Une Ambassade au Maroc/01

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Une Ambassade au Maroc
Revue des Deux Mondes3e période, tome 75 (p. 839-879).
UNE
AMBASSADE AU MAROC

I.


I. — TANGER.

Le fondateur de Kairouan, le héros de la conquête arabe, dont les armées victorieuses répandirent dans tout le nord de l’Afrique la puissance de l’islam, Sidi-Okba-ben-Nafé, parti de l’extrême Orient d’alors pour arriver à l’extrémité du Maroc actuel, au bord de l’océan, fit entrer son cheval jusqu’au poitrail dans les flots, leva la main au ciel et s’écria : « Seigneur, si cette mer ne m’arrêtait, j’irais dans les contrées lointaines et dans les royaumes de Dou-l’Carnein, en combattant pour ta religion et en tuant ceux qui ne croient pas à ton existence, ou qui adorent d’autres dieux que toi ! » Sans être aussi religieux et surtout aussi féroce que Sidi-Okba, j’étais, moi aussi, faut-il l’avouer? mordu au cœur par l’ambition de pousser mes excursions au nord de l’Afrique, jusqu’au point où je pourrais faire entrer mon cheval ou mon mulet, — cette seconde monture convenant beaucoup plus à un simple publiciste que le coursier des conquérans, — dans les flots irrités de l’océan, et m’écrier avec emphase : « Seigneur, c’est la mer seule qui m’arrête, sans quoi j’irais dans les contrées les plus fabuleuses chercher des objets d’étude et des sujets de description ! » Ayant commencé mes observations par l’Egypte, ayant visité plus tard la Tripolitaine et la Tunisie, connaissant l’Algérie à l’aide des innombrables ouvrages qui ont été publiés sur elle, il ne me manquait plus que d’avoir vu le Maroc pour être en droit de dire que j’avais embrassé dans toutes ses parties la question de l’Afrique arabe, que du Nil à l’océan, j’en avais cherché partout la solution. Mais rien n’est moins aisé, on le sait, que de voyager au Maroc, où il n’y a ni routes, ni ressources, ni sécurité pour les touristes. A moins d’être un de ces grands aventuriers, comme il en existe tant aujourd’hui, dont l’âme est d’acier et dont le corps n’est pas d’un métal moins solide, à moins de se sentir moralement et physiquement capable de supporter toutes les privations, de braver toutes les misères, le seul moyen de parcourir une région si voisine de nous et qui nous est néanmoins si complètement fermée, est de suivre une des ambassades que les puissances européennes envoient par fuis saluer le sultan du Maroc dans une de ses trois capitales, Maroc, Fès et Meknès. C’est ce qu’une heureuse circonstance m’a permis de faire. j’avais eu occasion de voir de près à Tripoli, où il était alors consul général, notre nouveau ministre à Tanger, M. Féraud; j’avais pu apprécier le diplomate qui, comme agent arabe, est hors de pair, et l’homme privé, qui est un des plus intelligens, des plus aimables, des plus charmans qu’il soit possible de rencontrer; j’étais devenu son ami. Lorsqu’il m’a proposé de l’accompagner à Tanger, j’ai accepté son offre avec joie ; tous mes instincts nomades se sont réveillés à la pensée de cette nouvelle course dans l’inconnu. Ombre de Sidi-Okba, que de fois tu m’es apparue dans mes rêves, tandis que je franchissais à toute vapeur l’Espagne afin d’arriver plus vite à Tanger, où je craignais sans cesse que l’ambassade française, trop pressée de partir, ne m’eût point attendu et eût pris sans moi cette route de Fès que je me figurais si belle, sous le soleil africain !

J’avais entendu affirmer bien souvent, en effet, qu’en dépit de sa situation à l’extrême Occident, Maghreb-el-Acsa, comme disent les Arabes, le Maroc était plus oriental que l’Orient. Que de voyageurs enthousiastes, ayant touché à Tanger après une excursion en Espagne, m’avaient parlé de sa lumière translucide, dans laquelle Henri Regnault avait trempé son magique pinceau, sans parvenir à le colorer de ses tons d’un inimitable éclat ! — Non, me répétaient-ils, non, il n’y a rien de pareil en Syrie ou en Égypte! Se fût-il baigné dans l’éblouissante limpidité de l’atmosphère de Damas ou de Louqsor, celui qui n’a point admiré les lueurs de l’aurore ou du couchant lorsqu’elles rougissent les murailles en ruine de Tanger, ignore ce que c’est que la clarté!

Sous la pluie, qui tombait à flots en Espagne, j’avais lu, blotti au fond de mon wagon, dans un livre d’apparence sérieuse : « l’un des résidens de Tanger, qui a habité Le Caire, me disait qu’il préfère mille fois le climat du Maroc à celui de l’Égypte... Le séjour de Tanger est très sain, en dépit de l’incroyable saleté de la ville. Tanger serait une excellente station d’hiver pour le malades... » j’attendais donc, non sans une impatience fébrile, le délicieux spectacle, si fréquemment annoncé, de la blanche Tanger sortant des flots bleus, avec sa ceinture de cactus, ses fortifications pittoresques, ses minarets dorés, ses terrasses et ses palmiers. En m’embarquant à Gibraltar, le cœur me battait. Je dois confesser pourtant que le ciel était fort gris et qu’un gros nuage couvrait le rocher. Mais tout cela allait se dissiper dans le détroit ! Le bateau file, une heure se passe : chose étrange ! Loin de diminuer, le brouillard augmente ; bientôt même, la pluie commence à tomber noire et lourde ; à mesure que nous avançons, elle devient plus violente ; des torrens d’eau s’abattent sur le pont. Nous stoppons ; il paraît que nous sommes arrivés. Je regarde avec épouvantement le rivage obscur. Cette masse sombre, d’un affreux ton d’encre de Chine étendue d’eau, sur laquelle s’abattent toutes les cataractes du ciel, c’est Tanger, la brillante Tanger, Tanger la belle, Tanja-el-Bahja, ainsi que l’appellent les Arabes ; c’est la rivale victorieuse du Caire, c’est la ville chère à Henri Regnault, c’est la patrie préférée de tant de coloristes! À cette vue, j’en conviens, j’ai presque douté de Sidi-Okba, et peu s’en est fallu que, sans descendre du bateau, je ne reprisse à jamais désenchanté le chemin de l’Europe.

J’aurais eu tort, à coup sûr, car le Maroc m’a offert bien des compensations à son mauvais climat. Mais l’opinion que je me suis faite d’emblée de ce dernier ne s’est pas modifiée par la suite. Il paraît que l’hiver a été excessivement pluvieux cette année au Maroc : depuis le mois de novembre, on y a vécu en plein déluge, sans arche de Noé pour éviter l’inondation. Mais, tous les hivers, la pluie tombe abondamment pendant deux mois au moins; les autres mois, une humidité fort malsaine règne un peu partout. Je n’en veux pour preuve que les trop nombreux Européens rhumatisans qui habitent le pays ! Je n’ai rien remarqué de pareil au Caire, ni à Damas, ni à Beyrouth. Dieu garde donc les poitrinaires de la malencontreuse idée d’aller s’établir à Tanger! Quant aux peintres, ils peuvent encore tenter l’aventure. j’en ai vu, il est vrai, qui, durant tout l’hiver dernier, n’avaient pu travailler que trois ou quatre fois à peine en plein air ; mais il semble bien qu’il n’en soit pas toujours ainsi ; l’exemple d’Henri Regnault, de M. Benjamin Constant et de quelques autres est rassurant. Or, lorsque la pluie cesse et que le soleil revient, il est incontestable que Tanger est pour les peintres une mine inépuisable d’études; non que la lumière d’Orient y brille, — ceux qui disent cela ne se doutent même pas de ce que c’est que la lumière d’Orient, dont l’intensité est telle qu’elle éteint les couleurs et ne laisse plus subsister que des nuances si délicates qu’on ne saurait songer à les reproduire, — mais parce qu’une lumière bien différente de la lumière d’Orient, une vraie lumière d’Occident, vive, puissante et forte, y projette sur chaque chose des tons d’une merveilleuse vigueur. Un jour que j’étais monté à la Kasbah, c’est-à-dire à la citadelle qui domine Tanger et d’où l’on aperçoit l’ensemble de la ville étendue sur une colline faiblement inclinée vers la mer, les nuages étant venus subitement à s’écarter pour laisser se produire une courte éclaircie, j’ai compris enfin l’admiration des voyageurs et des artistes qu’il m’avait été jusque-là si difficile de m’expliquer. Prise en détail, Tanger n’a rien de remarquable ; son architecture, à une exception près dont je parlerai plus loin, est des plus communes ; ses mosquées manquent de caractère ; ses petites rues étroites et tortueuses présentent un aspect d’une parfaite monotonie. Mais toutes ces maisons, soigneusement peintes à la chaux, sont à l’extérieur de la plus pure blancheur, et des terrasses, où se tiennent sans cesse quelques mauresques couvertes de leurs voiles ou quelques juives vêtues de costumes multicolores, les surmontent de la manière la plus heureuse. Çà et là de beaux jardins tranchent par leur verdure sur le blanc panorama. Aux alentours, la campagne est charmante, remplie de figuiers aux larges feuilles qui grimpent sur les dunes de la mer et qui se mêlent plus loin aux joncs et aux palmiers nains. Cette ville claire, ce paysage égayé, forment un spectacle d’une harmonie ravissante. Il est naturel qu’on s’y laisse séduire, surtout lorsqu’on ne connaît l’Orient que par les livres et qu’on peut se persuader en toute sécurité de conscience qu’on en a sous les yeux une image accomplie. Cette ressource me manquait ; c’est peut-être ce qui m’a, tout d’abord, rendu sévère pour Tanger.

Je m’attendais encore à voir souvent, dans la vapeur argentée du matin ou dans l’éclat rougissant du soir, la rive espagnole du détroit m’apparaître au loin telle qu’on me l’avait décrite, développant sur le ciel ses grandes lignes, élevant au-dessus de la mer ses montagnes d’un bleu doux et transparent. À force d’ouvrir les yeux, je suis arrivé à discerner une fois, durant le mois que j’ai passé à Tanger à deux reprises différentes, avant et après mon voyage à Fès, en avril et en juin, une sorte d’ombre opaque tranchant sur le gris noirâtre du brouillard. C’était la côte d’Espagne ! On m’a affirmé que je n’avais pas eu de chance et qu’il n’en est pas ainsi tous les ans. En effet, je n’ai pas eu de chance ! Le seul avantage que j’ai retiré des pluies torrentielles qui m’ont accueilli à Tanger, ç’a été de séjourner beaucoup plus longtemps dans cette ville que je n’avais eu le dessein de le faire. On ne pouvait pas songer à partir pour Fès par un temps semblable ; la caravane que le sultan envoyait pour nous chercher et pour nous escorter auprès de lui s’était d’ailleurs perdue dans la boue ; elle n’arrivait pas, et sans elle il n’y avait pas de voyage possible. Il ne me restait plus qu’à profiter de ce retard pour examiner Tanger en détail, pour en étudier les mœurs, pour en observer les habitans. Je viens de dire que, comme architecture, cette ville offrait médiocrement d’intérêt. j’ai voulu parler surtout des mosquées qui paraissent peu remarquables, autant du moins qu’on est en mesure d’en juger, car, étant absolument fermées aux infidèles, on n’en voit jamais l’intérieur. L’extérieur est fort commun. Elles sont toutes surmontées d’un minaret carré, en forme de tour, au-dessus duquel s’élève un petit observatoire que terminent un certain nombre de boules dorées enfilées les unes sur les autres; parfois, mais rarement, un croissant imperceptible est placé au-dessus de la plus haute boule. On dit que le grand minaret de Maroc est décoré d’un gigantesque croissant. C’est à coup sûr le seul qui présente dans le pays de pareilles dimensions. Le rôle du croissant est absolument nul au Maroc ; il ne figure ni sur les drapeaux, ni sur les cachets, ni sur aucun insigne ; on ne le voit presque nulle part. Il est remplacé par l’anneau de Salomon, figure cabalistique destinée à préserver du mauvais œil. Cet anneau se rencontre partout dans les maisons, dans les mosquées, aux plafonds, dans les arabesques, sur les tapis, dans les candélabres suspendus, dans le mobilier du pauvre et jusque sur le cachet du sultan. Ce n’est d’ailleurs qu’une imitation imparfaite de l’anneau de Salomon, khatem Sidna Seliman, lequel est caché dans le tombeau du grand roi, patron des sorciers musulmans, où personne n’est allé le chercher; on se contente d’en reproduire une image approximative, qui se compose de deux triangles équilatéraux enlacés de manière à former une étoile à six pointes. L’anneau dont Salomon usait à son ordinaire était, dit-on, d’une seule pièce, et l’on y avait fait entrer une parcelle de tous les métaux ; il représentait bien des entrelacs, mais il était impossible d’y découvrir aucune jointure. Avec ce précieux talisman, Salomon gouvernait les élémens et les esprits, tant les esprits bienfaisans ou djenoun que les mauvais ou chitanin; son action ne s’arrêtait qu’à Satan le Lapidé, le diable noir par excellence, chitan-el-k’hal. Après tout, c’était déjà beau, et je doute que le croissant soit capable d’aller jusque-là !

