Un vieux bougre/14

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Bibliothèque Charpentier (p. 200-214).


XIV


Les poings aux tempes, accoudé sur la table nue, Michel songeait. Il n’était pas intervenu dans la querelle de ses parents. Courbé, la pipe aux lèvres, une main derrière son dos, le père allait et venait en boitant. La mère lavait la vaisselle, et le manteau de la cheminée rabattait sa voix hargneuse. Si elle se taisait pour prendre haleine, on entendait le pendule de l’horloge et le pas inégal du marcheur. C’étaient de courtes trêves suivies d’un regain de violence. Ayant énuméré tous les griefs, la femme les répétait. Lasse à la fin, elle déplora sa condition :

— Si j’étais pas une femme… y a beau temps d’abord qu’ces deux fillasses, ell’s s’raient r’tournées dans leur sale Paris !… Et j’y aurais dit, à Gaspard, qu’c’est pas d’son âge, des conduit’s pareilles !… Veux-tu l’savoir, mon homm’ ?… Ben, il est pire qu’un cochon… et y nous mang’ra not’bien… qu’on n’aura s’ment p’us un carré d’terre à soi… et qu’y faudra r’commencer à s’gager chez, l’s autr’s !… Il est pire qu’un cochon, que j’te dis !…

Soigneusement, le boiteux suspendit sa pipe pleine de cendre au râtelier, et il répliqua :

— La mère, il est quand même le père… et c’est pas d’vant not’garçon qu’y faut y manquer d’respect !…

— Du respect… à ça !

— Y a à dire su’son compte… mais y a aussi la manière… Sur ce, j’vas au champ, ma femme !…

Comme elle lui donnait son bâton de route et son chapeau, il proposa :

— Viens-tu, Michel ?… Ça t’changera les idées…

Elle observa son fils qui se levait d’un mouvement paresseux.

— J’ai à y causer, au p’tit… dit-elle.

— Lui monte pas la tête surtout recommanda le père.

— Et puis quoi encore ? fit la Michel, agressive.

Il attendit, pour hausser les épaules, qu’elle eût posé l’assiette qu’elle essuyait depuis trop longtemps ; et s’adressant à Michel :

— Si l’ cœur t’en dit… j’monte à not’ champ cont’ la ferme de Jupelle…

— J’ dis pas non, l’père, murmura l’autre.

IL sortit de sa blague une pincée de tabac qu’il se mit à mâcher. Quand son mari s’en fut allé, la Michel soupira bruyamment, puis elle vint à son fils, la figure doucereuse :

— Un coup d’ vin, mon p’tit gas, pour mieux causer ?

Il refusa tristement :

— Ah ! c’est pas la peine…

Elle posa devant lui une bouteille avec un verre. S’étant assise de l’autre côté de la table, elle prit les mains de Michel qu’elle garda entre les siennes :

— Tu boiras à ta soif… t’as pas à t’ gêner… Pour l’ restant, j’voulais t’ dire ça qu’tu vas entend’… et tu verras si j’ai raison… Y aura tantôt un mois qu’ t’as r’pris ta place chez nous… Tu m’ f’ras c’te justice que j’ t’ai point parlé de te r’mett’ au travail… ni de rien pour t’ennuyer… Tout d’ même j’aurais pu t’ dire qu’ sans toi, l’ vieux s’ s’rait point dérangé et qu’on n’aurait pas tous ces arias !… Quand c’est qu’on commence avec l’amour… on va plus loin qu’on pensait… Oui, moi qu’ai pourtant jamais eu qu’un homme, j’ comprends les faut’s de sentiment… Aussi, le passé, c’est l’ passé… et j’ fais la croix d’ssus…

Elle remplit de vin le verre qu’elle avança sous le nez de Michel :

— Bois donc, nigaud !… C’est d’ la boisson d’évêque…

Elle lui toucha le front :

— T’as la tête chaude : signe de souci…

Il but, la mine dégoûtée, de même que si le breuvage parfait eût été quelque immonde lie.

