Une Ambulance de gare/02

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Une Ambulance de gare
Revue des Deux Mondes6e période, tome 33 (p. 910-934).
UNE AMBULANCE
DE GARE

II [1]


QUELQUES SCÈNES

L’ambulance s’organisait admirablement. Les dévouemens étaient sincères, la direction intelligente et active, les aides ne manquaient pas. Jour et nuit, par roulement, les services se remplaçaient aux cuisines et à l’infirmerie et chacun prenait à cœur de se montrer à la hauteur de sa tâche. Peu à peu s’effaçaient les jalousies, les mesquineries, les rivalités, les tracasseries, les menues guerres intestines que ne manquaient pas de se livrer toutes ces belles oisives habituées à l’étroit esprit des salons. Une nouvelle fraternité les rapprochait : le lien que créent les mêmes angoisses et les mêmes douleurs. De chacune, maintenant, on savait l’histoire. Et la fière comtesse dont le mari se battait quelque part en Alsace s’enquérait avec le plus grand intérêt du fiancé de la petite étudiante. Elles se disaient le numéro de régiment de leurs soldats, des lieutenans, des capitaines, et, tout en se livrant à une enquête personnelle, chacune se renseignait pour les autres et les nouvelles étaient discutées en commun, l’ambulance formant de plus en plus une grande famille. Il y eut ainsi quelques beaux jours de vie intense et de prospérité. L’administrateur put lire avec orgueil les félicitations du ministère de la Guerre...

« Oui, mesdames ! Oui, messieurs ! En France il n’y a pas deux ambulances de gare qui marchent comme celle-là... Vous entendez ?... pas u-ne. »

RÉVEIL DANS LA NUIT. — Rentré le soir à huit heures, vous avez diné sans conviction, les genoux rompus. L’inquiétude ou la trop grande fatigue vous ont tenu, deux heures, à danser et à vous retourner sur votre lit. Le sommeil bienheureux est enfin venu, profond, noir comme un lac... Croix-Rouge !

Gris dans la nuit, sonnette, hurlemens du chien de garde, et, devant la porte, la lanterne de deux petits cyclistes avertisseurs : « Un train pour minuit. » Il est onze heures.

Premier sentiment : « Qu’ils aillent au diable ! »

Premier geste : s’enfouir de nouveau dans le bienheureux anéantissement, sourd, aveugle, muet...

Puis, le remords, la vision de la désolation qui vous réclame, la honte, la juste fureur contre vous-même... et la résolution héroïque... les habits ajustés en grande hâte... le vent frais de la nuit... la route déserte... la symphonie des étoiles, du croissant de lune, du grillon et des vers luisans... le « Qui va là ? » des sentinelles sous les ponts... le « Croix-Rouge ! » lancé fièrement... et l’agréable surprise de se trouver un des premiers au rendez-vous dans les cuisines où vous guette la première corvée.

La corvée du pain. — Minuit. Les cuisines affolées : 800 blessés annoncés, à peine du pain pour 200 ! Les boulangers n’ont pas livré... On s’arrache les cheveux.

Apparition de trois dames auxiliaires suivies de trois messieurs accompagnateurs : « Ah ! vous voilà, vous ! » Il y a là toute l’amertume des gens qui supportent toute la responsabilité, en face de simples manœuvres... Aussitôt l’idée excellente : « Au pain ! vite ! au pain ! Du pain à tout prix ! arrangez-vous ! » On leur met sur les bras paniers et corbeilles, de gré ou de force : « Arrangez-vous ! »

A travers les vieilles rues endormies, c’est une procession nocturne comme une ronde de veilleurs au Moyen Age. Par les soupiraux de caves, visions de torses nus blancs de farine, de bras dans le pétrin jusqu’au coude, de faces de pierrots aux cils poudrés. Le pain n’est pas encore au four.

Plus loin : tout éteint. Ils frappent à la porte... pour l’amour de Dieu. Une vieille en bonnet se montre à la lucarne, comme la mère Michel dans la chanson, également prête à crier « au voleur » ou bien à leur verser un broc d’eau sur la tête... Là, récolte de dix pains rassis.

Ils continuent ainsi la ronde, balançant les mannes pleines qu’ils portent deux à deux, et qu’ils ramènent en triomphe, courant et suant de peur de manquer le train, sûrs d’avance des exclamations et des complimens.

Aux cuisines, accueil nonchalant et glacé : « Posez cela dans un coin, » le boulanger en leur absence ayant livré les pains commandés...

LA VAISSELLE. — On vient de ravitailler un train de huit cents blessés. On annonce un autre train de cinq cents blessés dans une demi-heure, et, dans deux heures, un grand train de mille.

« A la vaisselle ! » Tout le monde à la vaisselle ! Il ne s’agit pas de se dérober. Aux portes de sortie il y a de sévères gardiens qui rabattent les fuyantes proies.

Ah ! ce barbotage de quarts ! On fait contre fortune bon cœur, et mains noires, mains blanches, mains rouges veinées de violet, mains douces, mains flasques, grosses mains d’hommes maladroites, onctueuses mains potelées, tout cela s’échaude, se graisse, ferraille, tripote, frotte, bouscule, empile et range, dans un bourdonnement de rires, de cris, de bavardages, tandis que l’administrateur monte la garde devant les tentes.

C’est l’inévitable corvée à laquelle on n’échappe pas. Mme la baronne de B... y voisine avec un chanoine, docteur en théologie.

LINONS ET BATISTES. — Comme les mouchoirs s’épuisaient, il fut à la mode d’apporter ses mouchoirs de bal, douces reliques sorties d’un sachet fleurant la violette ou l’iris.

Les heureux blessés qui recevaient le don relevaient galamment les pointes de leurs moustaches, baisaient le petit carré de dentelles d’un joli geste à l’ancienne France et, le serrant précieusement dans leur portefeuille, continuaient de se moucher dans des lambeaux de pansemens...

MONSEIGNEUR. — Ces messieurs les officiers de la gare se sont fâchés : « Il y a trop d’encombrement et trop de désordre sur les quais. Ces dames de l’ambulance ne font pas assez de ménage... etc., etc. »

L’évêque assiste silencieusement à l’algarade et se promène de long en large sur les quais. Deux petits garçons le suivent portant sa serviette bourrée de médailles : Dieu et Patrie.

Un train montant : des grappes de chasseurs aux portières, sur les marchepieds, jusque sur les toits : « Vive monseigneur ! » Les petits gamins « lui » tendent les paquets. Lui, tremblant de hâte, dépouille papiers, ficelles, et, par poignées, puise inlassablement, et lance à toute volée ses médailles sur chaque wagon qui passe, s’animant comme au jeu de balles. Les soldats s’excitent au jeu : « Attrapera ! — Attrapera pas ! — A moi, monseigneur ! Merci, monseigneur ! — Vive monseigneur ! »

A la gare, tout le monde est sur les quais : officiers, soldats, infirmières... Pour un peu, on applaudirait aux beaux coups d’adresse, et Monseigneur est très content. Et puis, comme le train est passé et que des multitudes de petits papiers à médailles jonchent le sol autour de lui, Monseigneur sourit mystérieusement, rentre à l’infirmerie, en ressort avec un balai... et, gravement, un peu gauchement, avec la plus grande application du monde, se met en devoir de nettoyer le quai...

