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Une Âme devant Dieu

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Une âme devant Dieu
Texte établi par Fernand BaldenspergerLouis Conard, libraire-éditeur (Le Journal d’un poète Ip. 33-36).

7 novembre 1826.

une âme devant dieu, élévation.

Dis-moi la main qui t’enlève,
Ô mon âme, et dans un rêve
Te montre la vérité !
D’où vient qu’un songe m’emporte
Jusques au seuil de la porte
Qu’entr’ouvre l’éternité ?
C’est ici que l’homme arrive ;
Oui, je reconnais la rive
Jusqu’où le nocher dérive,
Roulé dans le flot du temps ;
J’entre dans le port de l’âme :
Je vais m’asseoir dans la flamme ;
La place que j’y réclame
Est vide depuis longtemps.

Dieu, je te vois ! Comment pénétrer dans ta gloire ?
Détourne mes regards, ne m’anéantis pas ;
Je sens mon front brisé par ton char de victoire :
Dans cet air lumineux qui soutiendra mes pas ?
Je vois tout l’univers rajeuni par la tombe
Des êtres infinis que je ne puis compter ;

Ô mon Dieu, je succombe,
Laisse-moi m’arrêter.
Je m’arrête pour me plaindre
De ce monde d’où je sors ;
Toujours espérer et craindre ;
Et moi je pleurais les morts !

Ne savais-je pas encore
Quel esprit devait éclore
De cette éternelle aurore
Qui vit l’Éternel créant ?
Qu’avec toi l’âme ravie
Pour jamais est assouvie,
Que dans la Mort est la Vie,
Que la Vie est le Néant ?

Je le savais dès l’enfance,
Je le disais dans mes nuits ;
Et l’espoir de ta présence
Calme seul tous mes ennuis.
Cependant j’aimais la vie
Comme un marin ses dangers,
Comme l’Esquimau n’envie
Nul des soleils étrangers ;
Comme un Chartreux aime l’ombre,
Aime sa cellule sombre
Et, libre, y revient toujours ;
Comme un lévrier fidèle
Caresse la main cruelle
Qui le frappe tous les jours.

Aujourd’hui je sais tout, je te vois, et j’embrasse
L’avenir qui n’est pas, le passé qui n’est plus,
Les temps qui doivent naître et les temps révolus.

Je conçois l’espace,
L’univers s’efface

Et devant ta face
Tout s’unit en toi.
Je vois tout s’y peindre,
Je vois, sans les plaindre,
Les mondes s’éteindre
Et fuir devant moi.

Je puiserai ma force en ta force suprême,
J’ose marcher vers toi, j’ose lever les yeux.
Un seul de tes regards me révèle à moi-même :
Je m’étais échappé de ton sein radieux.

Perdu comme l’étincelle
Qui, dans les nuits de l’été,
Blanche et légère parcelle
D’une immortelle clarté,
Quitte le chœur des étoiles,
Des vapeurs perce les voiles,
Et tombe sur les roseaux
Et s’éteint au fond des eaux.

Laisse-moi pour un jour retourner sur la terre :
Là, sur mon marbre noir, sous ma croix solitaire,
J’irai m’asseoir en souriant ;
Dire : « Je vis toujours » à ceux qui me regrettent,
Qui, posant leurs genoux sur les fleurs qu’ils y jettent,
Viennent me pleurer en priant.


Archives Marc Sangnier ; P. Flottes, Alfred de Vigny, p. 80.

Ce serait donc au lendemain de la visite à Walter Scott que cette « élévation » aurait tenté d’exprimer une manière d’essor extatique : est-ce une évasion vers l’ineffable ? On peut y noter des analogies avec L’Hymne de la Mort de Lamartine (Harmonies, livre IV, 1re Harmonie) ; lecteur du Dernier Homme de Grainville, Vigny subit aussi cette singulière influence, qui n’abolit pas celle de Th. Moore ni et surtout de Milton.