Un voyage autour du Japon/Chapitre 01

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Un voyage autour du Japon
L. Hachette (p. 5-24).


CHAPITRE I.

NAGASACKI.


Départ de Shang-haï. — L’île de Quelpart. — Arrivée à Nagasacki. — Premières impressions. — Le port de Nagasacki. — Le paysage. — Inassa. — Akonoura. — Quelques notices sur le caractère japonais.


L’été de 1861 avait cruellement éprouvé les Européens qui résidaient en Chine. D’étouffantes et malsaines chaleurs s’étaient succédé pendant de longues semaines ; elles avaient donné à quelques-uns la fièvre, à quelques autres le choléra, et avaient fatigué tout le monde. En traversant le Bund, la promenade de Shang-haï où les étrangers se rassemblent vers le déclin du jour, on ne rencontrait que des figures pâles et abattues. Shang-haï est une ville singulièrement laide ; tous ceux qui l’ont vue en conviennent. Située sur les bords du Whampoa, un de ces grands fleuves chinois qui roulent de lourdes eaux jaunâtres à travers d’immenses plaines d’une fertilité merveilleuse, mais d’une monotonie désespérante, elle n’a rien qui attire ou qui retienne le voyageur. Aussi quitte-t-on Shang-haï dès qu’on ne se sent plus forcé d’y vivre, et moi-même, une fois délivré des affaires qui m’y avaient appelé, j’eus hâte de me remettre en route. Aucun des amis dont l’hospitalité ingénieuse avait su me rendre le séjour parmi eux aussi agréable qu’il pouvait l’être n’essaya de me retenir. « Vous êtes heureux de quitter ce pays, disaient-ils ; que ne pouvons-nous en faire autant ! Bon voyage, et n’oubliez pas vos amis de Chine. » Je ne les ai pas oubliés et je ne les oublierai pas ; car nulle part je n’ai trouvé autant de bienveillance, autant de sûreté et de franchise dans les relations que dans ce petit coin de terre nommé le Shang-haï settlement.

J’avais fait mes visites d’adieu, et je surveillais dans ma chambre le boy (domestique chinois) occupé à faire mes malles, lorsque je vis entrer M. W…, mon ancien compagnon de voyage dans le midi de la Chine et en Cochinchine. Il venait d’accomplir une longue excursion, durant laquelle il avait visité les principales villes de commerce baignées par le Yang-tsé-kiang, et je n’avais pas encore eu l’occasion de l’informer de mon projet de retour en Europe. Aussitôt que je lui en eus dit quelques mots, il repoussa l’idée de ce départ précipité. Il m’apprit qu’il venait d’envoyer de Hongkong un bateau à vapeur à Nagasacki, et qu’avant de le vendre au gouvernement japonais il avait l’intention de s’en servir pour faire un voyage autour du Japon. Il m’engagea fort à l’accompagner, promettant de me débarquer à Nikolajefsk, si j’avais dessein de revenir en Europe par la Sibérie, ou de me laisser à Yokohama, où je devais trouver un bon navire en partance pour San-Francisco. Ces deux routes étaient nouvelles pour moi, car j’étais venu de France en Chine par la malle anglaise, voie d’Égypte. Outre l’attrait de la nouveauté, elles m’offraient l’occasion de revoir quelques amis qui habitaient le Japon, où j’avais déjà séjourné pendant quelque temps. L’essentiel était d’abandonner Shanghaï. J’acceptai donc sans trop hésiter l’offre de M. W… Il fut convenu que nous nous retrouverions dans les premiers jours de septembre à Nagasacki, et que là nous monterions à bord du Saint-Louis, le bâtiment de M. W…, pour faire un voyage d’exploration et d’agrément autour du mystérieux empire gouverné par le mikado et le taïkoun[1].

