Un trait de la vie de Don Pèdre le Justicier

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UN TRAIT DE LA VIE
DE
D. PÈDRE LE JUSTICIER,


SAYNÈTE.

PERSONNAGES.


D. PÈDRE, roi de Portugal.

LE COMTE DE PORTO-CARRERO.

LA COMTESSE DE PORTO-CARRERO.

D. FÉLIX DE PORTO-CARRERO, leur fils.

DONA MARIA PIREZ.

LE CHANCELIER.

LE MAJORDOME.

PÉREZ, intendant du comte.

LE GEÔLIER.

Seigneurs, Valets, Archers.


UN TRAIT DE LA VIE
DE
D. Pèdre le Justicier.



Scène PREMIÈRE.


LA COMTESSE DE PORTO-CARRERO, DONA MARIA PIREZ.
Dona Maria.

Eh, quoi ! comtesse, vous ignorez tout cela ?

La Comtesse.

Hélas ! je ne sors point, je ne connais point la cour : confinée par mon époux dans cette prison, qu’il appelle mes appartemens, je n’ai pas même un écho de ce qui se passe au dehors.

Dona Maria.

En vérité, comtesse, votre caractère est inconcevable ; on cherche vainement à la cour à s’expliquer la soumission avec laquelle vous vivez sous un tyran qui ne peut même se dire jaloux pour s’excuser. Vous êtes encore jeune et belle, votre conduite a toujours été irréprochable, jamais le moindre souffle de calomnie n’osa flétrir votre pureté, et vous êtes à peine traitée comme une maîtresse qu’on n’aime plus… Il ne tient qu’à vous de sortir de cet esclavage.

La Comtesse.

Ne parlons plus de cela, dona Maria ; vous savez que j’aime mieux complaire à mon époux, tout injuste qu’il peut être, qu’à moi-même. Dites-moi, je vous prie, les nouveaux événemens qui occupent Lisbonne.

Dona Maria.

C’est la conduite de notre roi don Pèdre. Il vient de publier des lois terribles contre l’adultère et autres crimes de cette nature. Ni l’ancienneté de l’outrage, ni les réparations qu’on en a pu obtenir, ne l’excusent à ses yeux. Vous connaissiez dona Maria Rusada ?… Elle se disputait avec une autre femme qui la nomma la violée… Le roi passait par-là, déguisé comme toujours ; il l’entendit, s’informa du fait, et apprit que dona Maria Rusada, il y avait quinze ans, avait subi les violences de son mari avant qu’il ne l’épousât, et aussitôt le roi fit traduire don Louis Rusada en justice, et lui fit trancher la tête.

La comtesse.

Est-il vrai ? point de grâce !… pour une faute passée depuis quinze ans… pardonnée… réparée…

Dona Maria.

Les grâces sont abolies en Portugal. Vous connaissez dona Urraca Lopez ?

La comtesse.

Oui.

Dona Maria.

Elle vivait en adultère avec un gentilhomme, pendant l’absence de son mari ; le roi le sut et les a fait juger et exécuter tous les deux. Don Fernand Lopez à son retour se trouva veuf, mais vengé, et l’on dit qu’il a été remercier don Pèdre d’avoir veillé sur son honneur en son absence, et d’avoir lavé ses foyers avec du sang.

La comtesse.

Est-il possible ?

Dona Maria.

Voyez maintenant s’il y a pardon pour quelqu’un ; mais si je vous ai parlé de tous ces actes de terrible justice, qui ne peuvent vous être d’un grand intérêt, c’est pour en venir à un but qui nous touche de près.

La Comtesse.

Qui nous touche de près !…

Dona Maria.

Vous allez en juger. J’ai hésité long-temps à vous parler de cela ; mais il le faut, quelque peine que cela doive vous causer… Savez-vous ce qui retarde mon union avec votre fils don Félix, que je désire si ardemment, ne fût-ce que pour devenir votre fille ?

La Comtesse.

Vos parens, peut-être ?…

Dona Maria.

Mes parens m’ont fait faire malgré moi mon premier mariage, qui ne fut point heureux. Je suis veuve maintenant ; ils ont perdu tout droit sur moi, et me laissent maîtresse de mon sort… Cet obstacle vient du comte votre mari.

La Comtesse.

Mon mari !…

Dona Maria.

Et je frémis encore plus de vous dire les raisons de sa conduite.

La Comtesse.

Parlez.

Dona Maria.

C’est ce qu’il appelle son amour pour moi.

La Comtesse.

J’aurais dû le deviner… Je devais penser qu’une autre avait sa tendresse, puisque je ne l’ai plus.

Dona Maria.

Il me presse, me poursuit, m’obsède en tous lieux, à tous momens… Je n’aurais qu’un mot à dire au roi pour m’en délivrer ; mais ce mot serait son arrêt de mort. Il faut pourtant que tout ceci finisse… Don Félix est impatient ; son père et lui ont déjà eu à ce sujet plusieurs querelles qui m’inquiètent. Votre mari lui défend de penser à moi ; il refuse d’obéir.

La Comtesse.

Voilà donc la cause du redoublement de haine qui a éclaté entre eux !… Ah ! je crains tout du caractère altier et inébranlable du comte, de l’âme vive et ardente de don Félix. Que va-t-il arriver, bon Dieu !… Mon fils est déjà irrité contre mon mari pour sa conduite envers moi ; celle qu’il tient à votre égard l’irritera plus encore.

Dona Maria.

C’est à vous de lui représenter le scandale auquel il donne lieu, le danger auquel il s’expose… Dites-lui ce qu’il sait déjà, mais qui, dans votre bouche, aura plus d’autorité que dans la nôtre. Dites-lui que don Félix et moi nous nous aimons, que nous voulons être unis, et que nous recourrons à tous les moyens pour cela. J’entends du bruit : on vient ; c’est le comte. Adieu ; vous sentez que je suis de trop ici.

(Entre le comte. Dona Maria le salue froidement, et sort.)
Le Comte.

Quel adieu glacé me donne la belle senora. (Regardant la comtesse.) Je sais à qui je dois un tel traitement… Comtesse, prenez garde à vous ; je n’aime pas qu’on se joue de moi.

La Comtesse.

Des reproches à moi… à moi… seigneur comte ! Lequel de nous deux aurait, dans ce moment, le droit d’en faire à l’autre ?

Le Comte.

