, ou, si tu y vas, que je t’en ferai revenir…

— Voyons, ma chérie, sois raisonnable, ça ne peut pas durer longtemps.

— Je ne veux pas, moi, que tu ailles à ce Château-du-Lac… Je ne veux pas que tu partes…

Edgard se sentait faiblir.

Il comprit que s’il restait une minute de plus, il ne résisterait pas à sa maîtresse.

Aussi prit-il un parti héroïque.

— Non, dit-il avec énergie, je dois partir.

Et il se dirigea vers la porte.

Éléonore l’appela :

— Edgard, tu m’abandonnes… Où vas-tu ?

— Je vais où le devoir m’appelle.

Et, fermant la porte derrière lui, il dégringola l’escalier.

— Ah ! le cochon ! s’écria la jeune femme, le cochon ? Il me le payera.

Elle sonna sa femme de chambre :

— Vite, Emma !… Habille-moi tout de suite… Je suis très pressée.

Une heure plus tard, Éléonore sautait d’un taxi devant la porte de son amie Irène d’Ambleuse.

À la bonne qui vint lui ouvrir, elle demanda :

— Madame est là ?

— Oui, mais elle est encore couchée.

— Ça n’a pas d’importance.

— C’est que Madame n’est pas seule.

— Avec qui est-elle ?

— Avec M. Julien.

— Justement. Ça tombe à pic.

Repoussant la servante, Éléonore fit irruption dans le logis, et, d’autorité, pénétra dans la chambre de son amie au moment précis où celle-ci se pâmait dans les bras de son amant.

Des cris effarouchés accueillirent la nouvelle venue.

Lorsqu’elle eut repris ses esprits, Irène s’assit sur le lit, et, interpellant Éléonore :

— En voilà des façons d’entrer sans frapper… Qu’est-ce qu’il t’arrive donc ?

— Il m’arrive… Il m’arrive qu’Edgard m’a plaquée.

— Pas possible ! Non ?… Tu blagues ?…

— Je ne blague pas. C’est la vérité absolue… alors j’ai besoin de toi.

— De moi ?

— Ou plutôt non, pas de toi. C’est Julien que je veux.

Assis lui aussi sur le bord du lit, le jeune homme regarda Éléonore.

— Oui, vous.

Mais Irène protesta :

— Ah ! non ! non !… Si tu es venue ici pour me prendre mon amant, tu peux t’en retourner.

— T’es bête ! Ce n’est pas ça que j’ai voulu dire. J’ai besoin de Julien pour me rendre un service.

— Cent, si vous le voulez, répondit l’amant d’Irène.

— Un seul sera suffisant.

Éléonore raconta alors ce qui s’était passé chez elle.

— Et qu’attendez-vous de moi, en la circonstance, belle enfant ? interrogea Julien.

— Voici : vous êtes journaliste, c’est ce qu’il me faut !… Vous allez faire passer dans le Figaro une petite note pour raconter l’histoire de la nuit dernière…

— Quelle histoire ?

— Eh bien ! celle des cochons de bois et de M. et Mme Couillard. Vous la connaissez bien, puisque vous y étiez avec nous. Vous dénoncerez le scandale… Vous tournerez cela habilement de façon à désigner clairement Edgard sans le nommer.

— Ah ! non ! ça, c’est une rosserie !… Je ne peux pas faire une rosserie à Edgard, c’est mon ami !

— Est-ce qu’on ne fait pas tous les jours des rosseries à ses amis, surtout pour faire plaisir à une femme !

— Éléonore a raison, appuya Irène. Edgard l’a plaquée salement. Il faut qu’elle se venge.

Julien protesta encore un peu, mais plus mollement, surtout qu’Irène se joignait à son amie.

Que vouliez-vous qu’un homme fît contre deux femmes en pareil cas ? Il céda finalement et accepta de rendre à Éléonore le service qu’elle lui demandait.

C’est ainsi que le surlendemain, dans ses échos, le Figaro publiait la note suivante.

« Il n’est bruit, dans les milieux politiques, que de la mésaventure survenue à un jeune attaché au cabinet du ministre de l’Intérieur. À la suite d’un scandale provoqué par ce jeune fonctionnaire, le gouvernement a dû l’éloigner de Paris. Qu’on ne s’apitoie d’ailleurs pas trop sur son sort ! Le régime a, pour ses serviteurs, de douces disgrâces. Et notre jeune attaché est provisoirement au vert dans une sous-préfecture d’un département du Centre.

« Les habitants de cette charmante cité, qui mire les tourelles de son castel dans les eaux pures de son lac, seront peut-être peu flattés d’avoir été choisis pour être administrés par un habitué trop bruyant des dancings et des établissements de nuit. Et, sans doute, préféreraient-ils rendre leur nouveau sous-préfet à sa belle amie qui, pour être une des plus joyeuses jolies filles de Paris, n’en est pas moins aussi inconsolable du départ de son jeune attaché que la nymphe Calypso le fut du départ d’Ulysse. »

Ce texte, rédigé par le complaisant Julien, avait été soumis, avant d’être publié, à Éléonore, qui l’avait approuvé, ajoutant en manière de commentaire :

— Si, après cela, les gens de Château-du-Lac ne le forcent pas à revenir, ce serait à désespérer de la vertu traditionnelle de la province. Mais je parie bien qu’avant huit jours, vous le verrez rappliquer. Pour sa punition, il ne me trouvera pas là. Je vais me payer un petit voyage de trois semaines en attendant le retour de l’amant prodigue.

Effectivement, le lendemain, les persiennes de l’appartement d’Éléonore étaient closes. Une fois de plus, elle avait disparu sans laisser d’adresse sinon, comme de coutume, à sa camériste fidèle, laquelle seule savait où expédier à sa maîtresse un télégramme l’avisant du retour de l’infidèle Edgard Dumoulin.

iii

la vertueuse comtesse de la Roche Pelée


La ville de Château-du-Lac s’étendait moelleusement au flanc d’un coteau. Sans y être jamais allé, le journaliste l’avait admirablement dépeinte en disant « qu’elle mirait les tourelles de son castel dans les eaux claires de son lac ».

Or, le castel était précisément devenu la sous-préfecture et c’est là que le lendemain de son départ, Edgard Dumoulin venait s’installer officiellement. Il ne goûta ni le charme paisible du chef-lieu de l’arrondissement qu’il allait avoir à administrer, ni la beauté historique du monument où il allait habiter.

L’aspect de sa nouvelle résidence confirma l’ami d’Éléonore dans sa première impression et, à part lui, il pensa :

— Zut ! Ce que je vais me barber ici !

Aussi, après avoir reçu les fonctionnaires et les autorités municipales, s’enferma-t-il dans ses appartements pour maudire à son aise les époux Couillard et leur neveu le ministre, à qui il devait ce lointain exil de la capitale.

Cependant les Castrolaguniens — ainsi se dénommaient les habitants de Château-du-Lac — se tenaient sur une grande réserve à l’égard du nouveau sous-préfet.

Le député de l’arrondissement, d’opinion conservatrice, était le descendant des anciens comtes de La Roche Pelée, qui avaient été jadis les seigneurs du pays et dont le château était devenu la sous-préfecture, chose que, de père en fils, les de La Roche Pelée n’avaient jamais pardonné aux régimes divers qui s’étaient succédé depuis la Révolution.

L’opinion républicaine n’était guère représentée dans la ville paisible que par un médecin qui rêvait de remplacer un jour le comte, à la fois au Palais Bourbon et à la mairie de Château-du-Lac. Mais les temps n’étaient pas encore révolus, et le docteur Rabaud se bornait pour le moment à l’opposition que faisait au vieux comte le Républicain castrolagunien, journal hebdomadaire subventionné par l’ambitieux disciple d’Hippocrate.

La haute société de Château-du-Lac réservait son opinion sur leur nouveau sous-préfet jusqu’à ce que se fût prononcée la comtesse de La Roche Pelée.

Disons tout de suite que celle-ci était loin d’être une vieille douairière. Le comte, en effet, avait épousé une cousine éloignée, Isabelle de Puyprofonds, jeune orpheline noble mais ruinée, qui n’avait pas craint, dix ans plus tôt, d’unir ses vingt printemps aux soixante-neuf hivers du député-maire. On comprend qu’après ces dix années d’une union si disparate le comte soit devenu presque complètement gâteux.

La ville aurait pu jaser… Mais il n’y avait rien à dire contre la comtesse. Elle était sortie du couvent pour convoler en justes noces avec l’homme qui aurait pu être son grand-père, mais elle était restée un modèle de vertu.

Aussi sobre dans sa toilette que réservée dans son attitude, elle donnait le ton aux dames de la ville. Très dévote, elle était donnée en modèle.

À peu près tous les mois, elle se retirait dans un couvent pour faire une retraite de plusieurs jours. Ces retraites étaient même devenues de plus en plus longues et de plus en plus fréquentes, si bien que nul ne doutait qu’elle n’entrât définitivement en religion à la mort de son podagre époux.

Or, le couvent où Mme de La Roche Pelée s’en allait ainsi « se purifier » était fort éloigné de Château-du-Lac. C’était celui où elle avait été élevée, au fond de l’Auvergne.

Précisément, lorsque le nouveau sous-préfet arriva à Château-du-Lac, la comtesse était en train d’accomplir une de ces retraites.

Le comte était seul dans le vieil hôtel familial.

Et cela l’ennuyait beaucoup. Car, moins que tout autre, il ne pouvait se faire une opinion en l’absence de la comtesse.

Celle-ci arriva deux jours plus tard. Toute la ville l’attendait impatiemment. D’elle dépendait le sort du sous-préfet. Celui-ci avait été prévenu et il n’était pas moins anxieux que ses administrés de connaître le phénomène de vertu extraordinaire qu’était Isabelle de La Roche Pelée, née de Puyprofonds.

En débarquant la comtesse était vêtue de noir comme toujours, le visage couvert d’une voilette à gros pois qui dissimulait presque les traits (c’était un principe chez elle qu’une femme honnête doit éviter de montrer son visage) ; une robe très montante emprisonnait sa gorge (la comtesse ne pouvait souffrir « l’outrageux décolleté de la mode parisienne »).

Elle monta dans le coupé fermé qui l’attendait à la gare et une demi-heure plus tard, elle était auprès de son mari.

— Eh bien ! Isabelle ? lui dit celui-ci. Êtes-vous satisfaite de votre voyage ?

— Très satisfaite, mon ami. J’ai purifié mon âme et mon corps auprès de ces bonnes mères. Et la mère supérieure m’a fait cadeau d’un scapulaire, béni par notre Saint Père le Pape, qui ne quittera plus ma poitrine.

Et, tendant son front, elle reçut de son époux un chaste baiser, le seul qu’elle lui permettait à présent.

Le vieux comte d’ailleurs s’en contentait, étant fort incapable d’en exiger davantage.

— Quoi de neuf à Château-du-Lac pendant mon absence ? demanda la comtesse.

— Nous avons un nouveau sous-préfet.

— Ah ! fit la vertueuse comtesse. D’où nous vient-il ?

— C’est un jeune attaché au cabinet du ministre de l’Intérieur, M. Edgard Dumoulin. Il a l’air très bien.

— Oh ! mon ami ! ne vous hâtez pas de juger ainsi. S’il nous vient de Paris, nous devons nous méfier. Vous savez que ces jeunes gens qui vivent dans la capitale sont presque tous des hommes dissolus. Et d’avance je serai circonspecte.

Et sur ces paroles pleines de réserve, la comtesse passa dans ses appartements, où elle ôta son chapeau et sa voilette.

Si alors quelque indiscret l’avait vue, il n’aurait pu s’empêcher d’admirer la beauté de cette jeune femme et de regretter qu’une attitude trop étudiée voilât l’éclat des yeux que l’on devinait langoureux et passionnés.

Quelques instants plus tard, elle pénétrait dans le bureau de son mari. Lorsqu’elle était à Château-du-Lac, nulle autre qu’elle-même, en effet, ne servait de secrétaire au comte dont elle décachetait la correspondance, répondant aux lettres au nom de son époux.

Elle commença par la lecture des journaux ; les seuls qui franchissaient le seuil de l’hôtel des La Roche Pelée étaient le Nouvelliste de Château-du-Lac, la Semaine religieuse, la Croix, et, comme journal parisien, le Figaro.

Soudain, la comtesse bondit. Brandissant un journal, elle fit irruption dans le salon où somnolait le député-maire, enfoui dans un fauteuil.

— Oh ! par exemple ! s’écriait-elle. Par exemple ! C’est une indignité ! C’est une infamie ! Vous ne supporterez pas un pareil scandale !

— Qu’y a-t-il donc, ma bonne amie ? demandait le comte réveillé en sursaut.

Le lecteur a déjà compris que la comtesse avait trouvé dans le Figaro l’écho tendancieux rédigé par l’amant d’Irène d’Ambleuse en collaboration avec la perfide Éléonore. On juge de l’effet produit par cet écho sur la vertueuse femme de M. de La Roche Pelée.

Elle le lut à haute voix, ajoutant :

— Non, vous ne pouvez endurez un semblable affront. Ah ! C’est bien le régime honteux qui vous a volé le château de vos ancêtres pour en faire une sous-préfecture. Il y loge maintenant un débauché.

— Mais, ma chère amie, reprit le comte, il y a peut-être une confusion. Rien ne prouve qu’il s’agit de M. Dumoulin, ni même de Château-du-Lac.

— Comment osez-vous soutenir pareille chose ? Que serait-ce donc alors que « la cité qui mire les tourelles de son


Irène s’assit sur le lit (page 12).

castel dans les eaux pures de son lac » ? Dites donc plutôt que, comme toujours, vous vous résignez à subir cette nouvelle infamie, alors que votre devoir serait d’écrire au ministre, d’interpeller à la Chambre des députés, de réunir d’urgence le conseil municipal pour rédiger une protestation indignée.

« Mais ce que vous ne ferez pas, je le ferai, moi !

« Je comprends maintenant le sens de mon apparition.

— Quelle apparition ?

— L’autre soir (pendant que j’accomplissais pieusement ma retraite) j’étais dans la chapelle du couvent, prosternée au pied de la statue de la Vierge. Soudain, celle-ci disparut et à sa place, j’aperçus une femme, une de ces odieuses créatures de plaisir… elle était complètement nue et dansait en me narguant…

« Je poussai un cri : l’horrible vision s’évanouit et, de nouveau, la Vierge reparut à mes yeux. Elle me parla : « Ma fille, me dit-elle, prends garde. Quand tu retourneras chez toi, tu trouveras sur ta route cette créature possédée du démon ! Dieu t’avertit parce que tu es désignée pour la combattre et sauver de la tentation tes frères et sœurs menacés. Sois forte, le seigneur est avec toi. Et tu triompheras de l’esprit du mal, malgré tous les obstacles que tu rencontreras. »

« Oh ! Je vois à présent ! Je vois ! Cette créature qui m’est apparue ainsi, c’est l’amie du sous-préfet, cette Calypso dont parle le journal, et le sous-préfet lui-même est possédé par l’esprit du mal. Il doit donc être chassé.

