Un vieux bougre/10
X
Au cabaret, chez Grand-Menu, bat le pouls du village. Là, toutes les idées ont cours, devant un tableau des monnaies légales, une planche en couleurs des uniformes de l’armée française, et le portrait de M. Félix Faure dans sa gloire présidentielle, au centre d’images naïves qui montrent les étapes de sa carrière. Il y a aussi, clouée à la muraille, avec des almanachs aux chromolithographies galantes donnés par les distillateurs, la Loi sur l’Ivresse. Elle n’a jamais été parcourue que des mouches qui l’ont couverte de taches brunes. Dans le coin où elle est à l’abri de la lumière trop vive, la fumée des pipes l’a cuite, et des crayons maladroits en ont illustré la marge inférieure des attributs naturels de l’amour.
Grand-Menu est un arbitre parfait : il donne raison à tout le monde, non parce que la vérité humane confine toujours à l’erreur par quelque point, mais dans une intention mercantile. Cependant, s’il lui faut se prononcer, il accorde le plus de sagesse à ceux dont la soif tyrannique favorise davantage son négoce.
En général, on approuve Roubeau, le maire, d’avoir tempéré le zèle des gendarmes. On lui sait gré de sa médiation opportune qui a dessaisi la maréchaussée d’un procès-verbal fâcheux pour Loriot-Moquin et d’autres encore. En outre, il a vaincu l’entêtement de Michel, le boiteux, à maintenir sa plainte en justice pour effraction et viol de domicile chez Gaspard, son père.
Certes, Roubeau a concilié les devoirs de sa charge et son intérêt domestique, car son fils était cité parmi les assaillants de la maison des Michel. Loriot-Moquin le constate sur tous les modes. Si on lui objecte que l’initiative du maire a, grâce au préfet, obtenu des recherches officielles et prouvé l’existence du disparu, il parle de celui-ci.
Le vieux n’y gagne pas en renom. S’il eût été mort, on lui aurait beaucoup pardonné. Vif, il devra rendre compte de ses hardiesses envers les villageoises. Au fond, il a frustré la commune du bel assassinat dont il eût été la victime déplorée. Chacun nourrit ce grief, nul ne l’avoue, et le maréchal ferrant répète les même phrases sur l’honneur bousculé des femmes ou la fièvre qui alite Michel avec le délire.
De la route, on l’entend réclamer son fusil. L’accès éclate au crépuscule. Les cris montent, effroyables, vers les cieux qui s’éteignent. On va écouter, en silence ; puis, sur la place de la mairie, on revient échanger des impressions. Bientôt, un à un, sous des prétextes, les hommes s’éloignent pour entrer au débit, et les commères demeurent seules à débattre.
Elles plaignent la femme de Michel, elles la louent de faire brûler des cierges pour obtenir la guérison, et elles médisent du docteur qui arrive de Chartres en automobile tous les matins. La science ni Dieu ne soulageant le malade, elles accusent la première de faillir à son rôle et elles respectent l’inconnu des voies divines.
Les bras en ailerons, illuminé de couperose, la tête grosse à contenir une cervelle de bœuf, une bouteille entre ses cuisses pour la déboucher, Grand-Menu approuva les détracteurs du médecin :
— Michel a eu les sangs r’tournés… c’est pas malin à savoir… et ça se soigne !… J’y dirais ben ça au nez, à vot’médc’in !…
— Mon médc’in, le v’là… J’l’avale pour y fair’voir mon d’dans ! répliqua le facteur, et il ingurgita une ration de marc.
Heureux des rires provoqués par son trait spirituel, il insista :
— Verse-moi son frère, Menu !… Deux de c’te famille, c’est moins dangereux qu’un docteur… et on sait pourquoi on paye !…
Il dit, levant son verre :
— C’est ma tournée, pas vrai ?
Au bout d’un moment, ils comprirent que c’était une allusion à son travail qui le réclamait à la poste, et leur gaieté en fut énorme. Loriot-Moquin tenta une diversion. L’autre captivait l’assemblée : dans l’odeur de tabac, d’anis et d’absinthe dont l’air était vicié, il conduisit à bien une histoire où des zouaves exerçaient leur prestige sur de petites filles musulmanes aux yeux méditatifs.
— Ce coup-ci, faut qu’je m’trotte, dit-il, ou la r’ceveuse pourrait y trouver un ch’veu !
Il ajouta qu’elle était chauve et, salué de nouveaux rires, serrant des mains, il partit.
— Sacré type ! déclara Grand-Menu.
— Y n’est pas si malin qu’ça, fit Loriot-Moquin.