Le droit d’en faire à l’autre ! Vrai Dieu, est-ce que je veille ?… Vous croyez avoir quelque droit contre moi, vous que je laisse vivre !… Oh ! ceci est trop fort… (Il sapproche de la fenêtre.) Ah ! voici la belle dona Maria qui rencontre son fidèle amant, votre fils… Elle lui donne sa main à baiser, à lui… elle lui parle long-temps… Oh ! tout ceci commence à me fatiguer. Don Félix monte… je veux en finir avec lui… Sortez, comtesse.

La Comtesse.
Seigneur comte…
Le Comte.

Eh bien !…

La Comtesse.

Je vous laisse avec mon fils ; vous savez son caractère… j’ai appris à connaître le vôtre. Promettez-moi de ne pas vous emporter, ou permettez que je reste pendant cette entrevue… une mère est la meilleure médiatrice entre son époux et son fils…

Le Comte.

Lorsque j’ai parlé, vous savez que je n’aime pas à répéter mes paroles… la seconde fois elles peuvent changer…

La Comtesse.

Je sors ; mais promettez-moi que vous ne tuerez pas mon fils…

Le Comte.

Êtes-vous folle ?…

(Entre don Félix.)
La Comtesse.

Don Félix, votre père veut vous parler… (À voix basse.) De la prudence, de la soumission, mon fils… si ce n’est pour lui, que ce soit pour moi… Songez à votre mère, qui n’a plus que vous sur la terre… chacun de vos dangers lui coûte un remords ou une terreur… Abrégez l’entretien, et revenez me voir bien vite. (Elle sort en jetant des regards inquiets sur le comte.)

Le Comte.

Don Félix, je veux vous parler en père, pour la dernière fois peut-être… Approchez ; écoutez-moi… Que vous ai-je défendu il y a trois mois ?… que vous ai-je défendu il y a quinze jours…il y a trois jours… hier, ce matin même ?… De songer à épouser dona Maria. Qu’avez-vous fait il y a trois mois, il y a un mois, il y a quinze jours… hier, ce matin même ?… Vous lui avez fait la cour, vous vous êtes occupé des préparatifs de votre noce… Est-ce là m’obéir ?

Don Félix.

J’obéirai sans murmurer, sans réfléchir même, à tout ordre de mon père qui ne sera point un crime ; mais je ne puis renoncer au vœu de toute ma vie, et faire le malheur de trois personnes, car il faut compter aussi ma mère, dont le sort est attaché au mien, pour céder à des ordres dont je ne signalerai pas les motifs : sachez-en gré au respect filial que je garde encore pour vous.

Le Comte.

Quels motifs osez-vous supposer ?

Don Félix.

Lesquels ? L’adultère et l’inceste… (Le comte met la main sur son épée.) Écoutez… Non content d’outrager, de maltraiter, de trahir la mère de votre fils, vous voulez déshonorer sa femme ; car, aux yeux de Dieu, aux miens, aux vôtres, elle est déjà ma femme. Je voulais me taire… mais trop de sentimens sont froissés en moi par vos outrages, trop de fibres de mon cœur se sont brisées sous vos coups, pour ne pas éclater… Vous ne me laissez rien sur la terre de pur et d’intact. Vous flétrissez tout ce que j’honore, tout ce que j’aime, de votre haine ou de votre amour… Ma mère, ma bonne mère, la fille d’un connétable, qui vous a apporté en dot un si beau nom, une si grande fortune, une vertu si haute, si irréprochable, vous la traitez comme la plus impure des concubines, comme la plus vile des servantes ! Je vous l’ai vu injurier, frapper devant moi, sur son fils, qu’elle a porté dans son sein, sur ses bras, dans son cœur… Elle, accoutumée dès son enfance à tout ce que la tendresse a de plus doux, à ce que l’opulence a de plus enivrant, n’a trouvé ici que misère et haine : est-ce la récompense d’une vie entière de vertu, de dévoûment, d’abnégation de soi-même ? N’est-ce pas un nouvel outrage qu’elle partage avec moi, que ce que vous appelez votre amour pour dona Maria ? Dona Maria, cette créature si pure, si dévouée et si aimante ! Quand je pense que vous avez osé… j’ai vu la lettre… lui proposer de l’acheter avec de l’or… un peu plus d’or que pour une courtisane !… Certes vos offres étaient magnifiques, il fallait de la vertu pour résister. Mais si vos biens n’avaient pas suffi, les miens et ceux de ma mère auraient servi à faire de ma femme votre maîtresse, si elle avait voulu la devenir.

Le Comte.

En vérité, don Félix, je m’étonne moi-même : je suis venu ici pour donner des ordres, et je reçois des injures de mon fils ! Cette colère que je concentre éclatera d’autant plus terrible, songez-y bien.

Don Félix.

Non, elle n’éclatera pas, mon père : il est impossible que nous soyons tous malheureux par vous… Voyez ce que vous faites, et où vous allez, où nous allons tous deux. Je n’ose le prévoir… Tout ce que les hommes ont de passions les plus violentes vont lutter en nous, et les passions, songez-y bien, se combattent avec des crimes… et, entre père et fils, quels crimes peut-on imaginer sans que les cheveux vous dressent sur la tête ? Nous sommes sur une route trop étroite pour deux : entre des précipices, il faut que l’un recule ou soit précipité dans le gouffre… Et cette route est la route qui m’appartient, à moi : elle me mène à la paix, au bonheur… Vous, elle ne vous mène qu’au crime, et ce n’est pas un but… car ce ne peut être le bonheur… Mon père… au nom du ciel, vivons avec tranquillité, sinon avec amour… je vous en supplie… à genoux, s’il le faut.

Le Comte.

Relevez-vous, don Félix ; moins de servilité et plus d’obéissance ; vous savez si j’ai jamais révoqué un ordre. Relevez-vous.

Don Félix.

Mon père, accordez-moi ce que je vous demande, au nom de tout ce qu’il y a de plus sacré au monde !… Votre fils est à vos genoux… Si vous me refusez, ce n’est plus votre fils qui se relèvera…

Le Comte.

Va-t’en, va-t’en ; laisse-moi… Ne m’approche pas tant… Don Félix, je t’ordonne de partir aujourd’hui même pour mon château d’Amarillas, et d’y rester deux mois…

Don Félix.