Si les mosquées de Tanger n’ont rien de remarquable, il n’en est pas de même de la kasbah, qui renferme le palais du gouverneur, les casernes r les prisons et un certain nombre d’habitations particulières. Un minaret octogone, décoré de jolies arabesques et de gracieuses ogives, la domine de toute sa hauteur. Le palais du gouverneur mérite surtout d’être visité. On y arrive par une vaste cour intérieure, que les peintres ont cent fois reproduite, mais qu’on admire encore après tant de reproductions ; el e est ornée de colonnes de marbres de différentes couleurs, sur lesquelles sont posés des chapiteaux corinthiens échappés sans doute à la destruction de l’ancienne Tingis. Après avoir traversé cette cour, il faut se hâter de pénétrer dans l’appartement des femmes, une merveille, un bijou, un joyau d’art arabe. Jamais peut-être l’idée poétique que nous nous faisons du harem n’a paru aussi heureusement réalisée. Figurez-vous une série de petites chambres reliées entre elles par plusieurs séries de corridors qui montent, qui descendent, qui tournent dans toutes les directions, qui se croisent et s’entre-croisent comme dans un labyrinthe inextricable. C’est le plus délicieux des désordres, c’est le plus délicat des chaos. Un souffle de volupté discrète et prolongée plane sur ces adorables réduits, où l’on ne sait comment on entre, d’où on sait encore moins comment on pourra sortir. Chacun d’eux semble un nid caché, séparé de tous les autres, et aussi amoureusement préparé que s’il existait seul. Il est impossible d’imaginer, il est plus impossible encore le décrire les décorations de ces chambres ; aucune ne ressemble aux autres; toutes sont exquises. Un fouillis d’arabesques couvre les plafonds ; les murs sont revêtus de mosaïques d’une élégance et d’une complication invraisemblables ; les fenêtres, très petites, sont soutenues par des colonnettes minuscules, merveilleusement ouvragées ; de véritables dentelles de bois ou de plâtre servent de corniches. Mais ce qui est plus charmant que tout le reste, ce sont les espèces d’enfoncemens, les sortes d’alcôves où se tenaient les femmes sur des tapis et des coussins amoncelés; les plus belles et les plus extraordinaires décorations arabes y sont prodiguées; le plafond, taillé en demi-voûte, est formé de ces petits cubes, de ces alvéoles étages les uns sur les autres, comme les rayons d’une ruche, dont les artistes orientaux tirent des effets d’une variété si imprévue; peints de couleurs diverses, ils ressemblent à un kaléidoscope, où l’œil se perd dans les plus étranges visions. Et quelle visions devaient apparaître, en effet, aux heureux possesseurs de ce palais féerique, lorsque, à la suite de longues conversations amoureuses, ils laissaient errer leurs regards sur une des plus fantasques productions de cet art des Arabes, qui ne parle pas à l’âme, qui ne s’adresse pas davantage à l’esprit, qui n’est fait que pour animer les sens, pour les étonner et les enivrer par des fantaisies de plus en plus hardies, par des gageures de mieux en mieux soutenues contre l’impossible ! Enveloppés d’une demi-obscurité, perdus dans le vague de leurs pensées ou dans l’indécision des formes environnantes, tout, autour d’eux, les invitait à se lancer et à se perdre dans le domaine infini du rêve. Et, lorsque la lassitude ou le dégoût était sur le point de les ramener à la réalité, ils avaient seulement quelques pas à faire, un corridor silencieux et facile à franchir pour trouver de nouveaux enchantemens ou de nouvelles déceptions. N’est-ce pas l’idéal du harem? n’est-ce pas ainsi qu’il doit être : compliqué comme une arabesque, afin de prêter aux illusions, et tout estompé de mystère, afin de les rendre moins fugitives? Les salles communes de celui de la kasbah ne sont pas moins ravissantes que les petites chambres séparées ; il y en a de toutes les formes, rondes, carrées ou polygonales ; il y en a de toutes les décorations. Enfin, une terrasse couverte, que supportent des colonnes de marbre, donne sur un petit jardin, où l’on entre par une porte du plus beau style, qui semble être là dans le seul dessein de rappeler que les Arabes ont su faire grand, s’ils ont excellé dans le joli. Mais l’impression dominante qu’on emporte du palais du gouverneur de Tanger, c’est qu’ils ont su donner à la vie tout ce qu’elle peut contenir de jouissances; c’est qu’ils ont été les premiers des maîtres dans l’art de savourer le plaisir.

Au reste, ils n’ont pas moins perdu cette supériorité-là que les autres. Le harem de la kasbah tombe en ruines, ses décorations s’écaillent, ses mosaïques se détachent des murs, où il ne restera bientôt plus trace de leur inimitable dessin et de leur fin coloris. On le quitte à regret, convaincu que, sous peu, il n’existera plus. Lorsqu’on se retrouve dans la cour du palais, les gardiens, pour varier vos plaisirs, vous conduisent à la prison. On n’y pénètre pas, mais on peut l’examiner à loisir par une petite fenêtre grillée, qui sert à satisfaire la curiosité des touristes et qui permet aussi aux parens des condamnés de porter à ceux-ci quelque nourriture. Comme l’autorité les abandonne absolument à leur sort, ils périraient de faim si leur famille ne pourvoyait ainsi à leurs besoins. C’est un spectacle absolument hideux, sombre et répugnant que celui de ces malheureux entassés dans une demeure infecte, couverts de crasse et de vermine, vêtus de haillons, manquant souvent de pain, et toujours d’air, de lumière et de soleil. Pour le motif le plus futile, les uns sont plongés dans ce bouge horrible durant de longues années ; les autres doivent y passer toute leur vie. Je laisse à deviner l’existence de ces derniers. Au bout d’un certain temps, la charité de leurs parens et de leurs amis s’émousse; on oublie de leur porter des vivres ; ils périssent lentement d’inanition. Le gouvernement n’en a cure ; une fois qu’il a enfermé un prisonnier, il ne songe plus à lui. Les geôliers ne s’en tourmentent pas davantage. Ce n’est que lorsqu’il est mis en liberté que ces derniers consentent à s’en occuper, et savez-vous pourquoi? Uniquement pour lui réclamer un droit de geôle, plus ou moins élevé, nommé sokhra. Il ne suffit pas d’avoir été prisonnier ; il faut encore payer pour l’avoir été. Je me rappelle avec quelle outrecuidance, ou plutôt avec quelle naïveté, les geôliers de Fès poursuivirent un jour jusque dans le palais que nous habitions un Algérien que le cadi de la ville avait fait jeter en prison, contrairement au droit et en violation des traités, et dont M. Féraud, dès son arrivée dans cette ville, s’était empressé d’exiger la délivrance. On convenait que l’Algérien n’aurait jamais dû être emprisonné, qu’il était parfaitement innocent. Mais, enfin, il n’en avait pas moins occupé un logement dans la prison : il devait en payer le loyer. M. Féraud fit proposer aux geôliers de le leur solder en coups de bâton. Mais il s’agissait d’un Algérien ! Coupables ou non-coupables, les infortunés Marocains que la plus injuste des justices entasse dans les cachots n’ont pas de ministres pour les en tirer gratuitement. Quand ils en sortent en vie, ils sont ruinés. C’est ainsi que les effets les plus odieux de la tyrannie s’étalent à quelques mètres du palais où l’on retrouve encore les débris des plus grands raffinemens de la volupté.

La Kasbah, je le répète, est seule digne à Tanger d’exciter la curiosité des voyageurs. La place du Marché, le Socco, célébrée par tant d’écrivains enthousiastes, n’a rien que de parfaitement vulgaire. Il n’existe pas de bazar proprement dit ; dans toutes les rues s’étalent les petites boutiques que l’on voit partout en pays arabe. La population qui s’y presse est très variée sans doute ; mais les types et les costumes y sont bien loin de l’inépuisable diversité de ceux du Caire ou de Constantinople. Rien ne ressemble ici au pont de la Corne-d’Or ou au pont du Nil, sur lesquels tous les êtres que Dieu a créés dans son intarissable fantaisie semblent s’être donné rendez-vous pour défiler sous ses regards. A Tanger, on ne rencontre guère que des nègres, des musulmans berbères ou arabes, et des juifs. Pour un œil exercé, la différence est grande entre l’Arabe des plaines, le montagnard du Riff, l’habitant du Sous, le Maure des villes, etc. ; mais, quand on n’y regarde pas de très près, ils se confondent les uns avec les autres sous leurs djellaba blanches ou grises. Seul, le Riffain, à la tête nue et rasée, entourée d’ordinaire d’une simple corde en poil de chameau, présente un caractère très tranché. Ce qui m’a le plus frappé, c’est de voir aux enfans berbères sur un crâne absolument dépouillé, une simple mèche tressée, placée de côté au-dessus de l’oreille droite. C’est le signe distinctif de la jeunesse. Or, la même mode existait déjà chez les anciens Égyptiens ; et l’on reconnaît les jeunes gens, dans les représentations antiques, à cette mèche tressée sur le côté qu’ils portent encore aujourd’hui parmi les Berbères. Quant aux juifs, la plupart d’entre eux portent les costumes et prennent de plus en plus le visage des Européens. Les femmes ont abandonné les toilettes nationales pour des robes de cotonnade claire, qui leur donnent l’air de méridionales endimanchées. Je n’ai pas remarqué qu’elles fussent aussi jolies qu’on le prétend ; je n’en ai même rencontré aucune qui me parût réellement belle. En se promenant à travers les rues et les places publiques, il va sans dire qu’on rencontre des charmeurs de serpent, des conteurs arabes, des diseurs de bonne aventure; mais ils ne sont ni nombreux, ni originaux en aucune manière. Il m’a même semblé que Tanger n’abondait pas en sorciers. j’en ai cherché toute une journée avec deux amis, désireux, comme moi, de s’initier aux croyances et aux superstitions populaires. Nous sommes entrés, à cet effet, dans un certain nombre de cafés arabes, où nous avons tâché, tout en dégustant nos tasses de café, de faire causer les assistans sur ce sujet scabreux. Au premier mot que nous disions, les consommateurs, étalés, couchés à terre, dans les poses les plus alanguies, à demi abrutis par le kif et l’oisiveté, se réveillaient, souriaient et nous affirmaient, en hochant la tête, qu’il n’était pas difficile de trouver des sorciers au Maroc, attendu que tous les juifs l’étaient plus ou moins. N’obtenant des Arabes que cette réponse évasive, nous nous sommes adressés à une juive qui paraissait de bonne composition, afin de nous mieux renseigner. Celle-là nous a donné les détails les plus nombreux et les plus circonstanciés sur les faits et gestes des diables du pays. Mais je crois sincèrement qu’il n’y avait de diables que dans ses grands yeux noirs, brillans comme du feu ; il est vrai qu’ils avaient tout l’air d’en être pleins et qu’à chaque parole de la juive ils lançaient au dehors, comme pour nous embraser, les éclairs les plus perçans de l’enfer.

Si les musulmans prétendent que tous les juifs sont sorciers et plus ou moins disciples de Satan, il n’en faudrait pas conclure que Tanger soit une ville très fanatique; c’est, au contraire, la seule du Maroc où musulmans et juifs vivent côte à côte, en bonne intelligence. Il n’y a pas, pour ces derniers, de quartier particulier, de ghetto, ou, suivant le terme du pays, de mellah. Ils sont répandus partout au hasard et ne souffrent d’aucune avanie. De leur côté, les Européens jouissent à Tanger de la plus parfaite sécurité. On sait qu’il n’en était pas de même autrefois. Le Maroc est peuplé de chérifs, ou prétendus chérifs, descendans de Mahomet, qui se permettaient envers les juifs et les chrétiens toutes les impertinences et toutes les violences. En 1820, l’un d’eux se passa la fantaisie d’étendre parterre d’un coup de bâton le consul de France, M. Sourdeau, et, lorsque celui-ci se plaignit au sultan, Moula-Soliman se borna, en guise de réparation, à lui rappeler qu’il est dit dans l’Évangile : « Si l’on vous soufflette sur une joue, présentez l’autre. » Mais le gouvernement français ne tarda pas à prouver au facétieux sultan qu’entre la morale de l’Évangile et la politique française, il n’y a pas moins de différence qu’entre le Coran et certains actes des souverains musulmans. En 1855, un autre chérif s’étant enhardi jusqu’à assassiner un Français, il fallut consentir à verser le sang du Prophète pour racheter celui de l’infidèle : le chérif fut condamné à mort et exécuté, à la très grande surprise, mais à la très grande édification des Marocains. Depuis lors, chaque fois qu’un chérif a mérité la bastonnade pour quelque méfait commis contre un Européen, elle lui a été libéralement donnée; et, chose étrange, quelque prosaïque que soit ce moyen de calmer les fureurs religieuses des saints, il a si bien réussi qu’aujourd’hui, encore une fois, il ne reste plus à Tanger que bien peu de traces de fanatisme. C’est dans cette ville, tout imprégnée des mœurs de l’Europe, que réside presque constamment le principal chef religieux du pays, le grand-maître de l’ordre de Moula-Taïeb, le fameux chérif d’Ouezzan, qui est devenu récemment notre protégé, après avoir toujours été notre ami. Il n’a pas eu besoin de la moindre leçon, lui, pour secouer tous les préjugés de l’islamisme, car jamais aucun d’eux n’était entré dans son esprit parfaitement libre ou, comme on disait au XVIIe siècle, parfaitement libertin. C’est à son corps défendant et bien malgré lui qu’il est pontife. Mais cela ne le gêne aucunement. Il porte sa sainteté avec une désinvolture admirable, se laissant adorer par le peuple, permettant à la foule de baiser avec dévotion la frange de son burnous, l’étrier, la selle, les pieds et jusqu’au bout de la queue de son cheval, passant avec une suprême indifférence et un absolu dédain au milieu de ses fidèles prosternés. Court, gros, ramassé sur lui-même avec un faux air de Sancho Pança, bronzé comme un mulâtre, la lèvre épaisse et sensuelle, l’œil fatigué, la figure lourde et commune, sans aucune recherche de costume, sans aucun signe qui le distingue des autres indigènes, il n’a cessé de mettre aux plus rudes épreuves la foi des adeptes de son ordre. Peu croyant dès sa jeunesse, lorsqu’il entreprit le voyage de La Mecque, il fit la traversée sur un bateau français. Il en revint médiocrement édifié par la pierre noire de la kasbah et par le puits de Zemzem, mais enchanté de nous, de nos mœurs, de notre scepticisme et surtout de nos boissons. Pendant de longues années, en dépit des défenses du Coran, il se grisait résolument chaque jour, et, dès qu’il était gris, commettait avec la hardiesse d’un saint en rupture de sainteté toutes les sottises qui lui passaient par la tête. Un jour même, les choses furent poussées si loin que les marabouts et les tolba d’Ouezzan crurent devoir prier leur grand-maître d’aller vivre hors de la zaouïa, que souillaient ses débauches. Sa femme, se mettant de la partie, lui fit une violente scène conjugale. Le chérif irrité lança par trois fois, pour la répudier, la fameuse phrase consacrée : «Haram alia, » puis quitta Ouezzan et se rendit à Tanger, tandis que la malheureuse abandonnée allait se réfugier avec son fils auprès du sultan. A Tanger, le chérif, peu enclin au célibat, ne trouva rien de plus simple que d’épouser, à la place de sa fanatique et acariâtre épouse, une femme de chambre anglaise, à laquelle il permit d’ailleurs de garder son christianisme, ne se sentant nul goût pour les conversions. Ce fut, il faut en convenir, une très sage résolution, bien qu’elle ait soumis encore à une rude épreuve la crédulité des fidèles. Le chérif d’Ouezzan n’a eu qu’à se louer de sa nouvelle femme, qui a pris peu à peu assez d’empire sur lui pour le décider, non-seulement à ne plus se griser, mais même à ne plus boire du tout de boissons alcooliques. Elle s’est tout à fait pliée aux nécessités de sa position. On l’a vue escorter son mari dans les pèlerinages pieux et tendre la main aux croyans pour recueillir les redevances qui sont les revenans-bons du métier de pontife musulman. Elle a eu des enfans que le peuple vénère, comme si leur mère n’était pas protestante. On peut voir dans les rues de Tanger de hardis cavaliers, des guerriers audacieux s’incliner, se mettre à genoux devant ces rejetons croisés du sang le plus pur de l’Islam et du sang le plus commun du christianisme, embrasser dévotement leurs babouches, se faire imposer leurs mains sur la tête en signe de bénédiction. Les fils de l’Anglaise ne sont pas moins respectés que le fils de la musulmane, qui, voyant ses frères grandir dans la piété du peuple, a jugé plus sage de quitter le sultan, de se rapprocher de son père et de vivre en bonne intelligence avec lui.

