Une Ame chrétienne dans la vie du monde – Mme Swetchine
L’Académie Française convoquait, il y a peu de mois, le public de Paris à une solennité qui excitait une grande attente, et qui ne l’a pas trompée. Les mérites les plus divers dont notre société peut se glorifier, tous les contrastes dont elle est pleine semblaient s’être donné rendez-vous à l’Institut. Un protestant qui fut deux fois premier ministre recevant un moine qui fit partie d’une de nos assemblées révolutionnaires, l’éloge d’une nation née d’hier et d’une forme politique toute moderne dans la bouche d’un fils de saint Dominique, l’éloquence de la tribune mise en parallèle avec celle de la chaire et se trouvant cette fois, par extraordinaire, plus classique et moins fougueuse que sa rivale, enfin, pour animer des paroles si différentes, un même sentiment d’honneur et de liberté, — rien ne pouvait manquer à l’intérêt d’une telle scène. Je suis sûr pourtant qu’un vide douloureux s’est fait sentir ce jour-là dans l’âme d’un des orateurs et de beaucoup des assistans. Entre le père Lacordaire et le publiciste éminent dont il racontait les mérites, un lien existait, le seul qu’eût permis l’éloignement de leurs destinées : c’était une amitié commune et pareillement chère. Aux sources de cette amitié bienfaisante, ils étaient venus puiser, l’un les inspirations de sa jeunesse, l’autre les consolations de ses derniers jours. C’est auprès de Mme Swetchine, sous sa douce et vivifiante influence, qu’à vingt années de distance, sans se consulter, peut-être sans se rencontrer jamais, le père Lacordaire et M. de Tocqueville ont trouvé dans l’angoisse de cruels mécomptes la force de ne douter ni de la religion, ni de la liberté, et de ne point désespérer de leur alliance. À plusieurs momens de cette remarquable séance, le souvenir de cette femme bénie a dû animer d’un souffle mélancolique l’éloquence d’un de ses amis, appelé à se faire entendre sur la tombe de l’autre : un écho de sa voix a retenti sous les voûtés de l’Institut ; peut-être, en sortant, quelqu’un de ceux qui l’ont connue, trompé par l’association des idées, a porté machinalement ses pas vers sa demeure aujourd’hui déserte, et, arrivé devant cette porte qui ne s’ouvre plus, a senti ses yeux mouillés de larmes et sa poitrine oppressée par l’abondance et la vivacité des souvenirs.
Si l’indifférence était la condition de l’impartialité, ou si l’impartialité complète était nécessaire pour donner au jugement quelque valeur, je ne devrais point prétendre à entretenir le public de Mme Swetchine. En parlant d’elle, je ne voudrais pas être indifférent ; je ne suis nullement sûr de pouvoir être impartial. Il n’est pas donné à l’homme de faire deux parts de soi-même et de juger froidement ce qu’il a réellement aimé : je ne sais même ce qu’on gagne à tenter en ce genre sur son cœur une violence inutile. Peu de personnes en ce monde ont le privilège d’inspirer des sentimens profonds. Quand on a rencontré quelque part, sur le chemin de la vie, un être doué d’un don si rare, la meilleure manière de le faire apprécier de ceux qui n’ont pu l’approcher, c’est encore de donner cours sans contrainte à sa propre admiration. Quelques-uns sans doute la trouveront aveugle ; d’autres peut-être en ressentiront par communication la chaleur. D’ailleurs, quand il s’agit, non d’un auteur de profession ou d’un personnage public révélé tout entier dans ses actes ou dans ses écrits, mais d’une femme qui n’a brillé qu’à l’ombre, et dont la voix ne s’est pas étendue au-delà du cercle de l’amitié, il faut bien que le public se résigne, s’il veut s’en former quelque idée, à écouter des témoignages intéressés. Les écrits de Mme Swetchine, que nous devons aux soins pieux de M. de Falloux, simples effusions de son âme, notes imparfaites jetées au crayon sur le papier, ne sont qu’un reflet d’elle-même. Leur complément, leur commentaire, ce sont les idées généreuses et les œuvres de paix qu’elle a fait naître sous ses pas ; c’est le bien, c’est le vrai que dans une longue carrière elle a semés partout autour d’elle. — Qui parlera de cette action et qui l’expliquera, si ce n’est ceux qui l’ont ressentie ?