J’avais quitté Shang-haï le 23 août 1861, et le 2 septembre, après dix jours d’une navigation pénible, j’arrivais à Nagasacki. Le seul incident notable de la traversée fut une courte visite à l’île de Quelpart, dont peu de voyageurs ont parlé. Cette île, située entre 33 et 34 degrés de latitude nord et 126 et 127 degrés de longitude est, s’étend dans la direction du nord-est au sud-ouest sur une longueur de quarante milles ; sa plus grande largeur est d’à peu près dix-sept milles. Elle est bien cultivée et produit du riz, du blé, des pommes de terre douces, du maïs et quelques légumes. Elle est habitée par une population mixte de Coréens, de Chinois et de Japonais, sales, ignorants et pauvres. Au milieu de l’île s’élève le mont Auckland, dont la hauteur est de six à sept mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Un jour peut-être ce petit territoire pourra mériter l’attention des navigateurs comme point de relâche, sinon comme champ d’exploitation.

Nous nous trouvions à une vingtaine de milles de la côte du Japon lorsque le vent, qui depuis deux ou trois jours soufflait avec violence, tomba tout à coup, et le navire demeura immobile. L’accalmie se prolongea toute la nuit et pendant la plus grande partie du jour suivant. Perdant patience, je résolus alors d’aviser au moyen de gagner au plus vite la terre ferme. Le navire était entouré de bateaux de pêche ; plusieurs même s’étaient rapprochés pour nous vendre du poisson. Grâce à quelques mots japonais que j’avais appris pendant mon premier séjour à Nagasacki, je fus bien vite d’accord avec le patron d’une de ces barques. Il offrit de me conduire à Nagasacki en quatre heures, pour la modique somme d’un itzibou (2 fr. 50 cent.). J’acceptai volontiers ces conditions, et muni de quelques cigares, d’un livre et de mon revolver, je quittai le Tilton, le navire qui m’avait conduit jusque-là, en donnant rendez-vous au capitaine à Nagasacki, où je comptais arriver avant le coucher du soleil et où je devais annoncer son arrivée pour le lendemain.

Le bateau sur lequel je venais de m’embarquer était monté par six pêcheurs. C’étaient des hommes de taille moyenne, à la peau rougeâtre, aux membres souples, musculeux, bien proportionnés. À l’exception de l’étroite écharpe qui ceignait leurs reins, ils étaient complètement nus. Je pris possession de l’arrière du bateau, où l’on avait dressé une tente ; je m’allongeai assez commodément sur une natte très-propre et nous partîmes. Les matelots japonais, sans être en général aussi robustes que les matelots européens, supportent la fatigue pendant un temps considérable. Debout, pesant de tout le corps sur leurs longues et lourdes rames, dont le maniement exige des membres vigoureux et exercés, ils travaillent sous un ardent soleil, durant des heures entières, sans relâche et en apparence sans lassitude. Souvent ils accompagnent leur travail d’un chant monotone, au rhythme bien cadencé ; plus souvent encore, semblables aux portefaix chinois, ils poussent, à de courts intervalles, des cris aigus qu’ils soutiennent pendant quelques secondes, et qui ont pour principal effet de dégager les poumons.

Mes pêcheurs ramaient bravement, et toutefois nous n’avancions guère. La marée contrariait nos efforts et, vers le coucher du soleil, trois heures après mon départ, je me trouvais encore bien loin de la terre. Je me repentis presque de m’être remis entre les mains d’hommes que je ne connaissais point ; mais les regrets étaient chose superflue à ce moment, et il ne restait qu’à rendre la situation aussi agréable que possible. Je plaçai donc un rouleau de nattes sous ma tête, et, bercé par la mer, je m’endormis au chant des matelots. Lorsque je me réveillai, il était nuit. À l’avant du bateau, on avait allumé une grande lanterne en papier. À la douteuse lueur qu’elle répandait, j’aperçus les six hommes d’équipage poussant leurs avirons avec la même activité qu’au départ. Autour de moi, je distinguai des centaines de lanternes servant à éclairer la marche d’embarcations semblables à la mienne. La plupart étaient occupées à la pêche aux flambeaux, fort commune dans ces parages, et, sur une vaste étendue, la mer était illuminée comme pour une fête. En se croisant, les matelots échangeaient entre eux certains propos à haute voix. Au mot todjin (étranger), qui résonna plusieurs fois à mes oreilles, je compris qu’il était question de moi et du but de mon voyage. Quand on est seul, à trois mille lieues de la patrie, on est souvent porté à voir des dangers où en vérité il n’en existe point. J’étais sur mes gardes ; mais, remarquant qu’aucune parole irritée ne se mêlait au colloque des marins, je me rassurai vite sur leurs intentions.

