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Un vieux bougre/02

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Bibliothèque Charpentier (p. 17-29).


II


Ils venaient d’être si heureux, l’un par l’autre, qu’ils en demeuraient tout confus. La chair sensible encore, muets, la même tristesse les gagnait. Née dans le tintamarre, la fièvre, les illuminations de la fête foraine, et parvenue, sur ce lit étroit, à son achèvement sensuel, leur courte aventure les étonnait.

— Tu m’dis plus rien, Michel ?

— Ah ! ma Marie !

Mlle Rubis n’en tira que cette exclamation de gratitude. Elle eut un geste désappointé et elle bâilla bruyamment. Le pantalon garance du soldat et sa tunique étaient sur une chaise. Son képi couvrait le réveil matin dont il étouffait le tic-tac sec. Ses souliers à guêtres blanches paraissaient énormes, sur le plancher gras, à côté des siens, à elle, dont un seul avait conservé son pompon noir. La baïonnette était pendue à l’espagnolette de la fenêtre, par son ceinturon bouclé.

Sur le dos, les mains croisées derrière la tête, Michel récapitulait péniblement ses dépenses de la soirée, et l’effort lui ridait le front.

— C’est égal, vrai ! murmura-t-il.

— Quoi ?

— Rien…

— Tu viens de dire : « C’est égal, vrai ! » comme si t’avais à t’plaind’de qué’qu’chose…

— Ah ! je m’plains pas… sûr que non !

Elle le dévisageait, assise maintenant, et il lui sembla d’une laideur très ridicule, avec sa face plate, colorée, au nez large et bref, et ses cheveux d’un jaune trop clair, ras-tondus, raides sur une peau rose de goret propre. Elle se demanda pourquoi elle l’avait choisi plutôt qu’un autre. Elle se demanda, aussitôt, si Mlle Youyou, sa sœur, avait rencontré le cavalier idéal. Irritée de doute, elle accusa les hommes d’égoïsme, de vanité grossière, d’une foule de tares qui ne leur sont point exclusives. Elle tendit l’oreille, pour reconnaître, à travers la cloison, si Mlle Youyou était rentrée. Le silence l’exaspéra.

— Ma sœur qu’est encore dehors ! soupira-t-elle.

Le militaire n’y prit pas garde, tout à ses calculs difficiles. Elle le secoua par un bras :

— Voyons… à quoi qu’tu penses toujours ? T’es pas rigolo, tu sais… Quand on est avec une femme… on peut bien causer…

— Ah, ma Marie !

— « Mâ Mârie ! » t’en as plein la bouche, et c’est tout c’que tu sais m’dire !

Il se recueillit, souriant et niais, puis, ses bras forts l’attirant à soi :

— T’es bien plaisante ! déclara-t-il.

Alors, ils parlèrent en bons camarades et, quelquefois, ils eurent des mots d’amants qui les rendaient graves, une minute. Elle conta son enfance déplorable, sa jeunesse épouvantée par les disputes de ses parents, la fin de son père, après des crises tragiques d’épilepsie :

— Il est mort de trop boire… Autrement, on aurait été bien… Y touchait des bonnes payes comme mécanicien… Ma mère, le chagrin la mangée… et puis l’travail en plus, faut dire !… Pense donc qu’elle avait des ménages en maison bourgeoise… et not’linge à laver… et toute l’ouvrage de chez nous… à cause que, nous deux ma sœur, on avait commencé not’ apprentissage dans la couture… On a lâché ça pour les perles… parc’qu’on gagnait mieux… quand elle a tombé malade… Tu sais bien, les couronn’s pour les morts, que j’t’ai dit ?… Et on l’a mise à l’hôpital… Elle nous disait, la pauv’femme : « V’là quat’jours que j’travaille pas… les quat’premiers d’puis ben du temps… Ça peut pas durer, mes pauv’petites !… » Elle a passé dans la nuit…

— Moi, j’ai’core mes vieux au pays… l’père et la mère… et même l’grand-père Gaspard itou, qu’est droit comme un épi…

— T’as d’la chance !

Elle ajouta :

— Youyou avait ses dix-huit ans… moi, j’courais su’mes vingt… quand on a été toutes seules… sans personne… On était sages… Elle avait prononcé les derniers mots d’un ton poignant, et elle rêvait à son passé pur.

— C’est pas à c’te heur’que t’es sage, bon sang ! s’exclama Michel.

Très bas, les dents serrées de fureur, elle le jugea :

— Croquant !

Et, ramenant ses cheveux sur son épaule gauche pour les natter, elle reprit, la voix dolente, accablée des souvenirs fâcheux qui la hantaient :

— C’est vrai… j’sais pas pourquoi j’t’ai raconté mes affaires, à toi !…

Mais on frappait à la porte.