— C’est donc qu’ t’en tiens encore pour ces filles-là, mon p’tit ?…

— Ah ! non…

— Je m’pensais que ça pouvait ben êt’la celle aux ch’veux rouges…

— C’était l’aut’justement : la noire…

— Ah !

Elle reprit, après un temps :

— Ainsi, maint’nant, c’est l’vieux qui s’en occupe… tout seul ?…

— J’m’en fous, la mère… et j’aime autant pas savoir…

Il se servit du vin avec brusquerie, et il jeta le contenu du verre dans sa gorge comme pour y refouler des paroles prêtes à sortir. La vieille femme huma une prise et elle essuya ses yeux où l’eau venait de monter.

— T’aimes autant pas savoir ?… Ah ! t’as dit ça comme si qu’tu penserais l’contraire !… J’ai jamais vu que l’ciel et la terre d’ici… n’empêche, mon gas, j’lis dans toi, pareil que j’compt’rais les cailloux noirs à la source d’ Jupelle, si j’savais compter !… Y en a une, d’ces gueuses-là, qui t’tient au cœur…

Elle ferma sa tabatière à queue de rat.

— Tu dis rien… Tu pourrais bien m’répond’… J’ai que toi, autant dire… car, pour ton père, avec ses idées en r’tard sur tout, jamais y n’voudra parler à Gaspard… Et si on lui fait pas entend’raison, Dieu sait où qu’on ira !… Des femelles comm’ça, ça mange tout par où ça passe… Mais puisque t’es pris à la peau, toi aussi…

— J’m’en fous, que j’te dis ! cria Michel en frappant sur la table.

— J’te crois pas, mon pauv’petit… T’en as gros su’l’cœur…

— Ah ! alors, si tu sais mieux que moi !… Tiens, j’vas r’trouver l’père, à c’te heure… j’suis d’mauvais poil… et j’voudrais point t’manquer…

Déjà, il avait dégagé du banc une de ses jambes. La mère le tira par sa blouse :

— Ben, j’te crois à présent… Et v’la c’que j’ai à t’dire : y a six cents francs, là… six cents !… en beaux louis d’or…

Elle agitait son bras, l’index rigide, montrant l’horloge au coffre roux :

— C’est d’l’argent, six cents francs !… Un peu plus, ton père l’aurait porté à Gaspard… Bois donc un coup, p’tit gas ?…

Ce troisième verre de vin délia la langue de Michel, et parler le grisa. Il accusait l’aïeul d’aimer le mal pour le mal, d’avoir commis le meurtre, le vol, et, son visage rond, rose, placide, s’animait, plissé de rides. Il tordait les pointes courtes de sa moustache pâle pour les pousser dans sa bouche et il les mordait nerveusement. La mère approuvait chaque mot d’un hochement de tête, sa figure s’éclairait d’une joie aiguë, et elle encourageait Michel, élevant ses mains au-dessus de la tabatière, disant :

— Ah ! mon p’tit…

Il continuait, buvant aussi afin d’exciter sa volonté :

— Et maint’nant, j’voulais pas am’ner ces fill’s au pays !… C’est lui qu’a voulu… et y les a toutes les deux… Avec ses histoires de bandit, y leur a tourné la boule… Rubis qu’était ma femme, y couche avec… J’m’en fous, bien sûr !… Mais quand même, j’m’en foutrais pas qu’ça s’rait pareil… Alors !… Et on y baillerait l’argent qu’est là pour la dépenser !… Pas un sou, la mère, qu’il aura… pas un sou, t’entends !… et l’ père, j’y défends ben d’ rien donner, bon sang !

— Six cents francs !… ça fait un compte !…

Elle semblait réfléchir dans ses yeux l’éclat de l’or, et, comme si elle avait tenu la somme, ses doigts se crispaient, les ongles blanchis d’appuyer sur sa poitrine plate. Michel poursuivait :

— Y crèv’ra plutôt qu’ d’en toucher un sou, l’ vieux !… Et tant qu’à ces putains, j’ les pouss’rai sur la rout’ de Paris à coups d’ sabots, si ça doit avancer nos affaires !…

— Faut pas d’ grands cris… des coups d’ force… Vaut mieux ruser…

— J’ veux m’ montrer eun’ bonn’ fois, la mère !… J’ suis un Michel autant que l’ grand-père… Ah ! il a beau dire qu’il était l’ grand Gaspard, dans son temps… Son temps est fait : c’est l’ mien qui commence !