Ah ! toujours votre haine invétérée, inexplicable… toujours un cœur froid et immobile comme l’airain… Si vos projets ne frappaient que moi… je pourrais trahir ma propre cause… m’abandonner moi-même. Mais seul défenseur de deux femmes dont vous voulez faire la perte, je ne les délaisserai point ; quoi qu’il arrive, je les protégerai toutes deux contre vous…

Le comte, dont les yeux s’allument.

Es-tu sûr de pouvoir te protéger toi-même ?…

Don Félix.

Oui, quand on a l’équité pour soi… et quand don Pèdre est roi de Portugal… Mon père, vous m’y forcez ; ce moyen est horrible… mais j’irai au roi… Vous savez comment il punit l’adultère…

Le Comte, au comble de la fureur.

Tu irais au roi ?…

Don Félix.

Si vous m’y forcez…

Le Comte, tirant sa dague.

Je ne sais comment il punit l’adultère… Mais voici comment je punis le parricide…

(En ce moment la comtesse, attirée par le bruit, paraît dans le fond.)
Don Félix.

Frappez donc… Il y a un crime entre nous deux… J’aime mieux que vous vous en chargiez… En m’ôtant la vie, vous sauvez peut-être la vôtre…

Le Comte.

Une dernière fois, misérable fils, obéiras-tu ?

Don Félix, d’une voix ferme.

Non !…

Don Félix.

Eh bien !…

La Comtesse, se précipitant sur le comte, à qui elle cherche à arracher sa dague.

Vous ne tuerez pas mon fils !…

Le Comte.

Laissez-moi, comtesse, ou tremblez pour vous…

La Comtesse, luttant toujours…

Est-ce qu’une mère tremble jamais pour elle ?… Vous ne toucherez pas à mon fils… ou égorgez-moi d’abord,

Le Comte.

Tremble d’être exaucée…

Don Félix, portant la main sur son épée.

Ah !…

(Le comte refléchit un instant ; puis, abandonnant son poignard aux mains de la comtesse, il s’adresse à son fils.)
Le Comte.

Don Félix, je t’accorde une heure pour partir… Après cette heure je me chargerai de te faire disparaître…

(Il sort.)
La Comtesse.

Ah ! mon fils !

Don Félix.

Ma mère ! Dieu ! vous êtes blessée ! Vos mains sont tout ensanglantées !…

La Comtesse.

Ce n’est rien ; la lame de cette dague m’a déchiré les doigts quand je vous défendais… Ne faites pas attention, mon cher fils… D’ailleurs (à voix basse), c’est la seconde fois…

Don Félix.

Oh ! laissez-moi baiser votre sang sur vos mains… Ma mère, vous m’avez sauvé la vie au péril de la vôtre… Si jamais il fallait qu’on mourût pour vous, votre fils ne l’oubliera pas… Je vous le dis aujourd’hui, seize août treize cent soixante-cinq… Oh ! que ne suis-je votre frère… au lieu d’être votre fils ; dès à présent j’irais vous sauver et vous venger du tyran, du monstre…

La Comtesse.

Mon fils, songez-vous de qui vous parlez ?…

Don Félix.

Il est mon père, ce n’est pas devant vous que j’oserais le nier… Mais nous n’avons jamais senti l’un pour l’autre de ces mouvemens qui rapprochent deux êtres formés du même sang… Mes entrailles ont toujours tressailli à sa vue, mais c’est de colère… Mon cœur s’est toujours ému, mais c’est pour se resserrer… Sans doute sa conduite pour vous en est cause…

La Comtesse.

Mon fils, peut-être l’ai-je méritée…

Don Félix.

Par trop de faiblesse peut-être ; mais autrement c’est impossible ! vous êtes trop bonne mère pour n’avoir pas été bonne épouse… Toutefois, je ne sais si je dois vous remercier de votre dernier secours… En me sauvant la vie, peut-être m’y réservez-vous des crimes…

La Comtesse.

Des crimes !…

Don Félix.

Oui, moi et mon père nous y allons… Il veut que je sois parti dans une heure pour Amarillas, et que j’y reste deux mois, ou sinon… Regardez ce qu’il y a sur vos mains, ma mère…

La Comtesse.

Oh ! horrible !… Eh bien ! partez, mon fils ; ne vous exposez pas à un malheur ou à un crime…

Don Félix.

Moi, fuir ! et que je laisse ma mère en butte à sa brutale colère, et ma fiancée en proie à son infâme amour !…

La Comtesse.

Ohl ne craignez rien pour moi, mon fils… et partez avec dona Maria…

Don Félix.

Partir avec dona Maria… Mais est-ce possible ?… Avons-nous les moyens… les ressources ?…

La Comtesse.

Dona Maria a des parens à Santarem ; elle voulait même aller y célébrer son mariage… Eh bien ! vous exécuterez son projet… Tout ce que j’ai d’or et de bijoux est à vous… Prenez tout… Je ne saurais mieux employer des trésors qui me sont indifférens qu’à sauver mes trésors les plus chers… J’ai encore deux ou trois domestiques dévoués… nous correspondrons ensemble… Je vous ferai passer le reste de votre fortune… et vous reviendrez plus tard, lorsque le comte aura oublié des transports qui ne peuvent souiller long-temps l’âme d’un noble Portugais… Courez chez dona Maria, et soyez partis dans une heure… Pour moi, les tortures ne m’arracheraient pas le secret du lieu où vous vous réfugiez…


Don Félix.

Oh ! ma mère… j’accueille avec transport cette idée… Mais pourquoi faut-il que je vous quitte ?


La Comtesse.

Courez vite… mon fils…

(Don Félix lui baise la main, et sort.)

Scène II.


Même appartement. Une heure après.
La Comtesse.

Enfin, ils sont partis. Je ne respirais pas tant qu’ils étaient ici… Maintenant je suis, sinon plus heureuse, du moins plus calme… Mais j’entends le comte…

(Entre le comte.)
Le Comte.

Se jouer de moi à ce point !…

La Comtesse.

Qu’avez-vous, comte ?…

Le Comte.

Ce que j’ai ! Vous osez me le demander !… vous leur complice ! Don Félix est parti, mais ce n’est pas pour Amarillas, et il n’est point parti seul.

La Comtesse.

Qu’en savez-vous ?…

Le Comte.

Un valet de dona Maria que j’ai gagné m’a tout dit, trop tard malheureusement. Don Félix a enlevé celle que je lui défendais même de voir… Mais qu’il ne s’imagine pas m’échapper. Holà, Pérez ! (paraît un intendant) Des chevaux, fais armer mes gens en guerre, et qu’ils se tiennent prêts à partir dans un instant (Pérez sort). Mais de quel côté sont-ils allés ?… Quelle route ont-ils suivie ?… (Avec fureur.) Madame, de quel côté sont-ils allés ?…

La Comtesse.

