Une École d’infirmières en 1903 - Journal d’une élève

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Une École d’infirmières en 1903 - Journal d’une élève
Revue des Deux Mondes5e période, tome 19 (p. 409-433).
UNE ÉCOLE D’INFIRMIÈRES
EN 1903

JOURNAL D’UNE ÉLÈVE

Octobre 1902. — Depuis longtemps, l’hôpital m’attire. Je voudrais voir de près le malade pauvre, comprendre pourquoi, si souvent, l’hospitalisation lui est un cauchemar.

La répugnance qu’il en ressent est-elle uniquement due à l’éloignement du foyer familial, ou bien existe-t-il réellement une cause inhérente aux conditions elles-mêmes du régime hospitalier. On médit du personnel, on critique l’administration, on accuse les étudians, voire les médecins. Quoi de vrai dans tout cela ?

Il faut voir de près, observer soi-même, pour se faire une opinion indépendante de tout parti pris. Je me décide à suivre les cours professés aux infirmiers et infirmières de la Ville de Paris, — seul moyen à ma portée de pénétrer dans cette vie des hôpitaux, si diversement appréciée.


2 novembre. — Je me suis procuré le Manuel pratique de la garde-malade et de l’infirmière, publié en cinq volumes, sous la direction du docteur Bourneville. Le programme des cours y est exposé en détail et les professeurs sont priés de s’y conformer étroitement. Sept matières différentes sont traitées pendant l’année : Anatomie, Physiologie, Administration, Hygiène, Pharmacie, Pansemens, Soins aux femmes et aux nouveau-nés. À ces leçons théoriques s’ajoutent des exercices pratiques : Petite chirurgie et Médecine élémentaire avec notions de thérapeutique usuelle. Un stage facultatif peut être accompli par les élèves, dans un service de chirurgie.

Trois compositions sont données au cours de l’année par chacun des professeurs. Les candidates ayant obtenu la note suffisante pour l’une au moins de ces trois épreuves sont admissibles à un examen oral qui donne droit au diplôme. Une distribution de prix clôt en juillet l’année d’études.

Les cours sont organisés simultanément dans trois établissemens : la Salpêtrière, la Pitié et Lariboisière. Demain, je me ferai inscrire à la Pitié. Puis, je tenterai d’enregistrer, en témoin fidèle, les impressions de chaque jour.


3 novembre. — Un quartier tranquille du vieux Paris, dont les espaces verts du Jardin des Plantes ne parviennent pas à purifier l’air, tant est forte l’acre odeur des tanneries qui peuplent les rues avoisinantes. En haut d’une voie large et calme, animée seulement par le passage des étudians qui se rendent aux cours du Muséum, la façade de l’hôpital de la Pitié se dresse, noire et rébarbative.

On passe sous une voûte, devant l’œil inquiétant d’un concierge solennel. Une porte vitrée, un guichet, un fonctionnaire à l’affût. Je décline mes nom et âge. « Avez-vous le certificat d’études ? » Un instant d’hésitation. « Non, mais le brevet » supérieur peut-il remplacer ? » Pas de réponse ; — le fonctionnaire griffonne. « Je n’ai pas apporté le diplôme. Désirez-vous le voir ? — Inutile, vous êtes inscrite. Numéro 116. » Rassurée, je m’éloigne. Il est d’usage de soumettre à l’épreuve d’une dictée les candidates qui ne peuvent justifier d’un diplôme d’études primaires.

Je m’arrête dans la cour de l’hôpital. Il est six heures. Le soleil des beaux jours de novembre chauffe encore les grands murs lézardés. Dans cette première cour, des bancs le long du mur, de gauche. Celui de droite est coupé de caisses vertes d’où montent de grêles arbustes. Végétation de terrasses de café. Au-dessus, la muraille se troue de grillages qui semblent recouvrir des vitraux.

En effet, en face des bureaux, une porte s’entr’ouvre. C’est la chapelle, et l’on me dit que les heures des leçons s’y trouvent affichées. J’entre. Une haute nef obscure. Au fond, un rideau tendu. Sur les murs, quelques cadres que l’ombre laisse vides. En face de la porte, une petite pancarte, et je lis : « Ecole d’Infirmiers et d’Infirmières de la Pitié. Mardi, 8 novembre, Cours d’anatomie. Jeudi, 7e et dernier Cours d’administration, Samedi, 1er Cours de physiologie. » J’arrive donc trop tard pour les cours d’administration, mais j’entendrai du moins le dernier. D’ici là, je comblerai les lacunes par la lecture du Manuel.


9 novembre. — Lu les six premiers cours d’administration, — prose étrange ; — on constate que la première préoccupation de l’auteur a été de repousser le spectre de la Congrégation. Je transcris : ces lignes sont à conserver.

... « Il est certain que la question politique n’a pas été étrangère à l’événement (la création des écoles municipales d’Infirmiers et d’Infirmières)... Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! Ce cri de ralliement, si vibrant et si clair, nul groupe politique ne l’a mieux entendu, adopté, suivi, que le Conseil municipal de Paris. Dans le discours qu’il a prononcé le 20 octobre 1885 à l’hospice de la Salpêtrière, M. Bourneville traitait la question en ces termes :

« La société civile, si elle ne veut être sans cesse en lutte contre les envahissemens perpétuels de la société religieuse, doit enlever aux congrégations tous leurs moyens d’action, toutes leurs ressources officielles. Tout congréganiste, quelle que soit sa robe ou sa coiffe, est d’ores et déjà un ennemi irréconciliable de la société civile. En l’éliminant, en lui enlevant traitement et moyen de propagande, on rend service à la société civile sans lui créer un ennemi de plus. Et, chaque fois au contraire qu’on remplace une sœur par une laïque, un frère par un laïque, on rend service à la société civile sans lui causer de tort. Loin de là : c’est qu’en effet on attache à la société civile non seulement la personne qui remplace la religieuse, mais sa famille tout entière, solidaire dans ses intérêts. La religieuse, elle, a renié sa famille[1]. »

Ainsi l’enseignement professionnel de l’Assistance publique lest d’abord une œuvre politique !

Et, plus loin[2], ces lignes suggestives : « En second lieu, la substitution des laïques aux religieuses a pour effet de relever la condition des infirmiers et des infirmières... La création des écoles professionnelles a été une véritable révolution dans la société hospitalière. Elle a appelé tout le monde aux emplois supérieurs. Autrefois, les hauts grades dans larmée et même dans les administrations n’étaient dévolus qu’aux fils de famille, aux courtisans titrés, aux bâtards de rois ou de princes. La grande Révolution est survenue qui a balayé tous ces privilèges et adjugé les places au seul mérite. Aujourd’hui, vous connaissez le dicton : tout soldat a dans sa giberne le bâton de maréchal.

« La laïcisation et la création des écoles ont fait de même dans les hôpitaux. L’ordre privilégié des religieuses disparaît et vous pouvez tous et toutes prétendre, par le travail et l’assiduité, au grade de surveillant et de surveillante. »

D’où il suit que le dévouement est au nombre des privilèges abolis. Je verrai demain entre quelles mains se trouve actuellement cette antique prérogative.