C’est d’une explication en effet, ce semble, qu’a besoin encore pour beaucoup d’esprits la réputation déjà faite de Mme Swetchine. Paris est si vaste et le public français si étendu, qu’il y a trois ans, quand Mme Swetchine cessa de vivre, tandis que sa perte plongeait dans le deuil tant d’amis, et des plus illustres, peu de personnes, en dehors de celles qui l’avaient connue personnellement, soupçonnaient son existence. Grâce à la publication, devenue si rapidement populaire, de M. de Falloux, et aux nombreux échos de la presse, nous n’en sommes plus là aujourd’hui. Le nom, le caractère, les principaux incidens de la vie de Mme Swetchine sont désormais assez familiers à tous ceux qui lisent pour qu’il soit aussi inutile que fastidieux de les redire une fois de plus. Presque tout le monde sait aujourd’hui que Mme Swetchine, fille et femme de grands dignitaires russes, passa à la cour sceptique et licencieuse de Pétersbourg une jeunesse pure, grave et même un peu triste, qu’élevée dans le culte grec, et fort imbue des idées philosophiques du siècle dernier, elle se convertit tardivement au catholicisme, enfin qu’à la suite de cette abjuration mal vue de ses maîtres, elle dut, par prudence autant que par goût, quitter sa patrie pour venir s’établir à Paris, et qu’elle y a vécu quarante années, jouissant dans la haute société d’un ascendant qui s’étendit au lieu de s’ébranler par nos diverses révolutions. On connaît les noms de ses principaux amis, dignes des deux que nous avons cités : M. de Maistre, Cuvier, Abel Rémusat, M. de Montalembert, le père Ravignan, et, à travers de bienveillans intermédiaires, ses relations affectueuses avec M. de Chateaubriand et M. de Lamartine. Enfin un heureux choix de pensées et de correspondances a déjà permis à tous les gens de goût d’apprécier à leur valeur quelques-unes des qualités originales de ce rare esprit. Un peu d’obscurité subsiste pourtant sur la véritable nature du rôle que cette étrangère a joué parmi nous, sur le secret de l’influence que cette femme a fait sentir à tant d’hommes d’un mérite divers : non assurément que l’influence des femmes soit une nouveauté sans exemple dans la société française ; il en est peu, au contraire, qui aient laissé prendre aux femmes plus de part dans leurs destinées. Notre histoire est pleine de dames célèbres que la beauté, le rang, l’intrigue, l’ambition, l’ardeur des passions politiques ou religieuses, ont placées à la tête de nos partis ou de nos cours. Un pays où Mme de Maintenon a occupé le trône et Mme Roland proclamé la république, un pays où Mme Récamier, au lendemain de Marengo, disputait l’attention et l’enthousiasme au premier consul, n’a pas assurément droit de s’étonner qu’on lui parle de l’action exercée par une femme ; mais Mme Swetchine paraît n’avoir dû la place qu’elle s’était faite sans l’avoir cherchée à aucun des moyens qui ont valu à tant d’autres avant elle les hommages de leurs contemporains et un souvenir de la postérité.