A LA MANIÈRE DE FRANCE. — Que n’ai-je su le nom de ce vieux commandant, couché sur la paille d’un fourgon parmi ses hommes ?

Il n’a pas soif, il n’a pas faim ; sa jambe, enveloppée d’un volumineux pansement, ne l’incommode pas le moins du monde. Svelte et jeune sous ses cheveux blancs, sa fine tête appuyée contre la paroi de planches, il domine ses pauvres compagnons de misère, l’aspect si nettement supérieur que point n’est besoin de compter les galons de son uniforme pour reconnaître en lui le chef.

— Ah ! commandant, se récrie la petite ambulancière, peinée de voir toutes ses offres déclinées, n’accepterez-vous même pas une tasse de café ?

Le commandant sourit, prend un air embarrassé, considère la frêle jeune fille toute blanche et lui dit doucement :

— Vous voulez donc à tout prix que je vous demande quelque chose ?

— Oh ! oui, mon commandant !

— Eh bien, voulez-vous me donner ma canne, ce bâton ferré ? Là... Maintenant, vous allez voir !

Péniblement il se relève, les jambes raides.

— Mon commandant, appuyez-vous sur moi.

— Oh ! je marcherai bien tout seul !

Il s’arrête, fait un pas, s’arrête encore.

La jeune fille le regarde avec de bons yeux de chien d’aveugle :

— Mon commandant, si vous vouliez ?

Elle se fait toute petite, lui tend son épaule, la met presque à la portée de la main de l’officier.

— Mon commandant... Mon commandant...

Il hésite avec un charmant embarras.

— C’est que, mademoiselle, nous renversons totalement les rôles...

Le visage de la jeune fille s’illumine d’un tel plaisir qu’il se décide tout à fait.

Adossé soudain, mettant une certaine coquetterie à boiter aussi peu que possible, il s’appuie fermement à sa petite compagne, rouge de fierté :

— Mademoiselle, nous allons passer en revue mon bataillon.

De wagon en wagon, ils vont tous deux parmi les groupes : elle, droite et grave sous sa coiffe blanche ; lui, souriant et paternel.

Il interroge ses hommes, s’inquiète de leurs blessures, prend part à leurs souffrances, les encourage, les félicite, les console, sollicite pour eux les vivres ou les soins qu’ils n’osent réclamer.

On devine le lien profond qui les unit : chefs et soldats sont frères d’armes, hier exposés aux mêmes balles, aujourd’hui pareillement infirmes. Néanmoins, pas un ne s’étonne de voir le chef debout, tandis qu’ils restent prostrés dans leur douleur. Obscurément ils se sentent chacun dans leur rôle. Celui qui s’élança le premier de tous à l’assaut, à cette heure, se penche sur tous. Ils lui obéissent aveuglément : il leur doit de mériter cette obéissance. Il est le chef : noblesse oblige...

Ainsi parcourt-il le train, en maître et en père. Lorsqu’il s’est rendu compte de tout, il revient à son fourgon et se recouche sur la paille. Et, comme la petite conductrice insiste pour qu’il ne reparte point à jeun :

— Eh bien, maintenant, si vous le voulez bien, mademoiselle, vous pouvez me donner cette fameuse tasse de café.

LA « FIÈVRE » DU PANSEMENT. — Le microbe mit un certain temps à éclore et à se développer. Il manquait de hardiesse, d’habitude, le terrain était trop neuf.

Il ne piqua pas tout le monde en même temps et fit d’abord son apparition chez celles que, secrètement, tourmentait la « vocation. » Il paya d’audace, et la contagion fit d’étonnans progrès. Bientôt le mal éclata dans sa virulence et la plus timide en fut infectée.

La crise débutait par une élévation de température, des mouvemens désordonnés et une grande nervosité dès l’approche d’un train de blessés. La fièvre augmentait à l’apparition du premier soldat couché sur une civière. A la vue d’un membre enveloppé dans un lambeau de toile rougie, les pulsations se précipitaient, les gestes perdaient de plus en plus leur coordination, le cerveau battait la campagne et les premiers symptômes se déclaraient.

Les doigts palpaient d’abord innocemment les alentours de la plaie convoitée. On offrait d’entailler le drap de la capote raidie, on proposait des épingles de sûreté, on tâtait avec délices la peau saine de chaque côté de la blessure, on posait d’insidieuses questions : « N’est-ce pas trop serré ? N’est-ce pas trop sec ? Est-ce solide ? » Le brave soldat tombait immédiatement dans le piège : d’ailleurs, il ne demandait pas mieux. Alors les doigts tremblans se jetaient sur la proie. — L’ivresse de déplier les bandes, d’enlever un à un les carrés protecteurs, de sentir la toile résister, de tamponner à l’eau tiède, de voir le coton se détacher flocon par flocon, de découvrir enfin la plaie, le mystère caché sous tant de voiles, le trou net et rond de la balle, auréolé de violet, où des bourrelets de chairs granuleuses et noircies forment entonnoir, l’entrée d’une baïonnette, ouverte sur la peau comme une bouche grimaçante et lippue s’épanouissant en hideux sourire, la pire curiosité des blessures que l’on n’ose découvrir tout à fait, tant elles paraissent horribles et profondes, l’étrange émotion de sentir sous sa dépendance ces grands corps de guerriers abattus, la vanité de remplacer par un ouvrage de ses propres mains l’ancien pansement a priori détestable, la persuasion de sauver un condamné à mort... et la gloire d’avoir bien mérité de la patrie !

Ainsi se développait l’accès normal.

Après cette première manifestation, le délire ne connaissait plus de bornes. Frénétiquement, la malade se jetait sur son plus proche voisin, et bras, jambes, cuisses, tête, ventre, épaules, doigts passaient entre ses mains armées d’iode et d’eau bouillie. Une fièvre sacrée l’exaltait, elle devenait machine à panser, et rien ne l’arrêtait, pas même la défense du médecin !

L’épidémie les gagnant toutes, ce fut à chaque train une débauche de coton, de toile, de tarlatane, de taffetas gommé. Sur les civières, sur les banquettes, sur la paille, sur les marche-pieds, sur les quais ; debout, couchés ; à l’abri, en plein vent, au soleil, à la pluie, à la poussière, au froid, au chaud, ce n’étaient que pans de chemise flottans, poitrails nus, flancs ouverts, jambes déculottées. Elles pansaient, pansaient, pansaient.

La maladie prit des proportions tellement inquiétantes que tous les docteurs se liguèrent pour sévir. Ils employèrent les grands remèdes : ils enlevèrent tout droit de pansement à une bonne moitié des infirmières qu’ils renvoyèrent à leurs occupations de la lingerie ou du ravitaillement. Ils firent surgir un ordre du ministère interdisant aux dames de toucher aux pansemens sans l’ordre formel du médecin-major.