Lundi 10 novembre. — Assisté au cours pratique de petite médecine. Deux heures moins cinq. Il pleut. Devant la porte de l’hôpital, des groupes stationnent, patiemment. En passant, je remarque l’anxiété des visages. Le concierge m’arrête : — « Je vais au cours. » — « C’est bien, vous pouvez entrer. » Je comprends que ceux qui attendent là sont les parens privilégiés admis à voir leurs malades aujourd’hui. L’usage, motivé d’ailleurs, ne permet l’entrée des salles que le dimanche et le jeudi. Exception est faite pour certains, compris sous la triste rubrique de « grands malades. » Ceux-là, on peut les visiter chaque jour, de deux à trois heures. De là l’expression que j’ai saisie sur les figures.

Les cours pratiques sont faits par des surveillantes, spécialement appointées. Salle Trousseau. Au fond de la deuxième cour, deuxième étage. Je suis quelques infirmières qui me paraissent avoir la même destination que moi. Nous entrons dans une petite pièce, meublée d’une table et de quelques chaises. Fenêtres closes, l’atmosphère est étouffante. Assise derrière la table, la surveillante chargée du cours attend que les élèves se trouvent en nombre suffisant. Cependant, je regarde les arrivantes.

A première vue, elles se classent en deux catégories : les infirmières en blouse et en bonnet, — une dizaine environ, — les élèves libres, — sept ou huit. Celles-ci viennent du dehors comme moi. Nous nous groupons autour de la table, nos parapluies ruisselans serrés contre nous. Chacune prépare, qui un cahier, qui une feuille de papier. Les petites en bonnet ne préparent rien, leur premier soin est d’aller signer sur un registre ouvert qui sert de contrôle aux présences. Nous y passons à notre tour.

Deux heures un quart. Le cours commence : « Mesdames, nous parlerons aujourd’hui des différens emplâtres et onguens d’usage courant... » Ici, interruption : — « Mademoiselle, est-ce que je peux m’en aller ? j’ai deux opérées, je n’ai pas le temps de rester au cours. » — Sans attendre la réponse, une petite infirmière sort, suivie de trois ou quatre autres, causant et riant. La surveillante en rappelle une : « Élise, tâchez de venir vendredi. » — Mais la réponse est donnée d’un ton bourru : — « Vendredi, pas moyen, c’est le tour d’Adèle. » — En effet, le même cours est répété deux fois par semaine pour les infirmières, qui pourraient ainsi se relayer de même que les élèves libres. Une troisième séance donne la même leçon aux infirmiers et élèves surveillans.

Le cours se poursuit, intéressant et pratique, bien professé par une femme intelligente. Mlle J... a quitté la carrière de l’enseignement pour entrer à l’hôpital. Exemple assez rare. A présent elle est surveillante de première classe, ainsi qu’en atteste sa coiffe de tulle noir aux rubans de taffetas. Les médicamens désignés nous sont présentés successivement, avec une explication claire, à la portée de toutes, sur leurs propriétés et leur mode d’emploi. Les mots difficiles sont écrits au tableau noir. Manifestement, cet enseignement est bon et doit porter fruit. Mais pourquoi les infirmières ne le suivent-elles pas plus régulièrement ?


13 novembre. — Il est huit heures du soir. Je me hâte vers le guichet vitré contre lequel se pressent déjà mes camarades d’école. Des jeunes filles, chapeaux pimpans qu’on devine sous le faible luminaire ; des infirmières, aisément reconnues à l’obligatoire blouse de toile, mal cachée sous le châle et le manteau ; des femmes, plus mûres, figures lasses et vêtemens fatigués, les unes pourtant, jouant des coudes pour avoir place les premières, les autres, portant en tous leurs gestes cette résignation morne des accablées de la vie. Celles-là, ou je me trompe fort, sont candidates au poste de » dame déléguée » de l’Assistance publique.

Et tout ce monde, soixante personnes peut-être, défile en criant son numéro au surveillant de service. Sans lever la tête, l’homme effeuille le paquet de cartes qu’il maintient d’une main et sort à mesure le numéro de chacune. Quelquefois, il s’arrête un instant, agacé par le cri simultané de plusieurs chiffres et, avec un juron, décoche une phrase brève : « Ne vous bousculez donc pas tant, tout le monde aura la sienne. »

Une à une, rapidement, les élèves sortent du bureau, traversent la cour, heurtant leurs pieds aux pavés, et pénètrent dans la chapelle. Quelques hommes sont venus grossir le groupe et, sous le gaz de la nef, je m’aperçois qu’ils sont assez nombreux, déjà, assis en rang du côté gauche. Nous glissons nos cartes, à l’entrée, dans une tirelire de fer-blanc, gardée par un employé chargé du contrôle. Et je m’oriente.

En face, une estrade en planches, un tableau noir appuyé sur le fond blanc d’un rideau. Tout le côté droit de la nef, garni de chaises serrées, est réservé aux « élèves libres. » Du côté gauche, en avant des élèves infirmiers, leurs compagnes en bonnet blanc. Singulier petit chiffon que ce bonnet, fait de bandes empesées dont les bouts s’allongent, striant le dos d’une double raie.

Tout le monde est assis. Huit heures sonnent. Au milieu des conversations bruyantes, des applaudissemens éclatent : le professeur fait son entrée. Tandis qu’il monte sur l’estrade, un surveillant en blouse malpropre essaie vainement de faire faire silence. La leçon commence cependant, leçon supplémentaire, explique le professeur, mais leçon importante, puisqu’elle va traiter des devoirs de l’infirmier et de l’infirmière. Pendant une heure, on nous entretient de ces devoirs.

Ils se décomposent en diverses rubriques, nettement délimitées par le Manuel : 1° Devoirs moraux. Envers soi-même : bonne tenue des salles, toilette réglementaire de l’infirmière, persévérance dans le service. Envers les collègues : appui mutuel. Envers les chefs : docilité et réserve. Envers les malades : bonté, courage, dévouement. Envers leurs familles : politesse et douceur. Envers les visiteurs, membres du conseil de surveillance ou de la police, les devoirs de l’infirmière consistent à avertir aussitôt la surveillante.

Après quelques mois sur les « devoirs intellectuels » de l’infirmière, qui se bornent à tenir les écritures d’entrée et de sortie des salles, le professeur, suivant fidèlement son programme obligé, entre dans des vues générales sur la condition du personnel hospitalier. Et les promesses miroitent. Bientôt, on séparera les services. L’infirmière proprement dite sera chargée exclusivement des gros ouvrages et les diplômées n’auront plus à veiller qu’au soin des malades. Division évidemment heureuse et qui modifiera un état de choses défectueux. Actuellement, la même infirmière qui, de grand matin, a accompli les plus répugnantes besognes, qui ensuite a dû laver et le plancher de la salle et les tables à pansement, — sans compter le reste, — doit, à l’arrivée du chirurgien et des internes, aider aux soins les plus minutieux, et, souvent, faute de personnel, pratiquer elle-même des pansemens pour lesquels la plus rigoureuse asepsie serait nécessaire.

Mais depuis combien d’années est-il question de cette réforme demeurée toujours à l’état de projet !