Seigneur, en vérité, je ne le sais pas…

Le Comte.

Et moi, je vous dis que vous le savez et que vous le direz…

La Comtesse.

Jamais…

Le Comte.

Vous le savez donc ?

(Il lui serre le bras avec violence.)
La Comtesse.

Non, en vérité, je vous proteste…

Le Comte.

Il me faut ce secret, il me le faut à tout prix ; je l’aurai… Comtesse, songez-y, pour aller à un but, je n’ai jamais reculé devant un chemin souillé de sang… J’ai des moyens auxquels vous céderez : je ne vous parlerai pas ici de poignard de Tolède… J’ai des instrumens de vengeance plus terribles… des armes plus puissantes… un secret que je puis révéler…

La Comtesse.

Ah ! seigneur comte, vous n’auriez pas cette cruauté !… elle retomberait sur vous.

Le Comte.

J’aime mieux mourir sur le cadavre de mon ennemi que de ne pas le tuer… Révélez-moi ce que je veux, madame… ou j’ouvre cette fenêtre, et je jette au premier passant votre perte et ma honte…

La Comtesse.

Grâce, grâce ! seigneur comte…

Le Comte.

De quel côté sont-ils partis ?…

La Comtesse.

Oh ! par pitié…

Le Comte.

De quel côté sont-ils partis ? répondez, madame ; je ne l’en trouverai pas moins tôt ou tard si vous vous taisez, et si son mariage est conclu… je le tuerai… Maintenant sa mort est inutile. Dans son intérêt même, vous devez parler…

La Comtesse.

Je ne sais, je vous assure…

Le comte, se dirigeant vers une fenêtre.

Eh bien donc !…

La Comtesse, à ses pieds.

Ah ! seigneur, seigneur… grâce… Vous ne le tuerez pas… n’est-ce pas ?…

Le Comte.

Non ; mais quelle route ont-ils prise ?

La Comtesse.

La route de Santarem.

(Elle s’évanouit.)
Pérez, entrant.

Tous vos gens sont prêts.

Le Comte.

C’est bien, à cheval !…

(Il sort.)

Scène III.


Ruines d’un monastère sur la route de Lisbonne à Santarem.


DON FÉLIX, DONA MARIA.


Don Félix.

Dona Maria, arrêtez-vous ici ; vous devez être fatiguée.

Dona Maria.

Non, mon ami, je crains qu’on ne nous poursuive ; fuyons…

Don Félix.

Et comment saurait-on la route que nous avons prise ? Il n’y a que ma mère qui aurait pu la révéler.

Dona Maria.

N’importe, j’ai peur ; je me suis assise un instant, cela me suffit.

Don Félix.

Non, non ; vous êtes pâle, dona Maria ; je ne souffrirai pas que vous continuiez votre route. Je vais m’asseoir là auprès de vous… à l’abri du soleil… et je vais envoyer vos gens à la ville que l’on aperçoit d’ici, vous chercher des alimens.

(Il parle aux deux domestiques, qui sortent.)
Dona Maria, s’asseyant.

Vous le voulez, don Félix ; mais c’est imprudent…

Don Félix.

Oh ! plus de crainte… assez comme cela d’inquiétudes… Ne songeons qu’à l’avenir et au bonheur, c’est la même chose pour nous ; vivre l’un sans cesse appuyé sur l’autre… loin d’un père jaloux, dénaturé… Une seule chose nous manque, la présence de ma mère ; mais elle viendra bientôt près de nous, nous l’y appellerons : alors notre vie ne sera que félicités et amour de tous côtés.

Dona Maria.

La chaleur du jour m’accable… je sens mes yeux s’apesantir, se fermer malgré moi…

Don Félix.

Dormez, reposez-vous, dona Maria… je veillerai pour vous…

Dona Maria.

C’est pour rêver à mon Félix…

(Elle s’endort.)
Don Félix.

Elle sera plus à l’ombre encore dans cette salle à côté… (Il la prend dans ses bras et la transporte, puis revient.) Maintenant… je vais attendre et fermer les yeux pour ne voir que mon bonheur. Déjà Santarem approche ; c’est là qu’il existe… (Il s’assoupit un instant.)

(Entre le comte, suivi de deux de ses gens.)
Le comte.

C’est bien, ils sont ici ; le voici lui-même, et voici dona Maria… Sortez et emmenez leurs chevaux. Tenez-vous tous à quelques pas, et accourez au premier son que je tirerai de ce cor… Je pourrais enlever dona Maria pendant son sommeil ; mais je veux qu’il se la voie arracher…

Don Félix, se réveillant.

Qui a parlé de dona Maria ?…

Le comte.

Son maître et le tien.

Don Félix.

Le comte !… Est-ce un cauchemar ?…

Le comte.

C’est donc ainsi, misérable, que tu exécutes mes ordres !… Ah ! tu as pensé m’échapper ; mais c’est impossible… J’ai là vingt hommes armés qui vont venir au premier son de ce cor. On a emmené vos chevaux, vous ne pouvez plus fuir… Il faut m’obéir… Tu vas me laisser enlever dona Maria, et toi va-t’en… Je te laisse libre de ton sort… pourvu que je n’entende plus parler de toi… (Il fait quelques pas vers la salle où est dona Maria.)

Don Félix.

Moi ! laisser enlever et déshonorer ma Maria, mon amour ! Seigneur comte… mon père… au nom du ciel, ne faites point un pas de plus… Oh ! grâce ! grâce !… pour moi… pour vous… il en est temps encore…

(Il se met à genoux.)
Le Comte.

Ah ! misérable poltron ! tu as peur…

Don Félix.

Oui, j’ai peur… j’ai peur de moi-même…

Le comte, saisissant son épée et le frappant du plat de l’épée.

Hors d’ici, coquin…

Don Félix.

Votre épée… sortie la première… Un fils bien né suit l’exemple de son père. (Il lui présente la pointe son épée.) Passerez-vous maintenant ?

Le Comte.

Sur ton corps…

(Ils se battent ; le comte reçoit un coup d’épée, tombe et meurt sans proférer une parole.)
Don Félix.