Ainsi végéta misérablement le microbe après avoir connu de si beaux jours.

L’OVATION. — Nuit d’été, claire, étouffante. Du train montant qui passe sortent d’étranges sons de cornemuse grêles, aigres, nasillards. « C’est la nouba des Marocains, » explique un officier aux infirmières qui veillent sur le quai.

Aux portières, quelques burnous blancs. Tout à coup ils ont aperçu le drapeau de la Croix-Rouge et les jeunes femmes groupées devant la porte. En une seconde, farouchement, comme prendrait le feu, c’est la fantasia la plus échevelée. Des portières au toit, d’un wagon à l’autre, pendus par un bras dans le vide, gesticulant, hurlant, les regards jaillissant comme d’un brasier, les burnous déployés couvrant soudainement tout le train de grands battemens d’ailes blanches, on dirait une danse de fakirs. C’est un éclair de la folie guerrière et de la frénésie des batailles. On sent l’odeur de la poudre et du sang. On partirait en magnifiques chevauchées, chargeant à mort, droit sur les destriers...

Ils crient et leur nouba nasille Sambre-et-Meuse. Que crient-ils, ces démons ? Quel blasphème ?

Pâlissant un peu, et debout, les jeunes femmes regardent passer l’avalanche. Lorsque le train a disparu, les oreilles bourdonnent encore des vociférations...

— Avez-vous entendu ce qu’ils criaient ? demande à nouveau le capitaine : « Vivent les dames de France ! »

DES MAROCAINS BLESSÉS. — Ils gardaient sur la paille ou sur leurs civières le silence et l’immobilité du désert. Il y avait de vieux chefs à la barbe blanche. O voyageur, c’est celui que vous avez rencontré sous la pure lumière, au centre du grand cercle aveuglant de l’horizon ; c’est le grave pèlerin de l’Islam, au chapelet d’ambre jaune ; c’est votre hôte de la palmeraie où les femmes sont drapées de bleu ; c’est celui dont vous avez écrit : « Un vieillard m’attendait... »

Psichari, voici ceux dont vous avez reçu la première leçon... Les voici, graves et tournés vers leur Dieu, indifférens à la douleur qui les tenaille, indifférens au voyage, indifférons aux spectateurs, indifférens au décor de leur champ de bataille et soucieux seulement d’obéir à leur destin. Les voici, fermes comme le roc, lointains et superbes, absorbés dans leur contemplation intérieure et fermés comme le silence et comme la mort...

Presque tous portaient des blessures au sabre ou à la baïonnette. Sous leurs larges vêtemens de toile bise, ils grelottaient, la nuit, de fièvre et de froid. Leurs lèvres décolorées avaient d’étranges tons de terre brûlée, et les bords de leurs blessures étaient noirs comme leurs lèvres.

Ils réclamaient tous du lait qu’ils buvaient avidement, en pasteurs nomades, se figurant, rien qu’à la douce sensation du lait tiède sur la gorge, le groupe des troupeaux au bord d’un puits ou bien des soirs pleins de cris et de rumeurs sur les villages...

Une grande timidité paralysait les petites infirmières à leur approche. Certains remuaient à peine les lèvres ou ne comprenaient pas. Elles lisaient bien une certaine reconnaissance dans leurs yeux ; mais ils remerciaient à peine, farouches et hautains : « Ils nous traitent en moukhères, » constatait une jeune femme dépitée. Quelques-uns, cependant, se méprenaient à la blancheur des voiles et murmuraient : « Merci, ma sœur ! »

LES LETTRES. — De la large poche de leur tablier blanc, celle que certaines appelaient en riant leur poche marsupiale, les infirmières tiraient d’inépuisables trésors.

Quand leurs blessés étaient soignés, pansés et bien repus, et que, ne sachant que faire, ils s’asseyaient sur les marchepieds d’un air mélancolique, elles puisaient joyeusement dans leur profond réservoir et tiraient des multitudes de cartes jaunes, roses ou bleues, gaies à voir, engageantes au possible, accompagnées de canifs et de crayons, et proposaient, comme une suprême récompense : « Qui veut écrire à ses parens ? Qui veut une carte ? »

Ils en voulaient tous. Les infirmes dictaient aux autres. Ainsi que le bossu de la rue Quincampoix, on aurait pu louer son des comme un pupitre. Ils écrivaient sur leurs genoux, par terre, sur les portières, sur les parois des wagons. Les jeunes femmes s’offraient comme secrétaires. Il y avait des adresses péniblement épelées de petits villages perdus, aux noms de vieux terroir, sur des rivières de romance ; de pittoresques mots du Midi, claquans et secs comme des castagnettes ; des mots bretons chantans et terminés en ec... Elles se mettaient à dix pour traduire en syllabes françaises les rudes sons gutturaux des Arabes, et n’y parvenaient pas.

Ce qu’ils écrivaient ? La plupart, l’adresse dictée, restaient sots.

— Tournez quelque chose à votre idée, madame. Surtout, ne dites pas que je suis blessé : ils s’en feraient du mauvais sang !

Ou bien :

« Ma chère épouse, c’est pour t’annoncer que je vais très bien. Le bonjour à tout le monde. Plus rien à te dire.

« DEPLA Edouard. »

CHARITABLE ERREUR. — La jeune femme n’avait pas le temps de penser. L’infirmerie était comble. Cinq lits et trois brancards en rang sur le parquet. Un jeune homme blond, touché au ventre, se tordait en convulsions silencieuses, les yeux fous de douleur. Sur un fauteuil, un grand corps effondré grelottait sous un cachemire des Indes ramassé Dieu sait où ! Sur une civière, un Arabe noir et maigre comme une vieille chèvre suçait avec mille précautions, pour ne pas rouvrir sa lèvre fendue, un biscuit trempé de lait qu’une jeune fille agenouillée introduisait doucement au coin de sa bouche. Dans un angle, deux dames assistaient un malheureux fracturé du bassin que tourmentaient de violentes coliques. D’autres écartaient les mouches des pâles visages sanglans qui reposaient sur les oreillers... L’infirmerie était comble, comme une ambulance après la bataille.

Elle, s’occupait de tout son cœur, très sage et appliquée, la tête inclinée un peu de côté, par attention, reléguant au plus noir d’elle-même l’angoisse.

La voix de son amie la fit trembler, soudain : « Regarde, Claire ! »

Elle tourna la tête vers ce que lui montrait sa compagne et vit deux officiers qui souriaient sur le seuil... L’un avait la tête bandée, l’autre le bras. Ils étaient jeunes, grands et portaient l’uniforme de toile jaune que revêtent les tirailleurs. Ils s’étaient glissés dans un train de voyageurs, et pendant l’arrêt venaient réclamer à boire.

« Regarde, Claire ! » La gorge sèche et le cœur froid, elle voit à leur col un numéro, le sien, le chiffre d’or brillant comme une étoile. Il la fascine, il lui parle, il jaillit du dolman jusqu’à son cœur qui ralentit. Elle se sent mourir de crainte.

Ils vont partir...