Tandis que je songe, le professeur a continué. A présent, il s’agit de laïcisation. « La société civile a le droit et le devoir de se suffire à elle-même... » « Le dévouement n’est pas le monopole des religieuses (c’est le texte même du manuel). » Et il énumère les avantages du personnel laïque sur le personnel religieux. Désintéressement : la religieuse travaille pour le paradis, l’infirmière n’y pense même pas. Docilité : la sœur n’est pas docile, les observations du médecin ou du directeur la laissent indifférente. Il n’en est pas de même de l’infirmière laïque, dont l’intérêt est d’être bien notée. (Voilà le mobile qu’on substitue ici à celui d’une récompense future...) Assiduité : l’infirmière n’est pas éloignée du malade par l’attrait de la chapelle. (Hélas ! que d’autres attraits, moins excusables, la séduisent !) Instruction professionnelle, liberté de conscience, les avantages de l’infirmière laïque sur la congréganiste nous sont successivement énumérés. Et tout cela se termine par cette encourageante péroraison : « En suivant bien ces conseils, vous vous signalerez à l’attention de vos professeurs, de vos directeurs, vous obtiendrez votre diplôme, et l’avancement auquel vous aspirez vous sera prochainement accordé. »

Cet avancement, quel est-il ? En 1872, l’infirmière auxiliaire touchait 25 francs par mois ; l’infirmière de 2e classe, 27 francs ; l’infirmière de 1re classe, 31 francs par mois. Depuis 1897, l’auxiliaire touche 30 francs ; la 2e classe, 34 francs ; la 1re classe, 37 francs. A partir du 1er janvier 1903, ces chiffres seront élevés, paraît-il, et cette perspective brille aux yeux. Puisse-t-elle n’être pas un mirage !

Comment, avec de tels salaires, éviter l’écueil que nie, ce soir, le professeur, — espérant ainsi le supprimer, sans doute, — le pourboire obligé à l’infirmière ? Dans certains services, les soins les plus indispensables sont taxés, un sou, deux sous, davantage. Et notez qu’il s’agit de malades indigens, pour lesquels ces petites sommes sont tout autre chose que de l’argent de poche. Que de fois la famille s’est refusé le nécessaire pour n’en pas priver son malade, — ou bien c’est la mince économie réservée pour une convalescence qui s’épuise à ces gratifications, données à contre-cœur...

Et cependant, comment vous condamner, pauvres filles ?... On voudrait voir en vous toutes les qualités ; — on les rencontre quelquefois. — Et que vous offre-t-on en échange du dévouement constant exigé par le bon service des malades ? Pour un travail pénible, souvent répugnant, des appointemens insuffisans, une nourriture médiocre — et quel logement ! Les dortoirs de la Pitié sont légendaires, véritables nids à rats situés sous les combles des plus vieux bâtimens de l’hôpital.

« Je connais des dortoirs, et dans ces dortoirs j’ai vu des lits où la mort guette à chaque minute l’infirmier couché : sous la fenêtre à tabatière, qui ferme mal, la pluie tombait le jour, le froid tombait la nuit. Parquets disjoints, poussières de crachat ? et crottins de la rue, vieilles jupes, chaussettes sales, chiques abandonnées,... on peut tout trouver, dans certains dortoirs, à certaines heures, tout, hormis la santé[3]. » Dans ces greniers, les lits se touchent de si près que les pieds d’une infirmière atteignent l’oreiller d’une autre. Ce détail suffirait... J’en passe, et de plus écœurans.

Quoi d’étonnant, dès lors, à ce que le recrutement du personnel inférieur des hôpitaux soit aussi médiocre ? Quoi d’étonnant surtout à ce que, ce personnel une fois recruté, ceux qui le composent aient pour pensée maîtresse l’allégement de leur tâche, la distraction, — l’oubli de leur misérable condition, vaille que vaille ? Et ne peut-on chercher là, sans aller plus loin, une explication à l’inconduite notoire qui est fréquente dans plusieurs de nos hôpitaux ? Car, j’en puis désormais croire les rapports qui m’en ont été faits, toutes les libertés ont leur cours, dans cet ordre d’idées. Qu’on entre à l’improviste dans un service d’hôpital. Sauf de rares exceptions, dues à l’autorité d’une surveillante sérieuse, on assistera à des scènes de mœurs sur lesquelles je ne veux pas appuyer ici.


26 novembre. — Le cours pratique de petite chirurgie, auquel j’assistais hier, n’est pas pour relever le niveau moral du personnel. Une surveillante de 2e classe en est chargée et sa tenue ne peut se comparer à celle de la titulaire du cours de médecine.

La leçon se donne dans un amphithéâtre, — au fond de la troisième cour de l’hôpital. Mal renseignée, j’erre d’abord dans un grand escalier. Un dialogue bruyant, une lutte, un baiser ; — un petit bonnet s’enfuit et je croise un infirmier d’allure joyeuse. C’est une rencontre qui ne m’étonne plus. J’en profite pour demander mon chemin et, poussant une porte au bout d’un couloir obscur, je me trouve dans la salle désignée.

Environ quinze à vingt élèves, tant infirmières qu’externes, sont groupées là. En ce moment, l’une d’elles pratique un bandage laborieux sur un mannequin grandeur nature. Vêtue d’un maillot rose, mal campée sur la tige de fer qui lui sert de support, la bizarre forme humaine dresse au hasard des membres ankylosés. L’une après l’autre, nous devons nous essayer à tourner des bandes de toile sur des blessures supposées. Mais tout cela n’est et ne peut être que théorique : on n’emploiera pas, au lit d’un blessé, ces rouleaux de toile forte qui ne s’adaptent qu’à l’aide de « renversés » savans et qui, très tôt, auraient glissé, laissant à découvert les plaies du patient. A moins que, habilement maintenues par une héroïque compression, elles aient rendu intolérable au blessé le pansement destiné à lui apporter du soulagement.

Tandis qu’une à une, nous nous escrimons, le reste cause et rit, sous l’égide de la surveillante. Les plaisanteries courent. Aujourd’hui, les premières arrivées ont eu une grande émotion. Sur la table de l’amphithéâtre, une toile verte recouvrait une forme allongée et deux pied s’apparaissaient... Un cadavre !... C’était l’inerte « Joséphine, » le mannequin, descendu de son piédestal pour servir à une farce d’étudians en médecine. Cette salle est utilisée par eux pour quelques conférences. Mais ils seront punis : les infirmières ne sont pas à court d’idées. En ce moment, leurs petites têtes s’excitent à propos du bal des internes. Le personnel féminin de l’hôpital est invité ; — la fête prochaine va récompenser les dévouées infirmières en leur offrant une distraction gratuite. On devine si les conversations vont leur train, le thème en est facile. Des noms sont lancés, des sous-entendus échangés, qui donnent à penser combien peuvent être pernicieuses des récréations de ce genre... Et les toilettes sont décrites. Où donc vont passer les pauvres appointemens !


Décembre. — Cette semaine, commence un nouveau cours, dès longtemps annoncé et critiqué par avance. Depuis le début de l’École de la Pitié, le même professeur en est titulaire, et l’on dit volontiers qu’il est insupportable. Sans le connaître, j’ai tenté de prendre son parti contre l’opinion établie. Mais un vent de révolte soulève, à son endroit, les plus dociles.

Ce cours s’intitule : Pansemens et petite chirurgie. Il traite, en réalité, de tout un ensemble de notions pratiques dont l’emploi se trouve chaque jour auprès des malades, soit à l’hôpital, soit « en ville. » Beaucoup d’élèves se destinant à la fonction de garde-malade à domicile doivent y recevoir un enseignement précieux. Le volume du Manuel correspondant à ce cours est assez étendu, mais la lecture n’en peut suppléer une démonstration vivante. Tout doit dépendre là du professeur.