« Si personne n’ose le combattre, moi je le ferai… et Dieu me rendra forte !

Puis, laissant son vieux mari abasourdi, elle rentra dans ses appartements.

— Grand Dieu ! murmura le comte en levant les bras au ciel. Voici ma femme atteinte de folie mystique !

La comtesse réapparaissait bientôt. Elle avait repris son manteau sévère, son chapeau lui cachant les cheveux et la voilette épaisse derrière laquelle disparaissait son visage.

— Où allez-vous, chère amie ? demanda son mari.

— Je vais au combat !… Je tiens seulement à vous avertir que je refuse de me rencontrer jamais avec votre sous-préfet immoral. Si vous aviez des velléités de le recevoir, je quitterais cette maison.

« Et je me rends de ce pas chez les dames de la ville pour les avertir et les liguer avec moi.

Après quoi Mme de La Roche-Pelée s’en fut.

Sa première visite fut pour la rédaction du journal conservateur le Nouvelliste de Château-du-Lac. Elle eut un long entretien avec le directeur, entretien qui dut la satisfaire, car elle sortit radieuse.

Elle commença alors la tournée chez les dames de la ville. Partout, elle fut reçue comme elle s’y attendait, et toutes partagèrent son indignation.

À la fin de la journée, la comtesse fit le bilan : elle avait réussi à embrigader avec elle pour la lutte active plusieurs personnes, indignées comme elle qu’on envoyât dans leur ville un jeune débauché comme sous-préfet. Parmi ces dernières se trouvaient quatre ou cinq vieilles demoiselles confites en dévotion, qui avaient juré la perte du nouveau sous-préfet.

iv

Où Éléonore reparaît


Edgard Dumoulin, lui, était à cent lieues de se douter du complot qui se tramait contre lui. Le numéro du Figaro contenant l’écho le concernant ne lui avait pas été remis et il dormait du sommeil du juste lorsque, le lendemain du retour à Château-du-Lac de la comtesse de La Roche-Pelée, le scandale éclata.

Il éclata sous la forme d’un article virulent que publiait en première page le Nouvelliste de Château-du-Lac, reproduisant l’écho du journal parisien avec force commentaires.

Le secrétaire de la sous-préfecture devant un cas aussi grave, n’hésita pas à réveiller son patron, qui rêvait aux nuits d’ivresse passées avec la belle Éléonore, et fut désagréablement surpris de ce qui lui arrivait.

— Quel est le salaud qui a pu publier ça dans le Figaro ? s’écria-t-il. Zut alors, en voilà une complication !

Et comme le secrétaire restait là, attendant ses ordres :

— Qu’est-ce que vous attendez, vous ?

— J’attends les instructions de monsieur le sous-préfet, qui tiendra sans doute à démentir.

— Oui, oui, c’est cela, démentez. Envoyez une note à tous les journaux de la ville, disant que « je repousse du pied les infâmes accusations de plumitifs inconscients ».

— Ce sera fait tout se suite, répondit le secrétaire qui disparut.

En effet, un quart d’heure après, le démenti d’Edgard Dumoulin parvenait à la fois au Nouvelliste et au Républicain Castrolagunien.

Celui-ci paraissait toujours le lendemain du Nouvelliste. C’était une vieille habitude prise dès le début pour pouvoir répondre incontinent au concurrent.

Mais cette fois cependant, le Républicain Castrolagunien se montra d’une violence inusitée, dénonçant les « menées cléricales » et le complot ourdi « contre le distingué et probe représentant du gouvernement de la République ». La comtesse de La Roche Pelée était prise à partie et le rédacteur de l’article parlait d’elle en disant que « son cas relevait de la pathologie », ajoutant que cette jeune femme trop vertueuse était certainement atteinte d’hystérie religieuse, ce qui n’avait rien d’étonnant « son mari étant trop vieux pour lui faire connaître les joies salutaires d’un amour naturel ».

Mieux, le docteur Rabaud invita le sous-préfet à venir le voir chez lui et l’assura de son appui.

Edgard Dumoulin accepta d’autant plus volontiers la sympathie du docteur que celui-ci avait une fille de vingt ans, prénommée Agnès, qui fit la plus profonde impression sur l’ex-ami de la belle Éléonore.

Agnès était délicieusement fraîche et jolie, elle avait une dot assez convenable. Et, ma foi, le sous-préfet oublia complètement Éléonore, bénissant même les circonstances qui l’avaient conduit à Château-du-Lac.

La belle Éléonore pouvait attendre longtemps le retour de son amant. Celui-ci ne se préoccupait plus d’elle.

Quant à la comtesse, la guerre civile allumée dans la ville par ses soins n’avait fait que stimuler son zèle. Vainement avait-on essayé de la calmer. Elle avait répondu à toutes les démarches conciliatrices par une fin de non-recevoir absolue.

Dumoulin lui avait bien fait dire qu’il se présenterait chez elle et que, si elle voulait le recevoir, il la convaincrait et lui démontrerait qu’il n’était pas du tout l’homme qu’elle supposait. Mme de La Roche Pelée jeta les hauts cris, en disant :

— Il a osé demander à être reçu par moi ! Mais rien que sa présence souillerait ma demeure. Je ne veux pas plus le recevoir que le rencontrer. Je veux qu’il quitte Château-du-Lac avant que le château des La Roche Pelée, qu’il occupe indûment, n’ait été transformé par lui en lupanar.

Le mot avait fait le tour de la ville. On se le répétait. C’était le cri de guerre de la comtesse.

Lorsqu’on apprit à celle-ci que le docteur Rabaud était sur le point de fiancer sa fille au sous-préfet, la rage de la vertueuse Isabelle ne connût plus de bornes.

— Si ses parents sont égarés, déclara-t-elle, cette malheureuse jeune fille ne doit pas être ainsi offerte en victime. Non, non. Il faut lui ouvrir les yeux, lui faire comprendre que ce suborneur est indigne d’elle.

Et, ne voulant pas se rendre elle-même chez le docteur, elle avait chargé de cette mission délicate une vieille demoiselle qui jouait de l’orgue dans une église de la ville et se trouvait être, par une heureuse coïncidence, le professeur de piano de Mlle Agnès Rabaud.

Mais la fille du docteur avait fort mal reçu les conseils de l’envoyée de la comtesse, et celle-ci avait murmuré en apprenant cette déconvenue :

— Ah ! Elle ne veut pas nous écouter ! Eh bien ! Elle va voir ! Elle va voir !

Or, un soir, comme la comtesse sortait de l’église où elle venait d’assister au salut, elle montra à ses amies une voiture de place qui se dirigeait par une rue écartée vers le château.

— Qu’est cela ? dit-elle. Cette voiture qui vient de la gare amène peut-être une visite à notre sous-préfet. Il faut la suivre.

Et, donnant l’ordre à son cocher de filer la voiture mystérieuse, Isabelle de La Roche Pelée se fit accompagner d’une de ses plus dévouées collaboratrices, Mlle Cunégonde Dondurrand qui était d’autant plus enragée dans la lutte contre le sous-préfet qu’elle était parvenue à sa cinquantième année sans qu’aucun homme, jeune ou vieux, lui eût jamais manqué de respect.

La voiture s’arrêta devant l’hôtel du Vieux Castel, qui était situé précisément derrière la sous-préfecture. Et les deux femmes en virent descendre une jeune inconnue d’une rare élégance.

— Regardez !… Regardez donc !… disait la comtesse.

La voyageuse, dont l’obscurité empêchait de distinguer nettement les traits, était vêtue d’une grande capeline, mais comme elle écartait celle-ci, elle laissa apparaître une toilette d’un vert éclatant, robe de soie largement décolletée, de laquelle émergeaient deux bras nus jusqu’à l’épaule.

— Oh ! C’est impudique ! fit Mlle Dondurrand.

— Laissez-moi, chère amie, répondit la comtesse. Ma voiture va vous reconduire chez vous. Moi, je vais rester ici pour voir ce qui se passera. Vous direz seulement à mon cocher de revenir m’attendre dans la rue du Haut-Pavé qui donne de l’autre côté de la sous-préfecture.

« Et demain, je vous rendrai compte de ce que j’aurai vu.

Ce soir-là, M. Edgard Dumoulin, sous-préfet de Château-du-Lac, était l’homme le plus heureux du monde. Il aurait volontiers envoyé sa carte de visite avec ses remerciements émus à M. et Mme Couillard pour avoir provoqué sa nomination. Il venait, en effet, après un dîner chez le docteur, d’être agréé officiellement comme fiancé de Mlle Rabaud, qui avait reçu, sur sa joue gauche, en rougissant, le chaste baiser des fiançailles.

L’image de la jolie Agnès emplissait son esprit et, rentré chez lui, il songeait, en passant dans sa chambre à coucher, aux joies futures de la nuit nuptiale avec la fille du docteur…

Sous l’empire de ces pensées amoureuses, il se disposait à se coucher ; il entra donc dans sa chambre, tourna le commutateur électrique et se dirigea vers le lit…

À ce moment, un rire éclatant retentit derrière lui, en même temps qu’une voix bien connue lui criait :

— Bonjour, Edgard !

Edgard se retourna. Un cri de stupeur lui échappa :

— Éléonore !

C’était bien Éléonore, en effet, qui était là. Adorablement dévêtue d’une robe verte qui laissait voir la gorge, les seins rebondis, les bras potelés, les jambes bien cambrées, elle le regardait d’un air moqueur :

— Oui, mon petit, c’est moi ? Tu peux palper. Je ne suis pas un fantôme !… C’est moi, Éléonore, en chair et en os !

Et elle commença à chanter, comme le jour de la fête de Neuilly :

Elle a un caractère en or-re
Éléonore ! Éléonore !

— Tais-toi !… De grâce, tais-toi !…

— Ah ! ah ! Tu ne m’attendais pas, hein ! Moi, je suis comme ça, j’arrive toujours quand on ne m’attend pas. Tu croyais bien t’être débarrassé de moi… Non, mais, tu ne m’as pas regardée !…

Et elle se prit à rire :

— Je te vois encore, me disant d’un ton tragique, avec un faux air de de Max : « Je vais où le devoir m’appelle ! » Moi, je commençais à trouver que le devoir te retenait rudement longtemps et je me suis dit : « Je connais mon Edgard, il n’y a pas que le devoir qui puisse le retenir ainsi à Château-du-Lac ! » Tu penses ! Il y avait aussi la jeune Agnès, la fille du docteur Rabaud…

— Comment sais-tu cela ?

— Voilà. Je sais tout, moi ! On ne me mène pas en bateau ! J’ai des amis, moi aussi, à Château-du-Lac. Tiens, lis cette dépêche que j’ai reçue hier à Paris.

Et elle tendit à Edgard médusé un papier bleu sur lequel il put lire, non sans effroi :

Venez d’urgence à Château-du-Lac si voulez empêcher mariage votre ami sous-préfet avec Agnès Rabaud, fille du docteur.

C’était signé : Une amie dévouée.

Edgard s’exclama :

— C’est au moins cette rosse de comtesse qui m’a joué ce tour-là.

— Ah ! ah ! Il y a aussi une comtesse qui…

— Oh ! celle-là, je te jure bien que…

— Ne fais pas de faux serment. Ce télégramme-là, c’est celui d’une femme jalouse.

— Par exemple ! là, tu te fourres le doigt dans l’œil jusqu’au coude. La comtesse est un parangon de vertu.

— Ta ta ta ! Moi, je n’y crois pas aux parangons de vertu… La comtesse, c’est celle qu’Agnès a supplantée.

— Je ne l’ai jamais vue. Il paraît que je lui fais horreur.

— Voyez-vous cela. Il lui fait horreur ! Et moi, je parierais bien que la comtesse et toi, vous avez partagé ce lit-là plus d’une fois…

Ce fut au tour d’Edgard d’éclater de rire, tant cette idée lui parut extraordinaire.

— En tous cas, cette nuit, le lit ne sera ni pour Agnès, ni pour la comtesse… mais pour moi.

Ce disant, Éléonore fit glisser sa robe et apparut recouverte seulement d’une fine chemise brodée, ornée d’un ruban mauve.

Avant qu’Edgard ait pu dire ouf, elle avait bondi sur le lit. Ses cheveux défaits se répandaient sur l’oreiller. Et, jetant un regard sur son ami, elle lui disait :

— Avoue que la comtesse n’est pas aussi bien f…ichue que ça.

De fait, Éléonore était plus tentante que jamais.

Edgard, après tout, était un homme. Il avait un long arriéré de sagesse. Et qui donc aurait résisté à la tentation d’un beau corps qui s’offrait ainsi ?

Le sous-préfet capitula. Douce capitulation ! Un instant après, il serrait Éléonore dans ses bras et la couvrait de baisers fous.

Ce fut une nuit pleine de voluptés. Jamais peut-être les deux amants n’en avaient passé une semblable.

Ils se réveillèrent avant le lever du jour. Ou, du moins, ce fut Edgard qui, par un hasard providentiel, ouvrit les yeux le premier. Il éveilla sa compagne et, tout doucement, décidé à la prendre par la persuasion, il lui dit :

— Écoute, ma mignonne. Il faut t’en aller. Tu comprends que je ne peux pas te garder ici. Profite des derniers moments de la nuit pour sortir discrètement. Je ne te demande pas comment tu as réussi à entrer… Mais certainement tu pourras sortir aussi discrètement sans te faire remarquer.

Il s’attendait à une résistance. Aussi fut-il surpris de voir une Éléonore douce et « gentille comme tout », qui, d’elle-même, lui dit :

— Tu as raison, mon loup. Il ne faut pas te compromettre. Mais je reviendrai ce soir.

Elle sauta, légère, en bas du lit, remit de l’ordre dans sa toilette, se rhabilla et, après un dernier baiser à son ami :

— Laisse-moi partir seule. Je connais le chemin.

Quelques instants plus tard, Éléonore avait disparu.