J’ai eu l’occasion de rencontrer la chérifa d’Ouezzan. Elle n’a absolument rien d’une héroïne de roman, et, quoique son mariage soit des plus aventureux, elle parle de son mari et de ses enfans comme une bonne bourgeoise de Londres parlerait des siens. On dirait, à l’entendre, qu’il n’y a rien d’étrange dans sa famille. Elle n’est pas jolie, il est difficile d’expliquer l’amour qu’elle a inspiré à un des plus grands personnages de l’islamisme. D’ordinaire, elle est vêtue très simplement à l’européenne, ou plutôt à l’anglaise ; les vendredis seulement, elle revêt un costume arabe. Elle a des cartes qui portent la suscription suivante : S. A. Mme de Wazzan, princesse du Maroc. Je ne lui reproche ni de s’intituler altesse, ni de se donner le titre de princesse : elle a droit à tout cela de par son mariage ; je ne lui reproche que d’écrire Wazzan à l’anglaise, ce qui rappelle trop son origine. La voilà maintenant protégée française. Je n’affirmerai pas que ce protectorat accordé au chérif d’Ouezzan et à sa famille ait été un acte diplomatique fort habile. Il n’a pas pu resserrer notre intimité avec un homme qui avait toujours été notre ami. En revanche, il a encore été pour les fidèles un sujet d’étonnement et de scandale. Les ennemis du chérif se sont aussitôt mis à répandre le bruit qu’à force de se moquer du Coran, il en était venu jusqu’à se faire chrétien ; cette rumeur mensongère, grossie, exploitée par nos adversaires, a couru toute l’Afrique. Il ne faut pas que les chérifs soient fanatiques, mais il est bon, pour eux et pour ceux qui veulent s’en servir, qu’ils restent musulmans, du moins en apparence. Soyons toujours les alliés du chérif d’Ouezzan; élevons, comme nous le faisons, ses fils dans nos lycées; donnons-lui toutes les marques possibles de notre bienveillance; mais ne le compromettons pas au point que, lorsqu’il circule au milieu de ses disciples prosternés, quelques-uns d’entre eux, se rappelant qu’il a bu beaucoup, qu’il a épousé une Anglaise, et qu’enfin il s’est mis sous notre protectorat, sentent peut-être un doute terrible envahir leur âme et se disent avec inquiétude : « Après tout! s’il était chrétien? »


II. — DEPART POUR FÈS.

Il pleuvait! j’étais depuis plus de dix jours déjà à Tanger, et la pluie tombait toujours, et le ciel étendait toujours son linceul de nuages noirâtres sur une ville assombrie ! Cependant la caravane qui devait nous escorter à Fès était arrivée ; elle avait fait la route avec une lenteur désespérante, mettant des journées à traverser les fleuves débordés, tombant sans cesse dans des fondrières, se perdant dans des marais ; à son entrée à Tanger, elle était tellement couverte de boue, que le caïd qui la commandait vint nous prier de pas venir la visiter avant qu’elle eût procédé à un nettoyage général, qui devait demander beaucoup de temps. C’était un fort bel homme que ce caïd, un des types les plus remarquables du Maroc, avec sa taille gigantesque, sa tête énorme et tout son corps, dont les dimensions rappelaient celles d’un mastodonte. Il aurait été monstrueux s’il n’avait pas été si grand. Mais il dépassait pour le moins de la tête les plus élevés d’entre nous. Tout était proportionné en lui : sa figure large, ornée d’une barbe grise; son cou de taureau, son immense poitrine; ses jambes solides comme des colonnes, et dont les chevilles semblaient atteintes d’éléphantiasis, tant elles étaient enflées et charnues. Ce colosse, du reste, avait l’air du meilleur enfant du monde ; sa bouche souriait toujours, et son œil brillait de la plus franche gaîté. Nous n’avons jamais eu qu’à nous louer de lui, bien que nous ayons pu constater des hauts et des bas dans son amabilité, suivant que nous paraissions plus ou moins en faveur auprès du sultan. Il n’eût pas été sans cela un véritable Marocain! Il avait toute la force, mais en même temps toute la lourdeur de ce peuple dans les veines duquel ne coule presque plus de sang arabe et qui est assurément le plus dégénéré des peuples musulmans du nord de l’Afrique. Il s’appelait, de son nom personnel, le caïd Ghazi, et, du nom de sa fonction, le caïd raha, ce qui signifie caïd du campement. Toutefois, le terme est assez obscur, Rah voulant dire moulin. Il est donc possible que le caïd Raha soit le caïd d’un corps qui moud, la meule du moulin devenant le signe distinctif d’un certain nombre de soldats, comme les janissaires à Constantinople avaient leurs marmites pour insignes. Le caïd raha était en même temps caïd alef, commandant 1,000 hommes, et ayant sous ses ordres dix caïds mia, commandant chacun 100 hommes. C’était donc une sorte de colonel, ou plutôt de général, un personnage fort important, et, de plus, très habitué aux Européens. Il avait fait partie de diverses ambassades, à Rome, à Londres et à Paris, parlait volontiers de ses voyages et montrait peu de préjugés, ainsi qu’il convient à quelqu’un qui a beaucoup vu, et partant beaucoup retenu. La caravane qu’il conduisait à notre rencontre se composait de 170 mulets porteurs de bagages, de 52 mulets affectés au service de deux batteries d’artillerie de montagne que nous allions offrir au sultan, de 69 soldats d’escorte permanente, de 18 chevaux pour les diplomates et les officiers, de 13 chevaux pour les ordonnances, les sous-officiers et les domestiques, de 12 mulets montés, de 10 chevaux et mulets haut-le-pied ; enfin, de 12 chameaux. Non devions, en outre, être rejoints et escortés, dans chaque province, par le caïd de la localité, entouré de son goum, c’est-à-dire par quelques centaines de cavaliers chargés plutôt de nous foire honneur et d’exécuter des fantasias autour de nous que d’assurer notre sécurité, suffisamment garantie par nos 69 soldats d’escorte et par les janissaires de la légation.

La caravane nous attendait donc aux portes de Tanger ; mais il pleuvait toujours ! Ce temps épouvantable avait retardé également l’arrivée de la mission militaire, commandée par un lieutenant-colonel de cavalerie, le colonel Teillard, du 8e cuirassiers, et composée d’une dizaine d’officiers d’armes diverses, qui nous était envoyée de France et d’Algérie. La mer était singulièrement mauvaise, le débarquement au port des plus difficiles. Pour transporter en bateau, dans la ville, les canons destinés au sultan, il fallut les plus pénibles et surtout les plus longs efforts. Il ne fut pas plus aisé d’y transporter quatre admirables jumens que nous devions offrir aussi au souverain du Maroc. L’une d’elles mourut même des suites de l’opération. Enfin, les entreprises les plus compliquées ont un terme. La caravane marocaine était nettoyée, la mission militaire était rendue à Tanger, les présens étaient dans la cour de la légation de France. Il ne cessait pas de pleuvoir! Le temps s’écoulait tristement, chacun était las d’attendre, on se décida à partir coûte que coûte. Le 24 avril, une légère éclaircie eut lieu dans le ciel ; aux averses à jet continu succédèrent de courtes averses plus fines. Etait-ce le retour du soleil? Pour tenter la fortune, on résolut d’expédier le camp et les bagages en avant et de fixer, quoi qu’il arrivât, le départ de la mission au lendemain. Le lendemain, 25 avril, les courtes averses plus fines avaient cessé, et les averses à jet continu avaient repris leur train; il semblait même qu’elles fussent plus violentes que jamais. Mais notre décision était prise, nous nous étions fait un cœur d’airain. A l’heure convenue, le clairon retentit, et tout le monde fut en selle. C’était le spectacle le plus tragi-comique que j’aie vu de ma vie. On m’avait annoncé que le départ de l’ambassade donnerait lieu à une manifestation splendide : toutes les autorités religieuses et civiles de la ville, tous les ministres plénipotentiaires, toute la garnison, enfin toute la population, devaient nous accompagner jusqu’à une certaine distance au milieu des plus brillantes et des plus bruyantes manifestations. Et, en effet, personne ne manquait au rendez-vous. Mais, sous les torrens qui tombaient du ciel, on ne distinguait rien, absolument rien qu’une masse boueuse et mouillée, qu’un flot de parapluies, qu’un torrent de manteaux et de caoutchoucs de toutes sortes roulant, à travers les rues et les sentiers, avec des clapotemens sans fin. Je m’étais, quant à moi, tellement recoquillé sur ma selle, tâchant de me faire le plus petit possible pour donner le moins de prise possible à la pluie, que j’avais la sensation de disparaître à tous les regards et que mes compagnons d’infortune ne me paraissaient pas beaucoup plus visibles que moi. Je passai, sans les apercevoir, auprès du chérif d’Ouezzan, du ministre des affaires étrangères, du pacha de la ville, des ministres étrangers. Jamais départ solennel ne fut plus complètement raté. Peu à peu notre escorte s’égrena ; chacun s’empressa de nous laisser à notre malheureux sort. Nous restâmes seuls, nous avançant résolument dans la brume, faisant, à mesure que nous marchions, une trouée plus profonde dans la nuit.

À quelque distance de la ville, notre caravane solitaire commença à se dérouler au milieu de mamelons couverts de myriades de palmiers nains, pareils à une herbe plus haute, plus dure et d’une verdure plus sombre que l’herbe ordinaire; çà et là, des cactus, des moissons couchées par le vent, partout des flaques d’eau, des ruisseaux débordés, des marais où nos bêtes buttaient horriblement. Les chemins les plus détestables de la Syrie et de la Tunisie ne sauraient donner une idée de la viabilité marocaine, même aux environs de Tanger, même dans cette région si voisine de l’Europe, où l’on est toujours obligé, cependant, de traverser, pour avancer, une succession de bas-fonds marécageux. Par cette cruelle saison, ils étaient devenus de véritables fondrières, où mulets, chevaux et chameaux enfonçaient jusqu’au ventre, où les moindres cours d’eau étaient transformés en impétueux torrens. Rien de plus pittoresque, mais rien aussi de plus affreux que la traversée de ces oueds. Nous nous y lancions bravement, plongeant jusqu’à la ceinture, n’ayant plus rien à craindre de l’humidité; mais, pour passer les quelques bagages restés avec nous, c’étaient des mouvemens, c’étaient des cris, c’étaient des maladresses inimaginables! Il n’y a pas de peuple plus franchement incapable de se tirer habilement d’une difficulté que les Marocains. A chaque oued, il fallait s’arrêter sous la pluie pour surveiller nos valises, qui tombaient dans la vase, notre escorte, qui s’embourbait, tout notre matériel en danger. Nous faisions la plus piteuse figure. Un seul d’entre nous, M. Henri Duveyrier, qui représentait avec moi dans la mission l’élément non diplomatique ou non militaire, ne perdait pas une minute; son carnet de notes d’une main, son chronomètre ou sa boussole de l’autre, il travaillait à l’itinéraire, insouciant des cascades qui dégringolaient sur nos têtes et des écarts de son cheval qui glissait sur la terre détrempé. Au bout de quelques heures de marche, nous avions tourné le cap Spartel, la mer nous apparut tout à coup; cette première vue de l’océan était lugubre : d’immenses lames jaunâtres, que surmontait une écume d’un blanc sale, venaient se briser sur la plage avec un hurlement monotone qui dominait à peine celui de la pluie et du vent, semblable à un cri de détresse toujours répété au milieu des rumeurs d’une catastrophe. Descendus sur le rivage, nous le suivîmes en silence jusqu’au Tahaddar, remarquant partout d’énormes débris, de lourdes poutres, des fragmens informes que la tempête avait jetés le long des dunes. Au Tahaddar, commença un nouveau supplice, un des plus cruels que j’aie éprouvé dans mes voyages. Il n’y avait, pour traverser le fleuve, qu’un méchant bateau, où ne pouvaient passer à la fois que deux ou trois chevaux et à peu près autant de voyageurs. Nous allions donc rester là des heures, puis des heures encore, et chacun de nous grelottait la fièvre! Et je sentais, pour mon compte, les jambes perdues dans le sable, le dos courbé sous l’averse, un froid glacial m’envahir tout entier avec les frissons et les sueurs les plus pénibles ! Par bonheur, le gros de notre bagage était déjà sur l’autre rive. Il n’en fallut pas moins bien longtemps pour que nous y fussions tous transportés. Les chevaux, fatigués, refusaient de se laisser embarquer et on ne pouvait songer à les conduire à la nage dans une eau glacée. C’était à désespérer de l’Afrique ! Pourtant nous touchions au port, je veux dire au camp. Nous l’apercevions à quelque distance, à un endroit nommé El-Bridje, le fortin, au penchant d’une colline, où quelques tentes avaient été plantées. Nous y fûmes bientôt. Par une heureuse fortune, la pluie diminua quelque peu, comme pour nous souhaiter la bienvenue. Nous pûmes nous changer sans trop de difficulté, baigner nos pieds dans de l’eau bouillante, avaler les plus chaudes boissons, nous frictionner tout le corps et dîner avec l’appétit de gens qui cherchent dans une nourriture abondante un moyen de se réchauffer. Nous pûmes même nous coucher avec quelque espoir au cœur. Hélas ! cet espoir ne tut pas de longue durée. À peine nous étions-nous étendus tout habillés, la tête soigneusement couverte, sur nos lits de camp, qu’un bruit formidable se fit entendre. C’était l’orage qui recommençait. En cinq minutes, des trombes d’eau s’abattaient sur nos tentes, qui furent changées en véritables rivières. On avait eu soin de les construire, comme je l’ai dit, au penchant d’une colline, ou plutôt dans la vallée placée au-dessous de cette colline. C’était le fils du pacha de Tanger, chargé de nous faire escorte avec son goum, qui avait imaginé cette manière de marquer l’infériorité des chrétiens vis-à-vis des musulmans : il avait campé au haut de la colline et il nous avait relégués sous lui, voulant à la fois être à son aise et nous dominer, trouver, comme dans la fable, son bien premièrement et puis le mal d’autrui. Grâce à cette ingénieuse combinaison, nous étions en plein torrent; en plongeant nos mains sous nos lits, nous avions de l’eau jusqu’à l’épaule; tous nos effets nageaient autour de nous; nos têtes n’étaient pas mieux garanties que le reste, car d’énormes jets de pluie traversaient la toiture des tentes et arrivaient sur nous avec fracas. La nuit était d’une noirceur opaque avec des secondes de lueurs fulgurantes quand un éclair la déchirait. Je me sentais envahi par le désespoir, je jurais mes grands dieux de rentrer le lendemain même à Tanger et de prendre résolument le premier bateau en partance pour l’Europe, quittant ce pays inhospitalier, où j’étais venu chercher le soleil et où je ne trouvais que le déluge. J’avais pour compagnon de tente M. Henri Duveyrier, dont j’avais admiré toute la journée l’impassibilité. — Du moins, me disais-je, voilà un vrai voyageur qu’aucun désastre n’émeut! — Tout à coup, je l’entends pousser les plus tristes soupirs, déclarer qu’il n’a jamais vu chose pareille, que c’est intolérable, qu’il n’y a plus d’Afrique, qu’il faut repartir au plus tôt pour l’Europe. — Lui aussi ! c’en était trop, et lorsque sa voix plaintive se tut, brisée par la fatigue, je me laissai aller au dernier degré du découragement. L’orage s’éteignait, les éclairs avaient disparu : toutefois je voyais parfaitement des lueurs vacillantes, je ne savais lesquelles, colorer fantastiquement la toile de ma tente. Dans la disposition d’esprit où j’étais, j’aurais cru aux plus folles apparitions. Par bonheur, le mystère me fut expliqué par M. Féraud, qui entra dans ma tente vers deux heures du matin avec une lanterne sourde. En vrai chef de caravane, au lieu de rester sur son lit, il était allé de tente en tente, faisant faire autour de chacune des rigoles pour laisser l’eau s’écouler, consolidant des piquets qui permettaient à la toile de résister au vent, luttant autant que possible contre ce déchaînement de toutes les horreurs de la nature. Je m’empressai de lui faire part de ma résolution de retourner dès l’aurore à Tanger; il ne me répondit pas, sortit et rentra un poulet froid et une bouteille de chartreuse à la main, m’assurant que rien n’était meilleur pour combattre l’humidité. Sans le croire, je consentis à faire une expérience qui paraissait lui être agréable, et peu à peu je ne sais trop ce qui resta de la bouteille de chartreuse, mais je suis très sûr qu’il ne resta rien du poulet. Je me sentais réellement mieux, et comme M. Féraud m’avait affirmé que nous ne lèverions pas le camp jusqu’à ce que le beau temps fût revenu, rasséréné par cette bonne nouvelle qui me laissait toute ma liberté de revenir sur mes pas si la pluie continuait, je me pris à penser, avec mon optimisme habituel : après tout, cet orage est peut-être la fin de cette saison de pluies continues !