— Tu causes ben, mon gas… Dam ! l’ régiment t’a débrouillé !… Bois donc encore ?… Une bouteille de bon, ça n’a jamais tué un homme !… Tant qu’à l’argent, moi, j’ai mon idée… Écoute… Mais bois donc sans fair’ la p’tit’ bouche…

Elle attendit qu’il eût lampé la nouvelle verrée. En bonne mère qu’elle voulait paraître, elle se frotta le creux de l’estomac et sa face aux fraîches couleurs de pomme exprima le contentement qu’elle souhaitait à son fils.

— Alors, ton idée, la mère ?

— Si on garde ici l’argent… et qu’y vienn’ la d’mander… on y r’fus’ra en premier… et on y donn’ra, à la fin…

— Jamais, que j’ te dis ! hurla Michel.

— Pas toi, mon gas, pas toi… Moi non plus !… Mais ton père, y l’ âch’rait… Toul c’ qu’y m’a consenti, c’est d’attend’que l’ vieux y réclam’ c’t argent-là… Ça vient d’un hypoquèke… oui, un’ chose de d’ chez l’ notaire… et l’ vieux sait qu’on a dû êt’ payés… Comm’ on fait les comptes pour lui… y pourrait la réclamer, c’t argent, une supposition… Ben, j’ dis, moi, qu’ si elle est dans la maison, on lui r’mettra… et qu’y la gâchera avec ses paillasses de quat’ sous… Au lieu qu’ si elle est dehors, en cachette… et qu’y ait qu’ nous à l’ savoir… moi et toi, pardié !… ça s’ra autant d’épargné sur l’héritage…

Michel souriait à la bouteille et il la vida, faisant le geste d’en traire le goulot, tandis qu’elle rendait ses gouttes suprêmes.

— J’ t’ entends ben, la mère ! dit-il.

— Jure-moi qu’ tu f’ras ben honnêt’ment c’ que j’ vas te d’mander… d’vant que j’ te l’ dise ?

— Pour c’ que ça coûte, j’ vas jurer l’ bon Dieu et ses saints…

— Faut pas rire d’ la r’ligion, mon fils… Jure avec la foi de t’nir ta parole…

— J’aimerais à savoir d’abord ?

— L’ sac est là… C’est toi qu’ tu l’enfouiss’ras où j’ te dirai… Jures-tu, mon p’tiot ?… Su’ la bonn’ vieillesse à ton père, hein ?

— C’est juré !

— Lève ta main gauche et crache à droit’…

Quand il eut conformé son serment au rite, elle lui fit signe d’avancer, et elle se haussa, épiant les bruits, guettant l’entrée. Sûre d’être entendue de lui seul, elle baissa la voix cependant et ses lèvres le frôlaient à l’oreille :

— Tu mettrais ça dans la terre, cont’ la quatrième borne d’ la route vers Chartr’… du côté du fossé… en d’dans, quoi !… La quatrièm’, d’ not’ bord… C’ soir y aura pas d’ lune… C’est pourquoi que j’ t’ai causé… T’as compris ? Répète, pour voir ?…

Il répéta correctement. Il lui fallut jurer de nouveau, et dans les formes sacramentelles. La mère, alors, ouvrit la gaine de l’horloge. Le battement du pendule emplit la salle de son tic-tac plus fort et la grosse lentille de cuivre luisait comme un soleil. Tout cet or dont ils avaient parlé, un méchant bout de toile noué d’une ficelle le contenait.

— Ça peut êt’ le commenc’ment d’un’ belle terre… pour c’ que ça pèse !

Michel admirait la sagesse maternelle. Soulevant sa blouse, il frappa sur sa poche.