La comtesse veillait-elle toujours ? Elle avait dû passer la nuit dans l’encoignure d’une porte voisine pour voir la jolie voyageuse, surprise la veille, pénétrer dans la sous-préfecture ; elle avait dû l’attendre patiemment pour la revoir sortir et rentrer à l’hôtel du Vieux Castel, car les premières lueurs du jour pointaient lorsque Mme de La Roche Pelée vint secouer son cocher qui l’attendait toujours en somnolant sur le siège de sa voiture.

— Armand, lui dit-elle, reconduisez-moi à l’hôtel. Et pas un mot à personne !

La vertueuse Isabelle avait son plan.

Le soir même, Mme de La Roche Pelée réunissait ses complices et leur racontait ce qu’elle avait vu.

Mlle Cunégonde Dondurrand, qui avait assisté au début de l’affaire, appuya de son témoignage le récit de la comtesse. Toutes étaient scandalisées, prêtes à provoquer un énorme scandale. Mais Isabelle fit taire leurs précipitations :

— Il faut user de ruse, dit-elle. Laissez-moi faire. Nous ne devons agir que lorsque nous serons sûres du succès. Pour cela, il faut prendre cette créature en flagrant délit. Je ne sais comment nous ferons. Ce soir, nous veillerons de nouveau mais cette fois, je demanderai à Mlle Dondurrand de passer une partie de la nuit. Elle viendra me relever à dix heures et je reprendrai la faction à deux heures du matin. Surtout, observez sans rien dire, sans paraître… Attendons notre heure, elle viendra.

v

Les malheurs conjugaux d’un concierge


Edgard, de son côté, voulut faire une enquête.

Il apprit vite qu’une voyageuse venue de Paris était descendue à l’hôtel du Vieux Castel. Elle s’était inscrite sous le nom d’Emma Dupont, sans profession, C’était, il s’en souvint, ainsi que s’appelait la femme de chambre d’Éléonore. Il était tout naturel que celle-ci eût choisi l’état-civil de sa camériste pour cacher son identité.

Éléonore avait loué au rez-de-chaussée de l’hôtel un petit appartement qui possédait une sortie particulière.

Cependant Edgard ne laissait pas d’être inquiet.

— Cette damnée comtesse, se disait-il, doit faire surveiller les environs de la sous-préfecture. Qui sait si ce n’est pas


Elle était complètement nue (page 18).

elle-même qui a procuré à Éléonore le moyen de pénétrer secrètement dans le château.

Le sous-préfet décida d’en avoir le cœur net ; il fit appeler le concierge de son domicile officiel. Celui-ci jura ses grands dieux que lui seul et sa femme possédaient la clé de la petite porte ouvrant sur le derrière et qu’il était impossible d’entrer sans qu’ils en fussent avertis. Edgard, obligé à la prudence, dit seulement :

— Je vous demandais cela parce qu’il m’a semblé cette nuit que cette porte avait été ouverte, Mais j’ai dû me tromper.

— Monsieur le sous-préfet s’est certainement trompé. Il est vrai que j’ai le sommeil très dur. Depuis quelque temps surtout je dors comme du plomb. Mais ma femme, au contraire, s’éveille d’un rien. Et elle m’aurait prévenu si quelque chose d’insolite s’était produit.

Or, le brave homme ne se trompait qu’à demi.

On verra par la suite de cette histoire par quel enchaînement de circonstances il se trouvait, sans le vouloir, complice de l’amie du sous-préfet.

Le soir de ce jour, en effet, la comtesse était de faction dès neuf heures du soir dans la petite rue sur laquelle donnait la porte de l’appartement loué officiellement par Emma Dupont. Quelqu’un, qui eût été curieux de savoir ce qui se passait, eût pu voir la femme du député-maire blottie dans une encoignure de porte, tandis que sortaient de l’hôtel d’abord un jeune homme qui n’était autre que le fils de l’hôtelier, puis, le suivant à peu de distance, une femme enveloppée d’un manteau et qui ne pouvait être qu’Éléonore.

Quelques instants plus tard, le jeune Adrien (c’était le nom du fils du patron de l’hôtel du Vieux Castel) ouvrait, avec une clé qu’il sortait de sa poche, la porte de derrière de la sous-préfecture.

Il entra laissant l’huis entr’ouvert, et bientôt la dame voilée franchissait à son tour le seuil. Après quoi Adrien refermait la porte à double tour, puis, tandis qu’Éléonore gagnait les appartements du sous-préfet, Adrien se dirigeait, en étouffant le bruit de ses pas, vers une petite chambre attenant à la loge, chambre qui faisait partie du logement du concierge.

En entrant, Adrien fut accueilli par ces mots prononcés à voix basse :

— C’est toi, mon chéri ?

— Oui, ma Joséphine adorée.

La Joséphine adorée d’Adrien n’était autre que la concierge elle-même. Elle faisait depuis plusieurs mois chambre à part avec son mari, sous le prétexte fallacieux que celui-ci l’empêchait de dormir par ses ronflements sonores. Cela permettait à l’astucieuse concierge de recevoir dans son lit le jeune Adrien, lequel avait fait faire une seconde clé de la porte par laquelle il était entré…

Adrien se précipitait vers sa maîtresse et la serrait dans ses bras.

Mais celle-ci l’arrêta :

— Mon chéri, dit-elle, il faut faire bien attention. On se doute de quelque chose.

— Qui ça ? Ton mari ?

— Tu es fou ! Tu sais bien qu’il n’y a pas de danger qu’il se réveille puisque j’ai soin, chaque soir, de verser dans sa tasse de camomille le médicament qui le fait dormir comme une souche jusqu’au lendemain matin.

« C’est plus grave. C’est le sous-préfet lui-même qui a des soupçons.

— Le sous-préfet ?… Alors, ça va bien.

— Comment ?… Ça va bien ?

— N’aie aucune crainte à ce sujet. Le sous-préfet ne dira rien à personne.

— Il en a parlé à mon mari.

— Et que lui a-t-il dit ?

— Il lui a demandé si quelqu’un pouvait entrer par la petite porte de derrière.

— Alors c’est pour s’assurer que ton époux n’a aucun soupçon. Car le sous-préfet sait tout.

— Malheureux, que dis tu ?… Nous sommes perdus ?

— Mais non. Écoute-moi un peu.

« Hier il est arrivé à l’hôtel du Vieux Castel une dame de Paris, nommée Emma Dupont, une belle dame, ma foi.

— Adrien, je te défends de regarder si les autres femmes sont belles.

— Tu es bête, ma chérie. Tu sais bien que je n’aime que toi. D’ailleurs, celle-là elle est sacrée pour moi, c’est l’amie du sous-préfet.

— L’amie du sous-préfet ?… Pas possible ?

— C’est comme je te le dis. En arrivant elle a demandé si l’appartement du rez-de-chaussée était libre. Il l’était justement. « Je m’en doutais, dit la dame, c’est pourquoi je suis venue chez vous. » Et elle a loué sans regarder au prix.

« Quelques instants plus tard, comme je m’apprêtais à sortir pour venir ici, qui est-ce que je rencontre au coin de la rue ? La Parisienne ! Elle m’aborde et me dit : « Jeune homme, je sais où vous allez, vous êtes l’amant de la concierge de la sous-préfecture…

— Ah ! Mon Dieu ! Comment savait-elle cela ?

— Les bras m’en tombaient. Je ne savais pas ce qu’il allait arriver et je n’osais rien dire. Mais elle me rassura tout de suite :

« — Ne craignez rien, dit-elle. Je suis l’amie du sous-préfet.

« — L’amie du sous-préfet ?

« — Oui, vous savez, bien, la femme de Paris, celle dont on a tant parlé dans les journaux. Eh bien ! Voilà, le sous-préfet sait tout, mais il ne dira rien à la condition que chaque soir, quand je vous le demanderai, vous laissiez la porte ouverte pour que je puisse entrer derrière vous.

— Eh bien ! vrai ! Celle-là, elle est bonne !

— Naturellement, j’acceptai. Je ne pouvais pas faire autrement. Et dès hier soir, elle entrait derrière moi.

« Ce matin, en partant, j’ai laissé de nouveau la porte entrebâillée pour qu’elle puisse sortir. Et je revins pour la fermer à clé lorsque l’amie du sous-préfet fut rentrée à l’hôtel.

— Et ce soir ?

— Ce soir. Eh bien ! Elle est entrée comme hier. Actuellement, elle est sûrement dans le lit du sous-préfet et ils doivent s’en donner tous les deux pendant que nous perdons notre temps à raconter des histoires.

— Tu as raison, mon Trésor. Du moment que nous n’avons rien à craindre, ne nous occupons plus des autres. Tiens, je t’aime !

Et la concierge, passionnée, plaqua un baiser sur les lèvres d’Adrien.

La suite ne nous regarde pas. Jetons un voile sur les amours d’Adrien et de Joséphine et montons dans les appartements privés du sous-préfet.

Edgard et Éléonore s’étaient retrouvés, comme ils l’avaient convenu la veille, c’est-à-dire qu’en pénétrant dans sa chambre, Edgard avait trouvé Éléonore déjà blottie dans ses draps.

Le jeune sous-préfet avait pris son parti de l’aventure qui, après tout, n’avait rien de déplaisant. Au contraire Éléonore était plus séduisante, plus amoureuse que jamais, et, ma foi, Edgard se laissait enivrer par des caresses renouvelées mais toujours aussi agréables.

— Dis, mon chéri, que tu m’aimes mieux que ta comtesse, lui répétait Éléonore tandis qu’il la tenait dans ses bras. Jure-moi que je suis mieux qu’elle.

— Mais, ma cocotte, je te répète que la comtesse et moi ne nous sommes jamais vus, que c’est bien la dernière femme de Château-du-Lac qui puisse devenir ma maîtresse.

— Non. Tu dis ça pour que je ne sois pas jalouse. Mais moi, je suis sûre qu’elle a été ici, à ma place, dans ce lit, comme j’y suis ce soir. Oh ! quand je pense à cela, vois-tu, je deviens folle !… J’irais lui arracher les yeux.

— Ne fais pas ça surtout !… Ne fais pas ça !…

Finalement Edgard donnait des précisions sur ses démêlés avec Mme de La Roche-Pelée et la rancune tenace de la vertueuse Isabelle contre lui. En écoutant ce récit, Éléonore se calmait, elle s’amusait même follement tant cette histoire lui semblait drôle…

Et la jolie fille se laissa convaincre, d’autant plus que son amant mettait une folle ardeur à lui prouver qu’elle était la seule aimée de lui.

Cependant une chose inquiétait toujours le sous-préfet. Il se demandait comment Éléonore avait pu pénétrer chez lui. L’heure des abandons est aussi celle des confidences et il questionna sa maîtresse alors que celle-ci reposait mollement sur l’épaule de son compagnon.

Éléonore ne se fit pas trop prier.

Elle dit en souriant :

— Cela te préoccupe beaucoup. Eh bien ! Tu vas tout savoir :

« Tu sais combien Emma m’est dévouée. C’est elle que j’ai chargée de me renseigner. Peu de temps après ton arrivée ici je la fis partir pour Château-du-Lac et elle s’informa discrètement. C’est une fine mouche et elle obtint vite toutes les indications qui m’étaient nécessaires…

Éléonore ajouta que c’était par Emma qu’elle avait connu l’existence du rez-de-chaussée à double issue dans l’Hôtel du Vieux Castel et aussi les amours clandestins du jeune Adrien avec la concierge de la sous-préfecture.

Cette révélation laissa Edgard abasourdi :

— Ainsi, s’écria-t-il, notre secret est à la merci de ma concierge ! Mais c’est d’une imprudence folle !

— Tu es fou de t’inquiéter, mon chat aimé. Tu penses bien que la pipelette se taira pour ne pas que je révèle ses amours extra-conjugales à son mari.

Edgard fut à peu près rassuré par cet argument.

Puis, soudain, une idée lui vint :

— Mais alors, la dépêche que tu as reçue, ce n’est pas la comtesse qui te l’a envoyée, c’est Emma !

— Parbleu ! Grand bête ! C’est toi-même qui m’a appris l’existence de la vertueuse Mme de La Roche Pelée.

— Eh bien ! Je préfère cela, car je tremblais que cette terrible femme ne nous ait tendu un piège.

Elle poussa un profond soupir, ajoutant :

— Malheureusement, il y a la fille du docteur, cette Agnès que tu veux épouser.

Cette fois, Edgard était très embarrassé pour répondre. Il ne pouvait nier ses fiançailles avec la jeune Agnès.

Il crut prudent, par conséquent de ne pas attiser la jalousie de sa maîtresse.

— Oh ! Tu sais… dit-il avec un geste vague.

— Je sais ce que je sais.

Puis se faisant câline, Éléonore dit :

— Écoute, mon loup, tu vas rompre tes fiançailles. Je veux te garder pour moi tout seul. Je t’emmène avec moi à Paris.

— Tu es folle !

— Je ne suis pas folle du tout. Un sous-préfet peut bien s’absenter au bout d’un mois. Lorsque tu seras dans la capitale, tu t’arrangeras avec le ministre pour ne plus revenir ici. Tu as un bon prétexte, l’hostilité de Mme de La Roche Pelée et de la Société castrolagunienne. Le ministre est ton ami, il te trouvera une sous-préfecture plus rapprochée de Paris où tu pourras venir comme il te plaira, et ainsi nous aurons tout le loisir de nous aimer autant que nous voudrons. Va, tu oublieras vite cette petite niaise.

— Mais ce n’est pas une petite niaise.

Cette exclamation involontaire fit bondir Éléonore.

— Ah ! Je vois ce que c’est, fit-elle. Tu tiens à la fille du docteur. Eh bien ! Je te préviens que si tu ne la lâches pas, j’irai trouver la comtesse et je lui raconterai tout. Voilà.

Edgard sursauta.

— Non… Non !… Écoute-moi bien. Je ne peux pas rompre ainsi tout de go. Laisse-moi gagner du temps et je te promets que je m’en irai avec toi à Paris.

Éléonore le regarda :

— Prends garde ! N’essaie pas de me tromper, ou je me vengerai. Je te donne huit jours encore pour te décider, mais pendant ces huit jours je reviendrai tous les soirs. Je ne te lâcherai pas.

— Puisque je te jure, ma petite cocotte en sucre !…

— Je te crois… Embrasse-moi !

Et la conversation se termina dans de nouveaux transports amoureux.

Cependant, dans la rue voisine, les ennemies d’Edgard veillaient.

Ainsi qu’il avait été convenu, à dix heures du soir, Mlle Cunégonde Dondurrand était venue relever la comtesse de sa faction. Elle avait trouvé Mme de La Roche Pelée tapie dans l’encoignure d’une porte, à côté de l’hôtel du Vieux Castel.