Mais le voici. Sourcils froncés, barbe en broussaille, il gravit l’estrade et se promène de long en large, nerveusement. Sa première phrase est pour avertir les « fraudeurs, » ceux qui copient en composition, qu’il sera contre eux impitoyable. Puis il commence, ou plutôt il annonce qu’il va commencer. Déjà les petites infirmières croisent les bras pour sommeiller à l’aise. M *** en profite pour faire cette recommandation générale : « Dormez si vous voulez, mais ne faites pas de bruit. » Cela n’empêche ni chuchotemens, ni exclamations de la part d’une moitié de l’auditoire, celle qui ne dort pas. On se passe des petits papiers, des cahiers, sur lesquels on a griffonné une phrase, un dessin burlesque, une plaisanterie anatomique du plus mauvais goût. L’heure s’écoule sans que nous ayons ajouté à notre bagage une notion utile. Le professeur se répand en incidentes, annonçant à chaque reprise le véritable sujet de sa leçon, sans parvenir à l’aborder. On s’aperçoit que la préoccupation de ne rien omettre des détails qu’il croit nécessaires va nuire grandement à tout l’ensemble. Je comprends pourquoi ce cours occupe trente leçons et davantage, alors que d’autres, non moins importans, sont terminés en huit séances par des orateurs plus concis.

Neuf heures sonnent. — La voix de M*** est couverte par des murmures peu courtois. Il parle encore et tous se sont levés, — la péroraison se perd dans le bruit des chaises. Par déférence, je m’attarde ; deux ou trois élèves restent aussi. Tandis que le professeur, sans doute accoutumé à tel succès, rassemble ses notes et s’éloigne, le surveillant de service a écarté le grand rideau du fond. Un autel apparaît, — des dorures, — une lumière. Cette chapelle n’est pas désaffectée. A côté de moi, j’entends une exclamation de surprise : « Tiens, un théâtre ! » Quel monde dans ces trois mots !...


Décembre 1902. — L’autre soir, au guichet, une surprise m’attendait. Comme je demandais ma carte, on m’annonce que le cours de physiologie est remplacé par une composition. Un peu étonnée, car l’usage est de prévenir d’avance, je me rends à la chapelle où, le long de longues tables à tréteaux, des infirmières déjà sont assises. Les infirmiers composent à part, dans un des réfectoires de l’hôpital. Les élèves libres peuvent aussi se rendre, dans une autre salle.

Je m’assieds en face de deux petites en bonnet, qui, leur manuel ouvert, se demandent quel sera le sujet de la composition. « Bah ! dit l’une, on copiera. » Et cette perspective paraît les rassurer. On nous passe deux feuilles blanches, timbrées à la griffe de la Pitié. L’une est destinée au brouillon, qui doit être remis en même temps que la copie, dans une heure. Un surveillant dicte les questions : « 1° Que savez-vous du cœur ? 2° Qu’est-ce que la respiration ? » — Je n’ai pas assisté au cours qui a traité de ces sujets, mais ils sont assez élémentaires pour me donner assurance.

Tout en commençant à écrire, je m’aperçois que toutes mes voisines copient. Au bout de quelques minutes, le surveillant, moins tolérant sans doute qu’à l’ordinaire, — ou de mauvaise humeur ce soir, — passe derrière les chaises et, sans mot dire, enlève un à un les manuels ouverts sur les genoux. Consternation générale ! Et, tandis que je continue d’écrire, les regards se fixent sur moi et j’entends une voix s’écrier : « A-t-elle de la chance de savoir par cœur ! »

On peut déduire de là ce que doit être la rédaction d’une de ces pauvres filles lorsqu’il faut traiter des sujets moins élémentaires. Au cours d’anatomie, par exemple, où le professeur, savant distingué, n’a pas craint de poser cette question à la dernière composition : « Décrivez l’articulation de l’épaule avec ses ligamens. » Et, par ailleurs, je ne vois pas bien l’utilité de notions de ce genre dans l’esprit de ces malheureuses, qui, sans doute, n’en trouveront jamais l’emploi dans leur tâche quotidienne.

Il est neuf heures, je termine. Autour de moi, les feuilles sont restées blanches, depuis que les manuels ont disparu. Encore une fois, rien de surprenant à cela. Les cours de physiologie auxquels j’ai assisté, si élémentaires qu’ils fussent, n’ont pas été compris, pas même entendus, le plus souvent. A peine le professeur ouvrait-il la bouche que déjà la plupart des infirmières dormaient, invinciblement prises par le sommeil après leur fatigante journée. Et les chargés de cours ne songent pas à s’en plaindre. Ainsi que le disait l’autre soir l’un d’entre eux, ils préfèrent le silence de l’auditeur endormi aux rires et aux interruptions des autres. Je dois ajouter, d’ailleurs, que leur patience est mise à rude épreuve. C’est parfois dans cette chapelle, jadis asile recueilli, un véritable « chahut, » qui a déjà provoqué l’exclamation impatientée d’un professeur : « Si quelqu’un veut faire le cours à ma place, qu’il monte sur l’estrade ! « 


Janvier 1903. — Le cycle se déroule, plusieurs compositions ont déjà été faites. J’ai constaté avec un certain étonnement que, malgré les menaces de pure forme adressées aux élèves, il est reçu, il est presque normal de copier, même parmi les élèves libres. Quelques-unes, informées sans doute par avance du sujet choisi, apportent leur rédaction toute prête et la transcrivent, en se dissimulant un peu, sur la feuille réglementaire. D’ailleurs, la majorité se contente d’un à peu près : l’important est d’obtenir le diplôme, et peu concourent pour les prix de lin d’année, ou du moins peu en conviennent. Le dernier exercice a été bon, paraît-il : quatre-vingts diplômes ont été accordés à l’Ecole de la Pitié, c’est-à-dire que la moitié environ des élèves a réussi. La plupart des refusées sont des infirmières, qui recommencent cette année-ci leurs compositions. Pour quelques-unes, c’est devenu une vieille habitude, on m’en cite d’arrivées à leur cinquième année d’études ! Il est vrai que, jusqu’ici, elles touchaient une indemnité de trois francs par mois pour leur présence aux cours. Mais les nouveaux traitemens vont modifier cette condition. En effet, voici l’augmentation de salaire entrée en vigueur. Désormais, l’infirmière qui recevait trente francs, plus trois francs pour le diplôme, touchera régulièrement trente-trois francs par mois... Et je ne vois pas Lien Où se trouve l’amélioration de condition, si brillamment annoncée en de grands discours ! Il est vrai que l’infirmière de première classe recevra quarante et un francs, mais, étant donné qu’elle avait depuis 1897 trente-quatre francs de salaire fixe, plus trois francs de diplôme, soit trente-sept francs, et qu’actuellement elle doit pourvoir à ses frais de blanchissage, ces quatre francs d’augmentation semblent bien illusoires.


Février 1903. — J’ai commencé mon stage dans un des services de la Pitié, salle de femmes, chirurgie ; et cette initiation me paraît être le complément indispensable du cours pratique de petite chirurgie. Je m’étonnerais même que ce stage ne fût pas obligatoire, si je n’eusse constaté que, pour la plupart des élèves, toute notion pratique restera absolument inutilisée. En effet, la majeure partie des étudiantes libres travaille en vue d’obtenir, soit le poste de « dame déléguée » de l’Assistance publique, soit celui de dame visiteuse de nourrissons ou de dispensaires. Ces deux situations dépendent ou du préfet de la Seine ou du directeur de l’Assistance publique. Le diplôme est le pont à franchir pour être admise à présenter une candidature. Cette condition remplie, les places sont réparties à la faveur, fréquemment sous des influences politiques. Et ces fonctions ne donnent en réalité que de rares occasions d’exercer les connaissances acquises.