Comme on protestait, il changea ses batteries : retroussant ses manches, il observa :
— Tout ça n’a rien à faire avec Gaspard… Mais si jamais on le r’voit… et on le r’verra c’vieux pirate !… y m’trouv’ra sur son ch’min, c’est bibi qui vous l’dis… On a un compte à régler ensemb’ !…
Dehors, il y avait un mouvement anormal. Grand-Menu affirma, sans conviction :
— C’est rien… à coup sûr…
Les buveurs, pour voir, se pressaient sur le seuil. Des femmes entrèrent, les refoulant dans la salle. Le pouce renversé par-dessus l’épaule ou le bras tendu vers la route, passionnées, elles criaient :
— C’est eux ! — On les a vus !
Mme Loriot-Moquin, écarlate et enrouée, secoua son mari :
— Loriot, c’est Gaspard et l’fi’Michel, qu’on te dit !
S’adressant à tous, elle précisa :
— Même qu’y ramènent on n’sait quelles traînées !
En moins de rien, le cabaret se vida. Dédaigneux de toute agitation vaine, Grand-Menu épongeait le zinc du comptoir.
— Si encore c’tait l’feu, j’comprendrais ! murmura-t-il ; et, rinçant des verres, il sifflota un pas redoublé afin de se rattacher à quelque chose d’héroïque.
Quand le vieux Gaspard se mit debout dans la carriole arrêtée devant sa maison, les moins lâches reculèrent et le ton des propos baissa.
Mlle Youyou était intimidée par les regards.
Mlle Rubis les bravait, fière de sa taille fine, des artifices de son teint, de ses mains pâles, et elle raidissait le buste, son menton levé, dans une attitude moqueuse :
— Y sont pas mal, dans ton pays !… Mince de poires !
Michel sembla ne l’avoir pas entendue. Il contemplait, entre ses pieds, le fond de la voiture. Depuis le départ, sa joie de revenir avait cédé progressivement au souci d’arriver avec ces femmes, en plein jour.
Elles, c’était leur premier voyage hors de la banlieue parisienne. Tout avait émerveillé Mlle Youyou. Qu’une seconde elle détachât ses yeux du spectacle fugitif, ils se portaient sur l’aïeul et lui dédiaient amoureusement leur fatigue ; car il avait parcouru la terre !… Cette notion tardive de l’espace accablait devant lui la jeune femme et elle avait l’âme grave en sa chair paisible.
Mlle Rubis l’avait raillée de sa mélancolie, comme elle avait nargué Michel, silencieux et très ému. Le sentiment de la vitesse l’énervait. À voir la course inverse des bois, les meules hautes sur les champs, les bourgs d’où fuse un clocher, les hameaux accroupis, la solitude orgueilleuse d’un domaine, elle se grisa. Elle allait d’une portière à l’autre, s’appuyant aux genoux de Gaspard, et elle l’appelait pour lui montrer un site, des bêtes paissantes, une mare. La tête au vent, l’air la décoifiait et lui sifflait aux oreilles, et elle lâchait des paroles insensées, elle chantait, elle riait. Dans un geste qui, pour amener ses doigts à sa chevelure en désordre, lui souleva les seins et la cambrait, elle offrit sa jeunesse à la concupiscence du vieil homme.
Dans la charrette, elle s’était assise auprès de lui. Le conducteur ayant, du manche de son fouet, montré la première ferme du pays, elle se passa la houpe à poudre sur le visage. Alors, Gaspard l’aurait étreinte si Mlle Youyou ne s’était retournée au même moment…
— Quoi ? tu dors, Michel ! cria-t-il.
Leste, il enjamba la banquette et sauta à terre. Il tendit la main à Mlle Youyou pour l’aider à descendre. Mlle Rubis, provocante et folle, lui jeta ses bras au cou et, précieusement, il la déposa sur le sol, fier d’en mériter ce témoignage :
— Vous en avez du nerf, l’grand-père !
— Occupe-toi des bagages, Michel !… Allons, r’mue-toi ! gronda-t-il.
Les malles déchargées, Michel quitta enfin la voiture et il attendait. Gaspard haussa les épaules :
Va voir tes vieux, grand s’rin ! lui dit-il.
En passant, préviens Menu qu’y trempe un’ soup’pour quat’ !… On ira tantôt la manger…
Il introduisit les deux filles dans sa maison, paya le voiturier, et, comme celui-ci mettait son cheval en marche, il avisa soudain la masse des curieux. Il n’avait pas daigné les apercevoir, jusque-là ; il les défia tous, superbe :
— C’est moi… Gaspard !… Qu’est-c’qu’y vous faut d’plus ?…
— Dis rien ! souffla Mme Loriot-Moquin à son mari qu’elle tenait par un bras et qui s’agitait.
— Laisse-donc ! fit-il ; et il se dégagea. Gaspard ayant assez attendu l’improbable réponse à son apostrophe, il se moucha dans ses doigts, par mépris ; et, à son tour, il franchit le seuil. Alors, Loriot-Moquin releva son appel :
— C’qui nous faut, tu l’sauras par moi !