La vertueuse Isabelle aborda sa complice un doigt sur la bouche.

— Chut, dit-elle à voix basse à peine perceptible. Prenez ma place et ne bougez pas. Observez bien la sous-préfecture et la porte dérobée de l’hôtel. Surtout, ne vous endormez pas.

— Soyez tranquille. Vous pouvez compter sur moi.

— À deux heures du matin, je viens vous relever.

Et Mlle Dondurrand vit la comtesse s’éloigner au tournant de la rue.

La vieille fille se dissimula dans l’angle indiqué par son amie et attendit patiemment. Les heures s’écoulèrent longues et fastidieuses sans que rien d’insolite se produisit.

Enfin, deux heures sonnèrent à l’horloge de la sous-préfecture et Mlle Dondurrand vit poindre la comtesse à l’angle de la rue. Mme de La Roche Pelée n’était reconnaissable qu’à son costume, large manteau l’enveloppant tout entière, chapeau enfoui dissimulant les cheveux, voilette épaisse cachant le visage.

La comtesse murmura doucement :

— Rien de nouveau ?

— Rien de nouveau, répondit son amie.

— C’est bien, je vais vous relever jusqu’au jour.

Et, heureuse du devoir accompli, Mlle Cunégonde Dondurrand s’en fut prendre un repos bien gagné.

vi

La comtesse attaque, le sous-préfet riposte.


La comtesse avait promis de faire éclater le scandale avant huit jours. Curieuse coïncidence, elle s’était donné le même délai que celui accordé par Edgard à la belle Éléonore.

Mais les événements allaient se précipiter.

Un jour que le docteur Rabaud, seul dans son cabinet de travail, était fort occupé à répéter un discours qu’il devait prononcer à une importante réunion de son parti, son domestique entra et lui dit :

— Monsieur… Mme la comtesse de La Roche Pelée est là ; elle demande à vous parler.

Le chef du parti républicain castrolagunien ne fut pas peu surpris de cette visite.

— Faites entrer, ordonna-t-il.

Un instant après, Isabelle pénétrait dans le cabinet du docteur.

La jeune femme baissait modestement les yeux sous sa voilette, non sans regarder son hôte à la dérobée. Le docteur demanda :

— À quoi, madame, dois-je l’honneur de votre visite ?

— Mon Dieu, docteur, vous serez certainement étonné de ma démarche. J’ai longtemps hésité avant de m’y résoudre. Mais mon devoir de chrétienne et d’honnête femme a eu finalement raison de tous mes scrupules.

— Ce que vous avez à me dire est-il donc si grave ?

— De la plus haute gravité, docteur. Autrement, comment pourriez-vous supposer que j’aie oublié toutes les attaques inspirées par vous contre moi.

— Hé !… Hé !… Madame. Je ne suis pas l’unique coupable et ce n’est pas toujours moi qui inspire les articles, un peu violents parfois je le reconnais, du Républicain castrolagunien.

— Je ne veux pas le savoir, répondit Mme de La Roche Pelée en poussant un profond soupir. La démarche que je fais aujourd’hui n’a d’autre but que de sauver une jeune âme en péril.

— Vous m’inquiétez, chère madame.

— Soyez inquiet. Vous avez lieu de l’être, docteur, vous êtes un homme honorable, vous avez été abusé par un aventurier intrigant qui a su vous tromper habilement. D’ailleurs, je ne suis pas venue vous trouver sans preuves.

« Si vous voulez être renseigné sur votre futur gendre, tâchez seulement de savoir quelle est la femme qui, chaque nuit, sort en se dissimulant de l’hôtel du Vieux Castel pour pénétrer par une porte dérobée dans la sous-préfecture.

« Nul doute que vous ne l’identifiez avec la belle amie que M. Edgard Dumoulin avait laissée à Paris.

« Le scandale est proche. J’ai cru bien faire en vous avertissant avant qu’il n’éclate. Maintenant, vous êtes prévenu, vous pouvez agir comme bon vous semblera.

— Mais, madame, en admettant même que ce que vous affirmez soit vrai, cela ne prouverait pas absolument que le sous-préfet fût coupable. Cette femme pourrait venir à la sous-préfecture pour un autre homme.

Mme de La Roche Pelée partit d’un franc éclat de rire.

— Et pour qui donc ? Il ne loge, dans le château, outre M. Dumoulin, qu’un seul homme, le concierge Hyacinthe. Vous ne pensez tout de même pas que c’est pour ses beaux yeux qu’une demi-mondaine parisienne serait venue exprès à Château-du-Lac.

— Je ne sais pas. Il faut être prudent. Je ne peux me prononcer ainsi…

— Oui, vous voulez voir. Vous êtes comme l’apôtre Thomas. Eh bien ! docteur, vous verrez ! C’est moi qui vous le promets. Avant une semaine je reviendrai et, si vous le voulez, je vous donnerai les moyens de vérifier ce que j’avance.

« En attendant, croyez-moi, vous feriez bien d’éloigner un peu votre fille d’un fiancé que vous serez sûrement le premier vous-même à écarter d’elle, lorsque vous serez fixé comme moi sur son inconduite…

La comtesse semblait s’être transformée… Elle paraissait être sortie de sa réserve au point que le docteur se prenait à la regarder d’un œil moins antipathique.

— La bougresse ! se disait-il, On dirait qu’elle veut m’ensorceler. Par moments, je jurerais qu’elle essaye de me séduire.


Éléonore fit glisser sa robe (page 23).

Mais Isabelle de La Roche-Pelée se leva, revenant à son attitude réservée. Sans doute jugeait-elle avoir suffisamment pour cette fois jeté le trouble dans l’esprit du père de la jeune Agnès, car elle lui dit :

Je vous ai dit, docteur, tout ce que je croyais devoir vous révéler. Il ne me reste plus qu’à me retirer en souhaitant que vous fassiez votre profit de cet entretien.

Sur quoi, elle prit congé et se retira.

Lorsqu’il se retrouva seul, le docteur s’interrogea.

Il était maintenant fort perplexe, et, monologuait en arpentant son cabinet :

— Si pourtant il y avait quelque chose de vrai. Non, ce n’est pas possible. M. Dumoulin n’aurait pas commis une telle action. Ce serait plus que scandaleux, ce serait idiot.

Après un moment il prit une décision :

— Il n’y a qu’un moyen d’être fixé. Je vais confesser le sous-préfet, je verrai bien ce qu’il me répondra.

Edgard était en train de lire un fastidieux rapport officiel, lorsqu’on lui annonça la visite de son futur beau-père.

— Faites entrer, dit-il.

Et il s’avança, le sourire aux lèvres, vers le docteur.

Mais il s’arrêta.

M. Rabaud restait debout devant lui, dans une attitude sévère qu’il n’avait pas coutume d’avoir.

Du premier coup, Edgard comprit.

— Il sait tout, pensa-t-il. La comtesse nous a découverts et elle a fait prévenir mon beau-père.

Il s’apprêta néanmoins à subir le choc sans sourciller.

— Eh bien ! docteur ? dit-il. Qu’y-a-t-il donc ? Vous avez une mine extraordinaire…

Puis, prenant un ton inquiet :

— Serait-il arrivé quelque chose d’imprévu ?… Mlle Agnès serait-elle malade ?

— Ma fille se porte très bien.

— Alors ?…

— Alors… Il se passe, monsieur Dumoulin, d’étranges choses à la sous-préfecture de Château-du-Lac, si j’en crois la rumeur publique…

— Encore… On a inventé une nouvelle calomnie ?

— Je souhaite que ce soit une calomnie. Cependant, on m’a fourni des précisions telles que je me demande…

— Comment, docteur, vous-même croyez maintenant aux folies de la comtesse, car je parie bien que c’est encore elle qui a monté une nouvelle histoire contre moi.

— Écoutez, parlons franc. Vous recevez tous les soirs une femme ici.

— Moi ?… Une femme ici ?… s’écria le sous-préfet en levant les bras au ciel… C’est fou ! c’est fou !

— On l’a vue.

— Par exemple !

— Elle entre par la petite porte donnant sur la rue du Pont-Levis.

— La petite porte de la rue du Pont-Levis ?… Ah ! Elle est bien bonne, celle-là !… Cette porte, docteur, ne s’ouvre jamais. Elle n’a qu’une clé et, de toute éternité, cette clé est entre les mains du concierge Hyacinthe. Si vous voulez, je vais le faire venir immédiatement et il vous le dira lui-même.

Et Edgard fit mander le concierge qui affirma naturellement qu’il était impossible de pénétrer dans le château par cette porte dont la clé était toujours à son trousseau.

Brandissant l’anneau auquel pendaient dix clés différentes, Hyacinthe ajoutait :

— Mon trousseau ne me quitte jamais. Le jour, il est dans ma poche, la nuit il est sous mon oreiller.

— Ça ne fait rien, Hyacinthe. Il peut tout de même y avoir quelque chose de suspect. Vous vous rappelez qu’il y a quelque temps j’avais cru moi-même m’apercevoir de quelque chose d’insolite. Pour plus de sécurité, voici ce que vous ferez : vous prierez votre femme, qui a le sommeil plus léger que vous, de veiller la nuit prochaine. D’ailleurs, ne vous en occupez pas, je lui donnerai moi-même les instructions nécessaires.

— Bien sûr, monsieur le sous-préfet, bien sûr… Mais moi, la tête sous le couperet, je jurerais que personne n’a pu passer par cette porte sans ma permission.

— Pas même moi ?

— Pas même vous, monsieur le sous-préfet, puisque vous n’avez jamais eu la clé entre les mains.

— Ah ! Voilà au moins un témoignage probant.

Le docteur, qui ne demandait qu’à être rassuré, était convaincu.

— Et moi qui m’y étais presque laissé prendre, disait-il. Cette damnée femme aussi, un moment elle m’avait presque ensorcelé, Mais je me méferai à l’avenir, je me méfierai.

— Et vous aurez raison. Seulement, provisoirement, il est préférable de ne rien dire, Laissez au contraire à la comtesse la douce illusion qu’elle a ébranlé votre confiance en moi. Si nous voulons en finir avec elle, il vaut mieux la laisser pousser plus avant ses petites combinaisons. Soyez certain qu’au fond il y a là toute une machination ourdie par elle et ses amies. Peut-être a-t-elle stipendié quelque servante pour jouer un rôle louche et se glisser le soir vers la sous-préfecture comme si elle y pénétrait.

— Je n’avais pas pensé à cela. Mais vous avez sans doute raison. C’est qu’elle m’a paru très forte, vous savez, très forte…

Eh bien ! Nous serons aussi forts qu’elle et nous démasquerons ses intrigues.

vii

La mission de confiance du jeune Agénor.


Le sous-préfet, cependant, était moins triomphant que son futur beau-père. Et il y avait de quoi. C’est que pour lui, il y avait encore quelqu’un contre qui il fallait lutter de ruse, quelqu’un qui n’était pas moins habile que la comtesse, et ce quelqu’un, c’était Éléonore.

Edgard se demanda s’il avertirait sa maîtresse du nouvel événement imprévu qui compliquait la situation. Mais, tout bien pesé, il préféra la laisser dans l’ignorance.

— Cette mâtine-là, se dit-il, elle serait capable de se compromettre exprès et d’entrer dans le jeu des La Roche Pelée pour briser mon mariage et me faire quitter Château-du-Lac.

Il réfléchit longtemps.

Une heure plus tard, il se souriait à lui-même, son esprit inventif avait trouvé une solution.

Ah ! madame la vertueuse comtesse de La Roche Pelée, vous voulez faire joujou avec moi. On s’y brûle les doigts, belle dame. Moi aussi, je sais échafauder des combinaisons.

« En même temps, je me débarrasses d’Éléonore. Elle est bien gentille, mais trop collante…

On va voir quelle diabolique idée avait germé dans l’imagination du fiancé d’Agnès.

La sous-préfecture de Château-du-Lac comptait parmi son personnel un jeune attaché, âgé de vingt ans à peine, Agénor Trident, qui était bien le jeune homme le plus timide et le plus naïf de la ville. Edgard l’avait trouvé là et l’avait gardé, parce qu’il était le fils d’un notable commerçant jouissant d’une grosse influence.

Cette particularité n’empêcha cependant pas le perfide Dumoulin de choisir ce jeune attaché comme victime expiatoire.

C’est pourquoi Edgard sonna l’huissier et lui dit :

— Faites venir M. Agénor Trident.

Quelques minutes plus tard, Agénor entrait en tremblant dans le cabinet du sous-préfet.

— Monsieur Trident, lui dit Edgard, je vous ai fait appeler parce que j’ai besoin d’un employé dévoué et sûr.

Ce préambule n’était pas fait pour enhardir le jeune attaché. Sa confusion fut telle qu’il rougit jusqu’aux oreilles.

Il balbutia :

— Monsieur le sous-préfet peut compter sur moi.

— J’espère bien que je peux compter sur vous. Je n’ai pas besoin de vous demander si vous êtes brave.

Agénor, qui tremblait comme toutes les feuilles d’un arbre, répondit :

— Je le serai s’il le faut, monsieur le sous-préfet.

— Il le faudra, car voici de quoi il s’agit. Venez avec moi dans la pièce voisine.

Et, ouvrant la porte, Edgard pénétra avec Agénor dans un petit salon attenant à son cabinet.

— Vous voyez, dit-il, le coffre-fort qui est là contre le mur.

— Oui, monsieur le sous-préfet.

— Eh bien ! Il renferme depuis huit jours des documents de la plus haute importance, des document contenant des secrets d’État. J’ai l’ordre formel de les surveiller jour et nuit. D’après les instructions du ministre un employé de confiance doit passer la nuit dans cette pièce sur un lit de camp.

« J’avais songé d’abord à y faire coucher Hyacinthe, le concierge, mais il dort trop profondément.

« J’ai pensé à vous qui êtes jeune pour cette surveillance.

— Oui, monsieur le sous-préfet.

— À partir de ce soir, et toutes les nuits jusqu’à nouvel ordre, vous coucherez donc ici.

— Oui, monsieur le sous-préfet, répéta en tremblant le pauvre Agénor.

— Vous avez à votre portée dans ce tiroir — et Edgard ouvrit le tiroir d’une petite table — un revolver chargé que voici.

À la vue de l’arme, Agénor faillit s’évanouir de frayeur.

Edgard continuait cependant :

— À la première alerte, vous n’hésiterez pas à vous en servir.

— Oui, monsieur le sous-préfet, murmura le jeune attaché.

— N’ayez aucune crainte. Au bruit de la détonation, j’accourrai vous prêter main-forte. Ma chambre est à côté.

— Oui, monsieur le sous-préfet.