Je ne crois pas que Mme Swetchine ait été belle : l’irrégularité de ses traits pouvait être corrigée dans la jeunesse par la beauté du teint ou l’attrait de la physionomie ; mais quand elle arriva en France en 1817, à l’âge de trente-quatre ans, le chagrin et la maladie avaient déjà sans doute jeté leur ombre sur l’éclat passager du premier âge, et nulle coquetterie, même instinctive ou involontaire, n’avait dû combattre l’effet du temps. Née à la cour, mais dans une cour despotique, où le rang n’assure nullement l’influence, elle quittait Saint-Pétersbourg en disgrâce. La pénétration de l’esprit et la souplesse du langage, l’art des insinuations et l’intelligence des demi-mots, la persévérance cachée sous la grâce, ont fait souvent des femmes des diplomates de premier ordre ; mais Mme Swetchine n’arrivait à Paris chargée d’aucune mission secrète ni avouée : elle ne demanda point d’accès dans ce monde diplomatique où parfois (moins souvent pourtant que les romanciers ne le disent) la destinée des peuples a été décidée par un sourire dans l’éclat d’une fête. D’ailleurs, sans être dépourvue d’aucun des charmes de son sexe, Mme Swetchine n’en connaissait pas les arts. Ce qu’elle possédait le moins, c’était le secret essentiellement diplomatique et féminin de glisser légèrement sur sa propre pensée pour arriver sans bruit à celle d’autrui. Elle était timide, attendait qu’on lui parlât pour répondre, et sa parole, d’abord légèrement embarrassée, ne se dégageait et ne s’animait que pour donner cours à une émotion vraie ou à une conviction profonde. Douée d’une extrême perspicacité, elle employait sa clairvoyance à démêler les bons sentimens dans les âmes pour les mettre en lumière et leur prêter appui, et non les faiblesses pour les flatter et s’en servir. En un mot, pour briller sur le théâtre ou dans les coulisses des grandes affaires, Mme Swetchine était à la fois trop sincère, trop sérieuse et trop charitable.
D’autres femmes ont dû leur empire non à l’adresse et à l’esprit de conduite, mais au contraire à la vivacité plus généreuse qu’intelligente de leurs sentimens. Dans les temps de partis, en politique, en religion surtout, beaucoup de femmes ont conduit les hommes par la passion ; elles sont devenues l’âme de réunions étroites et ardentes, et n’y ont point toujours inspiré la douceur et l’humilité. C’est souvent au contraire en exagérant les opinions, en exaltant les susceptibilités de ceux qui vivent près d’elles, qu’elles réussissent à les captiver. Fatigués de la contradiction et meurtris de la lutte, les hommes, en sortant de l’arène de la vie publique, aiment à rencontrer près d’eux l’écho animé de leur propre voix et des cœurs qui ressentent toutes les blessures qu’ils n’avouent pas. Les femmes de leur côté, faites pour un sentiment exclusif, n’admettant guère plus le partage en fait d’idées qu’en fait d’amour, laissent facilement leur admiration s’aveugler jusqu’à l’idolâtrie et leur croyance s’emporter jusqu’au fanatisme. Dès qu’elles ont placé leur foi quelque part et donné à quelqu’un leur confiance, elles ne conçoivent plus guère que d’autres puissent douter de ce qu’elles croient, ni que l’objet de leur préférence puisse avoir tort, et, dans la conscience de cette double infaillibilité, on a vu des créatures faibles, en apparence nées pour, la paix et dont le regard respirait la douceur, travailler sans le moindre scrupule à creuser autour d’elles les dissidences et à aigrir les ressentimens.