Excellente impression de ma première visite. Dans la grande salle blanche, les lits sont bien tenus, les tables à pansement, le lavabo roulant, d’une propreté absolue. La surveillante, femme d’une cinquantaine d’années, au sourire bienveillant, va et vient, attentive et discrète. On juge d’emblée que ses malades l’aiment. Quarante lits, quelques brancards supplémentaires. Mme Z... est secondée par une infirmière de première classe et deux auxiliaires. Je reconnais l’une de celles-ci pour l’avoir remarquée aux cours, plus assidue que ses voisines. En somme, l’ensemble frappe favorablement et ce service prouverait que l’hôpital peut n’être pas pénible à ses hôtes. Il faut constater là surtout combien tout cela est variable. Beaucoup peut dépendre du médecin en chef. Ici, le professeur X... est homme à prendre à cœur le bien de ses malades. Il est aussi de ceux qui ne négligent pas, pour assurer leur diagnostic, cette condition souvent essentielle : ne pas terroriser le sujet.


9 heures. — Le chef n’arrive que plus tard dans la matinée. En ce moment, l’un des externes de service fait sa visite. Quelques pansemens, pour lesquels il est assisté par une infirmière. Et le sérieux inconvénient saute aux yeux, principalement dans cette salle de chirurgie, de n’avoir pas opéré une division dans les fonctions des filles de service. Les petites infirmières, si soigneuses qu’elles puissent être, n’en portent pas moins sur toute leur personne la trace des grossières besognes qui ont occupé leur temps depuis cinq heures ce matin. Comment concilier cela avec le soin minutieux qu’exigerait la bonne asepsie d’un service comme celui-ci ? Et quelle tâche accablante que celle de veiller au matériel de pansemens, de tenir prêts les mille accessoires indispensables ! La journée est dure pour ces filles. Et notez qu’elles ont leur semaine de veille à tour de rôle. Je comprends encore mieux maintenant l’irrésistible sommeil qui les prend à ces cours du soir, trop peu intéressans en eux-mêmes pour maintenir en éveil les pauvres cerveaux (épuisés.


10 heures et demie. — « Le chef ! » Silence complet. Le murmure des conversations entre voisines de lit s’est arrêté subitement. L’externe de service abandonne le pansement commencé et se dirige vers la porte qui vient de donner passage au professeur. Un peu courbé, plus encore par une vie de travail que par l’âge, l’œil vif sous les sourcils grisonnans, il s’avance dans la salle, suivi d’un groupe respectueux d’étudians qui viennent d’écouter sa leçon clinique à l’amphithéâtre. La surveillante s’approche de lui et fait le rapport succinct des faits marquans survenus depuis la veille. Nous restons immobiles. On subit la contagion de cette crainte salutaire qui saisit le subordonné devant un chef respecté. Si je ne savais que ma présence ici a été approuvée par lui, je sens que je disparaîtrais par l’issue la plus proche... Mais j’ai été admise comme stagiaire, sur recommandation, et je n’ai rien à redouter. Ces admissions sont rares, soit que les élèves s’en soucient peu, soit que les chefs préfèrent ne pas recevoir des personnes étrangères au service.

Et cependant, comment avoir une idée quelconque du soin des malades si l’on n’a passé par l’école pratique de la salle d’hôpital ? Je puis constater la différence totale qui existe entre les pansemens exécutés sur « Joséphine » et ceux qu’on doit appliquer aux malades... S’il s’agit d’opérations, c’est plus évident encore. Qui n’a pas assisté à une séance d’anesthésie générale doit considérer comme nulle la préparation que lui aurait donnée un cours purement théorique tel que celui qui nous est fait chaque semaine. Seule, la vue du malade endormi peut donner une idée du genre de surveillance que devrait exercer une infirmière de service assistant à une opération.

Depuis quelques semaines, au cours pratique, les instrumens ont succédé aux bandages et nous apprenons à discerner et à nommer ceux qu’emploie le chirurgien dans ses multiples interventions. Mais il faudrait de jeunes mémoires, récemment exercées, pour retenir les noms des divers professeurs qui ont doté le répertoire de telle ou telle mécanique nouvelle, destinée à perforer les os plus sûrement... Nos petites infirmières les mélangent à plaisir et les quelques élèves libres qui se destinent à des « gardes en ville » ne conserveront pas même de cet enseignement ce qui leur serait strictement nécessaire. Aussi la plupart de celles-là s’efforcent-elles d’être admises dans une salle de chirurgie et d’assister aux opérations. Déjà, paraît-il, on a chuchoté sur mon compte, et l’une des filles de service, plus hardie que les autres, m’a posé cette question : « C’est-il pour faire des gardes en ville que vous étudiez ? « Ma réponse négative a mis un point d’interrogation dans ses yeux. Serais-je une concurrente pour la masseuse ?...


Mars. — Les cours de « Pansement et petite Chirurgie » se succèdent et le professeur ne tente rien pour gagner les bonnes grâces de ses élèves : à l’en croire, jamais le travail n’aurait été aussi médiocre que cette année. Hélas ! son auditoire lui montre trop le peu de cas qu’il fait de ses observations. On comprend là jusqu’où peut aller l’incompatibilité d’humeur...

Ce soir, « Joséphine » manquant à l’appel, il avait fallu trouver cependant sur qui pratiquer certains bandages, — que nous connaissions déjà par les exercices du cours pratique. M*** a choisi alors une infirmière et sur elle nous a fait les plus inutiles démonstrations. La pauvre petite, toute rouge, riait gauchement. La scène s’est prolongée une heure, aux ricanemens joyeux du personnel masculin. Comme je demandais ensuite pourquoi le surveillant de service n’était pas choisi de préférence pour cet emploi de mannequin, quelqu’un d’autorisé m’a répondu avec le plus grand calme : « Il ne pourrait pas, il tremble trop... » Le brave homme est un alcoolique invétéré !


Pâques. — Quelques jours de congé. J’en profite pour fréquenter davantage mon service, où les malades, eux, n’ont pas de vacances, hélas ! — Vraiment, ce stage m’intéresse et c’est là, en réalité, là seulement, qu’est la préparation sérieuse d’une infirmière future. Chaque cas nouveau apporte sa leçon pratique, chaque malade est une expérience acquise, avec ses particularités qui peuvent, si souvent, faire de l’exception une loi. Les soins post-opératoires, d’importance si grave pour le bon succès d’une intervention chirurgicale, varient d’après les individus et leur constitution spéciale. Et rien de cela ne s’enseignera jamais ailleurs qu’au chevet même d’un opéré.

De plus en plus, je constate qu’il est impossible au personnel de répondre aux besoins des malades. La tâche est au-dessus des forces humaines, lorsqu’elles ne se renouvellent à aucune source vive, ainsi qu’il en arrive ici. Rien pour hausser le niveau, rien pour maintenir même, à la hauteur d’une morale ordinaire, ces pauvres êtres sans tutelle. Il est triste de voir combien rapidement, au contact de la salle d’hôpital, une jeune fille, malade ou infirmière, perd la notion de ce qu’elle avait pu emmagasiner de principes par son éducation première. Il est de mise de ne se choquer d’aucune indécence : ce serait ridicule ! Et la puissance du ridicule est plus grande que toutes les autorités.