Il n’est pas inutile de faire remarquer, au début de ces récits, que le japonais, dont l’étude approfondie est, pour le savant, hérissée de difficultés, présente au voyageur un ensemble de locutions faciles qui lui permet, en assez peu de temps, de s’entretenir des choses usuelles. Le son de la langue japonaise rappelle celui de la langue italienne[2]. Les voyelles y abondent et soutiennent, dans un concours harmonieux, un accent toujours placé avec précision. La prononciation est coulante, et on peut, avec une mémoire fort ordinaire, apprendre en quelques semaines un nombre de mots suffisant pour se mettre en rapport avec les indigènes sans le secours d’un interprète. Tous les étrangers qui résident depuis quelque temps au Japon se servent de la langue du pays et quelques-uns la parlent même couramment. Quant à la langue des lettrés et des relations politiques, il faut, avant d’arriver à l’écrire, et à la manier correctement, se livrer à d’arides études philologiques que jusqu’à présent, dans le pays même, les missionnaires seuls ont eu le courage d’entreprendre.

Vers dix heures du soir, notre barque s’engagea dans l’étroit canal qui sépare les îlots d’Ivosima, situés à l’entrée de la baie de Nagasacki. Bientôt elle côtoya l’île de Papenberg, rendue fameuse par un massacre de chrétiens qui s’y fit vers la fin du seizième siècle, et à onze heures enfin je touchai le sol japonais. J’avais mis pied à terre sur le quai d’Oora, le quartier étranger de Nagasacki. Bien que la nuit fût déjà avancée, j’eus la bonne fortune de trouver encore réunis les amis qui m’avaient si cordialement accueilli lors de ma première visite. Ils étaient assis sous la verandah (galerie ouverte), fumant et causant comme autrefois. « Nous comptions sur vous, me dit mon aimable hôte. Qui a vu le Japon une fois aspire à y revenir ; mais nous ne vous attendions pas si tôt. » J’expliquai ce qui s’était passé. On m’approuva fort. « C’est une économie de temps et d’argent que vous avez faite, me dit-on, car de France en Chine vous seriez toujours retourné au Japon. Seulement le voyage d’Europe au Japon coûte trois mois de temps et un millier de dollars, et le trajet de Shang-haï à Nagasacki n’est qu’une partie de plaisir. Votre choix a été heureux et sage. »