Les amis de Mme Swetchine, ceux qui partageaient, ceux même qui défendaient avec le plus d’éclat ses convictions peuvent dire s’ils étaient retenus près d’elle par l’attrait d’une sympathie trop complaisante ou d’un enthousiasme adulateur. Ces amis appartenaient aux nuances les plus diverses de la politique française : le plus grand nombre, les plus anciens surtout, sortaient des rangs de ces héritiers du passé à qui le droit et la patrie apparaissent à jamais incarnés dans une seule famille ; mais une minorité, qui n’était pas moins bien accueillie, avait fait en 1830 une plus large part au devoir de revendiquer des droits acquis et la foi jurée. Puis, quand vint en 1848 le grand ébranlement qui secoua les fondemens de toutes les sociétés, quelques-uns se laissèrent entraîner par l’expansion en apparence irrésistible des principes démocratiques, d’autres suivirent sans résistance le reflux de la marée qui les portait sous la main du pouvoir absolu. Le salon de Mme Swetchine a, pendant trente années, réuni tous ces contrastes ou vu passer tous ces changemens : presque tous les partis politiques ont pu y développer leurs principes ou y plaider leurs excuses ; il n’y a que leurs rancunes ou leurs colères qui n’ont jamais eu le droit d’en franchir le seuil. Elle n’a jamais permis ni aux vaincus les railleries qui font leur impuissante consolation, ni aux vainqueurs d’un jour les airs de hauteur et de triomphe. Plutôt que de supporter ce grain d’injustice et d’exagération qui est le sel des conversations politiques, Mme Swetchine se condamnait au plus grand supplice que puisse éprouver une maîtresse de maison : à la gêne, à l’ennui d’une soirée, à la bouderie de ses meilleurs amis, à la fuite momentanée de ceux qui ne pouvaient ni tolérer de partage, ni dominer leur impatience. Elle les a vus tous successivement, dans des bouffées d’irritation, accuser l’excès de son indulgence et les a laissés dire, persuadée que tôt ou tard chacun d’eux aurait besoin d’y recourir. Sur d’autres sujets, plus voisins de son cœur que la politique, sur la foi chrétienne, mobile de toutes ses actions et dont sa vie était le modèle, elle était sans doute moins facile. Pourtant là même, plus fervente qu’exaltée, elle n’a jamais cédé à’ la tentation de s’enfermer dans un cénacle d’élus. Même aux champions d’une cause qui lui semblait sacrée, elle ne reconnaissait pas d’avance toutes les vertus. À ceux qui la contrariaient ou la consistaient dans ses plus chères espérances, elle n’imputait pas non plus de parti-pris tous les torts. Penser, sentir comme elle sur ces points capitaux était un titre à son affection, mais non à son admiration aveugle. Différer d’elle au contraire, quand ce dissentiment avait l’accent de la sincérité, était un moyen assuré d’exciter son intérêt et d’éveiller sa curiosité. Partout où elle rencontrait une opinion consciencieuse, elle voulait la comprendre, dans le sens étymologique du mot, c’est-à-dire l’embrasser, pour faire rentrer dans le cercle de ses propres convictions la part de vérité qui y était contenue. La foi, pour elle, était un centre immobile d’où son esprit s’élançait par un rayonnement chaque jour plus étendu, et ce mouvement opéré autour d’un pivot inébranlable lui a permis de parcourir sans s’égarer toutes les régions intellectuelles qui séparent son premier maître de son dernier correspondant, et les Soirées de Saint-Pétersbourg de la Démocratie en Amérique.
Mme Swetchine n’a donc été ni une reine du grand monde, ni l’Égérie d’une coterie politique, ni la déité mystique d’une secte. Il faut que les moralistes vulgaires, qui de tout temps ont trouvé dans le rôle social des femmes matière à des dissertations quintessenciées ou à de froides plaisanteries, se résignent à nous laisser expliquer, par des motifs auxquels ils n’ont jamais songé, un exemple placé en dehors de toutes les prévisions. Mme Swetchine a été une chrétienne accomplie, qui savait en même temps comprendre avec une exquise délicatesse les rapports de sa foi avec les mœurs et les sentimens de la société où elle vivait. Je dirais qu’elle a été la sainte de notre siècle, si nos habitudes de langage hyperbolique n’avaient fait du terme le plus élevé que l’église ait consacré un abus qui l’a rendu à la fois vulgaire et profane. C’est dans cette perfection de christianisme, unie aux meilleures qualités du temps présent, que se trouvaient, si j’en puis juger par mon expérience personnelle, le charme et le profit de ce commerce inappréciable. C’est par là qu’une simple femme, même avant d’avoir parlé, se trouvait avoir été au-devant des besoins les plus intimes de ceux qui, placés à portée de la voir, pouvaient seulement la regarder vivre.