— Messieurs ! Lieutenant ! Lieutenant ! Messieurs, connaissez-vous Charles Génin ? Il est de votre régiment... et capitaine.

L’un s’écrie étourdiment :

— Génin ? Il est resté Là-bas...

Elle ne dit plus mot : ses doigts cherchent en l’air une forme invisible, ses lèvres tremblent et son regard s’éteint. Son amie fortement la serre par le bras, et l’autre lieutenant fixe son camarade d’un œil qui comprend tout et voudrait réparer :

— Vous avez dit Pénin, madame ?

Elle revient de loin... d’un long voyage... s’accroche en naufragée à cette planche de salut :

— Non ! non ! Génin, monsieur...

— Génin... Un capitaine ? Nous avions bien Pénin, mais Génin... non, non, non...

Elle tremble convulsivement, tout se trouble autour d’elle, elle parle dans un nuage et ne comprend plus rien.

— Mon mari était bien de votre régiment. Des tirailleurs sénégalais... capitaine...

— Et de quel bataillon ?

— Du premier...

— Ah ! voilà ! Nous sommes du second... et ne pouvons vous renseigner sur lui, madame...

Ils sortent.

— Tu vois bien qu’ils se sont trompés, Claire !

— Tu crois ?... Oui ?...

— Ils ne sont seulement pas du même bataillon ! Sont-ils sots, tout de même... Ils auraient pu faire attention... C’est vrai que Pénin et Génin, cela peut se confondre...

Aaah !... Effondrée sur une chaise, elle pleure nerveusement. Elle pleure de joie, tandis que ses compagnes, au-dessus d’elle, échangent des regards navrés.

DERNIÈRE VISION. — Dans la nuit noire, sous la pluie fine, pénétrante et glacée. Les falots des équipes de secours s’enveloppent d’un brouillard de gouttelettes lumineuses. Les rails sont luisans d’eau.

L’interminable train s’achève en fourgons de marchandises, tous vides, explorés en vain... Il n’y a plus rien dans cette queue de train... Pourquoi s’engager plus avant, sous la pluie, dans l’enchevêtrement des rails ?

Tout de même, ce dernier wagon...

La lourde porte roule et grince... La jeune fille se hisse avec sa lanterne, explorant le grand fourgon noir... Elle ne peut retenir un cri !

Dans l’ombre, tout à fait dans le fond, bien à l’abri, sur la paille, comme à la crèche, dans le même dénuement et le même abandon, un zouave est allongé, mourant, les yeux fixés sur un souvenir d’épouvante, ouverts dans le vide et ne voyant pas.

Et près de lui, penchée, la silhouette jadis si familière d’une cornette de sœur : grandes ailes blanches, toutes palpitantes d’espérance et d’amour, planant sur ce mystère de douleur et de mort.


PENDANT LA RETRAITE

Le 25 août au matin, tout un train de Méridionaux venant de la forêt de Beatrix. « Ils nous ont bien arrangés ! Voyez ce qui reste. Les pauvres ! Tous les officiers de la compagnie sont tués. »

Ce sont des soldats du 17e corps. Ils sont tellement surpris d’en être réchappes qu’ils ne se rendent pas encore bien compte de la distance qui les sépare du champ de bataille. Ils ne sont pas encore certains d’être saufs.

A l’ambulance, les visages se sont assombris :

— Mais enfin... passeront-ils ?

— Nous les avons délogés du bois à la baïonnette.

C’est tout ce qu’ils savent, et pour cela ils sont contens. Qu’importe ce qui est arrivé ailleurs ? Eux, dans leur coin, ils ont fait consciencieusement leur ouvrage. Nous les avons délogés à la baïonnette.

De groupe en groupe, on glane des détails effarans.

— Au lieu de fusils, ils ont des mitrailleuses. Oui... Cla-cla-cla-cla... des compagnies entières... Il y en a dans tous les buissons, derrière chaque arbre, dans les branches... La forêt d’Ardennes en est bourrée comme de feuilles... Plus on en tue, plus il en sort...

Mais enfin, passeront-ils ?

Nous les avons délogés à la baïonnette...

Le train part... Un certain malaise règne sur les quais où traînent les lambeaux de pansemens rouges. Pour la première fois, les têtes se courbent et les mouvemens spontanés se paralysent. Sur la flamme d’espoir un souffle d’angoisse a passé. Chacun se tait, portant son propre souci...

Un autre train... un autre train... un autre encore ! La journée est accablante. Chaleur torride. Les coiffes blanches serrent les tempes comme un étau, les cheveux plaquent sur les fronts luisans de sueur, les gorges sèchent de soif et de poussière : il faut courir, il faut courir ! Voici que l’heure de la vraie servitude est arrivée...

La voie charrie des blessés comme un torrent les troncs d’arbres de la forêt dévastée. Voici qu’il ne s’agit plus de donner son temps, maintenant, et son savoir, mais son cœur, tout son cœur, toute l’inépuisable pitié, toute la fraternelle charité, tout le dévouement et tout l’amour.

Voici qu’il te faudra refaire quotidiennement le miracle de la multiplication des pains et du multiple don de toi-même. Ce ne sont plus tes quatre wagons que, pendant deux heures, bien à l’aise, tu as le loisir de visiter soigneusement, homme par homme, avec des gestes jolis et des rites minutieux. Six wagons, huit wagons, maintenant, et quels wagons ! Et tout le train, bientôt, qu’il te faudra parcourir, un lourd bidon de grog ou de café au bras, interrogeant, cherchant, fouillant tous les recoins à la découverte des abandonnés, grimpant, sautant, enjambant les marches et les corps, rampant sous les civières, recueillant les prières, les plaintes, t’ingéniant à soulager avec des moyens de fortune les pires misères, et les plus désespérées.

Ils t’appelleront ma sœur, ils t’appelleront maman, ils s’obstineront à te reconnaître pour « une dame qui habite Paris... Oh ! vous lui ressemblez tant ! » Leurs yeux te supplieront de rester le plus longtemps possible et de leur sourire, de leur sourire inlassablement.

Et souvent, tu n’auras rien à leur donner que ce sourire et le geste maternel de passer sur un front brûlant ta main fiévreuse aussi, mais qu’ils trouveront fraîche... Oh ! la suprême tentation, avec ta main, d’y poser tes lèvres... sur la pâleur de cette face que l’ombre de la mort bleuit... la pauvre face douloureuse de tous ceux-là qui passent, terrassés, abattus, tous ceux-là, tes frères, tes maris, tes fils, tes pères, ta race et ton sang... ceux qui furent si beaux, si grands et qui te semblent si petits... tes enfans, tous ceux-là, tes pauvres enfans sur qui tu pleures !

Voici que l’heure est venue de la servitude et de la douleur.

La tâche devient écrasante. Il y a des blessés partout, dans les trains de voyageurs, dans les fourgons de marchandises, et les trains d’évacuation ne se comptent plus. Pour un d’annoncé il en arrive trois. On ne les annonce même plus à l’avance.