— D’ailleurs, c’est l’affaire de quelques jours seulement. Un envoyé du ministre doit venir prochainement reprendre les documents précieux.

« Vous m’avez compris. Je n’ai plus qu’une chose à vous demander. Quoi qu’il arrive, gardez le secret le plus absolu sur la présence de ces documents. Pour tout le monde vous resterez ici afin de terminer un travail urgent.

« Une dernière recommandation. Pour qu’il ne soit pas dit que j’ai attendu avant d’exécuter les ordres qui m’ont été donnés, il y a déjà une semaine que vous avez commencé votre surveillance.

« C’est bien entendu, n’est-ce pas, je compte sur vous ?

Agénor, pâle comme un linge, exhala dans un souffle un dernier :

— Oui, monsieur le sous-préfet.

Le soir même, il arrivait à huit heures précises à la sous-préfecture. Edgard l’attendait et l’installa lui-même dans la chambre au coffre-fort où était installé le lit de camp dans lequel Agénor devait coucher.

Le sous-préfet était très aimable. Il offrit même à son subordonné une tasse de tilleul, afin, affirma-t-il, de lui donner le calme nécessaire en cas d’alerte.

Le malheureux jeune homme était loin de se douter de l’orage qui allait fondre sur lui.

Dans la journée, en effet, Edgard avait fait appeler la femme du concierge :

— Madame, lui avait-il dit, il faut prendre de plus grandes précautions. Vous savez que la comtesse de La Roche-Pelée est aux aguets. J’ai dû promettre de faire surveiller l’entrée de la rue du Pont-Levis. C’est vous qui en serez chargée. Vous êtes assez fine pour comprendre que demain matin vous devez déclarer à votre mari que vous n’avez rien vu d’insolite.

« Par contre, vous lui direz que vous avez distingué vers minuit des bruits de pas dans la rue et que, collant votre oreille à la porte, vous avez entendu, sans distinguer les paroles prononcées, des voix de femmes.

« Vous vous souviendrez bien de ce que je vous dis ?

— Oh ! certainement monsieur le sous-préfet. Je comprends parfaitement. Monsieur le sous-préfet veut faire croire que c’est la comtesse qui fait des manigances pour le compromettre.

— C’est cela même. Vous n’êtes pas bête.

— On me l’a toujours dit. Adrien me trouve très intelligente.

— Adrien vous trouve à son goût de toutes les façons, d’après ce que je vois.

— Dame, monsieur le sous-préfet, j’ai bien le droit aussi à un peu d’amour. Hyacinthe me délaisse complètement.

— Pauvre Hyacinthe ! À propos, vous me donnerez un petit flacon de cette potion que vous lui versez pour le faire dormir si profondément.

— Monsieur le sous-préfet veut endormir quelqu’un.

— Oui, M. Agénor Trident, pour qui vous allez dresser un lit dans le petit salon contre le coffre-fort. Mais, là aussi, il faudra être discrète jusqu’au jour où je vous apprendrai ce que vous devrez dire.

Joséphine se mit à rire :

— Monsieur Agénor !… Ah ! ah ! Par exemple, celle-là elle est bien bonne ! monsieur le sous-préfet, sauf le respect que je vous dois, vous en avez de l’astuce.

— Qu’est-ce que c’est ?… Qu’est-ce que vous croyez ?

— Ce que je crois ? Eh bien ! ce qui est, parbleu ! Monsieur le sous-préfet prend ses précautions pour le cas où l’on découvrirait la chose que… enfin l’histoire de la dame… Elle sera venue ici pour M. Agénor…

Edgard était étonné de se voir ainsi deviné par la malicieuse concierge.

— Bigre ! pensa-t-il, celle-ci est rouée comme tout. Il vaut mieux jouer franc jeu avec elle.

Puis, s’adressant à Joséphine :

— En tous cas, gardez bien votre langue, même à l’égard d’Adrien, n’est-ce pas ? Vous avez tout intérêt à ne pas parler, d’abord à cause de votre mari et ensuite parce que vous serez largement récompensée.

« Voici déjà un petit acompte pour vous dédommager de votre peine.

Et, sortant son portefeuille, Edgard en tira deux billets de cent francs qu’il tendit à l’amie du jeune Adrien.

Celle-ci s’en empara tandis qu’un sourire illuminait son visage :

— Oh ! monsieur le sous-préfet n’a rien à craindre. Monsieur le sous-préfet peut disposer de moi comme il lui plaira.

— C’est bien ce que je compte faire. Et surtout pas un mot, ni à Adrien, ni non plus à la dame à laquelle il ouvre la porte tous les soirs.

Quand le soir vint, tout se passa comme il était convenu.

Edgard ne quitta Agénor que lorsque celui-ci fut bien endormi.

Le sous-préfet pénétra ensuite dans ses appartements et il trouva, comme chaque nuit, la belle Éléonore dans son propre lit, plus énamourée que jamais.

Edgard se garda bien de raconter à son amie quoi que ce fut des événements de la journée. Pourtant Éléonore le questionna comme si elle avait eu vent de quelque chose.

— Tu ne redoutes rien de la comtesse ? lui dit-elle.

— Pourquoi me demandes-tu cela ? Je ne redoute rien du tout. As-tu appris du nouveau ?

— Non, mais des fois, on ne sait pas. Tu as tant peur d’elle.

— Pour le moment, je crois qu’elle ne se préoccupe pas de moi.

— Ah !

— On m’a même assuré qu’elle allait quitter Château-du-Lac pour faire une nouvelle retraite dans son couvent.

— Vraiment ? Alors, tu seras bien tranquille.

Était-ce à cause des incidents de la journée, qui avaient tout de même énervé Edgard ? Toujours est-il qu’il lui sembla que son amie avait prononcé cette dernière phrase d’un petit ton moqueur.

Mais il oublia vite cette impression sous les caresses de sa maîtresse.

— Plus que cinq jours, mon chéri, tu sais, reprit Éléonore.

« Dans cinq jours expire le délai que je t’ai accordé et nous sommes de la classe tous les deux. Nous secouons la cendre de nos souliers sur le sol ingrat de Château-du-Lac. Et vive Paris et ses plaisirs !

— Sûrement, dans cinq jours tout sera réglé.

— Tu as commencé à préparer le terrain avec le docteur ? Tu es moins empressé auprès de sa fille, n’est-ce pas ?

— C’est-à-dire que c’est difficile. J’ai seulement annoncé que j’allais probablement être obligé de faire un séjour un peu long à Paris, appelé par le ministre.

— Ah ! Tu sais ! Ne me trompe pas ! sans ça, gare au scandale !

— Sois tranquille, ma Nonore chérie, sois tranquille… Tu verras, je te réserve une surprise.

— À la bonne heure, je t’aime, mon gros loup.

Et l’ardente fille ponctua ce serment d’un long baiser tandis qu’Edgard pensait :

— Tu parles d’une surprise ! Qu’est ce qui va se passer dans cinq jours ? C’est alors qu’il faudra tenir le coup.

En attendant, le sous-préfet tenait le coup sans aucun remords en répondant aux transports amoureux de sa maîtresse.

viii

La colère de la comtesse et la rage d’Éléonore.


Il serait fastidieux de répéter que la comtesse et Mlle Dondurrand continuaient avec vigilance leur faction au coin de la rue voisine. Le lecteur s’en doute.

Il est plus intéressant de dire ce que préparait Mme de La Roche-Pelée.

Elle ne perdait pas son temps bien que ses veilles quotidiennes la fatiguassent beaucoup et qu’elle sortit de son lit chaque matin vers dix heures avec des traits tirés et des yeux battus qui eussent pu faire croire à des esprits non prévenus qu’elle passait ses nuits à tout autre chose qu’à guetter dans la rue les allées et venues de la maîtresse du sous-préfet.

Mais nul ne soupçonnait la comtesse, qui était insoupçonnable d’ailleurs.

Elle aussi n’avait plus que cinq jours devant elle pour mettre son plan à exécution. Cinq jours, c’était peu ; il fallait mettre ce temps à profit sans perdre un instant.

Le sixième jour, c’est-à-dire l’avant-veille de l’échéance, la comtesse se faisait de nouveau annoncer chez le docteur Rabaud.

Celui-ci la reçut avec la plus grande amabilité et Mme de La Roche Pelée en ressentit au premier abord une favorable impression.


Elle s’était précipitée sur son lit, mordant ses oreillers (page 44).

— Eh bien ! docteur ! lui dit-elle. Êtes-vous plus renseigné sur le sous-préfet ?

— Ma foi, madame, j’avouerai franchement que votre visite de l’autre jour a ébranlé ma confiance en M. Dumoulin.

— Vous voyez bien. Vous me remercierez certainement un jour du grand service que je vous aurai rendu.

« D’ailleurs, vous avez dû vous apercevoir de quelque chose dans l’attitude de M. Dumoulin. Depuis que cette femme est venue à Château-du-Lac, il doit se montrer moins empressé auprès de Mlle Agnès.

— Mon Dieu, Madame, le sous-préfet doit cacher son jeu. Car, au contraire, il ne s’est jamais montré plus amoureux de ma fille.

Il ne pouvait pas se douter de l’effet que ses paroles allaient produire sur la vertueuse Isabelle.

Celle-ci bondit comme si le docteur lui avait marché sur le pied. Elle s’écria :

— Alors, comme vous le dites, c’est qu’il cache son jeu. Ah ! Il le cache bien, le misérable !

Le docteur était interloqué. L’attitude de sa visiteuse devenait une énigme.

— Écoutez, reprit Mme de La Roche Pelée, qui avait repris son calme, lors de ma première visite, je vous ai dit qu’avant une semaine je vous donnerais les preuves formelles que M. Dumoulin reçoit chez lui, chaque nuit, cette femme, cette Parisienne dévergondée qui n’est après tout, qu’une fille.

Le docteur avait retrouvé son sang-froid. Il se rappela fort à propos que le sous-préfet lui avait conseillé d’abonder dans le sens de la comtesse.

— Alors, dit-il, ces preuves ?

— Vous vous êtes encore une fois laissé abuser par ce monsieur qui ose prétendre à la main de votre fille. Je vois que je ne pourrai pas éviter le scandale public. Tant pis, c’est lui qui l’aura voulu !

Et Mme de La Roche-Pelée prononçait ces paroles d’un ton menaçant. On eut dit qu’elle essayait d’étouffer, sans y parvenir complètement, une colère furieuse.

Elle ajouta :

— Voici : vous n’avez qu’à vous trouver après-demain à deux heures du matin dans la rue du Pont-Levis, derrière la sous-préfecture. Vous n’y serez pas seul d’ailleurs. Vous m’y trouverez. Je serai là avec quelques amies… Nous veillons chaque jour depuis neuf heures du soir. Et, lorsque cette femme sortira de la sous-préfecture, je la démasquerai publiquement… vous entendez, publiquement !… Après cela, si M. Dumoulin n’est pas obligé de quitter Château-du-Lac, c’est qu’il n’y aura plus ni morale, ni justice.

« À après-demain, docteur, je compte sur vous.

— À apèés-demain, madame la comtesse. Je ne demande qu’à être convaincu et je serai exact au rendez-vous.

Lorsque le docteur eut rapporté à Edgard son entretien avec la comtesse, il observa l’attitude de son futur gendre.

Celui-ci était très calme.

— Eh bien ! dit il. Il faut être au rendez-vous. N’y soyez pas seul. Amenez quelques amis, par exemple le rédacteur en chef du Républicain castrolagunien. La comtesse veut un scandale ; pourquoi la contrarier ? Nous lui donnerons son scandale, mais il y a gros à parier que c’est elle qui en fera les frais.

— Vous avez appris quelque chose sur ce qu’elle prépare ?

— J’ai appris beaucoup de choses. D’ailleurs je n’ai aucune raison de vous les cacher. Et vous garderez bien le secret, pendant deux jours, n’est-ce pas ?

— Vous pouvez être assuré de ma discrétion.

— Eh bien ! Voilà. Il est vrai que toutes les nuits, à l’aide d’une fausse clé, une femme entre et sort de la sous-préfecture par la porte de la rue du Pont-Levis.

— Ce n’est pas possible !

— C’est l’exacte vérité ! Mais vous ne vous douteriez jamais pour qui cette personne se glisse ainsi furtivement dans cette maison.

— Ma foi non.

— Pour M. Agénor Trident.

— Le petit Trident ? Moi qui le croyais le jeune homme le plus sage de la ville, au point même que je le considérais comme ignorant tout de l’amour.

Dumoulin partit d’un grand éclat de rire.

— Ah ! ouiche, ignorant ! Vous me la bâillez belle ! Soyez persuadé que c’est un gaillard qui ne s’embête pas !

« Il couche ici depuis deux semaines pour des raisons de service. Il n’a pas pu se passer de sa petite amie, et il n’a pas hésité à faire fabriquer — par quel moyen, je l’ignore — une fausse clé pour que sa maîtresse puisse venir le rejoindre.

« Dès que j’ai eu découvert le pot aux roses, j’ai compris. La comtesse, qui fait certainement surveiller les environs, a eu vent de l’histoire. Elle est convaincue que la dame inconnue vient pour moi. Et elle s’apprête à triompher.

« Je n’ai pas voulu la détromper. Laissons la tomber dans le piège qu’elle a elle-même tendu.

« Lorsque, dans deux jours, elle voudra, comme elle le dit, démasquer publiquement la femme qu’elle ne connaît pas, je serai là, moi aussi. Nous trouverons ladite femme dans les bras d’Agénor. Mme de La Roche-Pelée en sera pour sa courte honte ; toute la ville rira d’elle le lendemain.

« C’est pourquoi je vous dis d’amener le rédacteur en chef du Républicain castrolagunien ; il aura à écrire un bel article, qui fera assez de bruit pour que le comte soit obligé de donner sa démission de maire et de député.

Le visage du docteur s’illuminait.

— Bravo ! s’écria-t-il. Bravo !… Ça, c’est bien joué !

Et il ne vécut plus. Il attendait certainement la nuit du surlendemain avec autant d’impatience qu’Isabelle de La Roche-Pelée.

Celle-ci, avant de rentrer chez elle, était passée au bureau du Nouvelliste de Château-du-Lac. Elle avait convoqué le rédacteur en chef de l’organe conservateur pour qu’il assistât, lui aussi, au scandale.

Après quoi, satisfaite d’elle-même, elle avait regagné sa demeure.

Sitôt rentrée, elle s’enferma dans sa chambre.

Si quelqu’un avait pu alors coller son œil à la serrure, il eut été bien surpris de voir et surtout d’entendre la comtesse.