Seigneur comte… Est-ce qu’il est mort… il ne répond pas ?… Oh ! quelle blessure !… Dona Maria…

(Entre dona Maria toute troublée.)
Dona Maria.

Qu’y a-t-il ? J’ai entendu un bruit d’épées…

Don Félix, lui montrant le corps du comte.

Répondez, dona Maria… est-ce que c’est là mon père ?…

Dona Maria, avec un cri convulsif.

Oh !…

Don Félix.

Répondez…

Dona Maria.

Ne m’approchez pas, don Félix…

Don Félix.

Je suis donc un parricide !… C’était pour te défendre, Maria ; il voulait te déshonorer… Mais n’importe, je suis un parricide…

Dona Maria.

Fuis, malheureux ! fuis…

Don Félix.

Et si je quitte ces murs, la foudre va tomber sur moi…

Dona Maria.

Cache-toi donc dans ces ruines… On vient de ce côté.

Don Félix.

Elles vont me crouler sur la tête, si je reste…

Dona Maria.

Ah ! il est perdu…

Don Félix.

On m’apporte la mort… Ah ! je me sens plus calme.

(Entrent les gens du comte.)

Entrez tous, je suis un parricide…

Tous les domestiques.

Le comte assassiné !… par son fils !…

Don Félix.

Venez-vous voir si j’ai une flamme au lieu de regard, un pied de chèvre comme Satan, des serpens au lieu de cheveux ?… J’ai mieux que tout cela, j’ai les mains rouges du sang paternel !… je suis un parricide !… Prenez-moi, liez-moi, je ne me défendrai pas… Je suis un parricide… Menez-moi au tribunal… je ne me justifierai pas… Je suis un parricide… Tenez, liez-moi, liez-moi donc…

(Il présente les mains aux gens du comte, qui reculent tous devant lui.)
Un des domestiques.

Je ne le toucherais pas pour un empire…

Un autre.

Ni moi non plus…

Pérez.

Il faut que je délivre la terre de ce monstre… Je vais le frapper, mais de loin…

(Il met une flèche sur son arc ; dona Maria, par un mouvement couvulsif et involontaire, se jette sur lui et le couvre de son corps.)
Don Félix.

Elle m’a touché… elle m’a fait un rempart de son corps… Quelqu’un m’a touché… et c’est elle !… Oh ! c’en est trop… Ange, merci, merci ; mais laisse-moi… Ne souille plus tes mains, ton souffle, tes yeux auprès de moi… Reprends ton vol vers le ciel… Plus d’ange gardien pour le parricide (Aux valets.) Accompagnez-moi, si vous n’osez me garder ; entourez-moi, si vous n’osez me toucher. Il n’est plus qu’un homme qui mettra la main sur moi… si c’est un homme… le bourreau !

(Ils sortent.)

Scène IV.


DON PÈDRE, LE CHANCELIER.


Le Chancelier.

Seigneur, je vous apporte à signer deux arrêts qui frappent deux grands criminels… Ce sont les attentats les plus effrayans de votre règne… Le premier est l’arrêt qui condamne au bûcher Nunez, maçon, coupable d’avoir assassiné un prêtre.

Don Pèdre.

Il a tué ce prêtre d’un coup de poignard au cou, n’est-ce pas ?…

Le Chancelier.

Oui, seigneur. Comment savez-vous ?…

Don Pèdre.

Ce prêtre n’avait-il pas assassiné lui-même auparavant le père du maçon ?

Le Chancelier.

Oui, seigneur, et les mêmes juges le punissant autant que le permettait le caractère dont il était revêtu, lui ont interdit pour un an ses fonctions ecclésiastiques.

Don Pèdre, déchirant l’arrêt.

Et moi, je condamne Nunez, maçon, à ne pas toucher à sa truelle d’un an…

Le Chancelier.

Y pensez-vous, seigneur, un misérable ouvrier qui a trempé ses mains dans le sang d’un prêtre !…

Don Pèdre.

De quelle couleur étaient les mains de ce prêtre qu’il a frappé ?… Le premier était un assassin… le second n’est qu’un vengeur qui exerce de légitimes représailles… Savez-vous qui a poussé cet orphelin, ce misérable ouvrier à ce que vous nommez un attentat effrayant ? C’est moi, moi, don Pèdre, roi de Portugal ; je l’ai fait venir ici à votre place, chancelier ; je lui ai donné mon propre poignard… je lui ai, dit : Venge-toi ; je lui ai appris à bien frapper, à mieux frapper que vous, juges débiles et sanguinaires… — Quel est l’autre arrêt que vous m’apportez ?

Le Chancelier.

C’est l’arrêt qui condamne au feu don Félix de Porto Carrero, parricide.

Don Pèdre, se levant.

C’est impossible.

Le Chancelier.

Le coupable aurait été convaincu s’il n’avait avoué de lui-même…

Don Pèdre.

Mais, chancelier, parricide ! ceci veut dire assassin de son propre père…

Le Chancelier.

Oui, seigneur, il a tué son père d’un coup d’épée dans les ruines du monastère de Saint-Sébastien.

Don Pèdre.

Don Félix parricide ! le fiancé de dona Maria Pirez, cette bonne et charmante femme… Chancelier, faites mettre sur pied toutes mes troupes ; dites à mon grand-amiral de tenir prêts tous mes vaisseaux de guerre, faites doubler les postes et réparer les fortifications dans tout le royaume ; que les plus habiles médecins soient appelés de tout l’univers en Portugal. Nous sommes menacés de quelque horrible invasion des Maures, de quelque peste inconnue ; car voici des présages plus effrayans que ne le furent jamais comètes ou tremblemens de terre… Il y a des parricides dans notre saint royaume de Portugal ! Que les cendres de ce parricide soient jetées au vent ; allez.

(Il signe l’arrêt. — Le chancelier sort.)
Un domestique, entrant.

Seigneur, dona Maria Pirez réclame la faveur d’une audience.

Don Pèdre.

Qu’elle entre… qu’elle entre. Ah ! qu’elle doit être à plaindre !…

(Entre dona Maria.)
Dona Maria, tombant à genoux.

Seigneur, seigneur ! grâce, grâce !…

Don Pèdre.

Pour vous, ma fille… il n’en est pas besoin…

Dona Maria.

Non, pour lui…

Don Pèdre.

Qui lui ?… Le parricide ?… Vous jouez-vous de moi ?…

Dona Maria.