On me conduisit dans mon ancienne chambre, où je remarquai avec satisfaction un de ces énormes lits de Ning-po[3] couverts de fines nattes et entourés d’une moustiquaire en gaze de soie. On dort d’un calme sommeil sur ces grands lits durs et frais, à l’abri des innombrables moustiques qui font entendre leur petite et curieuse musique en volant autour du rideau, opposé comme un insurmontable obstacle, à l’implacable soif de ces buveurs de sang. Le même domestique japonais qui m’avait déjà servi lorsque j’avais résidé une première fois à Oora entra dans ma chambre ; il me reconnut aussitôt et se livra à de vives démonstrations de joie. Sindaté okin ollingato furent ses premières paroles ; elles signifient : « Pour les anciens bienfaits, merci, » et peignent bien le caractère aimable du peuple que j’allais revoir. Ce salut de bienvenue est d’un usage général au Japon, et on l’emploie lorsqu’on se revoit pour la première fois après une courte ou une longue absence. Je l’ai toujours entendu avec plaisir. Il est beau que la première pensée d’un homme, au retour d’un ami ou d’un bienfaiteur, éveille le souvenir des services reçus, et il est doux que sa première parole soit un témoignage de reconnaissance. Il semble qu’à ces accents doivent se dissiper les nuages qui ont pu troubler la sérénité des relations passées pour ne laisser subsister que ce qu’elles ont eu d’agréable. L’ingratitude, qu’on reproche aux Chinois, n’est certainement pas le vice des Japonais. Ils gardent un long souvenir du bien qu’on leur a fait, de même qu’ils ne pardonnent pas le mal qu’on leur a causé. Reconnaissance et ressentiment sont des manifestations en sens contraire d’une seule et même qualité de l’âme. Qui porte cette qualité en soi est capable de dévouement et de haine : elle existe chez les Japonais, et il n’est pas besoin de rapporter à un autre mobile leur patriotisme fanatique et leur farouche passion de vengeance.

Si on voulait recevoir l’impression vive de ce que le Japon offre de curieux et d’étrange, il faudrait y arriver directement d’Europe. On aurait alors sous les yeux un spectacle d’un effet saisissant : tout ce qu’on verrait, tout ce qu’on entendrait serait pendant les premiers jour chose extraordinaire et digne d’observation ; mais la plupart des étrangers qui débarquent à Nagasacki sont des voyageurs émérites, qui depuis des années, ou au moins depuis leur départ d’Europe, ont pris une telle habitude de voir changer sans cesse devant eux les hommes et les choses, qu’ils sont devenus presque insensibles à l’attrait de la nouveauté et enclins à confondre ce qui est original et caractéristique avec ce qui est commun et banal. L’homme s’accommode rapidement aux circonstances les plus diverses, et c’est avec une aisance vraiment merveilleuse qu’il se façonne au milieu où il est forcé de vivre : le désert ou l’océan, la montagne ou la plaine, la diversité ou l’uniformité, tout lui devient bientôt familier. L’étranger qui débarque au Japon se trouve le plus souvent dans la disposition d’esprit d’un homme qui, assis devant une lanterne magique, aurait vu, pendant une longue soirée, passer devant ses yeux mille formes bizarres : s’il ne se lasse pas à la fin de cette continuelle métamorphose, s’il ne déserte pas le spectacle, il est au moins accoutumé aux surprises, sa curiosité s’émousse, et les figures les plus singulières n’ont plus le pouvoir d’exciter en lui une vive émotion.

Cependant je n’ai pas connu d’Européen qui ait débarqué à Nagasacki sans avoir été frappé de l’admirable situation de la ville et de la beauté ravissante du panorama. Le port est étroit : il mesure trois milles de long et à peine un mille de large. Il est dominé par de hautes collines couvertes d’une végétation luxuriante, de champs bien cultivés, de villages et de bourgades, de temples et de maisons isolées, dont les blanches murailles et les grands toits aux tuiles luisantes jettent, sous les feux du soleil, un éclat singulier à travers l’épais feuillage des arbres séculaires. Si le paysage n’y offre pas l’aspect grandiose ou magnifique de certains sites célèbres, en revanche on n’y sent aucun défaut, et tout semble à l’envi concourir à charmer les yeux. Loin d’être effrayé ou abattu par la grandeur du spectacle qui se déploie devant lui, l’homme éprouve une sorte de bien-être et d’épanouissement ; il s’avance plus fort, plus heureux au-devant de cette nature tout aimable, toute charmante, et, faisant taire en lui l’esprit de critique, il ne demande qu’à jouir en paix des beautés et des splendeurs dont elle est si prodigue.