Contrairement à son habitude, elle ne s’était pas jetée sur un prie-dieu pour demander à la Sainte-Vierge de couronner le succès de son entreprise.

Elle avait rageusement enlevé son chapeau et son manteau qu’elle avait lancés sur un canapé.

Puis, dans un état de folle exaltation, elle s’était précipitée sur son lit, mordant les oreillers pour étouffer sa voix, afin qu’on ne l’entendit pas murmurer :

— Ah ! le bandit ! le misérable !… Le lâche ! Il ne veut pas la quitter, sa fiancée !… Il ne le veut pas !… Mais il ne se jouera pas de moi comme il le croit… Ce serait trop bête !…

Sa colère passée, et redevenue maîtresse d’elle-même, la comtesse se leva ; elle avait retrouvé tout son calme, c’était de nouveau la grande dame.

Elle partit cependant d’un grand éclat de rire qui jurait avec son habituelle réserve :

— Ah ! monsieur Edgard Dumoulin, dit-elle, vous vous croyez bien fort, mais je le suis plus que vous ! Ah ! si vous connaissiez entièrement le fond des choses, vous auriez trop beau jeu… Mais, voilà, vous l’ignorez… Et c’est très heureux… Allons ! Je vous apprendrai qu’on ne se moque pas impunément d’une La Roche-Pelée née de Puyprofonds.

Si la rage de la comtesse était grande, celle d’Éléonore ne l’était pas moins. La jolie fille était furieuse de ne pas avoir encore décidé son ami à quitter Château-du-Lac en sa compagnie ; et naturellement sa jalousie contre la pauvre Agnès en était encore augmentée.

Le même soir du jour où la comtesse avait rendu visite au docteur, il y eut à l’hôtel du Vieux Castel une grande scène de violence au cours de laquelle Éléonore exprimait à sa camériste Emma toute son indignation :

— Crois-tu, disait-elle, ce salaud-là qui n’a pas encore brisé avec sa petite oie blanche !… au contraire !… Monsieur veut me rouler !… Ah ! mais, s’il se figure qu’il va me mener en bateau longtemps comme ça, il ne m’a pas regardée !…

— Madame a tort de se fâcher !… Elle n’a plus que deux jours à attendre !

— Deux jours, oui, deux jours !… Après, gare la casse.

ix

Les surprises d’Agnès.


Sans qu’ils s’en doutassent, le sous-préfet et son futur beau-père avaient une alliée qui allait leur apporter un appui d’autant plus efficace que, pas plus qu’eux-mêmes, ni la comtesse, ni Éléonore ne se doutaient de l’entrée en scène de ce nouveau personnage.

Cette alliée imprévue n’était autre que la jeune Agnès.

Un hasard providentiel avait voulu que celle-ci remarquât la visite de Mme de La Roche-Pelée à son père.

Curieuse comme toutes les fille d’Ève, elle avait collé son oreille à la porte du cabinet paternel, et n’avait pas perdu un mot de la conversation entre le docteur et la comtesse.

Ce qu’elle avait entendu avait provoqué en elle un trouble profond.

Elle se refusait pourtant à croire à la trahison de son fiancé.

— C’est, pensa-t-elle, encore un coup monté par Mme de La Roche-Pelée. Le rendez-vous est pour après-demain. J’y serai.

Elle avait pensé à prévenir son fiancé, mais elle y avait renoncé dans la crainte que le sous-préfet ne l’empêchât d’intervenir.

Le soir de ce même jour, Éléonore, couchée dans le lit d’Edgard, lui posa la question de confiance :

— Alors, mon loup, c’est entendu, n’est-ce-pas ? Demain sera notre dernière nuit à la sous-préfecture de Château-du-Lac. Après, nous jouons de la fille de l’air.

Edgard simula un grand embarras :

— Écoute, mon lapin bleu, ce qui est promis est promis et je tiendrai ma parole. Seulement il faut que tu m’accordes un nouveau délai.

— Un délai ! Ah ! non, par exemple !…

— Cependant, il le faut !…

— Ah bah !… Et pourquoi le faut-il ?

— Parce que j’ai reçu un télégramme du préfet qui doit venir à Château-du-Lac après-demain. Tu comprends que je ne peux pas m’absenter avant sa visite… C’est un contretemps imprévu.

— C’est de la blague ! Tu te fiches de moi.

— Pas le moins du monde ! Je te le jure, ma cocotte en sucre… Pourquoi te mentirai-je, d’abord ?

— Est-ce que je sais, moi ?… Parce que tu ne peux pas te décider à laisser ton Agnès Rabaud.

— Tu es folle. À quoi ça m’avancerait-il ?

— Avec les hommes on ne sait jamais.

— Voyons. Ça ne fait que trois jours de plus. Qu’est-ce que c’est que trois jours ?

À la grande stupéfaction d’Edgard, Éléonore se laissa convaincre. Elle accorda le délai demandé, mais en stipulant bien que ce serait le dernier.

Le grand jour tant attendu — ou plutôt la grande nuit — puisque c’était pour la nuit que tout le monde s’était préparé — arriva enfin.

Chacun avait pris ses dispositions de son côté. Mlle Cunégonde Dondurrand et ses amies devaient se retrouver à une heure du matin derrière la sous-préfecture. Sans en rien dire à la comtesse, elle s’étaient même munies de verges pour fouetter la Parisienne impudique qui avait osé débaucher le sous-préfet.

Le directeur du Nouvelliste, lui aussi, avait pris ses mesures pour être exact au rendez-vous.

D’autre part, le docteur Rabaud, le président du Comité républicain et le rédacteur en chef du Républicain castrolagunien avaient passé ensemble la nuit au grand café glacier en attendant l’heure de se rendre rue du Pont-Levis.

Agnès avait demandé la permission d’aller dîner chez une tante qui habitait à l’autre extrémité de la ville et le docteur lui avait accordé cette autorisation avec empressement, préférant que sa fille fût loin du théâtre des événements.

Il ne se doutait pas que la fiancée d’Edgard voulait précisément se rendre le plus tôt possible dans les parages de l’hôtel du Vieux Castel.

À huit heures du soir, elle guettait l’entrée du petit rez-de-chaussée où logeait Éléonore.

Agnès se félicita de son inspiration, car elle était à peine là, dissimulée dans l’encoignure d’une porte voisine, qu’elle vit arriver la comtesse toujours enveloppée dans son grand manteau et cachant ses traits.

La fille du docteur étouffa un cri de surprise…

Il y avait de quoi, en effet, être stupéfaite. Mme de La Roche Pelée, après avoir jeté un regard autour d’elle pour s’assurer que personne ne la voyait, entra délibérément dans le logis loué par la Parisienne.

— Ainsi, se dit Agnès, la comtesse est de connivence avec cette femme !

Mme de La Roche Pelée, après avoir pénétré dans l’hôtel du Vieux Castel, avait laissé la porte entr’ouverte. Avec une audace que sa jeunesse et son inexpérience excusaient, la jeune fille se glissa subrepticement dans le logement, décidée à tout voir et à tout entendre.

Elle se dissimula derrière une porte, mais malheureusement, trop préoccupée de ne pas se laisser surprendre, elle ne put se rendre compte exactement de ce qui se passait à l’intérieur.

Elle comprit seulement qu’une conversation animée avait lieu entre la comtesse et une autre femme qui ne pouvait être que la complice chargée de compromettre Edgard.

Ces seuls mots, qui clôturèrent l’entretien, lui parvinrent :

— Alors, c’est bien convenu, ils seront tous là à deux heures du matin ; à trois heures le scandale…

Et un rire sonore se fit entendre…

— Ce sera bien aussi rigolo que le jour de la fête de Neuilly !

Agnès se mordait les lèvres pour ne pas crier… Elle se retenait pour ne pas bondir…

Cinq minutes plus tard, des bruits de pas se faisaient entendre.

Agnès n’eut que le temps de s’effacer dans l’obscurité, retenant son souffle pour laisser passer le fils de l’hôtelier, suivi d’une femme enveloppée d’une grande capeline dont le capuchon était rabattu sur la tête.

La mystérieuse inconnue était vêtue sous sa cape d’une robe très décolletée dont on apercevait la jupe et l’échancrure du corsage que laissait voir le manteau entr’ouvert sur la poitrine.

Il fallut à Agnès un courage surhumain pour laisser passer cette femme sans lui sauter à la gorge.

Elle s’attendait d’ailleurs à voir sortir la comtesse derrière ces deux personnages.

Mais Isabelle ne reparut point tout se suite.

La fille du docteur, qui n’osait plus bouger, resta ainsi pendant trois longues heures. Elle commençait à se demander si elle ne ferait pas mieux de se retirer quand Mme de La Roche Pelée parut enfin. Il pouvait être onze heures et demie lorsque la comtesse, ouvrant discrètement la porte, se glissa dans la rue.

Quelques instants plus tard, Agnès sortait à son tour avec d’infinies précautions.

Elle aperçut au coin de la rue Mme de La Roche Pelée qui abordait Mlle Cunégonde Dondurrand. L’instant était propice, la jeune fille referma la porte et regagna l’entrée de la maison voisine d’où elle avait observé déjà l’hôtel du Vieux Castel.

Sa colère contre la comtesse était grande. Ainsi, cette grand dame qui se posait en protectrice de la morale ne reculait devant aucun moyen, même jusqu’à s’abaisser à la complicité d’une femme de mauvaise vie pour frapper le sous-préfet…

x

Prise au piège.


Ce soir-là, lorsque Edgard vint dans sa chambre pour retrouver Éléonore, laquelle, comme chaque jour, était déjà couchée dans le lit du sous-préfet, ce dernier était encore entièrement vêtu.

— Eh bien ! lui dit Éléonore. Tu ne te déshabille pas aujourd’hui ?

— Non.

— Comment cela. Non !… Tu as encore du monde ?

— Pas du tout. Mais j’ai un travail urgent à finir. Je ne me coucherai que dans une heure ou deux. Repose-toi en m’attendant.

— Ça, ce n’est pas gentil. Tu vas me laisser toute seule.

— Voyons, grande bête, puisqu’il faut que je finisse un rapport pour le préfet.

— Oh ! Ce préfet ! En voilà un que je maudis !

— Pourquoi donc ?

— Dame ! Sans lui, sans son idée stupide de venir à Château-du-Lac, nous filerions tous les deux sur Paris.

— Ah oui ! Bien sûr ! bien sûr !…

Si Éléonore n’avait pas eu l’esprit ailleurs, elle eut certainement remarqué combien ce « Bien sûr » manquait de conviction.

Mais Éléonore, ce soir-là, avait sans doute d’autres préoccupations.

Elle dit seulement à son amant :

— Dépêche-toi de finir ce rapport pour venir me retrouver le plus tôt possible…

Et ils échangèrent un baiser… mais un baiser qui sonnait faux, si l’on peut dire.

Or, Edgard, comme bien l’on pense, n’avait aucun rapport à rédiger pour le préfet. Il passa dans son cabinet de travail, s’assit dans un fauteuil et ouvrit un livre.

Vraisemblablement il attendait quelqu’un ou quelque chose.

Disons tout de suite qu’il attendait l’heure d’agir.

Lorsque la pendule marqua une heure du matin, il se dirigea vers la fenêtre et explora la rue du regard…

Il fut sans doute satisfait de son examen, car il se frotta les mains en disant :

— Tout va bien !… Le docteur est là !

Le docteur était là, en effet, avec ses amis, attendant le signal de son futur gendre.


— Une femme en chemise ! (page 51).

Edgard murmura :

— Allons-y ! Tant pis pour Éléonore !

Il entra dans la chambre, appelant sa maîtresse :

— Éléonore ! Éléonore !

La jeune femme somnolait. Elle se dressa sur son séant :

— Qu’y a-t-il ?… C’est toi, Edgard ?… Tu viens te coucher.

— Il y a… il y a que j’ai entendu du bruit. Quelqu’un monte !

— Quelqu’un monte ?

— Oui, le concierge peut-être. Il ne faut pas que tu restes dans ma chambre.

— Par exemple, tu lui défendras bien d’entrer tout de même.

— Oui, mais c’est ce qui lui donnera des soupçons. Il vaut mieux que tu te caches un instant dans une pièce voisine.

Éléonore sauta en bas du lit. Elle paraissait perplexe, la belle Éléonore, elle était nerveuse, inquiète.

Elle courut à la porte et tendit son oreille :

— Mais je n’entends rien, dit-elle.

— Tu n’entends rien ?… Par exemple, c’est trop fort !

— Je t’assure.

Mais, traîtreusement, Edgard avait ouvert une porte. Il tourna le commutateur électrique et toute lumière s’éteignit.

— Que fais-tu ? demanda la jeune femme.

— Ce n’est pas moi !

— Comment, ce n’est pas toi ?

— Non, c’est celui qui monte.

— Mais il ne monte personne. Tu es fou ?

— Vite ? Entre là.

Et avant qu’Éléonore ait répondu, Edgard l’avait entraînée dans la pièce dont il avait déjà ouvert la porte.

— Maintenant, ne bouge plus… et tais-toi, dit le sous-préfet à voix basse.

Après quoi il s’éloigna et referma sur lui la porte à laquelle il donna deux tours de clé.

Tout d’abord, Éléonore était restée interdite, se demandant ce que signifiait l’attitude de son amant.

— Il se passe certainement quelque chose d’anormal, se dit-elle. Pourtant, il ne peut se douter de rien.

Elle chercha à tâtons le bouton électrique, l’atteignit au bout de quelques minutes et le tourna.

Lorsque la lumière éclaira la pièce, la belle Éléonore regarda autour d’elle.

Soudain elle poussa un cri :

Dans un lit dressé contre un coffre-fort, un jeune homme dormait.

Agénor — les lecteurs l’ont reconnu — se réveilla.

Il faut dire que le sous-préfet n’avait mélangé la veille aucun narcotique à son tilleul.

Agénor s’éveilla, disons-nous, et se dressa sur son séant, la bouche ouverte pour crier : Au voleur ! certain qu’on voulait cambrioler le précieux dépôt confié à sa garde.

À la vue d’Éléonore, il poussa à son tour un cri de surprise, devint rouge comme un coq et s’écria :

— Une femme !… Une femme en chemise !

Après quoi il se replongea sous ses couvertures.

Malgré les circonstances graves dans lesquelles elle se trouvait, Éléonore ne put s’empêcher de rire.

— Comment, s’écria-t-elle, je vous fais peur ?

« Vous n’avez donc jamais vu de femme en chemise !…

— Non, Madame, jamais, je le jure… Je suis un jeune homme sage…

— Vraiment ! s’exclama Éléonore…

À un tout autre moment, la jolie fille eût certainement prolongé un entretien commencé de façon aussi pittoresque.