Seigneur, son père voulait me déshonorer à ses yeux ; il m’a défendue à main armée ; il a été plus malheureux que l’autre… il a été vainqueur…

Don Pèdre.

Mais l’autre était son père… son père !… Songez à ce que c’est qu’un père ! J’ai épargné le mien, et il avait laissé assassiner Inès… Quel parricide peut demander grâce après cela… Non, non ; relevez-vous, dona Maria, vous ne l’espérez pas…

Dona Maria.

Eh bien ! la mort pour moi, si je n’ai pas la vie pour lui… Permettez que je le voie dans sa prison, que j’aille adoucir ses derniers momens. Son crime a été commis pour moi ; plus il est grand, plus je dois le plaindre, et moins je dois l’abandonner…

Don Pèdre.

Qui ? vous, dona Maria, si pure, si vertueuse !… Vous, approcher de ce monstre !… Prenez garde ; le crime se gagne, et la damnation se propage comme une lèpre… Je ne le permettrai pas…

Dona Maria.

Oh ! vous parliez de votre Inès tout à l’heure. Si vous aviez vengé son assassinat sur votre père, aurait-ce été à Inès ressuscitée de vous en punir ?… Au nom d’Inès, accordez-moi cette grâce !…

Don Pèdre.

Inès… Non, sans doute… Elle m’eût aimé toujours, pauvre, criminel et damné. Pourquoi avez-vous parlé d’Inès ? Voilà que je pleure comme une femme et que je cède comme un juge… (Écrivant un mot.) Tenez, aller voir don Félix, s’il en est temps encore…

Dona Maria, tristement.

Merci, seigneur !…

(Elle sort.)
Don Pèdre.

L’homme qui a inspiré un tel amour est un parricide, est-il possible ?… Ah ! la raison humaine se perd et se confond à de tels événemens. Le même homme peut-il à la fois exciter une estime si haute et une horreur si profonde !… Ah ! l’un de ces deux sentimens est injuste et menteur ; mais lequel ?… Une idée me frappe… Oui, voici sans doute le mot de cette inconcevable énigme… (appelant.) Quelqu’un !

(Entre un domestique.)
Le domestique.

Seigneur.

Don Pèdre.

Allez chez la comtesse de Porto Carrero, et qu’elle vienne à l’instant.

Le domestique.

Sire, elle attend audience depuis une heure à la porte du palais…

Don Pèdre.

Qu’elle entre, qu’elle entre !…

(Entre la comtesse.)
Don Pèdre.

Arrive ici, comtesse. Ton fils a tué le comte de Porto Carrero, ton époux. Songe à me répondre ici comme tu répondrais à Dieu au jugement dernier ; point de détour, de subterfuge, de mensonge. Ce jeune homme de si haute espérance, d’un si beau caractère, cet amant adoré de dona Maria Pirez n’a pu tuer son père, c’est impossible. Le comte ne l’était point ; tu as eu ce fils d’un autre que de lui : réponds.

La Comtesse, tombant à genoux.

Seigneur, je venais pour vous l’avouer…

Don Pèdre.

Raconte-moi toute cette histoire, et que ta mémoire soit fidèle.

La Comtesse.

Seigneur, je ne tairai rien de mon crime, puisqu’il diminue celui de mon fils. Je fus mariée jeune, malgré moi, au comte de Porto Carrero : j’aimais alors don Alphonse Ribeyro. Le comte, forcé par les devoirs de sa charge de chambellan d’habiter Lisbonne quelques mois de l’été, me laissa à son château d’Amarillas. Alphonse revint bientôt par le désespoir à l’espérance ; il osa me suivre secrètement à Amarillas. Une nuit, il pénétra dans mon appartement sans être vu… Je luttai long-temps ; mais j’étais faible, et j’aimais… Horrible faute, dont les suites furent plus horribles encore… Je parvins à le cacher et à le soustraire long-temps aux yeux de mes gens, qui ignorèrent tout, hors deux ou trois femmes dont j’étais sûre. Mais un soir le comte arriva sans être annoncé ni attendu ; il le trouva auprès de moi… Il le tua dans mes bras à coups de poignard… plusieurs même m’atteignirent… Malheureusement ils ne furent mortels ni à moi, ni à l’enfant que je portais…

Don Pèdre.

Après…

La Comtesse.

Le comte me laissa la vie pour m’infliger une plus grande peine : elle ne fut en effet, depuis ce moment, qu’esclavage, misère et tourmens pour moi et pour mon fils, sur qui il se vengea du silence que son honneur le forçait de garder : le comte punit en lui les fautes de ses parens. Ses affreux traitemens n’envenimèrent que trop la haine involontaire et spontanée de don Félix, qui semblait deviner dans le comte l’assassin de son père. Vous savez tout le reste… mais ce que vous ignorez, c’est que la tyrannie à laquelle j’étais en butte, et l’infâme persécution dont dona Maria était la proie, l’ont porté à ce crime, qui est grand sans doute, mais auquel j’arrache le nom de parricide au prix de mon déshonneur.

Don Pèdre.

Comtesse, s’il en est ainsi, c’est toi qui as commis le parricide. Ton fils n’a fait que défendre sa maîtresse à main armée, et venger son véritable père. C’est toi qui as donné au Portugal l’effroi d’un parricide en introduisant un fils étranger dans ta famille que tu as désunie, et dans la maison que tu as ensanglantée. Comtesse, si tu veux réparer tes fautes et sauver ton fils, tu le peux encore : répète demain dans ce palais, en présence de tous mes courtisans et de ton fils lui-même, ce que tu viens de me dire. Je fais grâce à don Félix que j’éloignerai seulement quelque temps de la cour, et toi tu seras brûlée à sa place.

La Comtesse.

J’ai sa grâce !…

Don Pèdre.

Voici un sursis pour l’exécution… (Il veut le donner à ses gens.)

La Comtesse.

Donnez-le-moi, seigneur, nul n’ira aussi vite que moi… Que je vous remercie !

(Elle sort.)

Scène V.


La prison.


DON FÉLIX, LE GEÔLIER.


Le geôlier.

Vous serez exécuté dans une heure…

Don Félix.

J’ai une prière à vous faire.

Le geôlier.

Soit ; parlez, mais ne m’approchez pas.

Don Félix, lui donnant un médaillon et une bague.

Remettez ces objets à ma mère ; l’un des deux est pour une autre, mais elle saura le faire parvenir.

Le geôlier, le repoussant.

C’est impossible, vous les avez portés…

Don Félix.