— C’est toi, Youyou ? demanda Mlle Rubis.

— Oui… Ouvre… J’ai à te parler…

Elle sauta du lit où elle revint dès qu’elle eut ouvert. Mlle Youyou, visiblement impressionnée, commença :

— La mère Naton vient d’me fair’une scène… T’as pas entendu ?

— Non… On causait… Alors ?…

— Alors… alors… Y a qu’elle voulait pas m’laisser monter, la vieille carne !… rapport qu’on lui doit la dernière quinzaine… et celle qui finit c’soir…

— Quoi ! elle court pas après son os !

— N’empêche qu’elle a dit qu’y lui fallait l’argent ou qu’on partirait d’main ! Tu crois, tout d’même, quelle roulure !

Michel examinait les bouquets bleus de la tapisserie, par discrétion.

— Et t’as rien fait, c’soir ?

Mlle Youyou souleva son tablier par les poches vides et elle critiqua les milliers de citoyens dont elle n’avait su tenter un seul par son allure lascive :

— Y avait rien qu’des pannés dehors… C’est à dégoûter d’sortir !…

Sur cette boutade désenchantée, elle quitta la chambre. La bougie manqua s’éteindre au courant d’air.

— La mère Naton, c’est la logeuse d’ici… expliqua Mlle Rubis.

Elle narra des anecdotes défavorables à cette dame et le soldat les écouta mal. Elle en revint à se plaindre du peu qu’un travail honnête et dur rapporte à la femme, de la cherté du vivre.

Impassible, Michel se nettoyait les ongles avec une épingle à cheveux qu’il avait trouvée sous ses reins, dans le lit.

— Tout c’que j’te raconte et p’is rien, c’est la même chose…

— Mais non… j’comprends bien qu’tas d’la misère… et ça m’peine, bien sûr !…

— Ah ! j’savais bien, Michel !… mon chéri !…

Caressé, il soufflait d’aise ; mais, dans sa tête, le chiffre total de sa dépense fixait sa pensée. Mlle Rubis le berçait de paroles amoureuses. Elle remarqua pourtant :

— T’as les yeux tout ronds, Michel… t’es un peu saoul… Ah ! dis pas non !… ça s’connaît trop !

— Possib’… j’m’en fous… j’me fous d’tout… du tiers comm’du quart…

— Qu’est-c’qui t’prend ?

— Y m’prend qu’j’aime pas qu’on m’fasse d’la morale… Et zut ! La camouf’va pas durer et faut qu’j’m’trotte…

— Ah ! t’as bien l’temps avec un’permission d’la nuit !

Michel, obstiné, lâcha quelques mots vulgaires et, passant par-dessus elle, il se trouva debout. À la mourante clarté de la bougie, il paraissait très grand. Son ombre brisée montait du parquet à la muraille et, jusqu’au plafond, elle débordait.

— J’veux qu’ tu restes encore… Tu m’aimes donc pas ?

— Ah ! si, que j’t’aime !… Mais j’voudrais quand même pas ramasser d’là boîte !

Tranquillement, il avait mis son pantalon. Les mains aux hanches, il contemplait sa tunique et il oscillait sur sa base. Mlle Rubis, en s’étirant, put atteindre la baïonnette, la détacha de la fenêtre, avec le ceinturon, et elle la déposa, sans bruit, sous le traversin.

— Michel, r’viens te r’coucher, grosse bête !…

Il grogna un « non » rude, accentué d’un appel du talon, et il se pencha pour boutonner ses guêtres. Comprenant qu’elle n’obtiendrait rien de ce têtu par la ruse ni la douceur, elle se tourna vers lui et, d’une voix âpre :

— Non, mais… et mon p’tit cadeau ?

De surprise, Michel laissa tomber sa tunique qu’il venait de prendre, et, croisant ses bras, le menton avancé, il interrogea, farouche :

— C’est d’l’argent, qu’tu voudrais ?

— Bien sûr… J’peux pourtant pas m’payer un béguin, quand j’aurai p’t’-êt’pas où coucher d’main soir !…

Alors, ce fut épique :

— J’ai dépensé vingt-trois francs et douze sous avec toi ! Vingt-trois francs et douze sous, entends-tu, fumelle de malheur ! hurla-t-il.

Elle ferma les paupières devant les poings énormes levés sur elle, et il se répandait en imprécations. Quand il eut exhalé sa colère, il était prêt, coiffé de son képi, et il cherchait, du regard, sa baïonnette. La flamme de la bougie se haussait et s’écrasait tour à tour, et son instabilité créait des apparences fantastiques.

— J’veux pas qu’tu t’en ailles ! dit nettement Mlle Rubis.