Il faut un service permanent sur les quais. Plusieurs services en même temps sur plusieurs quais. Le personnel des cuisines succombe à la tâche. On bat le rappel en ville. On manque de linge, on manque de lait. De quoi ne manque-t-on pas ? Et cependant les administrateurs se multiplient. Ils seront les maîtres de la situation, coûte que coûte : et l’on sent la volonté ferme de rester l’organisation modèle.

— Chez-nous, on ne flanchera pas. Le Patron l’a dit.

26-27 août. — L’évacuation des blessés de Charleroi continue. Il y en a trop. Certains courages commencent à faiblir. Par contre, la Foi, ayant à lutter, prend conscience de sa force et de ses profondes racines.

— Nous étions dix contre un.

— Nous les arrêterons.

— Les sabres taillaient, les baïonnettes crevaient la chair molle. Quand nous n’avions plus d’armes, nous luttions avec nos griffes, avec nos dents, comme un troupeau de loups sauvages. Le village fut pris et reperdu cinq fois.

— Nous les arrêterons.

— Quand nous avions détruit un régiment, un autre surgissait comme de dessous la terre. Dans le sang de leurs morts germent des bataillons.

— Nous les arrêterons.

— Tous nos camarades sont restés là-bas. Le colonel est mort, les lieutenans, cinq capitaines...

— Nous les arrêterons.

... Et voilà que tu apprends que celui-là que tu aimais... celui-là que tu t’efforces de reconnaître dans chaque pauvre visage mutilé... celui dont la seule pensée décuple ton courage... celui qui te soutenait, qui t’exaltait... ta seule raison d’être... ta joie, ton orgueil, ton espoir et ton secret tourment... celui qui te rend si vaillante et si forte, et si douce à tous ceux qui passent... le centre de ta vie, la racine profonde de l’arbre de ta destinée... voilà que tu apprends que ces blessés qui passent l’ont vu tomber, là-bas, et l’ont laissé.

Voilà que sur les réalités de tout à l’heure un grand voile descend... que tout se dérobe... que le vertige s’empare de toi, et que tout fuit... et que tu sens dans l’univers immense ton cœur seulement exister, sous ta douleur qui te semble au centre du monde...

Voilà l’épreuve dernière où tout va sombrer. Voilà que tout maintenant va finir. Tous meurent, et le tien aussi, que tu voulais invulnérable. Tous meurent... et le tien… Tout n’est-il pas perdu ?

Alors, d’un élan farouche, tu te redresses, tendue vers l’absolu, quand même, et combattant sur l’idéal terrain où le prix du sacrifice est sans mesure. Après le baptême de la Douleur, tu comprends maintenant la valeur de ta race, tu vois nettement le signe dont elle fut marquée. Levée en face de ceux qui doutent, claire et droite sous la magnifique lumière de la douloureuse foi, tu affirmes tranquillement :

— Nous les arrêterons.

Vraiment, il y avait un certain mérite à ne pas désespérer... Voilà que le torrent ne charriait plus seulement les tronçons brisés du glaive, les armes et les combattans hors de combat. C’étaient des villes, maintenant, toutes les villes emportées par l’orage ; les familles, pêle-mêle, les enfans, les vieillards, les femmes ; les uns demi-nus, pâles, hagards, surpris dans leur sommeil par le sinistre ; les autres chargés du plus touchant butin, tout ce qu’ils avaient pu entasser dans des sacs, toutes les chères et précieuses choses. Les femmes auraient voulu prendre toute leur maison dans le pan de leur robe et n’avaient réussi qu’à s’encombrer des choses les plus réellement attendrissantes. Ils avaient oublié leur trésor dans l’armoire ouverte et serraient sur leur cœur une cage à serin. Là suivaient les bêtes familières, chiens et chats. Que n’avaient-ils pris chèvres, poules et lapins ? Cela ressemblait à la déchirante image des flots d’inondation, charriant à la suite l’un de l’autre tous les hôtes de la maison riveraine : les parens, le petit berceau de bois, et le chien de garde au ventre gonflé, pattes en l’air...

Des épaves. Riches, pauvres, jeunes, vieux, tous égaux sous la menace du Fléau : les vieillards accrochés aux robustes dans le secret effroi d’être laissés à l’abandon, les mères courbées en deux sur l’enfant qu’elles veulent dérober dans leur sein avec le geste séculaire d’Agar chassée...

Tous égaux devant la misère, devant le froid, devant la faim. Ils tendaient des pièces d’or au bout de leurs mains suppliantes : « Du pain ! Rien que du pain ! A tout prix ! » Mais qui donc aurait prévu de tels besoins ?

Du pain, il n’y en pouvait avoir pour eux, à aucun prix. On leur disait : « Attendez jusqu’à l’autre gare ! » Et voilà deux jours que certains attendaient !

Les infirmières avaient l’ordre de ne rien distraire des réserves pour les blessés. Devant l’étalage des postes de secours installés pour le prochain train de soldats, les yeux s’élargissaient de souffrance et de convoitise, les poings se tendaient, les injures pleuvaient. Et si quelque jeune femme apitoyée se laissait aller à céder en cachette une tartine de pain ou du bouillon, cela représentait tout juste une goutte d’eau dans un grand tonneau vide.

Il régnait un état d’esprit bizarre chez quelques membres de l’infirmerie. On en voulait presque à ces gens d’encombrer les trains, les quais et les services. Ce fleuve débordant devenait par trop envahisseur. C’était bien assez avec les soldats. Qui pourrait tenir ? On commençait à s’avouer de l’impuissance. Une grande lassitude et certain découragement attiédissaient le zèle. On leur en voulait d’être trop. On leur en voulait de leurs récits. On les rendait responsables de leurs villes incendiées et de leurs maisons écroulées. On leur en voulait de semer la peur. Comme l’antique porteur de mauvaises nouvelles, ils étaient maudits.

Pauvres gens !

A la gare, beaucoup s’indignaient et criaient bien haut leur indignation devant de telles misères non secourues. Un soir, on descendit un cadavre de petit enfant mort de privations. On le prit aux bras de sa mère... qui dut continuer son voyage.

Ce fut le signal d’une mesure de clémence : la Ville donna du lait pour les enfans et des boules de pain à distribuer.

Les trains se succédaient sans interruption. L’encombrement de la voie était indicible : convois de troupes, blessés, émigrés, bétail, chevaux, matériel... C’était le temps où, pour franchir cinquante kilomètres, on mettait dix heures, quand on arrivait à les franchir.

Le service de l’infirmerie ne devenait plus, à proprement parler, un service. On n’osait plus donner des ordres, ni parler de haut. On ne peut exiger du dévouement. Répondait à l’appel qui voulait. Les rangs se clairsemaient. Sous une apparence d’ordre on sentait que la débâcle générale gagnait aussi ce service-là.

Il en résultait que les mêmes, toujours, se retrouvaient sur les quais. Beaucoup s’y installaient à demeure, passaient la nuit sur les bancs et se restauraient à la cantine de leurs blessés. Ils formaient une sorte de clan dans la société de ceux qui revenaient régulièrement à leurs anciennes heures de service, tous les deux jours, comme si rien n’était changé.