Quoi ! serez-vous inexorable ?…

Le geôlier.

Pouvez-vous le demander ?… Mais tenez, si vous avez besoin de forces, voici du pain, mangez. (Il lui jette un morceau de pain.)

Don Félix.

Moi !…

Le geôlier.

C’est l’usage…

(Il sort.)
Don Félix.

C’est l’usage !… à quoi servira donc ce pain ? pourquoi alimenter un corps qui sera en cendres dans une heure ?… N’est-ce pas une sanglante ironie des hommes de me faire continuer les fonctions de la vie qu’ils vont arrêter pour moi ? Oh ! personne… personne à mes derniers momens : mère, amante, parens, tous m’ont abandonné… Les liens de l’humanité sont rompus pour celui qui en a violé les lois. Plus de famille pour le parricide, plus de société pour le meurtrier, plus de religion pour le sacrilége ! Que devenir !… Oh ! si l’enfer même allait reculer devant moi !

(Entre dona Maria.)
Don Félix.

Dona Maria… sur la terre !… dona Maria !…

Dona Maria.

C’est moi… Je viens mourir…

Don Félix.

Mourir… vivre… être condamné, absous, exécuté, délivré, peu importe… je vous revois, vous daignez revenir…

Dona Maria.

Je reviens pour vous apporter la mort.

Don Félix.

La mort qui me vient de vous vaut mieux que la grâce accordée par un autre.

Dona Maria.

Don Félix, nous avons commis un grand crime… n’espérons ni pitié, ni grâce… Quel est ce bruit sourd ?…

Don Félix.

C’est le vent peut-être…

Dona Maria.

Dans une heure, tu mourras dans les flammes, et moi dans les douleurs… Il vaut mieux mourir ici ensemble… J’ai là du poison…

Don Félix.

Du poison !… Merci… dona Maria… (Il lui prend la fiole des mains.) Mais il est pour moi… pour moi tout entier… Vous… vous avez encore de longues années de bonheur, de paix et de joie. Oubliez que vous m’avez touché un instant : la souillure de mon amour ne peut flétrir pour long-temps une créature comme vous…

Dona Maria.

Que dites-vous, don Félix ?… Que vous soyez coupable ou non, ma vie finit avec la vôtre… vous le savez… Mais quels sont ces cris qui retentissent autour de la prison ?…

(On entend des cris confus de : Mort au parricide !)
Don Félix.

C’est le peuple !… Il veut ma mort… Fuyez, dona Maria… vous n’êtes plus en sûreté ici.

(Entre le geôlier.)
Don Félix.

Qu’y a-t-il donc ?…

Le geôlier.

Des tremblemens de terre ! le sol remue et le ciel gronde… Le peuple dit que c’est contre vous… que votre présence attire la foudre sur notre tête et sous nos pieds… Il s’amasse… il veut forcer les portes de la prison pour vous exterminer… Entendez-vous les clameurs qui s’approchent et qui redoublent ?…

Don Félix.

Et que va devenir dona Maria ?… Au nom du ciel… secourez-la…

Le geôlier.

Cette senora ?… Ah ! j’ignore…

Don Félix.

N’y a-t-il pas une autre issue ?…

Le geôlier.

Toutes sont occupées par le peuple…

Don Félix.

Les archers qui gardent les prisons…

Le geôlier.

Ils résistent ; mais ils vont être accablés par le nombre…

Dona Maria.

Quoi ! ils vont vous massacrer !… Il n’est plus d’espoir…

Don Félix.

Moi ! qu’importe une mort ou une autre !… Mais vous… vous, dona Maria… qu’allez-vous devenir ?… Ils vont vous tuer avec moi, tuer la colombe trouvée dans un nid de vautour… Oh ! pourquoi m’êtes-vous venue trouver ! Ne saviez-vous pas qu’il y avait toujours un abîme sous mes pieds ?… On y tombe en m’approchant… Ah ! ce poison…

Dona Maria.

Ne peut faire son effet que dans une heure ; c’est une souffrance de plus qui ne nous sauve pas…

(Les cris redoublent.)
Don Félix.

Mon Dieu, mon Dieu, que devenir ! Un refuge pour vous, fût-ce mon tombeau !… Mais les cris cessent, je crois…

Le geôlier.

Vous êtes sauvé !… Des gardes du roi conduits par votre mère viennent de dissiper le peuple, à qui on a promis satisfaction…

(Entre la comtesse.)
La Comtesse, lui tendant les bras.

Mon fils !… mon cher fils !…

Don Félix.

Ma mère… Ai-je le droit de vous embrasser ?…

La Comtesse.

Viens toujours, coupable ou non… Une mère ne méconnaît jamais son fils, même couvert de sang… Tu es un meurtrier, il est vrai ; mais tu n’es point un parricide…

Don Félix.

Comment !…

La Comtesse.

Je vais rougir devant mon fils ; mais n’importe… Ton père n’était point le comte ; c’était don Alphonse de Ribeyro… que le comte a assassiné dans mes bras… Tu es le fils d’un adultère.

Don Félix.

Mais vous n’êtes plus la mère d’un parricide… Ô mon Dieu, je te rends grâce !…

La Comtesse.

Et maintenant, t’ayant justifié, je vais te sauver. Demain je proclamerai ma faute devant la cour, et le roi te fera grâce.

Dona Maria.

Est-il possible !…

Don Félix.

Non !…

La Comtesse.

Comment !…

Don Félix.

Vous voulez que j’achète la vie au prix du déshonneur de ma mère et du mien !…

La Comtesse.

Qu’est-ce que cela auprès de ce nom inoui de parricide jeté sur notre maison comme un voile noir sur une statue ?…

Don Félix.

Quoi que vous puissiez me dire, ma mère, ce nom ne disparaîtra jamais… rien ne peut purifier une existence de pareilles taches. Non ; cette révélation allége ma conscience, votre main a rendu des ailes à mon âme pour s’envoler vers le ciel ; mais sur la terre mon destin est accompli.

La Comtesse.

Ne le crois pas…

Don Félix.