« Si le trouble menait à la paix, écrivait M. de Tocqueville à Mme Swetchine en lui parlant de ses efforts pour atteindre à la vérité religieuse, depuis combien de temps n’aurais-je pas obtenu celle-ci ! » — M. de Tocqueville aurait pu parler pour beaucoup d’autres, presque pour toute notre génération. C’est cette génération tout entière, ce semble, qui au sujet de la religion a éprouvé assez de trouble pour avoir enfin droit à la paix. Que n’a-t-elle pas entendu dire et contredire, depuis trente années, sur l’importance, la nécessité, la décadence, la résurrection, les transformations possibles et désirables de la foi religieuse dans son sein ! — De ces prédications innombrables faites au nom des principes les plus divers, de l’éloquence renaissante et rajeunie des orateurs croyans, de la critique renouvelée aussi d’ingénieux sceptiques, des efforts malheureux de prophètes novateurs, d’une suite de réactions successives et superficielles vers l’incrédulité ou vers la foi, est résultée, si je ne me trompe, dans l’esprit de cette pauvre génération dévoyée, une impression pénible et confuse comme celle d’un homme qui, en proie à un mauvais rêve, ne peut se dégager d’un labyrinthe sans issue. On lui a beaucoup répété et elle sent bien qu’elle ne peut se passer d’une religion, et elle n’a pas eu trop à se louer des hauts faits de la raison privée de la foi ; elle n’attend pas qu’une religion nouvelle lui soit envoyée du ciel, et elle accueille avec un sourire tous les messies prétendus d’un nouvel évangile ; mais elle n’est pas sûre, et on n’a pas réussi à la convaincre, que l’antique religion, celle à l’ombre de laquelle toutes nos sociétés ont grandi, n’ait pas été dépassée par les développemens de ces sociétés mêmes, et puisse suffire aujourd’hui à leur âge mûr aussi bien qu’elle a présidé à leur berceau. Ainsi une religion en général nécessaire, toute religion nouvelle ridicule, la religion existante surannée, voilà, j’en ai grand peur, ce que pense un Français pris au hasard, et s’il était serré de près et sincère dans ses aveux, il lui faudrait convenir qu’il regarde au même moment la même chose (et quelle chose !) comme indispensable et impraticable.
Il est bien entendu que je ne parle pas ici de ceux qui ont eu la bonne fortune de garder une foi héréditaire, ou de la retrouver par une conversion individuelle ; je ne parle pas davantage des rares adeptes qui s’enrôlent dans nos écoles sous un drapeau philosophique. Je parle de cet état général de l’opinion auquel le commun des hommes s’abandonne sans résistance, et dont personne, sauf un très petit nombre de solitaires, ne peut se vanter de ne pas ressentir, en certaine mesure et à certains momens de sa vie, la contagion. Quoi qu’on fasse en effet, on est de son temps et de son pays. Certaines difficultés sont à chaque époque comme répandues dans l’atmosphère, et on ne s’en préserve (quelque soin qu’on mette à se barricader) pas plus que de l’air qu’on respire. Celle que je viens d’indiquer est de ce nombre, et les cœurs les mieux assurés en ressentent un secret malaise. Il y a sans doute des incrédules obstinés qui se croient élevés par le dédain bien au-dessus de toute faiblesse superstitieuse. Combien en connaissez-vous qui détruiraient les autels et proclameraient le culte de la raison avec la sérénité confiante d’un encyclopédiste ? — Des croyans sincères et zélés, le sol de France en porte chaque joui, et Sodome compte beaucoup plus de dix justes ; mais où est-il, celui qui ne s’est jamais demandé, avec une sourde angoisse, comment la vieille foi saurait affronter ces épreuves nouvelles que lui impose de nos jours une volonté plus forte que celle des hommes, comment elle saurait se dégager d’institutions surannées et d’idées condamnées sans retour, mais qui, bien que parfaitement étrangères à elle, se sont, en vivant tant de siècles à côté d’elle, imprégnées de son esprit et l’ont enlacée de leurs liens ? Où est-il celui qui, en voyant aux prises avec la croyance traditionnelle, à laquelle il sacrifierait sa vie, un monde tout entier renouvelé, n’ait été parfois troublé soit de la forme imprévue du péril, soit de l’audace des adversaires, soit de l’inexpérience des défenseurs ?