Mais elle n’oubliait pas Edgard.

Et, tout à coup, la présence d’Agénor dans cette chambre, la précipitation avec laquelle le sous-préfet l’y avait introduite, tout cela fut pour elle comme un trait de lumière.

— Est-ce que je serais roulée ? pensa-t-elle.

Elle bondit vers la porte, tandis qu’Agénor interdit, la regardait sans oser prononcer une parole.

Mais ce fut en vain qu’elle essaya d’ouvrir.

Elle frappa, appelant :

— Edgard ! Edgard !…

Peine perdue ! Edgard ne répondit pas.

— Attendez ! dit Agénor, je connais le moyen de faire venir quelqu’un. Il y a un revolver là, dans le tiroir. Je vais tirer.

— Non. Non. Ne tirez pas !… Nous sommes tombés dans un guet-apens. Il vaut mieux essayer de nous en tirer par la ruse.

« D’abord, dites-moi, monsieur, qui êtes-vous ?

— Agénor Trident.

— Ah ! Vous êtes le jeune attaché au secrétariat du sous-préfet.

— J’ai cet honneur, oui, madame. Mais… vous-même ?

— Moi ?… Je suis l’amie du sous-préfet.

— Pas possible !…

Et le pauvre Agénor ouvrait des yeux étonnés.

— Je m’appelle Éléonore !

— Ah !

— Et pourquoi couchez-vous ici ?

— Pour garder des documents secrets qui sont dans le coffre-fort… mais il ne faut pas le dire…

— Et il y a longtemps que vous veillez sur ces documents ?

— Huit jours… c’est-à-dire, non, quinze jours, madame Éléonore.

— Voyons. Est-ce huit jours ou quinze jours ?

— Je vais vous expliquer, mais c’est un secret d’État que vous ne révélerez à personne. Il y a bien huit jours, mais le sous-préfet m’a recommandé de dire à tout le monde quinze jours.

— Ah ! le salaud ! la rosse ? le bandit ?…

— Quel est le personnage qui…

— Edgard, votre sous-préfet. C’est le dernier des misérables !… se jouer ainsi d’une malheureuse femme !… Ah ! la crapule !… Il a tout comploté de loin.

— Je ne comprends pas.

Éléonore haussa les épaules.

— Le contraire m’étonnerait ! dit-elle.

Elle s’assit sur le lit près d’Agénor tremblant.

— Écoutez, monsieur Agénor, vous êtes, j’en suis sûre, un galant homme ?

— Oui, madame Éléonore.

— Mon honneur, ma réputation sont entre vos mains. Mon sort dépend de vous.

— Comment cela ?

— Voilà : vous savez que l’on a fait courir des bruits sur le sous-préfet. Eh bien ! On n’a pas menti. Malheureusement il m’a compromise avec lui. Alors, aujourd’hui, l’infâme veut se disculper et rejeter la faute sur un autre. Cet autre, c’est vous.

Agénor était terrifié.

— Moi ! s’écria-t-il.

— Vous-même. C’est pourquoi il vous a fait coucher ici. C’est pourquoi il m’a enfermé avec vous, afin de pouvoir tout à l’heure nous faire surprendre et dire : « Voici le coupable ! C’est M. Agénor Trident ! »

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! gémissait le jeune homme.

— Oui, monsieur Agénor. Il faut prouver maintenant que vous êtes un homme.

— Je le prouverai, madame Éléonore.

— Nous n’avons pas le temps de fuir, je le crains. Par conséquent, voici ce que vous allez faire : cédez-moi votre place dans le lit.

— Dans mon lit ?

— Oui. Lorsqu’on viendra tout à l’heure, pour nous surprendre, ce qui est certainement le plan de ce misérable, je me cacherai sous les couvertures.

« Vous vous avancerez vous-même vers les personnes qui entreront et vous direz à peu près ceci :

« — Je reconnais qu’il y a une femme cachée dans cette chambre. Je vous demande seulement de respecter son incognito et de vous retirer pendant qu’elle s’habillera.

« Que M. le sous-préfet, qui sait où sont les vêtements de cette dame, les lui apporte et qu’on la laisse sortir sans rien lui demander. C’est tout ce que nous désirons, elle et moi.

— Mais si je dis cela, j’aurai l’air d’avouer.

— D’avouer quoi ?

— Que vous êtes venue pour moi ! Que je ne suis plus un jeune homme sage !… Ma réputation est perdue !…

— Vous y tenez donc tant que ça, nigaud, à votre réputation de sagesse.

— C’est que…

— Quoi ? Vous n’êtes pas une jeune fille. Pour un homme, au contraire, c’est très bien porté. On dira que vous avez eu tort de donner un rendez-vous à la sous-préfecture, mais on ajoutera : « Tout de même ce petit Trident !… Ah !… ah !… On n’aurait pas cru cela de lui. » Et toutes les femmes seront amoureuses de vous… même la comtesse.

— Vous dites ça…

— Je dis ça, parce que c’est vrai, tandis qu’une pauvre femme comme moi, pour elle c’est la honte, le déshonneur ; tout le monde me montrera du doigt…

Éléonore avait des arguments pour convaincre les hommes les plus récalcitrants.

Elle se rapprocha, féline, du jeune homme dont les idées commençaient à se troubler.

— Voyons, lui dit-elle, mon petit Agénor. Je vous prouverai ma reconnaissance comme vous ne pouvez pas l’espérer.

— Comment donc ?

— Comme cela, tiens !

Et Éléonore se jetant au cou d’Agénor, l’embrassa à pleine bouche sur les lèvres.

On à beau être un jeune homme sage et tenir à sa réputation, on a beau n’avoir jamais vu de femme en chemise, devant une telle manifestation de la part d’une jolie femme, ma foi les idées changent et on est bien excusable de cesser toute résistance.

C’est ce que fit Agénor.

Il promit tout ce qu’Éléonore voulut. Peut-être même les choses seraient-elles allées plus loin si, à ce moment, on n’eut pas frappé des coups précipités et si la voix courroucée du sous-préfet ne s’était pas fait entendre, impérative, ordonnant :

— Monsieur Trident, ouvrez immédiatement.

xi

Coups de théâtre.


Nous avons laissée la jeune Agnès Rabaud dans la rue, épiant la comtesse et Mlle Cunégonde Dondurrand.

Avec une patience admirable, la fiancée du sous-préfet attendait que sonnât l’heure du rendez-vous fixé par Mme de La Roche Pelée elle-même.

Peu à peu la rue se peupla et Agnès vit survenir successivement son père qu’accompagnaient le rédacteur en chef du Républicain castrolagunien et le président de son comité, puis le directeur du Nouvelliste de Château-du-Lac et les amies de la vertueuse Isabelle.

Celle-ci s’était écartée et se tenait tout auprès de la porte de sortie de la sous-préfecture. Il était convenu avec Mlle Cunégonde que la comtesse, dès que la porte s’ouvrirait, pénétrerait dans l’intérieur pour confondre la maîtresse du sous-préfet et qu’elle ressortirait ensuite, accompagnée de la coupable qui serait démasquée publiquement.

C’est ce qu’Agnès entendit expliquer par Mlle Cunégonde aux personnes convoquées auprès desquelles, toute fière de ce rôle de confiance, elle remplaçait Mme de La Roche Pelée afin de ne pas détourner celle-ci de sa faction.

Cela éveilla les soupçons de la jeune fille. À elle qui avait vu la comtesse entrer, puis sortir de l’hôtel du Vieux Castel, cette attitude semblait très louche.

Il était certain que la vertueuse Isabelle avait caché à ses amies son entente avec la locataire de l’hôtel du Vieux Castel.

Agnès se dit :

— C’est le moment de brusquer les choses !

Elle s’avança, résolue, et se dirigea vers la comtesse qu’elle interpella directement :

— Madame, dit-elle, lorsqu’on agit loyalement et qu’on n’a rien à se reprocher, on ne se cache pas comme vous le faites.

— Agnès ! s’écria le docteur stupéfait.

Mais, avant que personne ait pu intervenir, Agnès prenait Mme de La Roche Pelée par le bras, la faisait avancer sous la lumière d’un globe électrique et, d’un geste rapide, lui arrachait son capuchon, son chapeau et sa voilette…

Un cri de stupeur échappa à tous les assistants.

La femme que la jeune fille venait ainsi de démasquer n’était pas la comtesse. Poussant un oh ! de surprise, elle cachait son visage entre ses mains.

— Que signifie donc cette comédie ? s’écria la fille du docteur.

— Qui êtes-vous ? rugit Mlle Dondurrand, et comment vous trouvez-vous ici sous les aspects de notre amie.

L’inconnue balbutiait, pleine de confusion :

— Je vous en prie, laissez-moi… Je ne peux rien dire.

Cunégonde prit alors un air tragique et s’écria :

— Mme de La Roche Pelée est tombée dans un guet-apens. On l’a enlevée et elle est séquestrée !

Puis, s’avançant menaçante vers la pseudo-comtesse plus morte que vive, elle brandit la verge qu’elle tenait dissimulée sous son manteau.

— Voici qui vous fera parler, misérable ! dit-elle.

Ce fut Agnès qui intervint :

— Calmez-vous, mademoiselle. D’abord, laissez-moi vous apprendre ce que vous ignorez et ce que j’ai vu ce soir.

La fille du docteur raconta alors les faits étranges auxquels elle avait assisté.

Lorsqu’elle eut achevé, Mlle Dondurrand déclara :

— Il n’y a pas de doute. La comtesse a été attirée dans l’hôtel où elle est certainement séquestrée. Et cette femme est une comparse de la maîtresse du sous-préfet. Il faut qu’elle parle…

À ce moment, la porte de la sous-préfecture s’ouvrit. Tous se précipitèrent, croyant voir apparaître la femme mystérieuse qui était entrée la veille au soir.

Mais ils se trouvèrent en présence d’Edgard.

Celui-ci semblait très calme.

— Que se passe-t-il donc ? demanda-t-il. Voici une heure que la rue et pleine de monde.

Ce fut le docteur Rabaud qui prit le premier la parole. La leçon lui avait été faite par son futur gendre lui-même. Il la récita parfaitement, et ce fut du ton le plus digne et le plus tragique à la fois qu’il déclara :

— Monsieur le sous-préfet, une femme est entrée cette nuit en se dissimulant dans votre hôtel par cette porte. On prétend qu’elle est votre maîtresse. Disculpez-vous.

Edgard sourit :

— Ce sera bien facile, docteur…

Mais Cunégonde intervint, donnant libre cours à son indignation :

— Monsieur. On a commis une infamie. Mme de La Roche Pelée a été attirée dans un guet-apens et séquestrée. Pour nous tromper, cette femme lui a volé ses vêtements et a pris sa place. Je demande justice…

Edgard regarda la personne désignée.

Il poussa un ah ! de surprise. Il venait, en effet, de reconnaître Emma, la femme de chambre d’Éléonore.

Il s’adressa à elle :

— Approchez, lui dit-il à haute voix.

Emma ne fit aucune difficulté pour aller vers le sous-préfet.

— Que veut dire cette substitution ? interrogea-t-il.

Emma répondit comme l’instant d’auparavant :

— Je ne peux rien dire…

Puis, à voix basse, elle glissa rapidement à Edgard :

— Je vous en supplie, faites fuir Éléonore par une autre porte… On vous expliquera après…

Edgard souriait en lui-même, bien qu’en apparence il s’efforçât de prendre un air tragique :

— Je crois, pensa-t-il, qu’il y avait un beau complot qui a échoué.

Puis il reprit tout haut :

— Cela est très grave. Mais tout d’abord, je veux répondre au docteur. Il est vrai qu’une femme a pénétré secrètement dans la sous-préfecture, mais elle venait retrouver un de mes subordonnés. Vous n’aurez pas, je l’espère, la cruauté de me demander son nom.

— Si ! si ! criait Cunégonde, Il faut des preuves.

— Soit ! dit Edgard. Que quelques personnes montent avec moi, par exemple le docteur et le rédacteur en chef du Républicain castrolagunien.

— Toute la presse doit être représentée, déclara le directeur du Nouvelliste.

— C’est trop juste ! approuva le sous-préfet.

— Moi aussi, déclara alors Cunégonde, je veux me rendre compte. En l’absence de la comtesse, odieusement séquestrée, je la représente…

— Vous viendrez donc aussi, Mademoiselle. Vous ne serez pas de trop.

— Et cette femme ? demanda Cunégonde en désignant Emma. Ne voulez-vous pas la confronter avec sa complice ?

— Mais si, mais si, emmenons-la également.

Tous s’engouffrèrent dans l’hôtel de la sous-préfecture et Agnès, sans rien dire, se glissa derrière le groupe qui, quelques instants plus tard, se trouvait devant la porte de la chambre où Edgard avait traîtreusement enfermé Éléonore avec Agénor.

C’est à ce moment que, prenant son air le plus courroucé — quoi qu’il jubilât intérieurement — le sous-préfet prononça les paroles décisives :

— Monsieur Trident, ouvrez immédiatement !

Le pauvre Agénor était plus mort que vif.

Néanmoins, il avait encore sur les lèvres le goût du baiser d’Éléonore, et cela lui donna du courage :

— C’est à vous d’ouvrir, monsieur le sous-préfet, dit-il, puisque vous m’avez enfermé.

— C’est juste ! répondit Edgard.


Éléonore apparut… (page 58).

Et sortant la clé de sa poche, il fit jouer la serrure.

Tous entrèrent derrière lui.

Alors Agénor, un Agénor inconnu, se dressa devant eux.

— Ne pénétrez pas plus avant, dit-il, je vous en conjure…

« J’avoue qu’une femme est cachée ici. Mais je vous demande de respecter son incognito et de vous retirer pendant qu’elle s’habillera. Que monsieur le sous-préfet me donne seulement les vêtements de cette personne et qu’on la laisse sortir sans rien lui demander. C’est tout ce que nous désirons elle et moi.

— Ah ! ah ! vous avouez, jeune homme, s’écria le sous-préfet. C’est bien, il vous en sera tenu compte. Mais vous avez commis une faute grave, si grave qu’on allait jusqu’à me soupçonner moi-même.

Agénor ne disait plus rien. L’audace du sous-préfet le rendait muet.

Quant à Éléonore, pelotonnée sous les couvertures qu’elle avait rabattues sur elle, elle se demandait si sa ruse allait réussir ; et si elle pourrait s’échapper sans se faire connaître, ce à quoi elle tenait beaucoup.