Sûr de n’être pas entendu de l’ancien, il continua de parler. Pourtant, les autres admiraient son audace et sa femme tremblait. Elle réussit à l’éloigner ; et il entraînait son auditoire, discourant avec faconde.
Le soir venu, Mlle Rubis proposa de dîner sans Michel qui tardait trop. Mlle Youyou accepta, lasse du voyage, inquiète d’avoir vu des faces épier du dehors contre les vitres, et douloureuse de se sentir presque étrangère à son amant que la bruyante gaieté de sa sœur attirait. Ils partirent de compagnie, Gaspard entre elles, et des rideaux bougeaient aux fenêtres sur leur passage.
Ils s’attablèrent au fond du cabaret. Grand-Menu trouva un mot flatteur pour chacun, à chaque bouteille qu’il apportait. L’aïeul, attendri de boire, subissait le charme du lieu natal. Il finit par interpeller les gens qui arrivaient et il baisait indifféremment Mlle Youyou et Mlle Rubis pour les honorer. Il convia le facteur à sa table et des hommes se dérangeaient, avançant leur verre pour qu’il l’emplît de vin et pour trinquer avec les dames. Il les présentait, sans omettre de signaler l’absence de Michel :
— J’m’en fous… si y reste chez ses vieux… j’m’arrangerai de sa femme… J’en ai vu bien d’autres !…
Les allusions grossières lancées des quatre coins de la salle comble le mettaient en verve et elles excitaient Mlle Rubis. Grand-Menu se dépensait, suant, loquace comme aux jours de marché. Des femmes qui passaient, par groupes, s’arrêtaient devant la porte ; elles regardaient, et elles disparaissaient. L’air était chaud. Une fumée dense y était suspendue et l’odeur vineuse dominait. Dans un court répit, cette supplication parvint :
— Loriot, mon homme… je t’en prie… n’y va pas !…
Une voix mâle trancha, durement :
— J’irai, que j’te dis !… Assez !… Et Loriot-Moquin, les mains sur les hanches, fit une entrée de champion en lice.
La tête d’un marteau sortait de la poche de son tablier en cuir.
— Un p’tit café avec une fine ? interrogea Grand-Menu, le sourire engageant ;
Le maréchal s’accouda au comptoir ; puis, il promena un regard tranquille sur l’assistance, avant de dire :
— Ça pue la garce, ici, ah mince !…
Ces mots éveillèrent Gaspard de la douce béatitude où il somnolait, le crâne lourd. Il se leva péniblement et il essaya de parler :
— Tu… tu… heu…
Loriot-Moquin fit un pas vers lui, et il répéta, le fixant :
— J’ai dit : « Ça pue la garce, ici ! »… Si ça t’plaît pas…
Plus que l’injure même, l’incapacité d’y répondre déchaîna la terrible colère du vieux.
Sa face livide et creuse grimaçait, et il piétinait, balançant aussi ses poings velus.
— Y nous insulte, grand-père ! cria Mlle Rubis.
— Prenez garde ! avertit Mlle Youyou angoissée.
Il haletait, les veines apparentes comme des cordes sur son front, sur ses tempes et à son cou, à cause de l’effort qu’il faisait pour délier sa langue. Ses doigts frôlèrent la chevelure châtaine et la rousse, et ses yeux épouvantés recouraient à ces femmes de plaisir, contre le premier avertissement que lui donnait la mort.
Loriot-Moquin, ricanant, demanda au cabaretier :
— Vas-y d’un’ grande fine et d’un p’tit café, Menu !…
Il triomphait à bon compte. Encouragé par les uns et les autres qui, maintenant, ne craignaient point de le soutenir, il aggrava son propos déplorable :
— Ça pue la garce chez toi, Menu… et ça pourrait empoisonner l’ pays, fais-y attention !
Mlle Youyou pleurait d’effroi, cherchant à calmer le vieillard. Au contraire, Mlle Rubis hurlait d’ignominieuses paroles à l’adresse des lâches, et prête à se venger, belle de fureur, elle empoigna une bouteille.
Cet exemple fouetta la volonté de Gaspard. Un long cri rauque s’échappa de sa gorge, et, bondissant, maître de sa force recouvrée, il fut tout à coup devant Loriot-Moquin qui leva son marteau pour se défendre.
Parce que nous ignorons toujours si nous achèverons le geste commencé, le plus rapide lui-même, Gaspard s’affaissa contre son adversaire ; et, tandis qu’on s’empressait pour le soutenir, dominant le brouhaha où la voix perçante des femmes en appelait à Dieu, Loriot-Moquin s’assurait du témoignage des hommes :
— Vous voyez tous !… J’ l’ai pas touché !…
Et il brandissait son marteau, n’osant abaisser encore son bras, afin qu’ils ne lui attribuassent point la responsabilité du coup invisible qui venait d’étendre le grand Gaspard.