Comment une étrangère, comment Mme Swetchine avait-elle pu pénétrer dans ses moindres nuances et dans ses peines les plus secrètes cet état d’esprit propre aux membres les plus distingués de la société où elle était venue vivre ? Je ne sais, mais il est certain que le mérite principal de cette croyante très décidée était d’entrer finement dans toutes les difficultés que d’autres éprouvaient à croire comme elle, et de mettre en œuvre pour y répondre ou les écarter toutes les ressources d’une intelligence plus ferme et plus cultivée que celle des femmes ordinaires. Et puis, après tout, la meilleure réponse, c’était elle-même, et tout un mélange d’idées, de vertus et de croyances d’origines diverses, fondues en sa personne dans la plus harmonieuse unité. Pour ceux qui doutaient que les vertus chrétiennes pussent avoir de nos jours la même vigueur et la même fécondité qu’autrefois, ce n’était pas tout sans doute, mais c’était déjà quelque chose que d’avoir sous les yeux un modèle de perfection évangélique, gardant toute la saveur du christianisme primitif et y mêlant des caractères particulièrement appropriés au temps présent. C’était quelque chose de la voir le matin à l’église, comme la plus humble dévote de son quartier, fidèle au moindre iota de la lettre sainte, soigneuse de la moindre obole du dépôt de la foi, et de la retrouver le soir dans son salon, prête à faire accueil à toutes les idées et même à toutes les vertus nouvelles dont le cours des siècles a grossi le trésor de la morale humaine. Il semblait voir le christianisme lui-même sous une brillante image fouler d’un pas ferme et léger le terrain de nos mœurs modernes, et beaucoup d’esprits incertains trouvaient la démonstration assez éloquente pour ne plus mettre en doute la possibilité de son mouvement.
C’était par exemple un rare bonheur, non sans doute pour Mme Swetchine (car elle avait payé cet avantage par le trouble de ses plus belles années), mais pour bien des sceptiques de notre âge qu’elle appelait à profiter de son expérience, que de trouver en elle une foi qui avait passé par l’épreuve du doute et qui en était sortie par la voie de l’étude et de la réflexion. Mme Swetchine, je l’ai dit, n’avait pas toujours été chrétienne : il n’était pas de mode de l’être à la cour de Catherine II. Devenue chrétienne par un effort de sa raison, elle n’avait pas non plus dès le premier instant été catholique. Chacun de ses pas avait été pour elle l’objet d’un libre choix. « Il est permis d’assurer, dit à ce sujet avec grâce M. de Falloux, que la vérité ne remporta jamais un triomphe plus complet sur un cœur plus doux et plus rebelle. » La conversion de ce cœur au catholicisme fut même son plus grand acte, sinon de rébellion, au moins d’indépendance, car du même coup il s’affranchit et des préjugés de l’enfance et des conseils de l’amitié.
On sait quel fut l’ami qui le premier fit naître en elle la pensée de quitter le schisme grec, dans lequel elle avait été élevée, pour rentrer dans le sein de l’église romaine. C’était cet illustre gentilhomme savoyard dont la réputation posthume a tant occupé le public dans ces derniers temps, diplomate de son vivant et érigé en prophète après sa mort, et aussi peu fait, j’imagine, pour l’une que pour l’autre de ces professions. Mme Swetchine avait rencontré M. de Maistre dans quelqu’une des réunions brillantes de Saint-Pétersbourg ; nous savons aujourd’hui au prix de quels sacrifices ce loyal serviteur d’une dynastie déchue achetait le droit d’y figurer décemment. Ce Caleb de la diplomatie, comme l’appelle M. de Falloux par une expression qui a fait fortune, prenait au sérieux la représentation d’une monarchie en peinture. Après avoir réduit sa ration de nourriture pour avoir de quoi payer son équipage et s’être privé de manteau pour donner une livrée à son domestique, il se rendait le soir dans le monde, l’estomac à jeun et les membres transis, mais plein d’un feu intérieur, l’esprit nourri d’infatigables lectures et débordant d’une intarissable verve. Là se déployaient tous les contrastes d’une riche