Ceux-là, c’était le clan des « fidèles, » les vieux « grognards ; » comme tels, dévoués avec rage, irascibles, un peu hirsutes, n’en faisant qu’à leur tête et criant plus fort que le « Patron. »

Pâles, étiques, le visage tiré, les yeux exorbités ou creusés au fond des paupières noires, plus très élégans, — ni même très propres — ils considéraient de leur hauteur les petites dames poudrées et blanchies de frais qui revenaient de-ci, de-là, l’après-dîner, et les bousculaient avec un certain plaisir.

Mille bras, des ailes aux pieds, suppléant à tout par l’ingénieuse intelligence du cœur, ils régnèrent en maîtres pendant les derniers jours.

Ils ne lisaient plus les journaux. Ils ne savaient plus rien. Ils étaient là, suspendus à cette vie qui circulait sur la voie de l’Est, puisant à cette large artère la force et le courage. C’était là, et là seulement, qu’ils mesuraient les pulsations, les sursauts d’énergie de leur patrie ; là qu’ils se penchaient avidement comme au chevet d’un malade atteint d’une fièvre brûlante, se débattant dans les plus violentes attaques... Qu’allait-il en sortir ? Mort ou Résurrection ? Rien au monde ne les aurait fait quitter leur poste. Ils se penchaient, ils écoutaient :

« D’où venez-vous ? »

Ce n’était plus de Belgique, déjà. C’était des Ardennes, c’était de Meuse... Les évacués jetaient des cris sinistres dans la nuit :

« Mézières-Charleville brûle ! La gare de Sedan est en flammes ! »

Et les soldats :

« La Meuse est rouge de sang. Il y avait tant de cadavres, que nous aurions pu la traverser à pied sec. »

On ne comprenait plus. Les uns parlaient de déroute. Les autres d’éclatantes victoires. Ils venaient de partout, du Nord, du Nord-Est, de l’Est. On se perdait en conjectures... De sensationnels renseignemens, sortis on ne sait d’où, entretenaient un certain optimisme.

Le « Monsieur qui a dîné la veille avec un très haut personnage » confiait mystérieusement :

« On les attire dans la vallée de l’Oise. » Un guet-apens. Sur les hauteurs, les 75 sont tellement serrés que les batteries touchent les batteries. »

D’autres :

« Ce sera près de Châlons, aux Champs Catalauniques. Nouveaux Huns, moderne Attila. »

Un matin, passèrent une série de trains sanitaires bien ordonnés, les blessés rangés dans des civières, chaque wagon sous la garde d’un infirmier présidant lui-même à la distribution des vivres. Enfin, des trains modèles... comparés au pitoyable agencement des fourgons à bestiaux habituels.

On se renseigna : les ambulances de Reims évacuaient...

Les ambulances de Reims !...

Le même jour parvint un ordre du ministère : il était désormais interdit de descendre un blessé du train pour le soigner dans les ambulances de la ville, quel que fût son état...

Le lendemain, nouvel ordre : les ambulances de la ville devaient se tenir prêtes à évacuer.

30 août. — Dans la gare, nouvelle cause d’encombrements C’est la ville qui fond, à son tour, la ville qui s’écoule, se vide, se disloque. Ininterrompu défilé de sacs, de bagages, de parens et d’enfans. Les premiers prennent un air dégagé de gens qui s’en vont aux bains de mer : un rien d’un peu trop fiévreux dans leurs gestes trahit leur hâte et leur gêne.

Ironiques, les jeunes femmes ont sorti sur les quais toutes les chaises de l’infirmerie, et bien droites, l’air très sage, s’appliquent à coudre des flanelles pour les soldats, avec la tranquillité la plus parfaite. Toute la ville défile devant elles... suant sous les manteaux et la charge des paquets.

De temps en temps elles lèvent la tête, interpellent une passante avec la plus profonde stupéfaction.

— Comment, et vous aussi, madame ?

Leur attitude est une muette protestation... Quelle joie maligne lorsqu’elles reconnaissent un de leurs compagnons de la veille : « La consigne est de tenir... On ne désertera jamais son poste... Même sous le feu de l’ennemi. »

Au fond, elles trouvent tous ces gens-là un peu fous. Elles avouent bien un certain malaise, mais appartenant à la race de celles qui ont peur d’avoir peur, elles resteront aveuglément optimistes.

Leur infirmerie est toujours aussi nette, aussi soignée. Elles continuent à faire bouillir leurs marmites aux compresses, à tailler des bandes de toile, à plier en quatre des plaques de coton ; leur cahier-journal est tenu scrupuleusement à jour. Chaque soir le comité se réunit à la même heure. La « façade » est maintenue, l’ambulance de gare est toujours là, son petit drapeau blanc se balance au-dessus de la porte.

Les trains d’évacuation se précipitent, les trains de blessés s’espacent. Quelques voix timides insinuent que la ligne est peut-être menacée... que l’on a choisi pour les blessés un autre chemin plus sûr... Ces voix s’éteignent dans une huée générale.

Cependant, les officiers de la gare, eux-mêmes, tiennent des conciliabules suspects. La sonnerie du téléphone résonne trop souvent. La menace s’appesantit, et ceux qui souriaient se taisent. Par habitude, machinalement, on contredit les porteurs de mauvaises nouvelles... On ne veut rien savoir... On se surveille mutuellement. Malheur à celui dont le visage reflète de sinistres pensées ! L’espoir, jusqu’au bout.

Les chefs tiennent. L’un d’eux, vénérable entre tous, reçoit, un de ces soirs, en plein visage, l’annonce de la mort de son fils... Il n’y a pas à douter : ses Marocains, blessés, gisent dans les wagons qui passent, et tous sont unanimes : leur capitaine est resté là-bas... Debout devant ses hommes, superbe, tête nue, il commandait le feu... une balle en plein front...

M. G..., qui était un peu pâle, pâlit encore plus, mais resta sur le quai. L’heure du Conseil venue, il assista comme de coutume à la séance, partit quand son tour vint, aussi droit, aussi correct, aussi maître de lui... Il marchait seulement plus vite qu’il n’aurait fallu.

31 août. — La ville est plus qu’à demi désertée. L’ambulance ne vaut guère mieux. Il n’y a plus de ville ; il n’y a plus de gare ; il n’y a plus d’ambulance. Il n’y a qu’une poignée d’obstinés qui se groupent autour du « Patron. »

Il vient sans être annoncé... Service de fortune... Nuit noire. Des wagons à bestiaux intercalés de fourgons pleins de matériel et de « trucs » vides... Pas une lumière, toutes portes fermées, longueur interminable du convoi. Il faut le suivre sur la voie libre, loin du trottoir des quais, dans l’enchevêtrement des rails où les pieds bronchent.

Un cheminot pitoyable précède la petite infirmière avec un falot. Ils s’éloignent tous deux sur la voie noire. La clarté de la lanterne fait à leurs pieds un carré de lumière, et leurs formes se dessinent, ombre sur ombre, à la Rembrandt.