Et, en effet, c’était la fin. Dès le matin, un mieux sensible se produisit, bien que le ciel restât très sombre et la mer très houleuse à peu de distance de nous. Vers midi, quelques rayons d’un soleil décoloré percèrent les nuages ; il fut décidé qu’on transporterait le camp à une heure de marche environ, près de l’Oued-el-Aicha, toujours difficile à traverser, parce qu’il grossit démesurément lorsque la marée monte. Ce nouveau campement avait l’avantage d’être sur un terrain pierreux et sablonneux, partant moins humide, et, comme nous le dirigeâmes nous-mêmes, nous primes, bien entendu, notre revanche du fils du pacha de Tanger en lui laissant la plus mauvaise place. Nous avions en face de nous la plage toute droite, tout unie, s’étendant à perte de vue jusqu’à la petite ville d’Azîla, à peine distincte dans le lointain. Les longues lames uniformes venaient s’y aplanir sans cesse avec leur bruit violent. Je commençais à comprendre le mot par lequel Salluste caractérise ces parages de l’Afrique : mare sœvum, importuosum. Toute cette côte du Maroc, à bien peu d’exceptions près, forme ainsi une ligne continue de sable ou de rochers, sans baies, sans refuges, sans abris, que bat une mer rude, triste, agitée. Je l’entendis gronder la nuit, presque aussi tumultueuse que l’orage de la veille. Le lendemain, à cinq heures du matin, le clairon sonna le réveil, et le passage de l’Oued-el-Aicha commença. Je le franchis un des premiers pour jouir du spectacle de la caravane, que je n’avais pu contempler jusque-là. De gros nuages étaient amoncelés au ciel, du côté du levant, juste au-dessus de la colline où l’on renversait nos tentes, où l’on chargeait nos bagages, et où notre colonne se mettait en mouvement. Mais l’aurore les peignait déjà d’une teinte plus claire, d’une sorte de nuance roussâtre qui semblait annoncer un beau lever de soleil ; à mesure que celui-ci montait vers l’horizon, le roux fit place à une coloration rose qui s’enflamma de plus en plus, passant par des tons de flammes pour arriver aux ardeurs les plus vives d’un brasier. Avec un pareil fond de tableau, la traversée de l’oued ne pouvait être qu’admirable. Un cordon de cavaliers était arrêté au milieu de la rivière afin d’indiquer le gué : pour la première fois, je fis attention aux cavaliers marocains, à leurs costumes, à leurs armes, à leur physionomie. Ils sont loin, bien loin de l’élégance des Tunisiens ou des Arabes de la province de Constantine. Leurs vêtemens, insuffisamment flottans, manquent de grâce, leurs fusils, toujours enveloppés d’une gaine en drap rouge, ressemblent à de gros bâtons qu’ils tiennent chacun comme il lui plaît, sans aucun souci de la discipline ou de l’élégance, leur sabre est invisible sous les lourds plis de leur djellaba, sorte de manteau à capuchon que tout le monde porte dans le pays. Mais ce qui est vraiment original, en même temps que franchement laid, c’est leur coiffure. Elle se compose d’une sorte de fez rouge, pointu comme une pyramide qu’ils comparent eux-mêmes à un piment. Sous ce piment ridicule, la plupart d’entre eux laissent pousser des deux côtés de la tête d’énormes papillotes, qu’ils ébouriffent dans tous les sens de manière à se donner l’air le plus farouche. Ils réussissent surtout à se donner l’air le plus grotesque. En Orient, les papillotes sont considérées comme déshonorantes ; les juifs seuls en portent, en vertu d’une prescription de la Bible qui leur ordonne de le faire pour se distinguer des Arabes. Ce serait un mauvais moyen pour se distinguer de ceux du Maroc. Le suprême bon ton chez ces derniers, tout le reste de la tête étant rasé, consiste à se garnir le sommet des oreilles avec ces longues mèches de cheveux flottantes et sales qu’ils prennent pour des épouvantails capables de terrifier l’ennemi. Presque tous nos soldats en étaient abondamment pourvus, et on les voyait s’agiter à la brise du matin. Droits sur leurs étriers, ces porteurs de papillotes, qui ressemblaient à certains personnages qu’on voit rôder le soir sur nos boulevards, regardaient défiler muletiers, chameliers, voyageurs, avec une impassibilité absolue. Le passage, étant facile, ne donnait pas lieu à tous les accidens que nous avions subis l’avant-veille. Toutefois notre colonne ne s’avançait que lentement, dans un assez grand désordre, occupant à peu près une longueur de (5 kilomètres. Nous nous tenions à la tête, avec les officiers de la mission ; quant aux soldats français et aux ordonnances, enchantés de se trouver dans un pays où on leur fournissait des vivres en abondance, ils gardaient tranquillement leur rang, plus occupés à manger des oranges ou des tartines de beurre qu’à conserver, en présence des indigènes, la dignité de l’uniforme national. L’Oued-el-Aicha traversé, nous suivîmes quelque temps la plage, sous une sorte de pluie fine qui se dissipa plus tard, lorsque, à peu de distance d’Azîla, nous tournâmes à gauche pour entrer dans une région de collines sans arbres, mais remplie de fleurs de toutes sortes au point qu’il était impossible de faire un pas sans en voir paraître des milliers, d’une fraîcheur et d’une beauté ravissantes. Plus nous avancions, plus nous entrions dans la montagne. Nous devions faire halte au tombeau de Sidi-el-Yemani, célèbre marabout qui s’est illustré, paraît-il, lorsque le prince de Joinville bombarda Tanger, par un exploit bien remarquable, dont l’histoire a tort de ne pas faire mention. Chaque fois qu’un boulet parti de nos canons arrivait sur la ville, le marabout le recevait dans la main et le déposait tranquillement à terre. De cette manière, aucun d’eux ne porta, et le bombardement fut manqué. Le fait est certain; on peut voir encore sur le tombeau du saint homme les boulets qu’il a si miraculeusement rendus impuissans. Il y en avait jadis un fort grand nombre, il n’y en a plus aujourd’hui que trois, mais ces trois sont un témoignage suffisant de la vérité d’un événement que, malgré mes répugnances de Français, je me vois forcé de faire connaître à l’Europe, qui l’ignorait. Le tombeau de Sidi-el-Yemani est d’ailleurs situé dans un lieu charmant, abrité d’oliviers admirables, d’où l’on jouit d’un merveilleux panorama de montagnes. Le saint se repose de ses prouesses au milieu des fleurs et de la verdure, dans un des plus sourians paysages de tout le Maroc.

Nous avions eu le dessein de nous reposer aussi en cet endroit, mais nous étions pressés d’aller plus loin, et d’ailleurs un grand marché qui se tenait aux environs nous rendait le lieu peu agréable. Nous ne nous arrêtâmes donc que le temps de recevoir le caïd ou plutôt le califa (second du caïd) d’El-Arâïch, qui arrivait avec son goum pour remplacer auprès de nous l’escorte de Tanger. Cette réception ne se passa pas sans donner lieu à une petite scène de mœurs des plus instructives. Nous étions descendus de cheval pour regarder le tombeau du marabout, et nous attendions à pied le califa qui n’arrivait pas. Tout à coup, il apparaît entre deux collines, au milieu d’un groupe de cavaliers blancs. C’était un homme d’une taille élevée, à figure longue et dure, vêtu d’un magnifique costume d’une élégance et d’une finesse qui dénotaient la plus grande richesse. Notre caïd raha s’avance vers lui d’un air sévère. Le califa lui fait les salutations ordinaires, prenant sa main, puis baisant la sienne pour indiquer combien il la trouvait honorée par cet attouchement. Le caïd raha, de son côté, n’oublie pas un seul point du cérémonial. Mais à peine a-t-il fini qu’il accable d’injures celui qu’il vient de saluer si amicalement et lui reproche, dans des termes d’une inimaginable grossièreté, de n’être pas arrivé à temps au rendez-vous. Cela fait, il s’avance avec lui jusque vers M. Féraud, auquel il dit : « Voici le califa d’El-Arâïch. » — M. Féraud était à pied ; le califa restait à cheval. C’était une insolence grave, c’était encore une manière de marquer la supériorité du musulman sur le chrétien. — M. Féraud ne bouge pas ; pour toute réponse, il se tourne vers le caïd raha en disant : « Je l’attends ! » Le califa comprend ; il descend honteux, mais furieux, de cheval. Alors seulement M. Féraud consent à lui parler. Cet épisode, venant après celui du fils du pacha de Tanger, nous prouvait surabondamment que les Marocains voulaient en quelque sorte nous tâter, pour savoir combien d’insolences ils pourraient se permettre impunément envers nous. Aussi, quand nous reprîmes notre route, le califa, de mauvaise humeur, ayant voulu nous engager dans un sentier trop boueux, M. Féraud lui donna l’ordre de se retirer au plus vite, lui déclarant qu’il n’avait pas besoin de lui, et qu’il rendrait compte de sa conduite au sultan. Le califa partit abattu. Je ne pensais plus à l’incident, lorsque le soir, parmi les paysans qui venaient nous apporter au camp la mouna, c’est-à-dire les vivres nécessaires à notre subsistance, j’aperçus avec surprise un homme vêtu de haillons, l’air plus que modeste, la contenance humiliée, qui ressemblait pourtant de la manière la plus frappante au riche et hautain califa d’El-Aràïch. C’était en effet lui qui arrivait en suppliant après s’être montré en dominateur. M. Féraud fit semblant de ne pas le reconnaître. Mais en remerciant les paysans de la mouna, il leur adressa un petit discours dans le plus pur arabe, où il leur dit qu’il allait vers le sultan, allié de la France, et qu’il saurait lui parler d’eux. « Nous sommes les serviteurs du sultan! » s’écrièrent-ils tous en chœur, le califa criant plus haut que les autres. « Sans doute, répondit M. Féraud; par conséquent, comme nous sommes ses alliés, ses amis sont les nôtres, et de même nos ennemis sont les siens. » À ce mot, je vis pâlir le califa ; il semblait chercher à se cacher sous son vêtement sordide et, dans l’obscurité du soir, sa figure effrayée avait quelque chose de bas, de sombre et de cruel.

Je relève ces traits de mœurs parce qu’ils peignent bien le caractère des Marocains. Ils n’ont rien du charme et de la délicatesse de certains Arabes ; ils ne sont point naturellement affables et hospitaliers. Ce sont des natures lourdes, dures et grossières. Je me garderais bien de leur reprocher leur insolence envers les Européens, si cette insolence partait de l’âme, si elle était la protestation de la faiblesse qui se sent opprimée et qui s’en indigne. Mais elle est provoquée par un sentiment différent. Les Marocains ne se montrent d’abord si pleins de morgue que pour essayer leur force contre nous, et ce qui le prouve, c’est l’humiliation dans laquelle ils se vautrent spontanément devant nous dès qu’ils se sont bien convaincus que cette force n’existe pas. Quand ils ont reconnu qu’ils ne sauraient marcher sur nos têtes, ils tombent à nos pieds. Le califa d’El-Arâïch, après nous avoir insultés, ne trouvait pas de costume assez vil pour nous marquer son repentir. Assurément, les Marocains ne sont point seuls à agir ainsi. Tous les musulmans ont les mêmes mœurs. Je n’oublierai jamais le voyage que j’ai fait en Tunisie, avec M. Cambon, un an à peine après la conquête. A chaque ville, à chaque village où nous passions, la population entière, les autorités en tête, accourait se prosterner sous nos pas, baiser nos bottines, nous marquer l’obséquiosité de la plus dégradante servitude. Nous venions pourtant de prendre leur pays ! Le sang de leurs frères répandu pour la défense d’une terre de l’islam était encore chaud! n’importe! nous étions les maîtres, ils se courbaient sous nos talons. C’est par là que ces peuples sont inférieurs; c’est par là qu’ils sont condamnés à subir la domination étrangère; c’est par là qu’ils diffèrent de nous et qu’ils nous répugnent profondément. Il n’y a, Dieu merci ! point en Europe de race assez avilie pour s’incliner ainsi, le lendemain de la défaite, devant le conquérant! Souvent même, le temps n’étouffe pas la protestation du patriotisme et de l’honneur ! Mais les Marocains m’ont paru plus arrogans et plus plats encore que les Tunisiens et que les Orientaux. Je ne veux pas dire pour cela, — le ciel m’en préserve (— qu’ils doivent être conquis ; je me borne à constater l’impression qu’ils m’ont produite et qui ne s’applique d’ailleurs qu’à une partie d’entre eux la partie sur laquelle s’étend le pouvoir du sultan.