On parle de neutralité, de respect de la liberté de conscience... Phrases vaines ! Qu’est devenue cette soi-disant neutralité, lorsque, pour remplir les obligations religieuses auxquelles, dans l’intime de sa conscience, elle se sent encore attachée, une fille de service est contrainte de dissimuler ses sorties sous un tout autre prétexte ? Et comment a-t-on bien le courage d’appeler liberté de conscience le système d’après lequel un malade ne peut obtenir la visite du prêtre que moyennant un « bon de confession, » signé par la surveillante, au même titre qu’un bon de lait ou de champagne ? Il est évident, — il est normal, — que si la surveillante n’est pas elle-même ostensiblement respectueuse des croyances, le malade n’aura pas l’héroïsme voulu pour suivre son attrait religieux, en présence du ridicule qui lui paraîtra menaçant. Si l’on exagérait, jadis, dans l’autre sens, on a, depuis vingt ans, singulièrement contre-balancé les excès supposés des congréganistes honnis.

Au point de vue médical, l’impression favorable éprouvée lors de mes premières visites s’accentue davantage par l’observation journalière. Manifestement, notre malade indigent est bien soigné et c’est à son profit que sont employées d’abord les ressources nouvelles de la science. Telle opération chirurgicale, exigeant des frais considérables, un ensemble incroyable de matériel coûteux, des précautions inouïes et la plus magistrale dextérité de la part du chef, se pratique journellement dans ces services gratuits comme une chose toute simple.

Mais, d’autre part, car il faut bien, hélas ! voir tous les côtés de la question, si, dans les cas intéressans pour la science médicale, tout est vrai de ce qu’on peut dire de plus élogieux, rien ne reste ou presque rien pour le cas banal qui n’intéresse plus. Combien de fois j’ai pu assister, jour après jour, au découragement d’une malade voyant son examen toujours remis, le diagnostic non prononcé, l’opération trop facile retardée, cependant qu’en l’esprit de la malheureuse, le foyer abandonné se peuplait d’images trop probables : âtre sans feu, enfans à la rue, mari au cabaret... Étonnez-vous, après cela, qu’une mère de famille meure sur place, pour avoir négligé son mal, — parce qu’elle n’a pu se résoudre à entrer à l’hôpital, — ou, une fois entrée, à y rester le temps exigé.

Et puis, c’est encore l’insuffisance du personnel qui peut être rendue responsable de certains faits, gros d’inconvéniens, — qu’on en juge. — Le traitement spécial de telle maladie exige des soins réguliers, donnés à intervalles fixes. L’infirmière, surmenée, en bons termes d’ailleurs avec son malade, profite de l’humeur bénévole de celui-ci pour lui donner le mot d’ordre. Il dira qu’il a reçu les soins voulus et sa complaisance ne sera pas toute désintéressée si, lors des distributions de nourriture, il reçoit, au lieu et place de son voisin, la part plus délicate dont il eût pu se passer plus que lui. Les choses vont loin dans cet ordre d’idées et aucun habitué de la vie d’hôpital ne les mettra en doute.


20 avril. — Depuis les congés de Pâques, l’horaire de nos cours est modifié, pour la plus grande convenance de tous, me dit-on. « Petite Chirurgie » et « petite Médecine » sont professées désormais à six heures trois quarts du soir. Cela dure une heure, puis on se rend pour huit heures aux cours de la chapelle, comme par le passé. D’où il suit que cela peut être fort commode pour les surveillantes qui professent, puisqu’elles quittent l’hôpital à sept heures trois quarts ; peut-être aussi pour les infirmières, que j’y vois, en effet, en plus grand nombre. Mais, chez les élèves habitant au dehors, l’organisation nouvelle provoque d’assez sérieuses objections. Sans compter qu’il faut renoncer à dîner, détail, à la rigueur, négligeable, on conviendra qu’il est difficile, pour une personne occupée, de se dégager de tout ce qui l’entoure, trois fois par semaine, de six heures à neuf.

Pourtant le nombre des candidates augmente chaque jour. Il a doublé depuis un mois. Il en est qui s’inscrivent encore actuellement pour l’obtention du diplôme. Et plus de la moitié des cours sont terminés. Cela seul montrerait les lacunes d’un enseignement dont on peut recevoir aussi superficiellement le brevet. Cependant, pour ce qui est du moins des cours dénommés, à tort ou à raison, pratiques, il peut n’y avoir pas lacune, car les deux titulaires ont recommencé leur programme, une fois déjà parcouru avant Pâques. Désormais nous connaissons d’avance le sujet des leçons, les ayant suivies déjà. Et cela ne serait pas une mesure défectueuse, car ces choses gagnent à être répétées, si la plupart des élèves n’en devaient profiter pour n’assister aux cours qu’à partir du mois d’avril.


Mai. — Le professeur de massage a commencé ses leçons. Un Suédois, à l’accent emphatique, peu clair d’ailleurs et de style décousu. Son début faisait augurer de la suite. Le premier cours, après quelques minutes d’allées et venues sur les planches de l’estrade, s’est ouvert par ce mot, prononcé avec conviction : « Alors... » puis, un silence. On juge de l’effet d’hilarité. Sur quoi le professeur, après quelques mots embarrassés, s’est écrié avec indignation : « Pourquoi rire comme ça ? C’est pas beau (sic) ! »

À présent, ses cours prennent deux heures, de six à huit. Et l’impression dominante, lorsqu’on en sort, peut se traduire par cette réflexion entendue : « Jusqu’où peut aller la patience humaine ! » Le pire est qu’on n’en sait guère plus, après qu’avant, sur le massage pratique. On s’explique pourquoi la composition finale de ce cours n’est pas obligatoire.


Juin. — Bizarre convocation ce soir. Les élèves libres de la Pitié sont priées de se rendre à l’hospice de Bicêtre pour des leçons de douche, les vendredis 19 et 26 juin à neuf heures et demie du matin. Cet appel est signé du docteur Bourneville en personne. Obligation, me dit-on, d’y répondre, sous peine d’être fort mal notée. Je pense qu’une séance peut suffire et j’irai donc à Bicêtre dans huit jours.

En attendant, nos présences sont exigées de plus en plus souvent. Je continue mon stage du matin, plusieurs fois par semaine. L’après-midi, on nous convoque pour différentes leçons : emmaillotage, soins spéciaux aux femmes, etc. Le soir, à six heures trois quarts, cours pratiques, au moins tous les deux jours, et, six fois par semaine, cours théoriques ou composition de huit à neuf.


26 juin au soir. — Dure journée. Bicêtre à neuf heures et demie. Présence à deux heures à la Pitié ; six heures trois quarts, cours pratique ; huit heures, composition de prix.

L’excursion de ce matin me laisse par-dessus tout un souvenir pénible. En route pour Bicêtre à huit heures, par un temps radieux, j’y suis arrivée me hâtant, en retard sur l’heure dite, grâce aux difficultés de communication. Mais, comme j’entrais, la voiture du chef m’a dépassée : je ne suis pas en faute.