Ils ont découvert entre deux files de trucs vides un grand wagon fermé. Ils font rouler la lourde porte qui grince et geint. Le falot découvre de la paille qui sort comme d’un râtelier, de grosses bottes, et, dans le fond, une face bandée, des jambes et des bras émergeant de la paille.

La petite forme blanche de la jeune femme se hisse, rampe sur la paille entre les corps étendus qu’elle devine et tâte dans le noir. Des voix dolentes gémissent : « Attention à mon pied ! Gare à mon bras ! » Dans le fond, à gauche, un râle continu, régulier comme un soufflet de forge. En face, une plainte douce et vague : « J’ai soif ! »

Ils sont vingt, trente, là, étendus côte à côte... Il ne faut pas réveiller ceux qui dorment : ils sont si malheureux ! Un petit chasseur se plaint. Il ne peut remuer, il a le bassin fracturé ; mais comme il boirait bien un peu de bouillon ! Ceux-là grelottent de fièvre : « De l’eau ! rien que de l’eau ! »

Le cheminot fixe son falot à la portière et court aux provisions. La jeune femme reste toute seule avec eux.

Près du pauvre petit chasseur immobile, l’homme qui râle se met à délirer tout haut. C’est un homme à barbe grise, maigre, cave, les deux mains crispées sur sa poitrine. Il hoquette, il étouffe. Le petit chasseur explique que « depuis le commencement, c’est comme cela. » Il a une balle dans le poumon.

Entre le petit chasseur et le moribond la jeune femme s’est agenouillée, attendant du secours. Elle remue la paille doucement autour d’eux, préparant leur litière ; elle fait des coussins pour la tête, elle en fait pour soutenir les jambes... Le moribond s’épuise en efforts désespérés. Il veut se mettre sur son séant, il étouffe. Elle l’aide, doucement, doucement... La pauvre tête ballotte, le corps oscille et ploie comme une tige déracinée.

La petite le soutient de son épaule, et la pauvre tête, son point d’appui trouvé, cherche refuge là. Les mains fiévreuses se tordent en convulsions, grattent le drap de la capote et cherchent à ramener sur le corps une couverture imaginaire. La pression de deux petites mains fraîches les calme.

Il s’est emparé d’elle, il s’accroche à elle, il ne veut plus la quitter. Maintenant, des paroles saccadées, entrecoupées de hoquets et de râles, sortent de ses lèvres qui tremblent :

« Les vaches ! Ils m’ont crevé ! Et je n’en ai pas crevé un seul ! J’ai quatre enfans ! Les vaches ! ils m’auront eu ! Madame, descendez-moi ! Ne partez pas ! Ne partez pas, madame ! Descendez-moi ! Mourir, mourir dehors, que j’dis ! Pas là-dedans, dehors ! Mourir dehors, mourir dehors ! »

Monotone, lente, convulsive, la plainte s’exhale après chaque râle : « Mourir dehors ! »

La lueur du falot baisse... Quelques blessés réveillés par leur camarade se mettent à gémir aussi. Le chasseur s’agite avec de petits grognemens, et toujours la plainte monotone : « Mourir dehors, mourir dehors ! »

Dans son impuissante détresse, la petite pleure. Ses larmes tombent, chaudes et salées, sur le front de l’agonisant. Elle reste là, elle ne sait plus combien de temps. Cela lui parait des heures et des heures, cela ne finira jamais. Elle a mis ses lèvres à la coupe amère. Jamais plus elles ne s’en détacheront. Elle a touché le fond de la misère humaine. Cet homme va mourir là, sur son épaule, et tout va mourir, ici...

Le cheminot revient avec des vivres et des coussins de balle d’avoine. Un aumônier l’a suivi.

Ils trouvent l’agonisant endormi sur l’épaule de la jeune femme... Le train va repartir... Avec mille précautions ils soulèvent le pauvre corps apaisé, le calent avec des coussins dans l’angle du wagon. Et le prêtre, comme adieu, lui donne l’absolution suprême...

1er septembre. — Les hôpitaux sont évacués ou vont partir. On ne sait plus rien. On vit dans un rêve. On raconte que la forêt de Compiègne brûle, que Soissons est en flammes, que l’état-major anglais est dans les environs, que Paris est perdu... et que l’on entend le canon.

A l’infirmerie, plus personne qu’une dizaine de dames et le « Patron. »

Le matin, un petit automobiliste anglais vient se faire panser le pouce. On l’interroge. Il ne sait rien. Il vient de Compiègne. Il va vers le Sud, il est content de son sort et rit tant qu’il peut. Il n’a pas l’air de faire la guerre. Il est là comme en excursion. Son assurance et sa belle humeur ramènent, pour un instant, un peu de gaieté dans l’ambulance.

Le morne après-midi se passe à l’infirmerie, toutes portes fermées, dans la chaleur, l’attente et l’abandon.

Le brouhaha des gens qui partent vient frapper les murs de la grande salle blanche. Tout est en ordre. Sur le comptoir de marbre poli les piles de boîtes minutieusement étiquetées, les rangées de bocaux, les alignemens de flacons inégaux, les plateaux et les cuvettes... l’étuve... le fourneau à gaz... les cinq lits blancs... la symphonie des petites choses très nettes et très pures chante dans le silence et l’espace désert... Les deux dames de garde, très blanches aussi, s’immobilisent sur deux chaises, écoutant le concert des petites voix familières accompagnées en sourdine par les battemens angoissés de leur cœur.

Vers quatre heures, la porte s’ouvre violemment devant le « Patron. » Il veut rire, comme toujours, mais personne n’est dupe. Il y a « quelque chose. » Les dames le suivent... tout ce qu’il reste de « fidèles. »

Dans la petite salle du Conseil, on tient une assemblée suprême. Le « Patron » vient de recevoir un ordre du ministère ; il faut évacuer...

C’est donc la capitulation ? C’est donc fini ? Eux aussi devront fuir ? Une désertion ? Ils se regardent, consternés. Amèrement une jeune femme rappelle la première réunion générale, les résolutions héroïques, les paroles enflammées : « Les infirmières ne devront pas quitter leur poste, quand ce serait sous les obus ! »

L’ordre est formel. Il faut évacuer la gare. Les douze sont là, rebelles, sourds, têtus. Alors, le Patron trouve une transaction. « L’ambulance reste constituée. Nous nous mettons à la disposition du ministre de la Guerre pour être envoyés n’importe où, sur la ligne de feu... Cela va-t-il ? »

Personne ne « flanche ! » ah ! personne ne « flanche » certes. Le « Patron » est très fier. Ils se voient déjà campés en nomades.. Une ambulance ! Une vraie ! Des tentes, des lits de sangle, le froid, la faim, les balles, les obus, la souffrance, la captivité, la mort... Ah ! la belle aventure !

Une dame supplie qu’on ne la sépare pas de sa petite chienne, son unique amour. D’emblée l’adoption de la chienne est votée. Ce sera la chienne de l’ambulance !

On dresse une liste de noms, on sonde les courages, les bonnes volontés, on s’excite mutuellement au sacrifice. On rédige une demande télégraphique au ministère, et l’on se sépare dans le plus pur enthousiasme.

