Un voyage autour du Japon/Introduction

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Un voyage autour du Japon
L. Hachette (p. 1-4).


INTRODUCTION.


L’intérêt que porte l’Europe à l’extrême Orient s’est accru singulièrement depuis quelques années. Il y a un quart de siècle, la Chine et le Japon nous étaient à peu près inconnus. On possédait alors sur ces vastes et riches contrées des récits de voyageurs et des lettres de missionnaires qu’on lisait dans les heures de loisir, par désœuvrement, sans y attacher une attention bien sérieuse ou même sans y donner une croyance entière. À part quelques rares savants que la passion de connaître entraînait dans les voies les plus ardues de la science, personne ne se souciait beaucoup de ce qui se passait dans ce monde lointain. C’est que, jusqu’au commencement de ce siècle, les intérêts matériels de l’extrême Orient se trouvaient complétement séparés des nôtres ; aucun lien ne les unissait, aucun besoin ne les rapprochait encore. Il existait bien des relations commerciales entre la Chine et l’Angleterre, et, depuis une époque assez ancienne, entre le Japon et la Hollande ; mais elles étaient irrégulières et sans importance. Le grand, l’unique intérêt qui rattacha jusqu’à nos jours la pensée de l’Europe à la Chine et au Japon, ce fut l’étude constante, ingrate et trop souvent stérile de la religion, des mœurs et la littérature de ces empires.

La navigation à vapeur a changé complètement la situation de l’Europe vis-à-vis des sociétés de l’extrême Orient ; elle nous a en quelque sorte placés aux portes de cette grande et mystérieuse région. Les affaires qui s’y agitent n’appellent plus désormais la curiosité des savants, mais la sollicitude des hommes d’État. Il n’est plus permis aux générations nouvelles d’ignorer ce qui se passe en Chine et au Japon ; l’histoire contemporaine de ces empires commence à faire partie de notre histoire ; leurs richesses forment des éléments essentiels de notre commerce. Cette révolution dans la nature de nos relations avec l’extrême Orient n’a pas été fort sensible pour nous. Elle s’est faite peu à peu, elle a détruit quelques vieux préjugés, dévoilé quelques faits nouveaux ; mais nos mœurs, notre état social, nos constitutions politiques n’en ont subi aucune altération. Il n’en a pas été ainsi en Chine et au Japon. L’arrivée des étrangers y a excité une émotion profonde ; elle y a porté de graves atteintes à la vie civile comme à la vie intime, et le trouble général dont elle est la cause y conduira dans des temps peu éloignés à une rénovation complète. Quand deux sociétés hétérogènes viennent à se heurter, c’est la moins civilisée qui doit souffrir le plus de ce rapprochement imprévu.

Les guerres civiles et les guerres étrangères qui ont dévasté l’empire du Milieu depuis la signature du traité de Nankin ne sont que la conséquence de l’admission des étrangers en Chine ; de même que les troubles qui agitent en ce moment le Japon sont une sorte de crise douloureuse où s’enfantera le progrès. La civilisation est une force irrésistible qui agit sans pitié ni merci ; elle s’impose violemment, et on sait combien de pages écrites en lettres de sang et de feu il faut compter dans son histoire.

Les événements relatifs à l’histoire contemporaine de la Chine, et qui sont étroitement liés au développement de ses progrès, ont été soumis plus d’une fois à un examen sérieux ; mais tout reste encore à dire sur l’effet immense qu’a produit au Japon l’intrusion de l’élément européen. Ce pays, presque aussi étendu et aussi peuplé que la France, est le dernier qui, en Orient, ait été ouvert au commerce étranger ; il sort d’un isolement à peu près absolu, et présente à l’observateur un spectacle souvent incompréhensible. Aussi l’étranger qui veut faire une étude sérieuse de la situation actuelle du Japon rencontre-t-il de telles difficultés qu’au premier abord elles lui paraissent insurmontables. L’impossibilité presque absolue de se procurer les documents officiels, l’absence de toute relation intime avec la classe éclairée, le penchant inné des Orientaux à cacher aux profanes ce qui se passe chez eux, sont les principales barrières qui entravent son désir d’investigation.

Un voyage dans l’extrême Orient, entrepris en 1859, et qui m’a conduit deux fois au Japon, où j’ai séjourné pendant deux ans (en 1859, 1861 et 1862), m’a permis de recueillir, sur une société trop peu connue encore et de plus en plus mêlée à nos intérêts, d’assez nombreux documents. Ce sont ces documents qui, joints à mes souvenirs personnels, ont servi de base aux récits publiés une première fois dans la Revue des Deux Mondes, et que je réunis aujourd’hui dans un volume pour lequel je réclame la bienveillance de mes lecteurs.


Paris, en janvier 1864.