Débarrassés du califa d’El-Arâïch et de son escorte, nous étions allés camper au flanc d’un coteau encore plus chargé de fleurs que tous les autres, près d’un village nommé Kerarete, de kareta, charrette. C’est à coup sûr un des plus délicieux campemens que nous ayons eus au Maroc. Le temps était devenu tout à fait beau; il ne restait de la pluie qu’une fraîcheur exquise qui ravivait les fleurs et la verdure. Autour de nous s’étendaient des collines gracieuses; en face de nous, d’immenses montagnes enveloppées d’une atmosphère d’or s’élevaient sur le ciel transparent et rosé. Ce pays ressemblait d’une manière frappante à celui où je suis né, et si je n’avais vu tant d’Arabes autour de moi, je me serais cru sur les hauts plateaux du Cantal, non moins fleuris et plus poétiques encore que ceux du Maroc, et dont j’ai si souvent parcouru les solitudes aux jours déjà lointains de mon enfance. A de si grandes distances, des milliers de souvenirs s’éveillaient dans mon cœur pendant que je me promenais seul aux abords du camp. Je cherchais à m’expliquer pourquoi une nature toute pareille à celle qui, jadis, me causait des émotions si douces, provoquait en moi tant de rêveries troublantes, et ne se reflétait plus sans tristesse dans le miroir terni de mon âme. Hélas ! ce n’était pas une énigme que je me posais, car la réponse était facile à trouver. Quand j’errais, plein d’espérance, sur leurs cimes, les montagnes du Cantal me parlaient d’un monde que je m’imaginais rempli de prestiges et où je me proposais de marquer par les plus féconds travaux. Celles du Maroc ne pouvaient pas me tenir le même langage. Je savais trop bien que je n’y étais venu chercher que de simples études politiques, et je n’ignorais pas davantage à quoi servent et le peu que valent les études politiques. Toutes les illusions du passé sont retombées trop lourdement sur moi pour qu’il m’en reste sur l’avenir. Ce n’est point une raison de renoncer à l’œuvre entreprise. Même avec la conviction qu’elle sera inefficace, il faut la poursuivre avec l’obstination du patriotisme qui survit à tout. Voilà ce que je me disais en rentrant au camp, sans m’apercevoir que la nuit était tombée, que la lune s’était levée et que nos tentes blanches, sous sa douce clarté, ressemblaient à des fantômes subitement arrêtés au milieu d’un site approprié aux plus imprévues des féeries. Mes compagnons de voyage, plus sages que moi, avaient travaillé au lieu de méditer sur la vanité du travail. Les militaires avaient complété leurs itinéraires, M. Henri Duveyrier avait rempli plusieurs feuilles de son herbier, et M. Féraud avait ramassé un grand nombre de pointes de flèches et de silex taillés qui abondent sur ces plateaux. Sept années plus tôt, accompagnant une ambassade à Fès, il avait déjà fait une ample moisson d’objets du même genre au marabout de Sidi-Yemani. Mais il tenait à prouver que l’âge de pierre avait laissé de nombreuses traces dans toute la contrée, et il s’était résolument mis en course à cet effet. Bel exemple, qui prouve plus que mes réflexions mélancoliques la profonde sagesse de la devise que Septime Sévère donnait pour mot d’ordre aux désabusés : Laboremus !


III. — EL-ARAICH.

De Kerarete à El-Arâïch, l’étape est charmante au mois d’avril, alors que les fleurs poussent partout et que le soleil colore la campagne de ses plus beaux rayons. Au milieu des verts taillis mouillés auxquels elle avait donné un éclat d’une douceur et en même temps d’une vivacité inimaginables, j’ai presque béni la pluie qui m’avait fait si cruellement souffrir quelques jours auparavant. À très peu de distance de Kerarete, nous sommes entrés dans ce qu’on appelle au Maroc une forêt ; mais il ne faut rien imaginer de pareil aux forêts de Fontainebleau et de Saint-Germain. Ici point d’arbres aux ombres profondes, point de fourrés impénétrables, point de hautes branches filant hardiment vers le ciel et se cachant aux regards des voyageurs ; les chênes-liège, au milieu desquels nous circulions, étaient à peine plus élevés que nous ; les bruyères blanches et rouges qui poussaient à côté d’eux atteignaient leur sommet, mariant un coloris délicat à leur vert un peu grisâtre; on eût dit plutôt des massifs continus d’arbustes qu’une véritable forêt. Oh! nul plus que moi n’aime et n’admire les véritables forêts sous lesquelles on s’enfonce, perdu dans un mystère silencieux, qu’interrompt seul le bruit du vent dans les feuilles ou quelque cri d’oiseau, étrange et plaintif. Mais, pour servir de cadre à une longue caravane, interminable farandole s’étendant au loin en innombrables anneaux, il vaut mieux ces broussailles multicolores qui l’entourent toujours et ne la dissimulent jamais. j’avais pris soin de rester à l’arrière-garde, afin de jouir du coup d’œil. Il était charmant. Nos cavaliers, de près assez vulgaires, faisaient illusion à distance, parmi cette verdure et ces fleurs. Leurs grands burnous blancs agités par la brise matinale, leurs fez écarlates, leurs fusils à gaines rouges passaient et repassaient le long des collines boisées, ondulant en quelque sorte sur leurs flancs égayés. Parfois une gorge profonde, mais entièrement couverte de chênes-liège, d’oliviers et de bruyères, s’ouvrait sous nos pas. Nous la franchissions sans peine et, pendant que les derniers venus descendaient une pente, les autres, remontant la pente opposée, formaient un ruban mobile, aux tons délicieux. On ne sentait pas la fatigue de la route. C’est presque sans nous en apercevoir qu’en avançant ainsi, à demi grises par les sensations de cette matinée de printemps, nous nous trouvâmes, au bout de quelques heures de marche, sur le vaste plateau d’El-Khmis, point culminant d’où l’on embrasse à la fois et la contrée très accidentée que nous venions de traverser, et l’immense bassin du Loukkos où nous allions pénétrer. Il arrive rarement au Maroc de se trouver en présence d’un panorama aussi vaste et aussi varié. Le village d’El-Khmis, environné de cactus, comme tous ceux du pays, est fort grand. Le nom qu’il porte indique qu’il s’y tient un marché le jeudi. Il paraît avoir beaucoup d’importance commerciale. Les indigènes y sont très affables. Les femmes nous attendaient sur leurs portes pour nous offrir un lait exquis; les hommes faisaient la fantasia autour de nous; les enfans nous poursuivaient avec des cris d’animaux ; les chiens aboyaient, sans doute par sympathie. Tout semblait de bonne humeur. Quant à nous, comment ne l’aurions-nous pas été quand, à quelque distance du village, nous aperçûmes la mer, cette fois toute bleue, la petite ville d’El-Arâïch, blanche et rose, à l’embouchure du Loukkos, ce fleuve jauni serpentant à perte de vue dans une contrée plate, mais chargée de cultures et de bois d’oliviers, enfin les montagnes de l’horizon à demi effacées par la lumière trop claire du matin, et néanmoins assez visibles pour fermer avec grandeur ce paysage plein de grâce, qui nous promettait enfin quelques-unes des séductions de l’Orient?

Il faut près d’une heure encore pour aller de El-Khmis à El-Arâïch. Cette dernière ville est située sur l’autre rive du Loukkos, qu’on doit traverser pour y pénétrer. On commence par longer quelque temps le fleuve et l’on passe tout près de vieux débris de navires, que les uns affirment être les derniers restes de la flotte des fameux pirates marocains, et que les autres déclarent tout simplement avoir appartenu à des barques de commerce depuis longtemps détruites. Quoi qu’il en soit, ces carcasses de bateaux aux trois quarts ensablées produisent un effet assez pittoresque. Près d’elles, quelques petits vapeurs européens sont amarrés dans le fleuve qui sert de port. Ils s’étaient tous pavoises pour nous faire honneur, et, d’un peu loin, on distinguait mal leurs drapeaux diversement coloriés des robes de femmes non moins coloriées, dont toutes les terrasses étaient garnies. En descendant de cheval pour passer le Loukkos, nous fûmes accueillis par le consul français M. Delaroche et par toutes les autorités de la province, pacha en tête, qui s’étaient portées à notre rencontre. Il paraît même qu’elles nous avaient fait un honneur inusité en venant nous chercher de l’autre côté du fleuve, aucune ambassade n’ayant été traitée jusque-là avec autant d’égards. Toutefois, cet excès d’honneur n’était pas sans inconvénient, car, si grande que fût la barque qui devait nous conduire sur l’autre rive, il était mal aisé d’y accumuler tant de monde à la fois. Personne ne voulut pourtant rester en arrière et manquer l’entrée en ville, au milieu de la foule énorme que nous voyions massée dans le port pour nous recevoir. j’ai eu là un premier spécimen et comme un avant-goût de l’armée marocaine. Elle était représentée par une vingtaine de soldats en veste rouge, mais parfaitement déguenillés, que commandaient trois officiers dont les deux premiers avaient un sabre qu’ils tenaient à peu près comme on tient des cierges aux processions, et dont le troisième, à défaut de sabre, portait fièrement de la même façon une baguette de fusil. Les hommes avaient des fusils plus ou moins sans baguette; les tambours battaient aux champs à la manière française et les commandemens se faisaient en français, ce qui est toujours agréable à entendre. Derrière les soldats qui s’empressèrent de nous escorter, marchait toute la ville, j’entends toute la partie masculine de la ville, car la partie féminine était sur les terrasses où l’on voyait des Mauresques couvertes de leurs voiles et des juives aux formes d’une opulence toute orientale, vêtues de robes roses, bleues, vertes, jaunes, violettes, enfin de toutes les couleurs de la création. La foule poussait des cris d’enthousiasme, les femmes hurlaient du haut de la tête sur un mode strident et prolongé, ce qui est, dans tout le monde arabe, de l’Orient à l’Occident, une manière très aimable de vous souhaiter la bienvenue. Nous n’avions pas à aller bien loin, le consul français nous ayant préparé à déjeuner dans sa maison située tout près de la porte de la ville. Je serais un ingrat si je n’envoyais pas un souvenir reconnaissant à ce déjeuner arrosé des meilleurs vins de Bourgogne. C’est là que j’ai fait la connaissance, entre autres mets excellens, de la truffe blanche du Maroc ; elle ne vaut pas, sans doute, la truffe noire d’Europe ; ce n’en est pas moins un véritable régal sur lequel j’écrirais une page émue si j’avais la plume de Brillat-Savarin.

Personne n’ignore que l’Arâïch est située tout près de l’ancienne Lixus et du jardin des Hespérides, dont M. Tissot a déterminé l’emplacement avec son admirable érudition. Mais, s’il reste encore des ruines de Lixus, ensevelies d’ailleurs sous la végétation, il ne reste, comme au temps de Pline, « du célèbre bois qui produisait les pommes d’or, que des oliviers sauvages ; » encore n’en suis-je pas bien sûr ; le temps m’ayant manqué, hélas ! à El-Arâïch pour faire de l’archéologie. J’ai dû laisser le passé pour observer uniquement le présent. « Par suite de sa configuration, a dit M. Tissot, la côte occidentale du Maroc n’a jamais possédé de ports proprement dits : exposée aux vents dominans du nord-ouest et du sud-ouest, elle ne présente aucune saillie assez considérable, aucune découpure assez profonde pour fournir un mouillage réellement abrité. Tanger, Azîla, Dar-el-Beïda, Masagan, Asfi, Mogador ne sont ou n’ont jamais été que des rades foraines. El-Arâïch, Medhîa, Sla, Azemmour, situées à l’embouchure de grands cours d’eau, possédaient seuls autrefois de véritables refuges formés par les profonds estuaires du Loukkos, du Sbou, du Bou-Ragrag et de l’Oum-er-Rbia. Les estuaires toutefois se sont ensablés avec le temps et présentent aujourd’hui ou des barres à peu près infranchissables, comme celles de l’Oum-er-Rbia et du Sbou ou des passes de plus en plus difficiles à franchir, comme celles du Loukkos et du Bou-Ragrag[1]. » Si difficiles qu’elles soient à franchir, les barres du Loukkos et du Bou-Ragrag permettent cependant aux navires de pénétrer dans ces deux fleuves, dont l’embouchure forme deux ports fréquentés. El-Arâîch sur la rive gauche du Loukkos, Rbat’, sur la rive gauche du Bou-Ragrag, ont une grande importance commerciale. La population d’El-Arâïch s’élève à 5,000 habitans, dont 50 Européens. Son commerce varie beaucoup suivant les récoltes. Le nombre de ses entrées peut aller de dix à cent, mais les plus grands voiliers qui franchissent la barre ne dépassent pas 120 tonneaux. Les articles d’exportation sont les laines, les fèves, les pois chiches, l’alpiste, les lentilles, un peu de graine de lin, les peaux de chèvre et de mouton, un peu de poil de chèvre, de savon minéral et de latanier. Presque toutes les laines vont en France. Elles sont d’excellente qualité, autant du moins que j’en ai pu juger en visitant les magasins de M. Delaroche. De même, presque tous les articles que El-Arâïch reçoit d’Europe viennent de France ; ce sont les sucres, les bougies, la quincaillerie et les allumettes.

El-Arâïch est pittoresquement située sur la pointe rocheuse qui domine, au sud, l’embouchure du Loukkos. L’intérieur de la ville a conservé, en grande partie, sa physionomie espagnole, et les défenses de la place sont encore celles qui existaient en 1687, au moment où Moula-Ismaïl s’en empara. « En consultant le plan de la ville annexé à la relation de Pidou de Saint-Olon, dit M. Tissot, on reconnaît facilement le fort Saint-Jacques, le château de Saint-Étienne, situé à l’ouest, et remarquable par les quatre coupoles qui en surmontent les angles, la vieille Tour du Juif et le château de Notre-Dame d’Europe, qui défend le front méridional de l’enceinte et sert aujourd’hui de kasbah. La ville n’est pas dominée et il a fallu, comme le faisait justement remarquer l’ambassadeur de Louis XIV, toute l’incurie du gouvernement espagnol pour la laisser tomber entre les mains des Marocains[2]. » Ceux-ci, d’ailleurs, ne montrent pas moins d’incurie que les Espagnols, et à la première occasion, ils ne manqueraient pas de laisser tomber, à leur tour, aux mains de l’ennemi, la conquête de Moula-Ismaïl. Rien de plus délabré que les murailles d’El-Arâïch, qui rappellent tout à fait par leur système de construction, mais par cela seulement celles d’Antibes ou de Villefranche. Elles sont couvertes d’une immense végétation d’arbustes qui disjoint les pierres et les fait tomber une à une dans des fossés non moins arborescens. Sur leur sommet s’étalent, en manière de créneaux, une série de nids de cigognes. Les cigognes sont là chez elles; j’en ai vu qui donnaient à manger à leurs petits; j’en ai vu d’autres qui préparaient leur naissance tranquillement, ouvertement, sous l’œil de Dieu, bien sûres de n’être dérangées par personne et de ne scandaliser qui que ce soit. Les fortifications, plus pittoresques que sérieuses, entourent une ville à bien des égards charmante. Elle est beaucoup plus colorée que Fès et que Meknès, qui sont entièrement blanches; l’architecture n’en est pas sans grâce. La kasbah est précédée d’une porte monumentale en plein cintre, entourée de ce treillis léger qui sert de décoration à la Giralda de Séville. Est-ce par un résultat de l’usure, n’est-ce pas plutôt par un de ces raffinemens d’élégance si communs dans l’art arabe, que les montans de la porte vont en s’élargissant, en s’évasant à mesure qu’ils descendent de l’arc de la voûte vers la terre ? Quoi qu’il en soit, l’effet est des plus heureux. Un grand nombre de maisons en ruines dans la ville ne sont pas moins finement décorées que la porte de la kasbah. Devant cette dernière s’étend une place avec galeries latérales d’un aspect gai, simple et grand; quelques jolis minarets s’élèvent au-dessus de toutes ces constructions. Sans avoir rien de particulièrement remarquable, El-Arâïch est, en somme, une de ces villes africaines qui restent gravées dans la mémoire comme un agréable souvenir.