Edgard, qui avait deviné cette pensée de sa maîtresse, de demandait pourquoi.

Mais, comme il avait atteint son but, il ne demandait pas mieux que de passer cette fantaisie à son amie.

Aussi dit-il :

— Le désir de M. Trident est trop légitime. Tout galant homme y souscrira. Et nous ne demandons pas mieux que de respecter les susceptibilités de sa compagne.

C’est alors que se produisit un incident imprévu qui détermina la catastrophe.

Mlle Cunégonde Dondurrand bondit :

— Ah non ! fit-elle. Non ! Il ne sera pas dit que cette créature nous échappera ainsi…

Et elle se précipita vers le lit, tenant dans sa main la verge vengeresse dont elle voulait fouetter la coupable.

Nul n’eut le temps d’intervenir. La vieille fille bouscula Agénor et, d’un geste violent, elle écarta les couvertures et les draps du lit…

Éléonore, qui n’avait pas eu le temps de se cacher, ne prévoyant pas cette brusque attaque, apparut…

Et Mlle Cunégonde, en la voyant, arrêta son bras qui allait frapper… Elle recula de trois pas… regardant stupidement la femme qu’elle venait ainsi de découvrir…

Et tous les assistants eurent un même cri, un même oh !… de stupeur…

Edgard regardait tour à tour Éléonore et les autres acteurs de cette scène sans comprendre…

Le docteur, le premier, recouvra la parole pour crier :

— Madame la comtesse de La Roche Pelée !…

Ce fut au tour d’Edgard d’ouvrir des yeux stupéfaits devant cette fantastique révélation :

La belle Éléonore et la vertueuse Isabelle de La Roche Pelée ne faisait qu’une seule et même personne !

La coupable s’était demandé un instant quel parti elle allait prendre. Elle pensait d’abord jouer la comédie du guet-apens, dire qu’elle avait été attirée là par le sous-préfet qu’il l’avait enfermée de force avec le jeune Agénor…

Mais elle était à bout…

Puisqu’elle avait perdu la partie, autant valait la perdre en beauté.

Elle s’assit sur le lit, un rire gouailleur aux lèvres, et, provocante :

— Eh bien ! oui, c’est moi !… Comtesse de La Roche-Pelée à Château-du-Lac ! Éléonore de Thorigny à Paris ! Et après ?… Est-ce que vous allez clamer cela à tous les échos… Est-ce que les deux journaux de Château-du-Lac ici représentés vont publier les détails de ce beau scandale ?…

« Allons-y… si vous voulez…

— Quelle indignité !… Quelle indignité !… s’écriait Cunégonde… Et dire que cette femme se donnait comme un modèle de vertu, qu’elle faisait des retraites dans un couvent…

— Demandez donc à votre sous-préfet dans quels couvents, sur les bords de la Seine, se passaient mes retraites… Ah ! non… Faut-il être de sa province pour couper dans des bateaux de ce calibre !

Il n’y avait plus de comtesse ! La belle Éléonore avait pris le dessus complètement.

Agnès s’avança vers elle :

— Ainsi, madame, toutes vos machinations n’avaient qu’un but : m’enlever mon fiancé !

Isabelle-Éléonore partit d’un grand éclat de rire :

— Gardez-le ! Je vous en fais cadeau !…

Et elle eut un regard expressif vers Agénor qui ne savait plus où se mettre.

Edgard se dit qu’il était temps de mettre fin à cette scène.

Il triomphait plus encore qu’il ne l’espérait. Cela lui suffisait.

— Nous nous trouvons, dit-il, devant une situation nouvelle qui mérite d’être examinée.

« Si vous voulez bien passer dans mon cabinet, nous allons en discuter pendant que Mme la comtesse se fera habiller par sa femme de chambre qui la remplaçait si bien tout à l’heure dans la rue.

Cunégonde s’indignait encore :

— Sa femme de chambre !… Quelle perversité !

Bref, tout le monde entra dans le cabinet sous-préfectoral.

Isabelle-Éléonore était restée seule avec Agénor.

Celui-ci passait par trop d’émotions. Il faut avouer que c’était beaucoup en une heure pour le jeune homme le plus chaste de Château-du-Lac…

Il balbutiait :

— Oh ! madame la comtesse !… C’était vous, vous que j’ai embrassée tout à l’heure…

Agénor, on le sait, renversait complètement les rôles, mais il croyait de son devoir d’homme d’agir ainsi et il ajoutait :

— Me pardonnerez-vous jamais.

La jolie fille le regarda, elle prit d’abord son air de grande dame aristocratique et ce fut la comtesse de La Roche Pelée qui s’exprima la première, déclarant :

— Monsieur Agénor Trident, vous vous êtes conduit comme un galant homme, comme un vrai chevalier à l’égard de sa dame… Je vous en serai éternellement reconnaissante…

Après quoi l’expansive Éléonore parla à son tour et ce fut pour dire :

— Grand bête ! Tu as tout à apprendre en amour ! Si tu veux, moi, je serai ton professeur.

— Quoi ? Vous… moi !

— Oui. Toi… Moi !… Tiens, prends-la donc, ta comtesse, mon petit Agénor chéri… Tu vois bien qu’elle est à toi !

Et Emma, qui entrait à ce moment, vit sa maîtresse suspendue au cou du jeune Trident, qui la serrait amoureusement dans ses bras.

Pendant ce temps, un important conseil se tenait sous la présidence d’Edgard.

Si celui-ci triomphait, le docteur, lui, exultait…

Pour le coup, il tenait le beau scandale… et le comte de La Roche Pelée n’avait plus qu’à lui céder la place…

Si on l’avait écouté, le Républicain castrolagunien eût, dès le jour même, publié une édition spéciale pour raconter les débordements de la comtesse… que M. Rabaud appelait la Lucrèce de Château-du-Lac.

— Non, docteur, dit le sous-préfet. Il faut être plus habile et nous montrer généreux à l’égard d’adversaires malheureux, mais que nous estimons.

« Il est certain que la haute société et l’aristocratie castrolaguniennes ne sauraient être rendues responsables des fautes d’une brebis galeuse, qui ne peut compromettre tout le troupeau…

« Nous en avons pour preuve la légitime indignation de Mlle Dondurrand.

— Merci, monsieur le sous-préfet. Vous me comprenez.

— Comment, si je vous comprends. Aussi, je veux éviter le scandale. Et voici ce que je propose…

« Puisque la femme de chambre d’Éléonore !… ah… pardon, de la comtesse, sait si bien la remplacer, elle jouera son rôle encore une fois. C’est elle qui passera aux yeux de tout le monde pour avoir été la maîtresse de M. Agénor Trident.

« Il nous suffira, dans le Républicain castrolagunien de ridiculiser Mme de La Roche Pelée pour s’être laissée prendre au manège d’une servante se faisait passer pour l’amie du sous-préfet…

« Le Nouvelliste pourra même y répondre par une petite note déclarant que cette erreur n’entache en rien l’honorabilité de la comtesse.

— Merci, monsieur le sous-préfet… déclara le directeur du Nouvelliste.

— La seule chose que nous demanderons en retour, c’est que M. de la Roche Pelée donne sa démission de maire et de député, et que son parti ne fasse qu’une opposition très modérée et de pure forme à la candidature du docteur Rabaud…

« Voilà nos conditions.

— Elles sont modérées, et nous les acceptons, reprit le directeur du Nouvelliste. Nous souhaitons même, monsieur le sous-préfet, devenir vos amis.

Il ne restait plus qu’à aviser la comtesse de l’accord conclu, en lui confiant la mission de faire comprendre à son mari la nécessité de se retirer de la politique.

On lui dépêcha donc Emma.

La camériste revint en disant :

— Madame n’est pas tout à fait prête. Elle demande quelques instants pour venir…

On ne s’étonnera pas qu’Isabelle-Éléonore eût tant tardé à se revêtir. Elle n’avait pas pu résister à la tentation de donner au jeune Agénor une première leçon dont le professeur et l’élève furent autant charmés l’un que l’autre.

Elle vint enfin et ce fut, avec une grande assurance qu’elle comparut devant l’aréopage présidé par le sous-préfet.

Elle acquiesça naturellement à tout ce qui avait été convenu.

La comtesse ne sortit pas cette nuit-là par la porte dérobée de la rue du Pont-Levis. On lui fit ouvrir la grande porte d’entrée, et elle regagna son hôtel directement.

Comme elle le faisait chaque matin, elle se glissa dans sa chambre.

Et quelques heures plus tard, elle faisait demander au comte de venir la voir :

— Mon cher ami, lui dit-elle. J’ai commis une grave faute, qui va compromettre votre situation politique.

Et elle expliqua, comme l’avait imaginé Edgard, comment une intrigante l’avait trompée en la laissant accuser le sous-préfet, alors qu’il s’agissait simplement d’un jeune attaché…

— Voilà, dit-elle. Demain, toute la ville va me tourner en ridicule… Je serai la risée de tout le monde.

— Mais alors, moi… il ne me reste plus qu’à donner ma démission !…

— Hélas ! Mon cher ami, me pardonnerez-vous jamais !…

Le vieillard ne répondit pas. L’émotion fut trop forte. Et il tomba frappé d’apoplexie.

xii

M. Couillard veut encore une fois être violé sur les
cochons de bois.


Le suite des évènements se déroula comme il avait été prévu. Il y eut seulement en plus les obsèques solennelles faites au comte de La Roche Pelée, et au cours desquelles on admira la douleur profonde de sa jeune veuve (sauf naturellement les gens au courant qui la trouvèrent une merveilleuse comédienne).

Le docteur Rabaud fut élu député et maire sans concurrent, et tout Château-du-Lac se pressa au mariage de sa fille avec le sous-préfet.

Quelque temps après, le nouveau député obtenait du ministre un avancement flatteur pour son gendre, « qui avait conquis à la République la circonscription de tout temps réactionnaire de Château-du-Lac ».

Edgard fut de nouveau appelé au cabinet du ministre, mais cette fois en qualité de chef-adjoint.

Or, un peu moins d’un an s’était écoulé depuis la nuit mémorable si remplie d’événements qui avait bouleversé la vie sociale de Château-du-Lac. Ce jour-là, M. Edgard Dumoulin fumait tranquillement un cigare dans son bureau, lorsque l’huissier entra et lui présenta une carte sur laquelle le haut fonctionnaire lut, non sans surprise :

Isabelle Trident de Puyprofonds

— Par exemple, dit-il… Faites entrer.

Et, comme Edgard s’y attendait, Éléonore entra :

— Éléonore ! fit-il.

— Vous dites cela, comme le soir où je suis venue vous surprendre dans votre sous-préfecture. Mais rassurez-vous, je ne viens pas troubler votre ménage que l’on dit très heureux.

« Non, mon cher, le passé est oublié.

« Je viens seulement demander au chef-adjoint du cabinet de ne pas oublier le service que lui rendit jadis mon mari, M. Agénor Trident.

— Agénor… Votre mari ?

— Parfaitement, non cher… Je lui devais bien cette réparation puisque je lui avais pris sa virginité. Je m’en trouve d’ailleurs fort bien et lui aussi. Et je vous avoue que je n’ai plus besoin de faire des retraites prolongées dans aucun couvent comme au temps de mon vieux premier mari.

« Mais voilà… Je voudrais qu’Agénor fût nommé sous-préfet…

— Pas à Château-du-Lac ?

— Nous n’y tenons pas absolument. Où vous voudrez. Vous remarquerez que mon mari à repris mon nom pour l’ajouter au sien. Trident ce n’était pas mal, Trident de Puyprofonds, c’est mieux…

— Certainement. Eh bien ! mais, chère amie, j’en parlerai au ministre, c’est entendu.

« À propos, vous savez… en ce moment, c’est la fête de Neuilly… Puisque votre mari est à Paris, nous pourrions y aller ce soir tous les quatre, j’emmènerais ma femme…

— Et on monterait sur les cochons de bois…

« Quand on pense aux conséquences du dernier tour de cochons que nous avons fait ensemble…

À ce moment, l’huissier entra, et tendit une carte à Edgard.

— Oh ! dit-il… Ce cher M. Couillard. Qu’il entre… Il sera le bienvenu.

C’était, en effet, M. Joseph Couillard.

Il s’attendait à un accueil plutôt réservé.

Aussi fut-il étonné de voir le chef-adjoint du cabinet lui tendre les deux mains :

— Ce cher président, comment allez-vous ?… Et Mme Couillard ?… Et la petite-nièce ?…

— Très bien, très bien, je vous remercie…

Le pauvre homme était tout éberlué.

Il se décida enfin à parler :

— Voilà, dit-il, je suis seul à Paris. Je voulais d’abord venir vous voir pour m’excuser de l’histoire de l’an passé… Ce n’est pas de ma faute, c’est ma femme qui…

— Mais je l’ai bien compris. Et puis, non seulement, je ne vous en veux pas, mais je vous remercie, parce que sans cette histoire, comme vous dites, je ne me serais pas marié et je n’aurais pas encore obtenu le haut poste que j’occupe…

— Alors, vous ne m’en voulez pas…

— Au contraire, et si je peux vous rendre un service…

— Eh bien ! Voilà, vous me mettez à mon aise. Comme je suis seul à Paris, ma femme étant restée dans la Loire-et-Garonne… je voudrais… je voudrais que vous m’emmeniez de nouveau à la fête de Neuilly… avec les petites femmes… Je voudrais être violé sur les cochons de bois, mais cette fois… pour de bon !…

— Ah ! non. Cela, c’est absolument impossible, je suis marié maintenant… et je ne fréquente plus les petites femmes.

— Mais… madame… il me semblait.

— Il vous semblait mal, monsieur Couillard, madame est une personne très honorable, la comtesse Trident de Puyprofonds, dont le mari est un jeune et sérieux fonctionnaire…

— Oh ! Excusez-moi… excusez-moi… Pourtant j’aurais tant voulu…

— Écoutez, puisque vous y tenez tant, voici l’adresse d’une des dames de l’an dernier : Mme Irène d’Ambleuse. Allez la trouver de ma part… Peut-être consentira-t-elle à vous emmener à la fête de Neuilly.

— Oh ! sûrement, elle, elle ne sera pas mariée. Et je pourrai réaliser mon rêve… être violé sur les cochons de bois !…

Et M. Couillard s’en fut.

Alors Edgard, se tournant vers Isabelle-Éléonore, lui dit :

— Ce qui vous prouve une fois de plus, chère amie, que dans le cœur de tout homme il est un cochon qui sommeille.

— Oui, un cochon de bois… Et dans le cœur de la femme, alors ?…

FIN

Edmond Mandey.