Une grande cour, des plates-bandes, une autre grande cour, d’autres plates-bandes. Soleil de plomb. On marche dix minutes avant d’arriver au service des enfans où se donne la leçon de M. Bourneville. Il entre devant moi. Dans la cour fermée où nous sommes, je suis étonnée de voir de grands garçons. C’est donc un service mixte ? Mais non, seulement ma surprise devient de la consternation. On a choisi le quartier des jeunes gens pour enseigner la douche aux infirmières…

Plus exactes que moi, une vingtaine d’élèves de la Pitié sont déjà rassemblées. Je les rejoins. Nous suivons le chef dans une salle munie d’appareils à douches. Une infirmière et un maître doucheur y sont déjà. On entend des cris, des grognemens à peine humains. Des pas bondissent, d’autres se traînent. Par la porte opposée, une troupe de jeunes gens fait irruption... Oh ! les expressions de ces figures ! Mâchoires d’idiots, aux muscles lâches, les lèvres tombantes. Faces bestiales d’épileptiques, masques sournois, aux yeux méchans. Une empreinte de vice les stigmatise déjà. C’est presque une terreur qui me prend, une envie de fuir avant ce qui va nous être infligé.

Sur un signal, les premiers en rang se déshabillent et M. Bourneville choisit un grand garçon, qui paraît âgé de dix-sept ans, et commence sa leçon. Mes compagnes se pressent pour entendre. Volontiers je m’efface et leur cède le pas.

Sur la chair nue du jeune homme, qu’il palpe, le chef démontre le processus à suivre. Puis, désignant une élève, il lui met en main la lance de l’appareil. Un peu hésitante, elle douche ce garçon, puis un autre. Ils sont là une centaine, nudité grouillante qui nous enserre, avec des hurlemens et des gestes de brute. Les plus petits font pitié, — il en est qui paraissent trois ans, — tremblant un peu, avec un reste de pudeur instinctive. Les autres...

Un à un, sous le jet rude, ils passent. Et, l’une après l’autre, timides apprenties, s’essaient les élèves, médusées par le regard du professeur. A mesure que mon tour approche, une résolution s’accentue : je ne doucherai pas. La plaisanterie va vraiment trop loin. Non, il n’est pas nécessaire, pour une femme, de prendre une telle leçon, pas plus qu’il n’était nécessaire, l’autre soir, de dire devant des femmes ces obscénités.

Mais le chef s’est retourné : « Tout le monde a douché ? » Pas de réponse. « Que celles qui n’ont pas encore douché lèvent la main. » La mienne reste obstinément baissée. Je m’attends à être interpellée directement... Mais non ; — craint-il un refus ? Il passe la lance au maître doucheur et nous invite à le suivre pour une séance de vaccin.

Là encore, nudités, aussi bien inutiles. Est-il soutenable qu’on doive déshabiller un jeune garçon des pieds à la tête pour lui faire une piqûre au bras ?

J’ai fui, d’ailleurs, avant la fin. Il est midi. Ecœurée, la mémoire pleine d’images de cauchemar, je traverse les cours interminables. Un passant, — un aliéné évidemment, — brandit devant moi un gourdin, avec des menaces. C’est un inoffensif, sans doute, mais les scènes de cette matinée ont tendu mes nerfs à outrance. Je cours jusqu’à la porte. Enfin me voici sur la route, je monte dans le tramway qui m’emmène vers Paris, au petit pas tranquille de ses chevaux, sous le soleil écrasant. Le conducteur, dont le front ruisselle sur la monnaie qu’il rend, me paraît une vision heureuse.


Enfin, la date de l’examen oral est fixée. C’est pour le 3 juillet. Nous avons terminé nos compositions, dont les sujets m’ont parfois surprise, tant ils ont, dans certains cas, peu de rapport avec le métier à exercer. Qu’un professeur de pharmacie nous demande de lui décrire le traitement de la gale et celui du tænia, rien de plus naturel. Mais que, sous prétexte d’hygiène, on demande à des infirmières la description des couches calcaires et du système de filtrage employé dans l’adduction des eaux, cela me paraît chercher loin les élémens de leur instruction professionnelle.

Ne serait-il pas plus important de leur enseigner, et d’abord de mettre en pratique à l’hôpital, une sage prophylaxie de la tuberculose ? Le mal envahissant n’est enrayé par aucune mesure sérieuse et le personnel hospitalier y est exposé constamment. Aussi bien les statistiques sont là pour l’attester. Sur cent infirmières examinées dans un seul hôpital de Paris en 1903, quatre-vingt-six ont été reconnues atteintes ou suspectes de lésions tuberculeuses par le médecin préposé. Et cependant les mesures seraient simples à prendre, le mode de propagation du mal est bien connu. Et la campagne anti-tuberculeuse va se poursuivant, sans qu’on prenne garde qu’elle aurait dû commencer par les hôpitaux. On s’occupe des malades, on néglige ceux qui les soignent...


3 juillet. — Les infirmières ont subi leurs épreuves orales il y a deux jours. Cet après-midi, c’était notre tour. Convoquées pour quatre heures, nous arrivons, plus ou moins émues, selon l’usage, à la perspective des interrogations à subir. La journée est chaude, le soleil mord. On nous range dans un enclos situé derrière le bâtiment de la chapelle, et qui constitue le jardin du directeur de l’hôpital. De là, appelées deux à deux par ordre alphabétique, nous allons comparaître devant nos juges.

A. B. C. D... les lettres successives nous égrènent. Je passe à mon tour dans une première petite salle où, d’abord, un professeur me pose quelques questions sur le nom et l’usage de six instrumens chirurgicaux. Puis, gravement, il me surveille tandis que je procède au montage d’un « aspirateur » système Potain. Bien, note maximum : 10. Ce facile succès remporté, je me trouve dans un couloir où, derrière une autre table, chargée de fioles nombreuses, siège un autre professeur. Un à un, je nomme les remèdes, leurs emplois et leurs doses, notions acquises au cours de petite médecine. Même note, aussi aisément enlevée. On nous avait tant effrayées d’avance, relativement à la sévérité des examinateurs...

Me voici enfin dans la chapelle, où se tient le reste du jury, présidé par M. Bourneville en personne. Mais, d’abord, il faut passer là un examen d’un autre genre. Près d’une table, à l’entrée, se tient un surveillant de l’hôpital. Il m’arrête : « Votre nom ? âge ? lieu de naissance ? » Je réponds. « Votre profession ? — Je n’en ai pas. — Pourquoi passez-vous cet examen ? — Parce que je m’occupe de malades. — Alors, pourquoi dites-vous que vous êtes sans profession ? — Parce que je ne suis pas rétribuée. — Pas rétribuée ! (Les sourcils se haussent.) Alors, pourquoi le faites-vous ? » Silence. Je réprime une envie de rire. Et l’excellent plumitif de reprendre : ce Ah ! c’est pour pouvoir être rétribuée ensuite ? » J’ai retrouvé la parole : « Non, je n’en ai pas l’intention. — Jamais rétribuée !... Alors, pourquoi ? » Il faut une réponse. L’administration n’a pas prévu les blancs dans le registre... Et je hasarde : « Je passe l’examen, parce que je désire continuer à m’occuper de malades. » Alors le fonctionnaire, génial et triomphant : « Eh bien ! je vais mettre : Désire continuer... » Et il inscrit, avec sérénité, cette lumineuse mention. Au-dessus de ma réponse, dans le registre, mes compagnes ont dicté la leur. « Sollicite une place de l’Assistance publique, » « veut faire des gardes en ville, » « masseuse, » sont les mentions ordinaires.