Par habitude, deux dames viennent relever la garde. Jusqu’à la dernière minute, elles tiendront.

L’évacuation de la ville se précipite dans la fièvre croissante. On a peur, déjà, de ne pouvoir partir assez tôt. On assiège la mairie pour les sauf-conduits, on assiège la gare. Les rues sont encombrées des villageois environnans. Ils fuient, droit devant eux, tous leurs biens sur leur charrette, sacs, paillasses, bois de lits, femmes, enfans, bêtes... la vache, l’âne et les moutons précédant la petite troupe. Toutes les pauvres carrioles sont sorties des remises. Quand il n’y a plus de chevaux, ni d’ânes pour traîner, l’homme s’attelle à une charrette à bras. Les pauvres poussent des brouettes. Enfin, ceux qui n’ont rien vont à pied, tribus errantes, un bâton sur l’épaule, balançant le mouchoir noué sur tout leur bien...

Au pas, régulièrement, sans tourner la tête, sans s’arrêter, ils marchent droit devant eux, l’un à la suite de l’autre, les cornes des bœufs chargées de la paille qui tombe du char à foin qui les précède, la tête de l’homme près de la croupe du dernier bœuf, la brouette derrière le char-à-bancs, et les vieux claudicanss e soutenant l’un l’autre. On porte une vieille infirme sur un fauteuil. Ceux-là poussent devant eux d’immenses troupeaux de moutons dans une dernière auréole de poussière et de soleil.

C’est une file ininterrompue qui s’allonge sur toutes les routes, venant du Nord et de l’Est, fuyant vers le Midi. Un torrent qui s’écoule, auquel ne peut résister aucune digue, l’invasion pacifique avant l’autre invasion. La route leur appartient. C’est l’exode... Ce sont les fuyards séculaires que chasse devant elle la horde sauvage, les migrateurs, ceux qui annoncent l’ennemi.

— D’où venez-vous ?

Un cycliste interpellé se lève droit sur ses pédales :

— Etes-vous fous ? Que faites-vous encore en cette ville ? On se bat à Villers-Cotterets. On se bat à Crespy-en-Valois. Demain ils seront à Dammartin. Et dans deux jours chez vous !

Toute la nuit, la procession continue sur les routes. Chaque voiture a une lanterne, et l’on dirait une chaîne de lucioles dansant sur les collines au bruit de mille grelots.

L’armée anglaise en retraite traverse la ville. Des patrouilles de dragons croisent à travers champs. Les chevaux galopent lourdement, hennissent, se battent... On s’imagine entendre les uhlans.

A minuit, le dernier petit boy-scout parcourt les demeures des infirmières. Le dernier Croix-Rouge tinte à travers la nuit ; dernier appel, dernière réunion. Le ministère a répondu par un ordre de dislocation. Il n’y a plus d’ambulance.

Dans un train qui va partir, on met un wagon à la disposition des infirmières... Il n’y a pas de temps à perdre : « ils » vont être là.

« Ils » vont être là !..,

Que faire ? Partir ou rester ?

Toute la nuit, derrière les fenêtres éclairées, on devine de fiévreux préparatifs, des entassemens désordonnés au fond des malles, des cœurs qui battent la chamade, des cerveaux surchauffés, des gorges sèches, des membres lassés et surexcités qui finissent par ne plus coordonner les mouvemens à l’ordre reçu.

De mystérieux travailleurs, entrevus par les soupiraux des caves, fouillent le sol. Leur bougie posée devant eux projette sur le mur une ombre immense qui brandit une pioche avec de furieux gestes de criminels... Ils ensevelissent leurs trésors comme des voleurs dans leurs cavernes.

Des automobiles en trépidation attendent devant le grand trou béant d’une porte cochère, ouverte sur la profondeur d’une noire avenue. Au fond de l’allée, une lumière brille au seuil de la maison, comme à la fenêtre du château de l’ogre, dans le petit Poucet.

Ici, déjà le désert, le silence morne, la tristesse désolée des grands portails de fer clos sur les jardins... La demeure est abandonnée. La famille a quitté le foyer qui reste seul, comme un autel en prière, prêt à être consumé par le feu du ciel. Les maisons désertées attendent comme des sphinx, redoutables par la mystérieuse force qu’elles tiennent enclose derrière leurs murailles dressées ; muettes, passives et résignées comme des victimes offertes au monstre acheminé vers elles. Les maisons désertées montent une garde silencieuse, le long des routes, au milieu des jardins magnifiques où le généreux été de notre belle France ploie les branches des arbres sous une lourde moisson de fruits. Dans la solitude des larges pelouses, les reines-claude mûres tombent sur les corbeilles de montbrésias...

Les reines-claude tombent une à une, petites gouttes dans le temps qui s’écoule. Les beaux arbres, comme des sabliers, marquent l’heure par la chute de leurs fruits d’or... Hélas ! Hélas ! le jour grandit... Un merveilleux soleil brille sur la ville désolée... La terre est nue sous la lumière nue.

« Ils » vont être là !...

Chaque silhouette apparue au sommet des collines semble suspecte. La tache noire des bois lointains paraît se déplacer. Les rayons qui jouent entre les branches révèlent des sentinelles aux aguets. Tout point brillant sur une route est l’éclair du casque abhorré… Des piétinemens de chevaux font courir aux portes…

« Ils » vont être là !

À midi, des avions planent en larges cercles sur la ville. Ils ne sont pas français. Des avions planent lentement, comme des éperviers sur une proie certaine.

Le canon gronde nettement vers Dammartin. Il se rapproche, sa lourde et profonde voix s’appesantit, il tient tout l’horizon…

« Ils » vont être là !

Le dernier train quitte la gare vide. La porte de l’ambulance est close. Le drapeau blanc n’y flotte plus. Le dernier train quitte la gare, avec tous les officiers… Derrière lui, les ponts vont sauter… C’est fini… la ville est séparée du monde. Le monstre peut venir.

Les Barbares peuvent venir : le bon Pasteur qui garde notre race les attend là. Sur la ville abandonnée veille l’unique tour à face de sphinx, la cathédrale, calme, droite, hautaine, pleine de mystère et de clarté.

O fleur jaillie de notre fine terre, taillée par nos aïeux comme une figure de proue, face à l’envahisseur ; sentinelle vigilante au seuil de notre sol vierge de toute souillure ennemie ; dieu-terme, borne pétrie de notre pierre, de notre sable, de notre terre, de notre esprit, de notre amour, de notre foi ; borne qui leur as dît : « Vous n’irez pas plus loin ! » Tu régnas sur la pauvre ville abandonnée comme la Bergère sur le doux royaume, au temps des Anglais.

Les vagues de la grande Horde déferlèrent jusqu’à tes pieds.

Ils pointèrent vers toi leurs gros canons, mais en vain.

Tu fus la triomphante tour qui sonna la première cette glorieuse résurrection :


LA VICTOIRE DE LA MARNE.


JOSE ROUSSEL-LEPINE.

  1. Voir la Revue du 1er juin.