— T’as juré, mon gas ! dit solennellement Mme Michel.

La somme remise au fils, elle éprouva une grande incertitude et un besoin de réconfort :

— Ah ! viens qu’on s’embrasse, mon p’tit gas ! s’écria-t-elle.

Jusqu’au soir, derrière le boiteux qui était rentré, elle montra de temps en temps quatre doigts à Michel, pour lui rappeler que c’était la quatrième borne. Il ne s’irrita point de cette superfétation. Dans sa poche, il tâtait le magot. Il songeait aussi à la manière de s’y prendre pour que nul indice ne divulguât la cachette aux besaciers dont le front penche vers le sol. Il arrêta qu’il couperait un carré d’herbe et le soulèverait, intact, avec une épaisseur de terre, pour le replacer, après, sur l’humus nourri d’or.

— J’vas prom’ner, histoir’ de m’ dégourdir les pattes ! annonça-t-il.

Le père offrit de l’accompagner :

— En fumant ma bouffarde… pendu à ton bras… j’ partag’rais ben ta société…

— Laisse-le donc, not’ garçon… Il a p’t-êt’ ses raisons d’aller sans qu’on l’ gêne…

— Méfie-toi des femm’s, si c’en est une qui t’oblige à courir la nuit, observa le père.

Parvenu au lieu dit, Michel commençait de réaliser son plan. Il l’améliorait, ayant trouvé qu’entre deux couches de cailloux pris à un tas oublié là par les mandarins des Ponts et Chaussées, l’enveloppe textile résisterait davantage aux infiltrations d’eau.

Le travail l’absorbait. Sinon, il eût remarqué trois ombres sur la route. Deux, un point rouge intermittent en illuminait le haut. Elles disparurent, et l’autre, large, élevée, rejoignit l’accotement. Elle avançait, et sa forme plus nette aurait prévenu Michel par ses dimensions. Il avait creusé, à un bras de profondeur, et il plaçait les pierres. La main dont il s’appuyait serrait le sac. Il se hâtait, dans la joie de réussir un travail utile. L’épaule prise par une poigne irrésistible, au premier effort pour se dégager, il reconnut son impuissance :

— Ben quoi qu’ tu m’ veux !… Espèce de…

Renversé sur le dos, d’une attaque rude, il acheva par cette exclamation :

— C’est donc vous, l’ grand-père !

— Donne-moi ça qu’ tu vas cacher, ordonna Gaspard.

— J’ai rien à cacher !

Des voix et les pas d’une course rapide détournèrent l’attention de l’ancien :

— Vous les femmes, n’approchez pas ! cria-t-il, impératif.

Étant obéi de ce côté, il réitéra :

— Allons, morveux, donne ça, quand j’ te l’ dis !

Michel parvint à se mettre debout. Gaspard lui ressaisit l’épaule :

— Donne !…

— Ah ! m’ forcez pas à m’ défend’, l’ grand-père !

Le vieux n’entendit peut-être pas. Il suivait une pensée nouvelle :

— T’as déterré d’ l’argent ici… et c’est à moi… Donne, que j’ te dis !…

— Ça s’ra tant pis pour vous, l’ grand-père !

En même temps, Michel leva la main gauche et il menaçait de frapper avec le paquet, comme d’un casse-tête.

L’aïeul tira son couteau et il l’ouvrit, de ses dents :

— Tu vas pisser l’ sang par la gorge… c’t un coup que j’ connais, gamin !… Donne-moi mon argent !…

Michel dut céder, car les yeux du vieillard annonçaient la mort.

— R’mets la terre et l’ gazon, à présent… Tu viendras d’main matin, qu’on cause tous les deux.

Ayant commandé, Gaspard attendit. Michel s’agenouilla sur le sol. Dans le trou, il poussa la terre, tandis que l’ancêtre soupesait le pécule. Et, sans daigner craindre un retour offensif de son adversaire d’une seconde, il empocha les six cents francs d’or, avant de rallier Mlle Rubis et Mlle Youyou qui allumaient de nouvelles cigarettes, sur la route nationale.