Ce qui m’a beaucoup plus intéressé que la ville, j’en conviens, c’est une visite que nous avons faite au pacha qui l’administre, en sortant du déjeuner de M. Delaroche. Nous n’avions pas le dessein de faire cette visite; mais après avoir longé les fortifications, nous arrivâmes, sans nous en douter, près du jardin du pacha, et comme on nous dit qu’il s’y trouvait, il nous parut poli d’aller causer un instant avec lui. Les jardins d’El-Arâïch débordent de fleurs et de fruits. Situés au penchant des collines qui descendent vers le Loukkos, on y jouit d’une vue admirable : d’un côté, la ville avec ses murs blancs, puis la mer d’un bleu clair pointillé de voiles plus blanches encore que les murs de la ville, puis le port et les premiers méandres du fleuve ; en face, sur l’autre rive également sinueuse du Loukkos, les collines verdoyantes où s’élevait autrefois Lixus ; enfin, de l’autre côté, l’immense plaine du Gharb, et des montagnes lointaines estompées dans la lumière. Le pacha jouissait de ce beau coup d’œil, accroupi, en compagnie de son secrétaire, dans un petit kiosque que soutenaient de légères colonnes de marbre avec des chapiteaux ciselés de mille arabesques. Il formait lui-même un fort joli tableau dans son vêtement d’une blancheur transparente, bien que sa figure fût assez laide et parfaitement vulgaire ; mais son secrétaire, à côté de lui, enveloppé d’un vêtement d’une égale blancheur, avait des traits nobles, de grands yeux profonds et une physionomie intelligente, avec une nuance de tristesse qui lui seyait très bien. On se disait tout de suite que, si les places étaient données au mérite dans l’empire du Maroc, les rôles seraient renversés : le secrétaire serait pacha et le pacha tout au plus secrétaire. Nous connaissions l’histoire du pacha. Il ne devait son élévation qu’à l’argent ; il avait payé fort cher le gouvernement d’El-Arâïch, qu’il exploite aujourd’hui pour se rattraper ; d’ailleurs, parfaitement nul, presque borné, sans ombre d’instruction : sa richesse lui tenait lieu de tout. Nous nous assîmes en cercle autour de ces deux personnages si différens, et M. Féraud commença à leur expliquer en arabe l’objet de sa mission. A mesure qu’il parlait, je voyais l’étonnement, puis la stupéfaction, puis l’admiration, puis l’enthousiasme même se peindre sur le visage des deux Marocains. M. Féraud s’exprime en arabe, non-seulement comme un Arabe, mais mieux que la plupart d’entre eux ; il connaît toutes les finesses, il emploie toutes les élégances de la langue, et, conformément à la rhétorique arabe, il entremêle ses discours de citations du Coran, d’imitations du roman d’Antar, de réminiscences poétiques qui s’épanouissent au milieu de ses phrases comme les plus amusantes décorations sur l’architecture des mosquées. Les Marocains, au contraire, même les plus cultivés, sont tombés si bas qu’ils n’usent plus que d’une sorte de jargon dégénéré rempli de locutions barbares, de mots espagnols, de fautes grossières contre le dictionnaire et contre la grammaire. Dès les premiers mots de M. Féraud, les deux Marocains avaient été fascinés. « Où donc as-tu appris à parler ainsi? » lui disaient-ils. Et quand M. Féraud leur répondait : « En France ! » leur surprise ne connaissait plus de bornes. Elle a été pourtant plus vive encore, au moment où M. Féraud s’est mis à leur raconter leur propre histoire d’après le Roud El-Kartas, Ibn-Khaldoun, etc. : « Mais nous n’avons pas ces livres ! s’écriaient-ils. Mais on a de la peine à les trouver même à Fès ! Mais où donc te les es-tu procurés? » Et quand M. Féraud leur répondait encore: « En France, où on les imprime, où on les commente, où on les traduit ! » ils avaient tout l’air de se demander si décidément la France n’était pas une nation merveilleuse, plus arabe que l’Arabie même. Profitant de ses avantages, M. Féraud continuait, accumulant les beautés oratoires, mimant ses paroles avec les intonations, les mouvemens, les gestes, les éclairs du regard des plus savans tolba. Ce qu’il disait à ses interlocuteurs semblait leur paraître exquis à écouter. Et, cependant, le fond de son discours était celui-ci : — « Je suis Arabe, plus Arabe que vous ; je connais votre religion, je l’aime et la respecte; je connais vos mœurs, je les estime; vos habitudes, je m’y soumets ; je suis affilié à vos ordres religieux, et c’est avec joie que je passe ma vie au milieu de vous. Mais il y a une chose qui me déplaît fort chez vous, et la voici : Vous savez que la capucine est, à vos yeux, l’emblème du gouvernement par la ruse et par l’injustice. Elle pousse en France, j’en conviens; mais dans de fort petits pots, où elle ne saurait grandir, où elle s’éteint et dépérit. En arrivant en Afrique, au contraire, j’ai vu qu’elle était semée en pleine terre, qu’elle prenait partout, qu’elle envahissait, qu’elle dominait tout. Elle rampe sur les routes, s’étale dans les champs, couvre les jardins, grimpe sur les murs, passe par toutes les fissures et s’insinue jusque dans les appartemens les plus retirés. Chez les pachas surtout, on la rencontre de la cave au grenier; c’est là sa terre privilégiée. Tenez, ne la voyez-vous pas venir ici même assistera notre conversation ? » Et, en effet, les Marocains regardaient ébahis les colonnettes de leur kiosque, sur lesquelles grimpaient insolemment d’audacieuses capucines. « Eh bien ! ajoutait M. Féraud, vous savez que j’arrive de Tripoli. Je m’y suis habitué à la capucine turque, qui est autrement vigoureuse que la vôtre, car les Turcs sont vos maîtres en fait d’abus. N’espérez donc pas me tromper et me cacher vos capucines : je les apercevrai d’emblée et je vous avertis que je les arracherai. » Les deux Marocains avaient les yeux et les oreilles ouverts ; ils ne disaient plus un mot; on n’entendait que la voix de M. Féraud et le murmure lointain de la mer. Nous partîmes sur cette péroraison ; mais il n’était que trop vrai, les allées du jardin étaient obstruées par ces diablesses de capucines. Elles s’attachaient à nos jambes, comme pour nous narguer. M. Féraud en prit une et y joignit un coquelicot; puis il expédia le tout par un Arabe, qui souriait, au pacha et à son secrétaire. La capucine, nommée en Algérie et Tunisie Chabir-el-Bacha, c’est-à-dire : l’éperon du pacha, s’appelle au Maroc : Hakem-bela-cheriâ, ce qui signifie : un maître inique. Quant au coquelicot, il est l’emblème de la violence et porte le nom de Abou-Pharaoun : la fleur du pharaon, les Pharaons ayant, en Afrique, la réputation d’avoir été les plus féroces souverains. M. Féraud avait prouvé aux deux Marocains qu’il ne savait pas moins que la langue arabe le langage des fleurs.

Notre camp était dressé au bord de la mer, près des murailles de la ville, à côté de ce château Saint-Étienne, que ses coupoles font reconnaître pour une construction espagnole. Toute l’après-midi, des centaines de cavaliers avaient exécuté en notre honneur une fantasia enragée, sur une espèce de terre-plein bordé de cactus qui s’étendait derrière notre camp. La ville entière y assistait, plus curieuse encore de nous voir que d’admirer les évolutions assez médiocres des cavaliers. Il y avait là une population singulièrement mélangée, composée de musulmans, de juifs et d’Européens. Au coucher du soleil, nous fîmes en sa présence la cérémonie de la descente du drapeau. Lorsque nous marchions sous l’escorte des soldats du sultan, c’était le drapeau du Maroc, drapeau absolument rouge, sans aucun ornement, qui nous précédait. Mais au camp, étant chez nous, nous arborions le drapeau français, et le drapeau rouge du Maroc allait se réfugier sous la tente du caïd raha. A la chute du jour, nous le descendions avec la même solennité que sur un bateau de guerre. Nous nous rangions autour de la hampe, notre clairon sonnait une fanfare, deux janissaires de la légation tiraient des coups de feu, et nous nous découvrions tous avec respect devant l’emblème de la patrie absente. Chaque soir, la descente du drapeau, si simple qu’elle fût, me causait une émotion que s’expliqueront seuls ceux qui savent par expérience ce que c’est qu’aimer son pays à l’étranger. Assurément, on aime son pays au dedans d’une affection profonde, mais au dehors on a pour lui cette sorte de passion attendrie qu’on éprouve pour un amour éloigné que l’on ne connaît plus que par la privation. Il me semblait que la population d’El-Arâïch était frappée de notre culte pour le drapeau national, qu’elle comprenait les sentimens qu’il exprimait. Je cherchais à me rendre compte de son impression, lorsque je remarquai quatre Arabes vêtus d’humbles vêtemens et occupés à immoler un mouton devant la tente de M. Féraud. Étonné, je demandai au vice-consul de France à Tanger, M. Benchimol, ce que signifiait cette étrange démonstration. Il m’apprit que les quatre Arabes étaient des supplians qui venaient demander à M. Féraud d’intervenir auprès du sultan pour les débarrasser d’un fonctionnaire dont ils avaient à se plaindre. L’usage veut qu’en pareil cas on commence par un sacrifice. C’est à dessein que je me sers du mot sacrifice, car le mouton immolé n’est pas un présent ; celui devant lequel on le tue ne doit pas le garder pour lui, il le donne aux pauvres ou à ses domestiques. Une curieuse aventure arrivée jadis à M. Tissot prouve bien qu’il s’agit réellement de verser du sang innocent pour racheter une injustice, non de capter par des dons la faveur d’un protecteur puissant. Un soir, M. Tissot vit venir aussi quatre Arabes qui égorgèrent un mouton près de sa tente, le priant de demander au sultan l’éloignement de leur caïd, dont la cruauté était devenue intolérable. M. Tissot refusa nettement ; il ne voulait pas s’immiscer dans l’administration intérieure du pays, abus que commettent si mal à propos tant d’agens diplomatiques. Mais les quatre Arabes insistèrent, et, à bout de supplications, ils lui dirent : « Nous voyons bien que tu trouves le mouton insuffisant. Nous allons donc immoler l’un de nous à tes pieds ! » Et ils commençaient, en effet, à pousser l’un d’eux sous le couteau. En y regardant de plus près, M. Tissot reconnut que la victime choisie était une femme qu’on avait habillée en homme pour la conduire à ce singulier supplice. N’ayant pas, sur le peu de valeur de la vie des femmes, les idées arabes, conservant à cet égard un reste de préjugé européen, il s’empressa de se laisser toucher et de promettre ce qu’on lui demandait. Dans la suite de mon voyage, j’ai vu très souvent des Arabes immoler ainsi des moutons soit devant la tente de M. Féraud, soit pendant la marche, sous les pas de son cheval. Parfois, de peur d’être chassés, ils arrivaient à la tombée de la nuit, tuaient le mouton en hâte et ne venaient porter leur supplique que quelques heures plus tard. Mais j’étais blasé ; ces manifestations qui réveillaient en moi tous les souvenirs de l’antiquité me laissaient froid. À El-Arâïch, au contraire, dans l’ombre tombante du soir, j’avais été saisi par la vue de ces quatre Arabes s’avançant en silence pour accomplir avec une sorte de mystère leur sanglante opération. Le mouton s’était affaissé sans un cri, et les sacrificateurs, toujours muets et tristes, avaient attendu M. Féraud sans bouger de place et sans donner aucune marque d’impatience. C’est ainsi que se finit ma journée. La nuit, je dormis peu. Deux récitateurs du Coran psalmodiaient d’une voix haute, claire et mélancolique des versets du livre saint. Jusqu’à l’aurore, ils ne s’arrêtèrent pas une minute. Chaque fois que je me réveillais, je les entendais tantôt se répondre, tantôt chanter à l’unisson sur un mode d’une éternelle monotonie. Etaient-ce des fanatiques qui nous narguaient? Voulaient-ils, par leurs prières, purifier le pays que nous souillions? Avaient-ils la prétention de nous édifier? Ayant entendu parler de la science théologique de M. Féraud et sachant qu’il était affilié à un ordre musulman, songeaient-ils à l’édifier, à lui souhaiter une sorte de bienvenue? Je l’ignore; mais quel que fût leur dessein, leur mélodie aiguë et traînante n’était pas sans charme, au milieu du silence universel de la terre, accompagnée seulement par le bruit de l’océan, qui n’était ni plus lent, ni plus triste, ni plus uniforme qu’elle, et qui semblait résonner aussi comme une protestation, une plainte, une supplication ou une caresse toujours incomprise, et, par suite, toujours obstinément répétée.