L’amour de l’isolement, l’attachement aux choses présentes, d’où naît une certaine étroitesse de vues, la défiance des nouveautés et l’horreur des révolutions, ces différentes faces du caractère japonais s’expliquent d’elles-mêmes pour qui a pu voir la région où il s’est développé. Heureux dans la possession indiscutée des richesses qu’ils ont reçues de la nature, les Japonais n’ont eu besoin d’aucun effort pour mettre leurs goûts et leurs penchants dans un parfait accord avec ce que le pays et l’état de leur civilisation leur offraient. L’Occident et ses merveilles, le génie européen et ses hardis pionniers leur inspiraient une admiration mêlée de crainte. Ayant gardé le souvenir des troubles dont les premiers chrétiens venus au Japon avaient été la cause, ils estimèrent, non sans quelque raison, que ce qu’ils avaient à gagner au commerce des étrangers ne valait pas ce qu’ils risquaient d’y perdre, et leurs gouvernants, hommes sages, intelligents, souvent même fort instruits, ne se montrèrent que les fidèles interprètes de l’esprit national en répondant d’abord avec froideur aux avances que les représentants des nations occidentales s’empressèrent de leur faire. Cette réserve n’a pas suffi à garantir le Japon contre l’invasion étrangère. Dès que les Américains et les Anglais avaient résolu de devenir les amis des Japonais, il était impossible à ceux-ci d’échapper à l’étreinte de cette amitié redoutable. On voit maintenant ces nouveaux hôtes solidement établis sur tous les points du Japon ouverts au commerce étranger, et rien désormais ne pourra les chasser de la terre féconde dont ils ont, au nom de la civilisation et de leurs intérêts, entrepris l’industrieuse exploitation.

Autour de la baie de Nagasacki règne une grande animation. À l’entrée, masquée par la petite île de Papenberg, il y a deux villages dont les habitants se livrent à la pêche et à l’agriculture. En pénétrant dans le port, on aperçoit à droite des maisons de campagne et des chaumières éparpillées sur la croupe des collines. Puis s’étend en amphithéâtre la ville même, qui est vaste et agréable ; on la divise en trois parties : Nagasacki proprement dit, Decima, l’ancien établissement hollandais, et Oora, le quartier des étrangers. Nagasacki est située dans une belle vallée de forme irrégulière et s’appuie à une chaîne de collines dont la hauteur varie de cinq cents à mille pieds. Ces collines enferment le paysage dans un horizon des plus pittoresques. De puissantes forêts les couronnent au sommet, et leurs flancs se couvrent à perte de vue de champs cultivés et de prairies qui servent de cadre aux paisibles demeures des familles de laboureurs ; plus bas, dans le voisinage immédiat de la ville, qui occupe la base des collines jusqu’à une hauteur de deux cents pieds, on aperçoit des temples entourés de vastes jardins où se promènent les vivants et où reposent les morts. D’ordinaire de magnifiques escaliers de pierre donnent accès à ces temples. Les cimetières sont religieusement entretenus. Sur les tombeaux de ceux qui sont morts dans l’année, on répand des fleurs fraîches ; on y dépose aussi de petites coupes contenant de l’eau, du sel et du riz ; dans certaines occasions, on les illumine avec des lanternes blanches en signe de deuil et on y brûle de l’encens.