D’ailleurs, dussé-je être disculpé hautement, pourrai-je l’accepter à ce prix !… Quoi ! vous, si bonne, si douce, qui n’avez eu d’autre crime qu’un moment d’égarement, renoncer à une réputation de vingt années, rechercher au fond de votre conscience une faute commise depuis si long-temps et expiée par tant de souffrances ! redevenir criminelle, accusée, victime peut-être !… Savez-vous jusqu’où don Pèdre peut porter la vengeance de sa justice ?… Non, non, ma mère ! gardez votre réputation intacte et pure, vous en avez besoin… que vos cheveux blanchissent en paix ; que votre fils ne paie pas votre amour par l’opprobre… qu’il vous donne sujet de le pleurer, et non droit de le maudire !…

La Comtesse.

Tu parles en vain… que tu le veuilles ou non, je parlerai… je te sauverai malgré toi… Mon fils, tu ne peux empêcher cette révélation, acceptes-en le fruit !

Dona Maria.

Oui, j’ose me joindre à ta mère, don Félix : qu’est-ce que la faute de la comtesse, au prix du crime dont elle vous délivre ?…

Don Félix.

C’en serait un aussi grand d’accepter… c’est un autre parricide…

La Comtesse.

Ce n’est pas toi qui le commets… Que tu y consentes ou non, mon parti est pris.

Don Félix.

Votre vie est-elle en sûreté si vous parlez ?

La Comtesse, embarrassée.

Mais… oui…

Don Félix.

Parlez donc, si vous voulez ; mais pour moi j’atteste ici le ciel que c’est contre mon gré.

La Comtesse.

Je suis sauvée !…

Dona Maria.

Nous sommes sauvés !…

La Comtesse.

Plaise au ciel !


Scène VI.


Le palais du roi.


La Comtesse.

Voici l’heure de ma dernière révélation. Point d’hésitation, point de faiblesse… (S’approchant d’une fenêtre.) Un bûcher pour moi !… Sa vue ne peut rien sur mon cœur !… Il est ferme… mais je redoute ce coup pour mon fils ; il n’acceptera pas sa grâce si chèrement payée… et mon sacrifice aura été inutile… Il n’est qu’un moyen de le lui faire accepter… je vais l’employer.

(Entre don Félix.)
La Comtesse.

C’est vous, don Félix ; le roi va venir, toute la cour l’accompagnera ; vous allez être hautement disculpé ; mais promettez-moi qu’aussitôt cette révélation prononcée, vous partirez pour l’Espagne. Le roi a commué votre arrêt de mort en un exil qui ne sera point éternel ; mais vous partirez sur-le-champ.

Don Félix.

Je partirai… mais non pour l’Espagne.

La Comtesse.

Comment !

Don Félix.

Pour le ciel ou l’enfer.

La Comtesse.

Que dites-vous ?

Don Félix.

Souvenez-vous de ce que je vous disais il y a deux jours : « Vous m’avez sauvé la vie au péril de la vôtre ; si jamais il fallait que quelqu’un mourût pour vous, votre fils ne l’oubliera pas. Je vous le dis aujourd’hui seize août treize cent soixante-cinq… » Nous sommes au dix-huit, ma mère, et je n’ai pas la mémoire si courte. Vous voulez encore vous sacrifier pour moi ; mais je vous ai prévenue…

La Comtesse.

Me sacrifier !…

Don Félix.

Ne cherchez plus à nier ; votre majordome, à qui vous aviez confié vos dernières volontés, m’a tout dit. Vous vouliez prendre ma place sur le bûcher. Venez, si vous l’osez, tenter de me ravir encore cette mort, mon bien, mon espoir, mon devoir ; mais elle n’est plus pour moi sur un arrêt qu’on peut révoquer, sur un bûcher qu’on peut renverser ; elle est dans mon sang, dans mes veines, dans mon cœur ; elle circule dans tout mon être…

La Comtesse.

Malheureux, qu’avez-vous fait ?

Don Félix.

J’ai tenu mon serment et payé ma dette. Maintenant, ma mère, votre dévoûment est inutile. Vivez pour me pleurer et pour consoler dona Maria. Un front qu’ont fait pâlir les années ne doit plus rougir. Soyez heureuse, s’il est possible… ce fut le vœu de toute ma vie ! La mort le rencontrera encore sur mes lèvres. Oh ! je sens déjà un frisson mortel… Promettez-moi… Oh ! que je souffre… je fus bien malheureux ; mais je ne puis me plaindre, car j’ai passé des bras de la meilleure mère à ceux d’une amante adorable… Deux cœurs ont battu près du mien… C’est assez, embrassez-moi, ma mère, je ne puis plus parler…

(Il meurt.)
La Comtesse, agenouillée sur son corps.

Mort, mon Félix !… le fruit et la consolation de ma faute !… Mort pour moi !… Mon reste de vie est avec lui dans le tombeau…

(Entrent don Pèdre et dona Maria, suivis de seigneurs et dames de la cour.)
Dona Maria.

Don Félix… Ô mon Dieu… qu’est-ce que cela !…

La Comtesse.

Empoisonné… Il est mort !…

Don Pèdre.

Mort !…

Dona Maria.

Mort !… oh !… moi aussi…

(Elle se précipite sur le corps de don Félix.)
La Comtesse.

Qu’elle est heureuse !… elle peut mourir… Moi, je dois vivre encore… Il me reste un dernier devoir à remplir.

Plusieurs seigneurs.

Que signifie ce spectacle ?…

Le Chancelier.

C’est don Félix de Porto-Carrero, cet infâme parricide !…

La Comtesse.

Parricide !… parricide ! Apprenez tous que ce parricide est mort par amour filial…

Don Pèdre, à la comtesse.

Comtesse, taisez-vous… Une victime me suffit, et vous me forcez à vous punir en parlant.

La Comtesse.

Écoutez tous ; je ne puis plus réhabiliter de mon fils que la pierre de son tombeau ; j’y mettrai du moins une moins horrible épitaphe. Don Félix n’est point un parricide ; il a versé le sang de Porto-Carrero, mais ce n’était pas celui qui coulait dans ses veines. C’est le fils d’Alphonse Ribeyro, que vous avez connu sans doute, et qui disparut sans qu’on sût rien de sa mort ; il fut assassiné par le comte mon époux : mon fils n’a frappé que le meurtrier de son père… Sa mère proclame ici son adultère ; elle prend sur elle tout le crime ; que n’a-t-elle pu en prendre aussi tout le châtiment ! Maintenant j’ai parlé ; répétez ce que vous avez entendu. Je n’ai plus rien à faire sur cette terre.

Don Pèdre.

Don Henrique de Lara, chancelier, faites instruire la cause de la comtesse de Porto-Carrero, coupable d’adultère…


Paul Foucher.