— Ma baïonnette, nom de Dieu !… Voleuse ! c’est toi qui l’as !… Où qu’elle est ?… Dis-le ! Dis-le ?…

Le soldat, penché sur elle, la supplia, humble, fou :

— Ma p’tite Marie… j’me sens plus… où qu’alle est ?… Dis-le-moi…j’f’rais un malheur…

Ils se voyaient à peine. Elle se taisait. La lumière en agonie jeta une suprême clarté où ils s’aperçurent : lui, effrayant de rage ; elle, qui le bravait, d’un sourire forcé.

— Ah ! garce ! cria-t-il.

De ses dix gros doigts, il saisit le cou frêle ; et son front versait la sueur, à gouttes rapides. Mlle Rubis aperçut le point rouge de la mèche consumée et, comme il s’évanouissait dans le noir, elle ignora si les ténèbres étaient autour d’elle ou si elles la remplissaient. Elle eut un sursaut contre la douleur, elle éleva ses mains et elles retombèrent. De les avoir senties, tremblantes, effleurer ses poignets, Michel lâcha prise, brusquement, et il murmura, atterré :

— Qu’est-ce que j’faisais, bon sang !…

Il eut peur de l’obscurité et du silence. Il n’osait bouger, retenant même son souffle. À la fin, il appela, tout bas :

— Marie, ma Marie…

Il attendit, dans un abîme d’angoisse. Ces mots puérils lui vinrent aux lèvres :

— Tout d’même… pourquoi qu’t’as ri d’moi ?…

Et il appela de nouveau. Le calme horrible de la chambre lui remémora la veillée des morts au pays. Ses genoux s’entre-choquaient. Il eut la vision de la cellule où on l’enfermerait, des camarades qui lui apporteraient la gamelle, des officiers qui l’interrogeraient, du conseil de guerre, enfin. Et il savait que personne au monde ne le croirait, s’il disait simplement la vérité. Il craignait son acte et il balbutiait, comme un dévot prie :

— C’est pour m’fair peur, qu’tu réponds pas… Oh ! dis qué’qu’chose, Marie, ma p’tite Marie…

L’ombre ajoutait à sa terreur : il passait du chaud à un froid qui l’atteignait aux moelles. Transi de frissons, il répétait, chassant une inquiétude affreuse :

— Voyons… Marie… ma Marie…

Or, la même pensée qu’il se refusait à admettre l’affolait : et il dit, la voix sourde, cognant ensemble ses poings crispés à hauteur de sa bouche :

— Mais j’l’ai pas tuée, bon Dieu d’bon Dieu !… C’est pas possib’… ça peut pas êt’ vrai… moi… qu’j’aye fait ça…

Il l’adjura de répondre, promettant de lui donner jusqu’à son dernier sou, la suppliant de remuer, au moins, pour prouver qu’elle vivait. Et il s’éloignait peureusement du lit, sous l’influence du remords qu’il essayait de combattre, gémissant à intervalles de plus en plus courts :

— Tu sais bien que j’suis pas méchant… Du mollet, il rencontra le bord d’une chaise. Il en saisit le dossier et, parce que c’était un objet familier, une forme précise, dans ces ténèbres hostiles traversées de souffles, son épouvante diminua.

— J’vas app’ler… Faut savoir… J’peux pas rien faire… Ma pauv’  Marie…

Il avança, à tâtons, fermant les yeux malgré lui, et il toucha les draps. Instinctivement, il ramena ses mains lourdes et sa respiration était suspendue. Après, il étendit les bras. Contraint par une tendresse douloureuse et grande, il tressaillit et un flux de sanglots lui barra la gorge. Le visage était moite et glacé, la poitrine sans chaleur, inerte, et très douce. Michel recula d’un pas :

— Ça y est, bon Dieu !…

Les paumes sur ses yeux quelles écrasaient, il balançait son torse, du mouvement circulaire et lent qu’ont les grands ours debout.

— Ben… et moi, alors ?… et mes pauv’s vieux ?… et tout… et tout, donc !

Ses larmes coulaient, il avait des hoquets d’enfant. Soudain, il se révolta :

— J’rêve dans l’cauch’mar… J’veux y voir !… Si y avait la chandelle, seu’ment… Ah ! faut m’rend’compte…

Il tira de son gousset quelques allumettes en bois et il frotta l’une à son pantalon, sur la cuisse, le pied levé. La flamme bleue s’éteignit avant de blanchir. Il renouvela l’épreuve sans plus de chance. Au troisième essai, il haussa la faible lumière et, dans un éclairage sinistre, il aperçut uniquement le cou marqué de taches rouges.

— Ma Marie… mon Dieu… J’voulais pas y faire mal…