Au nord de Nagasacki s’ouvre une large vallée arrosée par un ruisseau qui se déverse dans la baie et habitée par une tranquille et nombreuse population d’agriculteurs. Bien souvent je me suis livré seul à de longues excursions à travers cette partie de la campagne, et jamais je n’oublierai le bienveillant accueil des paysans aussitôt que l’envie me prenait de les aborder. Si je m’arrêtais au seuil d’une ferme pour demander du feu, à l’instant filles et garçons s’empressaient de m’apporter le brasero. À peine étais-je entré, que le père m’invitait à m’asseoir, et que la mère, en me saluant d’un air modeste, me servait du thé. La famille entière se réunissait autour de moi, et m’examinait avec une curiosité enfantine dont je n’avais garde de m’offusquer. Les plus hardis touchaient à l’étoffe de mes habits, une petite fille se hasardait à me prendre les cheveux, et s’enfuyait rieuse et confuse à la fois. Avec quelques boutons de métal, je rendais les enfants parfaitement heureux. « Grand merci, » répétaient-ils tous ensemble, et, se mettant à genoux, ils inclinaient leurs jolies têtes et me souriaient avec une grâce que j’étais tout surpris de rencontrer dans cette classe infime de la société. Lorsque je m’éloignais, on m’accompagnait jusqu’au bord de la route, et j’étais presque hors de vue que j’entendais encore le bruit de ces voix amies qui me criaient : « Seianara maté mionitchi (au revoir jusqu’à demain) ! » Je parle de l’année 1859 et de l’année 1861 ; je n’ose affirmer que le même accueil empressé soit encore réservé aux étrangers qui se promènent dans les campagnes japonaises. Depuis ce temps, nos relations avec les indigènes ont passé par de pénibles épreuves, et aujourd’hui nous nous tenons vis-à-vis d’eux dans une attitude menaçante, sinon ouvertement hostile. Le peuple japonais a été peu à peu amené par ses chefs à voir dans les étrangers des hommes dangereux, et s’il les accueille encore avec politesse, on s’aperçoit qu’il cède le plus souvent à un sentiment de crainte.

À l’ouest de la baie, en face de Nagasacki, se trouve l’établissement russe, situé près du village indigène d’Inassa. Les Russes ont pris au Japon l’habitude de s’isoler des autres étrangers. Tandis que les commerçants et fonctionnaires français, anglais, américains et hollandais, demeurent sans exception sur la plage orientale de la baie, aux portes de Nagasacki et au centre des affaires, les Russes se sont retirés à Inassa, petit village peuplé de moines, de pêcheurs et d’agriculteurs. Il est évident que les intérêts qu’ils poursuivent dans l’extrême Orient sont tout autres que les intérêts anglais et français. Ce n’est point le commerce qui les occupe ; ils n’ont pas de représentant à Yokohama, où l’on traite le plus d’affaires, et pas un négociant russe n’est jusqu’à présent venu s’établir au Japon. Seulement à Hakodadé, ville fort industrieuse, mais sans débouchés étrangers, et que, pour cette raison, Anglais et Américains ont négligée ; à Hakodadé, qui fait face aux ports de la Mandchourie, stationne constamment une petite flottille de vapeurs russes. On est fort étonné d’y trouver la même nation représentée par un consul général, un médecin et un prêtre installés à demeure ; on y a fondé un hôpital, construit un chantier et pris un ensemble de mesures d’où ressort l’intention évidente de créer là un établissement durable. Le gouvernement russe a la passion de certains riches propriétaires : il ne néglige rien pour arrondir ses domaines. L’île de Yezo, dont Hakodadé est le chef-lieu, compléterait fort bien ses dernières acquisitions dans l’extrême Orient, et il n’y a pas à douter que, dans un avenir prochain, il ne saisisse le premier prétexte de s’en rendre maître.

Akonoura, autre dépendance de Nagasacki, voisine d’Inassa, est aujourd’hui en pleine voie de prospérité. Ce petit village appartenait jadis à un prince japonais qui y faisait fabriquer tant bien que malle matériel en fer nécessaire à la construction des navires ; mais, depuis plusieurs années déjà, le gouvernement du taïkoun a acquis la propriété de ce territoire ; puis, avec le secours des ingénieurs et des mécaniciens qu’il a fait venir de Hollande, il a fondé à Akonoura une sorte d’école pratique de construction navale. D’excellents élèves y ont été formés dans le cours de quelques années, et maintenant les Japonais sont en état de construire des bateaux à vapeur qui ne peuvent, à la vérité, être comparés aux chefs-d’œuvre des constructions navales d’Europe et d’Amérique, mais qui démontrent cependant chez eux une grande aptitude à s’assimiler ce qu’ils veulent imiter des étrangers. C’est là un trait caractéristique et qui établit entre les Japonais et les Chinois une ligne de démarcation profonde. De loin, Akonoura, avec ses grands bâtiments surmontés de hautes cheminées en brique rouge, ressemble parfaitement à quelqu’une de nos grandes usines industrielles, et, sauf la physionomie et le langage de ses ouvriers, on pourrait s’y croire transporté, d’un coup de baguette magique, sous le ciel du Lancashire. Les Japonais ont fait de louables efforts pour se rapprocher de l’Europe, ce foyer de science et de lumières, et leurs progrès, depuis l’époque récente où ils ont ouvert des relations avec l’Occident, ont excité à juste titre notre étonnement et nos éloges. Durant une longue suite de siècles, ils avaient vécu dans un isolement presque absolu, inconnus et indifférents au reste du monde, s’obstinant à ne rien voir ni apprendre de ce qui se passait au delà des limites de leur empire insulaire.

