Une épopée babylonienne/Avant-propos

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UNE ÉPOPÉE BABYLONIENNE

IS-ṬU-BAR — GILGAMÈS

INTRODUCTION

À mesure que l’on parvient à se débrouiller dans le chaos des documents primitifs, la basse Chaldée apparaît chaque jour plus clairement, dans le lointain des origines, comme la terre classique de la légende. Sur ce sol plantureux, les mythes semblent avoir poussé spontanément, de même qu’autrefois, dit-on, y venaient sans culture les beaux palmiers et les moissons opulentes. Mais, comme une organisation habile fit de cette plaine, aux temps antiques, la contrée la plus fertile du monde, aussi une savante direction en fit-elle le pays le plus fécond en légendes. Le riche fonds naturel, sur lequel travaillaient les mages, produisit de bonne heure, grâce à leurs soins, une floraison inespérée de mythes. Une telle éclosion est aisée à expliquer. En des âmes neuves, toute notion religieuse, fait, idée ou conjecture, éveille aussitôt une image et se traduit dans un mythe. Or, ici les notions ne pouvaient manquer, car les prêtres chaldéens, vivant dans un commerce perpétuel avec les puissances supérieures et souterraines, n’ignoraient rien du ciel, de la terre et des enfers. Ainsi on eut les légendes des dieux, les légendes des héros, les légendes des démons, développant sous forme brillante les notions religieuses primitives, étalant avec art tout le contenu de l’âme antique, ses expériences, ses conceptions, ses rêves. Les mages exposèrent en de longs récits, le mystère des origines et les secrets du pays des morts, ils discoururent sans fin sur les aventures des héros. Ils contèrent là-dessus des choses étranges : comment, tout étant né de l’Abîme, Marduk finit par triompher de Tiamat ; comment Istar franchit les sept portes de l’Aral ; comment s’illustra Gilgamès, à la suite de nombreux exploits et d’une périlleuse odyssée… Combien d’autres choses encore tout aussi merveilleuses !

Le succès de cette littérature mythique fut considérable. C’est que les prêtres chaldéens, outre qu’ils passaient pour inspirés, mirent en œuvre, dans leurs écrits, toutes les ressources d’une magie prestigieuse. Le charme opéra et exerça à distance de mystérieuses influences. De telles légendes dépassèrent le seuil des sanctuaires d’Eridu, de Sippar et d’Uruk, elles se répandirent en Judée, en Phénicie, en Grèce et de là, jusqu’aux confins du monde barbare. L’impression profonde qu’elles firent sur les antiques générations, laissa des traces durables ; elle n’a pas encore complètement disparu parmi nous.

Nous nous proposons ici de vous conduire dans cette basse Chaldée, mère des traditions, autour de la ville d’Uruk, bien avant l’époque d’Abraham, de vous raconter, d’après les textes, la légende de Gilgamès, de reproduire, telle que nous l’avons recueillie de la bouche même du rhapsode Sinliqiunninni[1], une de ces histoires qui ont ensorcelé l’humanité et qui nous enchantent encore.

La légende de Gilgamès mérite, sans doute, d’être écoutée tout du long, dans un grand recueillement d’esprit. Avec le récit de la création, elle a constitué pour les Chaldéens, le Livre des Origines. Il n’y a pas dans toute la littérature babylonienne, de document religieux plus important. Cette légende ne vous paraît-elle pas digne d’intérêt, dans laquelle se trouvent enclavés les épisodes du déluge et de l’arbre de vie ? Littérairement, le poème de Gilgamès se présente à nous, sous les dehors de cette beauté un peu rude, que l’on rencontre dans des œuvres très antiques, par exemple, dans certaines pages de la Bible et des Védas, mais qui, déjà, annonce et prépare les œuvres d’idéale perfection, telles que l’Iliade et l’Odyssée. Des esprits, curieux d’art primitif, se plaisent à ces fictions enfantines et y trouvent un charme infini.

À notre grand regret, nous ne pourrons vous dire cette légende en son entier, car, des tablettes qui la composaient, il ne nous est parvenu qu’une faible partie, dans un état déplorable, mais seulement vous en présenter quelques épisodes détachés. Nous ne fournirons ici que des extraits, ainsi que d’un volume qui aurait beaucoup souffert et où il manquerait plusieurs feuilles[2].

  1. On lit sur divers fragments d’un catalogue de bibliothèque publiés dans Haupt, Nimrodepos, p. 90 et suiv. : Ku-gar an-is-ṭu-bar : sa pi Sinliqiunninni « Histoire (?) de Gilgamès : de la bouche de Sinliqiunninni (ô Sin, reçois ma prière). » De ce texte on ne saurait conclure que Sinliqiunninni fût l’auteur de notre épopée, pas plus qu’il ne serait légitime d’attribuer la Chanson de Roland à Turoldus, en arguant de ce fait, que l’on a trouvé sur un manuscrit du ixe siècle en suscription : Ci falt la geste, que Turoldus declinet. Turoldus est-il le trouvère ou le copiste ? Sinliqiunninni est-il le mage ou le scribe ? Il est difficile de préciser.
  2. Les tablettes, sur lesquelles se trouve inscrite l’épopée de Gilgamès, faisaient partie de la bibliothèque d’Assurbanipal (668-626 av. J. C). Dès 1872, George Smith († 1876) reconnut, au British Museum, plusieurs de ces fragments, qu’il compléta, à la suite de nouvelles fouilles, entreprises à Ninive sous sa direction. Le résultat de ces découvertes fut livré au public, dans un livre bien connu : Smith’s Chaldean Account of Genesis. Son œuvre, prématurément interrompue, a été continuée par les soins diligents de Theo. Pinches et P. Haupt. Ce dernier savant a publié une collation nouvelle de tous les textes relatifs à Gilgamès, dans son Babylonische Nimrodepos (1re  part. 1884, 2e  part. 1891), pour les onze premières tablettes et dans les Beiträge zur Assyriologie (vol. I, 1889), pour la douzième et dernière tablette. Cette première collation a été depuis soumise par lui à une révision sévère, dont il a consigné les résultats dans les Beiträge (vol. 1, 1889) sous ce titre : Ergebnisse einer erneuten Collation der Izdubar-Legenden (Cf. Nachträge und Berichtigungen). Avant lui, Fr. Delitzsch dans ses Assyrische Lesestücke (3e  édit. 1885), avait donné une édition très soignée du texte du déluge. Enfin Alf. Jeremias dans son Izdubar-Nimrod (1891) a produit quelques nouveaux fragments. C’est l’ensemble de ces textes, suivant la collation de Haupt, qui forme la base de notre travail.