IV. — LE SBOU.

C’est à quatre heures et demie du matin que nous dûmes quitter El-Arâïch, car nous avions une longue étape à faire avant d’arriver au campement. Le temps était sombre ; parfois, de petites averses venaient nous rappeler que le Maroc était un pays pluvieux et que Dieu n’avait pas fait de pacte avec nous, comme avec Moïse, pour nous préserver d’un nouveau déluge. Cependant, nous entrions dans un pays d’une merveilleuse richesse, dans la fameuse province du Gharb, qui jouit dans tout l’empire d’une réputation de fertilité non usurpée. Quoique la terre y soit à peine cultivée, elle porte de magnifiques moissons ; les villages y sont nombreux, entourés de jardins de l’aspect le plus riant. Partout où s’arrêtent les champs ensemencés commencent des prairies où l’herbe devient si haute, dans les années humides comme celle-ci, qu’elle atteignait souvent le poitrail de nos chevaux. Le safran sauvage, la scille et l’iris, que nous retrouvions partout, le ricin et la férule couvraient le sol de leurs fleurs. Nous rencontrions aussi de nombreux azeroliers fleuris, aux tiges énormes et tortueuses. Au loin, une ligne plus verte s’offrait à nos regards. Nous en approchions; c’était une forêt, une vraie forêt cette fois, avec des arbres aussi grands que les plus grands d’Europe, aussi touffus, aussi imposans. Nous cheminions tantôt au milieu de vastes et vertes clairières, tantôt à l’ombre de chênes gigantesques et plusieurs fois séculaires. Par malheur, la hache du bûcheron promène la dévastation dans cette solitude grandiose. Les charbonniers s’y livrent librement à leur industrie destructrice. Bientôt de nouveaux pâturages remplaceront la forêt et iront rejoindre les pâturages voisins, qui s’étendent presque à l’infini dans cette contrée remplie de troupeaux. Au sortir de la forêt, nous cheminons encore au milieu de collines et de plateaux dont la ressemblance avec ceux du Cantal me frappait de plus en plus. La bise qui soufflait sur eux, la pluie qui nous fouettait le visage, complétaient la ressemblance. Nous nous arrêtâmes sur un point élevé, aux environs de la k’oubba de Lella-Mîmouna-Taguenaout, près de laquelle se tient, chaque mercredi, el Arbâa, le marché le plus fréquenté du Gharb. La k’oubba de la sainte, entourée de cactus, est tout à fait charmante; on dirait un de ces jolis oratoires ensevelis dans la verdure qu’on rencontre dans nos campagnes de Provence et qui semblent être les sanctuaires d’un culte, non de sacrifices, mais de mystérieuses et poétiques émotions. Le fait est que la légende de Lella-Mîmouna-Taguenaout n’est pas de celles qui portent à la tristesse et aux vertus pénibles. Lella-Mîmouna était à la fois d’une grande beauté et d’une piété profonde; sa beauté l’inclinait à l’amour, sa piété lui fit choisir pour objet de sa passion un marabout renommé, Sidi-Bou-Selham, qui vivait au bord de la mer, entre Rbat’ et El-Arâïch, en un lieu où l’on vénère aujourd’hui sa k’oubba. Mais elle ne pouvait se présenter à lui et lui faire l’aveu de sa flamme et de ses désirs, sans risquer d’être éconduite par un homme aussi dévot. Elle supplia donc le ciel de la transformer en une négresse horrible, et c’est dans cet état qu’elle vint offrir à Sidi-Bou-Selham de faire sa cuisine et de s’occuper de son modeste ménage. Comment le chaste personnage aurait-il flairé la tentation? Il accepta donc sans hésiter les services de Lella-Mîmouna, pensant que ce serait une mortification de plus que d’avoir constamment sous les yeux une femme aussi laide. La nuit venue, Lella-Mîmouna reprit sa forme véritable, se revêtit de toute sa beauté, bornant là d’ailleurs ses vêtemens, et s’offrit ainsi aux regards troublés de Sidi-Bou-Selham en lui disant : « Pour te récompenser de ta sainteté, Dieu a décidé que tu posséderais dès cette terre une hourri céleste, et il m’envoie te donner un avant-goût des joies du paradis. » Cette fois, le marabout n’hésita plus : peut-on refuser les présens de Dieu? Le jour, Lella-Mîmouna se changeait en négresse ; la nuit, elle redevenait une adorable maîtresse. Le saint et la sainte vécurent de la sorte durant de longues années, jusqu’au jour où ils allèrent s’enivrer, dans un monde meilleur, des plaisirs dont ils avaient déjà si largement usé dans ce monde-ci.

Telle est l’histoire édifiante que m’a racontée le fkih, c’est-à-dire l’écrivain arabe de la légation de France, le surlendemain de notre départ d’El-Arâïch, lorsque nous reprîmes, toujours à quatre heures et demie du matin, la route de Fès, en passant devant la k’oubba de Lella-Mîmouna-Taguenaout, où une vapeur blanche, glissant des feuilles des cactus, se déchirait aux premiers rayons du soleil, comme les voiles mêmes de Lella-Mîmouna s’étaient déchirés aux regards brûlans de Sidi-Bou-Selham. Nous continuions à marcher dans de longues plaines médiocrement pittoresques, où aucun objet qui pût la distraire ne provoquait notre imagination. C’était toujours une contrée d’une grande richesse naturelle, mais à peine cultivée par ses habitans, une sorte de Beauce qu’on aurait oublié de labourer et qui se vengerait du dédain des hommes en faisant pousser, à côté de moissons maigres, des chardons gigantesques, des mauves aux fleurs rouges, inconnues, je crois, en France, et presque aussi grandes que des arbustes ; enfin, toutes sortes d’herbes et de fleurs d’une taille deux ou trois fois supérieure à celle qu’elles ont chez nous. Nos chevaux buttaient dans la boue, et comme les sentiers étaient plus défoncés encore que tout le reste du pays, nous passions sans hésiter au milieu des champs de blé, dont on peut se figurer aisément l’aspect lorsqu’une caravane telle que la nôtre les avait traversés. Mais, en Afrique, personne ne fait attention à de telles misères! Il est convenu que les cultures doivent être foulées, qu’elles sont faites pour remplacer les routes, lorsque celles-ci ont besoin d’être remplacées, ce qui arrive toujours. Au bout de l’étape, nous allâmes camper à Kariat-el-Habbâsi, c’est-à-dire à côté de la maison ou du village du cheik El-Habbâsi. Ce cheik, un des plus importans du pays, qui était accouru à notre rencontre avec une magnifique escorte de cavaliers, venait de marier sa fille au fils du grand-vizir, lequel est cousin germain du sultan. Grâce à cette alliance, dont il se félicitait beaucoup, bien que son gendre fût à moitié idiot, le cheik El-Habbâsi a vu son importance croître encore. C’est un beau vieillard à la physionomie intelligente, aux traits fins, qui m’a paru un des très rares Marocains doués d’une certaine distinction naturelle. Nous étions campés sur une colline qui dominait de quelques mètres son village, ou plutôt sa ville, car c’est le chef-lieu d’une province. Qu’on se figure un ramassis de maisons noires construites en pisé, serrées les unes contre les autres, séparées à peine par des ruelles fangeuses, avec des toits formés de chaume ou de branches. Seule, la maison du cheik, peinte en blanc à l’extérieur, dénotait quelque luxe. Cet ensemble de constructions misérables serait hideux si la ville n’était entourée d’une haie de cactus non moins élevée que les maisons, et si partout, à l’intérieur, ces mêmes maisons n’étaient dissimulées par d’autres haies de cactus. A quelque distance, un village ressemble à un bois de cactus sur lequel seraient posées des centaines de nids de cigognes. En effet, au sommet de chaque maison, s’étalent pour le moins deux nids de cigognes, souvent trois, quelquefois six; j’en ai même compté un jour jusqu’à huit sur une maison un peu plus grande, il est vrai, que la moyenne. Ces cigognes font le meilleur ménage avec les habitans, qui ont pour elles une sorte de culte, les regardant comme des oiseaux de bon augure, ennemis des reptiles et des animaux dangereux. En tuer une serait à leurs yeux une sorte de crime. Aussi les cigognes ont-elles la plus grande confiance dans les indigènes; elles font leur nid sur des maisons à peine élevées de un ou deux mètres, où les enfans pourraient les atteindre si la fantaisie leur en prenait. Mais à Dieu ne plaise ! Enfans, chiens, chats, poules, tout vit avec les cigognes dans une promiscuité innocente. Celles-ci vont et viennent à leur aise, portant la nourriture à leurs petits, qu’on voit ouvrir leurs longs becs maladroits au-dessus de leurs nids difformes, sans être jamais dérangés. Elles poussent continuellement le même cri, sorte de bruit de crécelle des plus désagréables, que les indigènes comparent à celui que font dans les bains maures les patins de bois des femmes, nommés calcabs. C’est une véritable scie, dans l’acception métaphorique du mot, mais qui n’incommode personne. Si peu poétiques que soient les cigognes, les indigènes les aiment assez pour leur confier parfois les plus délicates missions. j’ai entendu un jour un jeune berger chanter à l’ombre d’un arbre sur lequel une cigogne, prête à prendre son vol, agitait lourdement ses ailes, une chanson mélancolique dont voici la traduction :


O cigogne, ô toi à la taille élevée, ô toi qui habites au sommet du donjon, va et salue de ma part la coquette dédaigneuse qui a des bracelets de pieds retentissans et qui cause ma folie.


C’est chez le cheik El-Habbâsi que je me suis initié au cérémonial d’une réception marocaine. Nous étions allés le voir pour le remercier d’être venu à notre rencontre avec un brillant appareil et de nous avoir envoyé une mouna magnifique. Il nous reçut dans une sorte de pièce largement ouverte sur un jardin d’orangers et de citronniers. Des coussins et des tapis avaient été répandus par terre pour que nous pussions nous asseoir ou nous coucher à volonté ; toutefois le cheik lui-même se tenait sur un méchant fauteuil d’Europe, aux pieds usés et branlans, et il avait réservé une chaise de même origine et non moins délabrée pour M. Féraud. Le jardin était rempli de groupes de serviteurs et de soldats qu’on eût dit disposés en vue de la décoration. Pendant que le cheik causait avec M. Féraud, s’émerveillait de sa science en arabe et le priait de lui en laisser un témoignage en lui écrivant un morceau quelconque en beaux caractères, un personnage grave, vêtu des plus somptueux vêtemens blancs, se plaça au milieu de nous pour faire le thé. Il faut savoir qu’au Maroc le café est inusité, et que la boisson qu’on vous offre partout est le thé. On dirait que les Anglais ont passé par là! Que le ciel les confonde! Rien ne vaut le café turc et arabe de l’Orient, avec sa mousse crémeuse et son arôme exquis, tandis que le thé du Maroc est une boisson des plus médiocres. Mais les Marocains ne connaissent pas le café turc ou arabe. De plus, ils ne fument pas, sauf le kif qu’ils fument en cachette. Pour un homme qui a vécu en Orient, il est impossible de regarder comme de vrais musulmans des gens qui ne fument pas, et qui ne prennent pas de café. Je crois bien qu’au contraire c’est par excès d’orthodoxie que les Marocains font ainsi : mais c’est une orthodoxie bien peu pittoresque. Il faut pourtant ajouter, comme circonstance atténuante, que le thé marocain, qui se nomme ataî, est assaisonné de menthe, nommée nânâ, et de verveine, appelée, d’après un mot espagnol, luisa, ce qui l’empêche de ressembler tout à fait au détestable thé des Anglais. Voici comment on le prépare et comment on le boit. A peine le grave personnage dont je viens de parler s’était-il assis au milieu de nous, qu’un esclave noir plaça devant lui un plateau contenant une rangée de tasses assez petites, deux théières, un vase rempli de menthe et de verveine, un autre rempli de thé, une boîte pleine de sucre et quelques petits verres. Un second esclave noir approcha un trépied de forme élégante sur lequel chauffait une sorte de samovar en cuivre. Le préparateur commença par mesurer dans le creux de sa main la quantité de thé qu’il jugeait à propos de mettre dans chacune des théières. Puis il fit verser de l’eau par l’esclave noir, lava les feuilles, ainsi que nous faisons en Europe, et jeta le résidu. Ceci fait, il choisit deux énormes morceaux de sucre et les plaça dans les théières, qu’il fit remplir d’eau chaude. Quand il jugea l’infusion à point, il vida une certaine quantité de thé de chacune des théières dans deux verres différens, goûta et reversa ce qui restait au fond des verres dans les théières. Il ajouta alors un peu de sucre ou un peu de thé ; regoûta, ayant toujours soin de reverser ce qu’il ne buvait pas dans les théières. Le thé était à point, ce qu’il nous indiqua par un moyen fort connu de tous ceux qui ont assisté à un repas arabe, moyen bruyant et parfumé, après lequel il faudrait n’avoir ni ouïe ni odorat pour conserver un doute sur la satisfaction qu’éprouve l’estomac de celui qui l’emploie. La première tasse ne contient que du thé. Le préparateur verse alternativement dans chaque tasse du thé de chaque théière pour que les qualités et les défauts se compensent. On boit à tour de rôle et on remet les tasses sur le plateau. Alors commence la seconde opération, tout à fait semblable à la première, à deux exceptions près : d’abord l’adjonction de menthe et de verveine au thé des théières, ensuite la lessive des tasses qui se fait tout simplement en versant dans les théières le résidu qu’elles contiennent après que chacun a bu : parfois cependant la lessive ne se fait pas, ce qui est très propre, car alors, au lieu d’avoir le résidu de tous ses voisins, on n’a que le résidu d’un seul, la même tasse ne revenant jamais à la même personne. Il faut, pour être parfaitement poli, boire trois tasses, toutes trois horriblement sucrées, mais les deux dernières agrémentées de menthe et des résidus de celle ou de celles qui ont précédé.

On se fait à tout en voyage, même au thé marocain. j’ai fini à Fès par le trouver excellent et fort proprement préparé ; mais celui du cheik El-Habbâsi, malgré la grande quantité de sucre qu’il contenait, m’a paru un peu amer. Heureusement que, dissimulé dans un coin du salon de réception, j’ai pu le répandre presque tout entier sur un tapis sans que personne s’en aperçût. Le lendemain de cette initiation à l’un des plus grands charmes de l’hospitalité du Maroc, nous descendions dans la vallée du Sbou et nous traversions le fleuve. L’opération n’était pas des plus aisées. De Kariat-el-Hab-bâsi au Sbou, il n’y a pas beaucoup plus d’une heure de marche ; mais, grâce aux pluies diluviennes de l’hiver, nous avions à traverser deux énormes marais où nos chevaux enfonçaient jusqu’au poitrail. Nous arrivâmes au Sbou sans apercevoir le fleuve, tant il est encaissé dans des berges profondes, au milieu d’une plaine parfaitement plate, où rien n’indique sa présence. Le Sbou prend sa source au Djebel des Beni-Arzar à 4 kilomètres environ de Fès ; il a environ 550 kilomètres de développement, ses largeurs moyennes sont de 300,135,110 et 175 mètres. Sa plaine d’alluvions, qui commence véritablement au Sok-el-Tenin, après le Djebel-Seifat, et qui se prolonge jusqu’à la mer sur une longueur de 120 kilomètres, avec des largeurs moyennes de 10 à 50 kilomètres, comprises d’une part entre les collines du Gharb, dernières ramifications du Riff, et les montagnes des Zemmours-Chleuh d’autre part, est une des régions les plus fortunées du Maroc. Une tradition locale, recueillie par Marmol, affirmait que cette immense plaine avait été couverte autrefois par les flots de l’océan. « Élevée de quelques mètres à peine au-dessus de l’Atlantique, dit M. Tissot, elle n’offre, dans une étendue de 20 lieues de l’ouest à l’est, de 12 à 15 du nord au sud, aucune ondulation de terrain, aucun accident appréciable: à peine le regard est-il arrêté par le profil bleuâtre des hauteurs qui la limitent. C’est au milieu de ce vaste bassin que se déroule majestueusement le cours inférieur du Sbou, le plus grand cours d’eau de l’Afrique septentrionale, après le Nil : large de 300 mètres, le fleuve roule entre deux berges à pic, semblables à des falaises, des eaux bourbeuses comme celles du Tibre, et justifie par son aspect imposant cette épithète de magnificus que Pline a sans doute empruntée au récit des premières expéditions romaines[3]. » Pour moi qui ai vécu si longtemps sur le Nil, la vue du Sbou présentait un intérêt tout particulier. Je ne pouvais m’empêcher de comparer les deux fleuves qui coulent aux deux extrémités de l’Afrique, avec des destinées si diverses. Ils ont entre eux bien des ressemblances. Le Nil aussi roule des eaux limoneuses entre deux berges profondes, qui se creusent à mesure que le fleuve descend, et qui bientôt deviennent pareilles à des falaises de sable. Mais si magnifique que soit le Sbou, quelle différence entre le Nil et lui ! Et combien aussi sont différentes les rives des deux fleuves ! Le bassin du Sbou est d’une grande richesse naturelle, mais les hommes le laissent presque inculte ; il n’y a nulle part de travaux d’irrigation ; on ne trouverait même pas, dans cette grande plaine, une modeste noria, une seule! Le bassin du Nil, au contraire, si merveilleusement irrigué, doit presque autant aux hommes qu’à la nature. Il ne s’étend pas, comme celui du Sbou, à perte de vue jusqu’à des collines lointaines perdues dans le bleu de l’horizon. Presque partout il est borné, au bout de quelques kilomètres, par des montagnes de grès, aux formes charmantes, aux inimaginables et indescriptibles colorations. Enfin des ruines merveilleuses se dressent sur les bords du Nil, tandis que quelques cabanes d’Arabes se reflètent seules dans les eaux bourbeuses du Sbou. L’Egypte a vu passer et a porté les plus admirables civilisations du monde : celle des Pharaons, celle de la Grèce expirante, celle de Rome, celle des Arabes dans la fleur de leur génie ; le Maroc, à peine effleuré par Rome, a brillé sous les Arabes d’une vive clarté, mais d’une clarté éphémère, bientôt éteinte sous les souffles brûlans du désert.