Ils s’enfermaient chez eux dans un dédain superbe, et le vers célèbre :


....Penitus toto divisos orbe Britannos


s’appliquait à eux avec plus de justesse qu’aux farouches ancêtres de la nation anglaise. Aussi rien n’était en progrès : sciences, arts, industrie, politique, philosophie, tout demeurait stationnaire, tout paraissait frappé à jamais d’une stérilité fatale. Il a suffi pourtant d’un événement fort simple et inévitable, l’ouverture de ses ports, pour arracher le Japon à l’apparente immobilité où se consumaient ses forces. La présence des étrangers a stimulé son énergie ; et, en cherchant à les imiter, il s’est soumis à la loi du progrès, dont il avait si longtemps bravé l’influence.

Race intelligente, vivace et fière, patiente surtout, les Japonais, ne se contentant pas d’admirer chez les autres ce qui leur manquait, se sont mis à l’œuvre : en l’espace de quatre années, ils ont formé une flottille de bâtiments de guerre, ils ont réorganisé leurs nombreuses troupes, qui vont être armées et disciplinées à l’européenne ; ils ont établi à Yédo un collége destiné à l’enseignement des langues et des sciences de l’Occident ; ils ont demandé aux Pays-Bas des médecins qui leur apprennent, dans des cours réguliers et assidûment suivis, l’art moderne de guérir. La science de la navigation, plus importante encore pour des insulaires, ils l’ont aussi apprise des Hollandais[4], et avec tant de profit que, sans aucune aide étrangère, ils ont été capables de conduire des bateaux à vapeur sur les côtes de l’Amérique. De si rapides progrès attestent chez le peuple japonais une énergie peu commune ; les reconnaître est un acte de justice, et l’on aurait tort de croire à un sentiment d’insurmontable antipathie qui l’éloignerait des Européens. Tout d’abord il a admiré leur force, leur audace, leur intelligence ; il a confessé volontiers leur supériorité, il a jusqu’à un certain point recherché leur alliance, et il ne demanderait peut-être pas mieux que de les aimer, s’ils daignaient lui rendre cette tâche un peu plus facile.



  1. On sait que le mikado est le chef légitime du Japon, et que le taïkoun, son serviteur, est chargé du pouvoir exécutif. Voir pour plus de détails à ce sujet les chapitres vi, vii et viii.
  2. Voici quelques mots japonais à l’appui de cette assertion : omedétto, je félicite ; allingáto, je remercie ; tadaïma, bientôt ; mádé, pas encore ; seianára, au revoir ; konitchi, aujourd’hui ; mionitchi, demain ; watáksi, moi ; ánata, vous ; ómoï, toi, etc.
  3. Ville chinoise renommée pour la fabrication des meubles.
  4. Le baron Huysen van Kattendycke, aujourd’hui ministre de la marine à la Haye, a été pendant plusieurs années leur professeur. J’aime à citer encore les noms de M. de Siebold, du docteur Pompé et de M. l’abbé Mermet comme ceux d’hommes qui, par leur enseignement, ont rendu de grands et durables services à la nation japonaise.