En quittant la table d’inscription, je me trouve devant la sage-femme en chef, dont le rôle consiste à juger de notre habileté à emmailloter un enfant. On nous remet langes et brassières et, sur un bébé de carton, qui nous est familier déjà, nous exerçons nos instincts maternels. Là encore, rien de bien sévère. Puis j’arrive devant le chef qui, lui-même, du haut de l’estrade, surveille tout l’ensemble. Joséphine se dresse près de lui. Je monte et j’exécute, sur l’ordre du président, le bandage dénommé « spica double de l’épaule. « Tout va bien, et cette dernière épreuve terminée, je m’attends à la note maximum, 40 pour les quatre épreuves réunies. Mais, au moment où je descendais de l’estrade, un professeur de pansemens accourt. Il avait contrôlé mes notes au passage et, d’office, il fait suivre mon nom d’un neuf et demi, en me disant, bénévole : « Voyez-vous, si on donnait la note maximum à plusieurs élèves, ce serait très embarrassant au moment de décerner les prix ! »


18 juillet. — J’ai reçu une lettre ainsi libellée : « L’administration des hospices de Beaucaire (Gard) demande une sous-surveillante célibataire. Les avantages sont les suivans : appointemens 1 160 francs et prestation en nature de la nourriture, du logement et du blanchissage. Prière de m’informer d’extrême urgence si vous êtes candidate à ce poste. Signé : Le directeur de la Pitié. » Et j’ai eu le regret de refuser ! Sans doute l’Administration n’avait pas saisi le sens de la mention du registre : « désire continuer... »


25 juillet. — Aujourd’hui a eu lieu la distribution solennelle des prix aux élèves de la Pitié. Dans les jardins de l’hôpital, adossée aux salles des malades, une estrade se dresse, brillante de velours rouge, dominée par un buste de la République. Tous nos professeurs sont là, le docteur Bourneville en tête, sous la présidence d’un représentant du directeur de l’Assistance publique. Les candidates, au grand complet, infirmières coiffées du bonnet, parées du fichu de cérémonie, — élèves libres en toilettes claires, — sont rangées au pied de l’estrade sous le soleil chaud.

M. Bourneville ouvre la séance par un long discours, lu trop bas pour être apprécié à sa juste valeur. Des fragmens de phrases nous parviennent seulement. Je saisis au passage : « flétrir enfin le cléricalisme et la réaction... » Que vient faire la réaction dans cette affaire ? Je regrette d’entendre aussi peu : quelques bribes, où se distingue l’inévitable formule de « solidarité, » qui dès longtemps a remplacé dans les discours officiels le cher vieux mot de charité. On s’en consolerait plus aisément si ce n’était affaire que de mois..

Enfin, le discours se termine. D’autres personnages prennent la parole, — phrases banales, encourageant en termes nuageux les auditrices à la conquête d’un vague idéal. Puis c’est le palmarès. 97 diplômes sont accordés. Mais d’abord les lauréates défilent. Le premier prix de cours pratiques est décerné à celle d’entre nous qui s’est le plus signalée par son ignorance... partialité qui doit trouver sa raison d’être. Quoi qu’il en soit, les heureuses élues gravissent les marches pour recevoir des mains d’un monsieur solennel un livre rouge à tranche dorée. Il m’a fallu monter à mon tour et redescendre tenant entre mes bras un exemplaire, à l’usage de la jeunesse, des Lettres de Madame de Sévigné et un grand volume illustré : Perdus dans les glaces. Il ne manque que la couronne de feuilles vertes pour compléter cet ensemble naïf. Aussi bien, j’aime encore mieux, si enfantine qu’elle soit, une telle littérature, que celle qui fut, je le sais, distribuée l’an passé où chaque élève lauréate a reçu un exemplaire de la Morale des Jésuites, de Paul Bert. Mais pourquoi donc ne pas remettre à de futures gardes-malades quelques ouvrages capables de les conseiller utilement dans leur tâche ?

Il est cinq heures et demie. La séance se termine. Et, parmi le tumulte des conversations bruyantes, le gai tapage des diplômées, on perçoit, sur l’estrade, derrière les plis de la tenture, notre professeur de pansemens qui discourt, la bouche pleine d’une sandwich...


27 juillet. — J’extrais du journal l’Action une partie du compte rendu de la distribution des prix : « Il est quatre heures. Il fait un temps délicieux. Les petits bonnets blancs ondulent sous l’ombre des arbres, ces petits bonnets blancs qui ont si vaillamment fait oublier la disgracieuse et méchante cornette. Ils ne s’ornent pas encore de la cocarde prescrite dernièrement par M. Mesureur et que seuls arborent les bonnets de soie noire des surveillantes. L’administration, paraît-il, n’a pas encore eu le temps de distribuer les nouvelles coiffures à toutes les infirmières. C’est regrettable...

« ... M. Gory préside. En un discours très applaudi, il a retracé les diverses améliorations, apportées par l’année 1903 et M. Mesureur (sic), dans le service du personnel des hôpitaux... M. Gory a conclu en recommandant aux jeunes infirmières d’avoir une haute idée de leur rôle et, puisqu’elles sont toutes solidaires, d’accomplir avec une égale bonne volonté leurs graves fonctions, »

Fasse le ciel que de tels encouragemens soient de force à opérer la transformation qui s’imposerait là !


28 juillet. — Dernier acte. La distribution des prix à la Salpètrière. C’est là que seront délivrés, aux élèves des trois Hôpitaux-Écoles, les diplômes de parchemin, et nous sommes toutes convoquées. Un grand amphithéâtre a peine à contenir les élèves. J’arrive trop tard pour jouir du discours de M. Bourneville, réédition exacte de celui de la Pitié, me dit-on, et je reste debout près d’une porte, faute de place. La séance est interminable. On distribue aussi les prix des cours primaires qui ont préparé les infirmières de bonne volonté au certificat d’études, et les petits bonnets défilent, innombrables. Pourquoi donc nous convoquer d’office à cette inutile parade ?... C’est toujours le même système, réclame et batterie de grosse caisse pour en imposer à ceux qui ne savent pas voir. Et l’on y parvient.

Mais pour qui veut aller plus loin, cela prend la forme d’une systématique mystification. Ils ont détruit sans pouvoir rebâtir. Leur solidarité se désagrège au premier choc. On a pris de l’antique esprit de corps, en lui ôtant toute raison profonde, les inconvéniens sans les avantages. L’enseignement est défectueux, la formation en commun est fictive, car c’est contact du moment et non. pas fusion en vue d’un intérêt élevé. Chacun ici a travaillé pour soi, et, si parfois l’union s’est produite, c’est, ayons le courage de le dire, « l’union libre » qui peut seule résulter d’une telle école de mœurs.

Et c’est le cœur douloureusement ému que je m’éloigne, emportant mon rouleau de parchemin. Sur mon passage, dans la cour de l’hospice, une vieille femme s’arrête : — « Sont-elles fières d’avoir leur diplôme ! — Et je ne puis me retenir de lui répondre : — Fières... hélas ! il n’y a pas de quoi ! »


  1. Manuel de la garde-malade, t. III, p. 3.
  2. Ibid., p. 9.
  3. Docteur Letulle, la Presse médicale, n° du 8 juin 1901.