Le temps me manquait pour continuer mes réflexions ; il fallait passer le fleuve : opération difficile ! Bien entendu, le Sbou ne possède pas un seul, pont et il n’est guéable qu’en été lorsque l’eau est presque complètement écoulée. A l’époque où nous étions et au Mechràa-bel-Ksiri ou Gué-de-Ksiri, où nous nous trouvions, il avait une profondeur de 3 ou 4 mètres au moins sur une largeur de plus de 150 mètres. En outre, son lit, obstrué de bancs de sable, ne nous permettait pas de passer en ligne droite sur la rive opposée. Nous n’avions qu’une seule barque pour nos bagages, notre artillerie, nos bêtes, nos gens et nous. Encore cette barque était-elle déjà à moitié remplie d’Arabes, les uns bateliers, les autres chargés de seconder les bateliers, les autres chargés de seconder ceux-ci, et ainsi de suite, selon la mode de tous les pays arabes. Il fut décidé qu’au milieu de la journée, à l’heure où le soleil est le plus chaud, nous ferions passer chevaux et mulets à la nage, car nous en aurions eu sans cela pour cinq ou six jours. Chaque voyage de la barque durait environ trois quarts d’heure et servait au transport de quatre ou cinq d’entre nous et d’autant de cantines. Au reste, la barque chargée était charmante à voir pour ceux qui restaient sur les rives, car ceux qui étaient dedans avaient quelque peine à s’y tenir. Empilés les uns sur les autres à côté des bagages, ils recevaient sans cesse des coups d’avirons qui risquaient de les jeter à l’eau. Les Arabes les enveloppaient de toutes parts sous prétexte de les consolider et grimpaient en outre en pyramide sur les bagages. L’un d’eux, placé au sommet du chargement, avait pour unique fonction de diriger la mélodie sans laquelle ne s’exécute aucun travail en Afrique. La barque s’ébranlait lentement ; aussitôt le musicien entonnait son chant, que tous les bateliers répétaient en chœur. Leurs voix augmentaient graduellement à mesure que la barque s’avançait décrivant dans le fleuve des courbes élégantes autour des bancs de sable, et rien n’était joli, à distance, comme cette masse colorée et murmurante qui glissait sur la surface bleue de l’eau avec des refrains prolongés dans l’air sonore du matin et dans l’espace démesuré de la plaine. Quant au sens de ces refrains, il était des plus simples. Le nom d’Allah revenait à satiété, comme toujours. Allah, isahal alima! Que Dieu nous facilite (le passage), voilà ce qu’ils disaient. Les musulmans ne font pas une seule action sans inviter ainsi Allah à y intervenir. Même lorsqu’ils font celle que Lella-Mîmouna-Taguenaout et Sidi-Bou-Selham faisaient tous les soirs, par une jouissance anticipée du paradis, ils éprouvent le besoin d’être secondés par Dieu. Bismillak ! au nom de Dieu! disent-ils; et beaucoup, paraît-il, ajoutent en suppliant: Allah isahal alima !

Le chargement de la barque donnait lieu à ces éternelles scènes de maladresse, de cris, de mouvemens désordonnés dont les Arabes accompagnent aussi tout travail. Sans la présence du cheik El-Habbâsi, qui avait voulu présider lui-même à notre passage, jamais elles ne se seraient terminées. Elles étaient aussi raccourcies dans leur durée par l’intervention d’un homme admirable, qui a été la Providence de tout notre voyage, le caïd Mohammed Alkalaï, un des janissaires de la légation de France. Tout le monde connaît, sans le savoir, la figure qu’a ou plutôt qu’a eue le caïd Mahommed Alkalaï. C’est lui qui a posé pour le bourreau de Grenade dans la fameuse toile d’Henri Regnault qui figure aujourd’hui au Louvre. Henri Regnault n’avait pas été chercher bien loin ses modèles à Tanger : il avait pris son bourreau parmi les janissaires et sa Salomé parmi les servantes de la légation, où, il y a peu de temps encore, cette dernière faisait la vaisselle, n’agitant plus que sur des assiettes sa chevelure d’ébène et ne montrant ses dents d’ivoire qu’aux marmitons. Le caïd Alkalaï n’a plus la fière tournure que lui a donnée Henri Regnault. Maigre comme un piquet de télégraphe, la moustache taillée à l’impériale avec une barbiche des plus pointues, la figure ridée comme un vieux parchemin, les épaules tombantes au point qu’elles n’existent presque plus, le corps long et osseux, les jambes grêles, il a un faux air de don Quichotte qui frappe au premier abord. Et j’ose dire qu’il vaut l’illustre chevalier de la Triste Figure, qu’il n’est pas moins dévoué, pas moins prêt à tous les sacrifices, pas moins noble de cœur et de caractère. Son unique passion est la légation de France, pour laquelle il se ferait hacher menu comme chair à pâté. Il faut le voir dans une ambassade pour juger de sa valeur. Toujours debout, toujours alerte, toujours veillant et surveillant, c’est lui qui fait tout aller, qui fait dresser les tentes, charger et décharger les bagages, passer les fleuves, gravir les montagnes et traverser les plaines. Il fait tout cela sans précipitation, sans faux empressement, avec une dignité superbe. Lorsqu’il circule au milieu des Arabes coiffé d’un turban gigantesque, assez semblable aussi à l’armet de Mambrin, il est impossible de ne pas admirer l’activité dévorante et calme de sa comique personne. Autour de lui, les Arabes ne se pressent pas ; ils invoquent le nom d’Allah, espérant sans doute que Dieu fera la besogne pour eux; ils se font des politesses mutuelles ; ils pratiquent de leur mieux la maxime : Pas de zèle! Il fallait les voir lever ou dresser le camp, lorsqu’Alkalaï, par hasard, n’était pas là. Quelle nonchalance ! Quel temps gaspillé ! J’ai dit que les Marocains étaient fort grossiers envers tout chrétien : ils ne l’appellent que tager, ce qui veut dire marchand ; jamais ils ne le traiteraient de sidi, c’est-à-dire monsieur. Mais le moindre portefaix, s’adressant au moindre de ses confrères, lui donne sans hésiter du sidi à pleine bouche. j’entendais constamment dans le camp: «Sidi, relève cette toile ! Sidi, prends cette corde! » Et tous ces sidis, se faisant des complimens mutuels, ne faisaient pas autre chose. Ce qui ajoutait à la confusion, c’étaient les soldats français qui se mêlaient de donner des ordres aux indigènes dans le plus pur gascon, et qui s’étonnaient de n’être pas compris. j’avais, quant à moi, un domestique basque qui leur parlait en son patois et qui les traitait de ganaches en voyant leur ébahissement. Il est revenu convaincu qu’un peuple qui ne comprenait pas le basque était tout à fait abruti. Les soldats poussaient tous les jurons des casernes, ce qui aurait fort choqué les Arabes s’ils se fussent doutés que le nom de Dieu, ce nom de Dieu qu’ils invoquent si pieusement, était maltraité de la sorte. Au plus fort du vacarme, Alkalaï arrivait, et tout rentrait dans l’ordre ; et, en moins d’une minute, ce qui avait coûté jusque-là des heures inutiles de travail était achevé ! Sur les bords du Sbou, il se multipliait ; nous lui avons certainement l’obligation d’une journée au moins qui aurait été perdue sans lui.

Le passage à la nage des bêtes de somme nous offrit un spectacle des plus pittoresques. On commença par les chevaux. Comme il n’y a pas d’animaux plus bêtes que les chevaux, rien n’était plus difficile que de les lancer en plein fleuve, et lorsqu’on y avait réussi, on ne pouvait les lâcher qu’après avoir franchi le courant: sans cela, ils s’y seraient abandonnés. L’opération exigeait deux hommes qui se plaçaient de chaque côté de la tête de chaque cheval et qui l’entraînaient à l’eau. Mais, avant d’y réussir, que de difficultés ! Les uns s’échappaient sur la rive, remontaient la berge, et filaient dans la campagne, où il ne fallait pas moins d’une heure pour les rattraper ; les autres, arrivés au milieu du fleuve, voire même sur l’autre rive, retournaient en arrière en poussant des hennissemens furieux. Pendant qu’ils nageaient, ils soufflaient avec le bruit de locomotives qui s’arrêtent. Les cris des Arabes augmentaient le tumulte. Je dois dire à la louange des mulets, animaux beaucoup plus intelligens, car ils se rapprochent de l’âne, qui est l’intelligence même, qu’ils n’imitaient en rien les sottes révoltes et tous les embarras des chevaux. Après les avoir débâtés, on les poussait en masse dans le fleuve, et ils allaient de l’avant, sans se faire prier, se bornant, eux aussi, à renifler si bruyamment, qu’on eût dit, à les entendre tous ensemble, des centaines de trains entrant en gare à la fois. Mais, arrivés sur la rive opposée, une grande difficulté se présentait : comme le fleuve quelques jours auparavant coulait à pleins bords, et comme il s’était retiré très vite, il avait laissé un grand espace de boue liquide qu’il fallait franchir pour atteindre la terre ferme. Chevaux et mulets y enfonçaient à chaque pas; rien n’était plus drôle que de les voir se débattre, essayer de relever une jambe pendant que les autres enfonçaient à leur tour, recommencer à satiété ce travail de Pénélope sans se décourager et sans arriver à un résultat. Lorsque leurs jambes de derrière étaient embourbées, ils glissaient doucement dans la vase, où ils semblaient prendre un bain de siège. L’un d’eux même, s’étant laissé choir et ne pouvant plus se relever, descendait rapidement dans la boue, sous le poids de son corps, que les jambes ne supportaient plus, si bien qu’en quelques minutes son cou et sa tête seuls restaient à l’air libre. Naturellement les Arabes criaient, se donnaient des ordres mutuels, se traitaient de sidis, se disaient des injures ou des politesses. Il fallut de grands efforts pour les décider à opérer le sauvetage de la pauvre bête, qu’on dut littéralement déterrer. Quelques minutes encore, et il eût été trop tard. Vers cinq heures du soir, le passage était à peu près terminé. Il avait commencé à cinq heures du matin. Encore restait-il des chameaux et les caissons d’artillerie, qu’on devait transporter la nuit au clair de lune. « Et quand on pense, dit tout à coup le caïd raha, qui avait vu Rome, Londres et Paris, quand on pense qu’à Paris, avec un pont, nous serions tous passés en dix minutes ! » Réflexion profonde, digne de M. de La Palisse, qui m’ouvrait des jours nouveaux sur les avantages de la civilisation. j’étais occupé à en sonder l’étendue, tandis que le soleil se couchait à l’horizon, dorant les eaux du Sbou de teintes claires qui lui donnaient réellement un faux air de Nil, que quelques-uns de mes compagnons chassaient dans la campagne, que d’autres péchaient dans le Sbou des aloses énormes et exquises, et que M. Féraud, assis au milieu d’un groupe de musulmans attentifs, leur faisait je ne sais quel discours, avec des airs, des gestes et des mouvemens de conteur arabe, dont l’auditoire boit les paroles. Une dernière barque chargée comme toutes les autres traversait l’eau; tout à coup, nous voyons surgir, à un détour du fleuve, une sorte d’embarcation légère, d’une forme étrange et d’une coloration verte, qui ressemblait à celle des prairies environnantes. Elle était composée de roseaux fraîchement cueillis, dont les tiges, ramenées en avant, se relevaient comme en un bouquet; l’arrière était coupé tout droit: on eût dit la moitié antérieure d’une gondole qu’on aurait séparée par le milieu. Livrée au courant, sans personne en apparence pour la guider, elle suivait le fil de l’eau si rapidement, qu’on ne pouvait s’empêcher de trembler pour la barque qu’elle allait certainement rencontrer, et qui chavirerait, vu le manque d’équilibre du chargement. En effet, un Arabe effrayé saute et court à cette embarcation verdoyante, qu’il traîne sur un côté du fleuve. Au bruit de cette manœuvre, deux bateliers se réveillent et soulèvent une tête étonnée au milieu des branches vertes. C’étaient des pêcheurs, et l’embarcation était une ma’adiâ, sorte de bateau de pêche qu’on abandonne ainsi aux caprices du Sbou et sur lequel les indigènes, avec leur insouciance ordinaire, s’endorment sans crainte, à la garde d’Allah. Je ne saurais dire combien ces ma’adiâ sont charmantes, et quel effet m’a produit l’apparition de l’une d’elles, d’abord si mystérieuse, aux rayons du couchant. On l’eût prise pour un simple bouquet de feuillage jeté sur l’eau ; mais il aurait fallu qu’arrêtée dans sa course vers l’inconnu par une main tremblante, il en sortît autre chose que deux pêcheurs se frottant les yeux. Il manque toujours quelque chose à la réalité pour être parfaitement poétique!


GABRIEL CHARMES.

  1. Recherches sur la géographie comparée de la Mauritanie Tingitane.
  2. Itinéraire de Tanger à Rbat’.
  3. Recherches sur la géographie comparée de la Mauritanie Tingitane.