nature, qu’à distance nous avons quelque peine à faire accorder aujourd’hui. C’était à la fois le de Maistre dogmatique, qu’ont admire nos séminaires, et le de Maistre railleur, caustique, irrévérencieux et impatient, que les archives de Turin nous ont révélé. Il professait le pouvoir absolu en conservant pour lui-même la plus indomptable indépendance d’opinion et de langage : excommuniant sans rémission la révolution française et flagellant sans pitié les misères de l’ancien régime européen, fièrement dressé devant le conquérant dont tous les potentats de l’Europe briguaient l’alliance, mais, après avoir dénoncé Napoléon comme la bête de l’Apocalypse, ne pouvant résister au désir de causer un quart d’heure avec lui ; sacrifiant son dernier écu à son vieux roi, mais ne suivant jamais aucune des instructions de son ministre ; mettant le pape plus près de Dieu que la plus rigoureuse orthodoxie ultramontaine, mais infligeant au front du doux Pie VII le stigmate d’un impitoyable jeu de mots ; en un mot, quelque cause qu’il servît, qu’elle fût du ciel ou de la terre, que ce fût la royauté ou la foi, également prêt à lui immoler sa vie, à l’illustrer par son génie et à la compromettre par les écarts de son zèle ; dans quelque voie qu’on soit engagé avec lui, merveilleux éclaireur à consulter, guide dangereux à suivre aveuglément.
M. de Falloux, non plus vivement, mais plus entièrement admirateur que moi de M. de Maistre, constate cependant que Mme Swetchine, mise en rapport avec ce brillant esprit, et devant ce prisme qui faisait luire à ses yeux tant de vérités mêlées à tant de paradoxes, fut séduite, mais non subjuguée. Il y avait dans la foi de M. de Maistre une vivacité, une verdeur, si on ose ainsi parler, qu’elle ne trouvait pas dans la religion routinière et desséchée de sa propre église. C’était une saveur de source comparée au goût affadissant d’une eau marécageuse. De plus, Mme Swetchine remarqua bientôt que, tout en prêchant, en exagérant même le principe de l’autorité catholique, M. de Maistre restait le plus fier et le plus indépendant des hommes, tandis qu’à côté d’elle un clergé schismatique, se vantant d’être affranchi de l’obédience romaine, s’était laissé imprimer sur le front, par la main d’un pape en uniforme, la marque indélébile de la servilité. Vérité et liberté étant deux expressions qui sonnent de même aux oreilles généreuses, ce contraste fit incliner sa conscience de très bonne heure vers l’autorité toute morale qui siège à Rome. Néanmoins, lorsque M. de Maistre, dont en tout genre la logique était impatiente et sautait d’un bond du principe à la conclusion, la somma de suivre sans réflexion cette préférence instinctive, l’esprit indépendant de la jeune femme se regimba : elle voulut étudier et examiner. L’examen, en général, ne plaisait guère à M. de Maistre ; fils soumis de l’église, il ne se le permettait pas là où la foi avait décidé : il ne le permettait guère aux autres là où lui-même s’était prononcé. Chez une femme en particulier, rien à ses yeux n’en égalait le ridicule. Ne comprenant pas combien diffèrent les conditions d’un catholique de naissance et celles d’un schismatique qui veut se convertir, il n’eut point assez de dédain et de railleries pour le dessein que forma Mme Swetchine de se faire sur une question dogmatique une conviction par elle-même. « Jamais, lui écrivait-il, vous n’arriverez par le chemin que vous avez pris : vous vous écraserez de fatigue, vous gémirez, mais sans onction et sans consolation ; vous serez en proie à je ne sais quelle rage sèche qui rongera l’une après l’autre toutes les fibres de votre cœur, sans pouvoir vous débarrasser jamais, ni de votre conscience, ni de votre orgueil. » Suivait une énumération ironique de tous les livres qu’il fallait lire, et même de toutes les langues qu’il fallait apprendre pour décider, en connaissance de cause, entre les églises grecque et latine.
Un des cahiers de notes de Mme Swetchine, écrits à cette époque, porte cette épigraphe tirée de Tertullien : « La première chose qu’il faut croire, c’est de ne rien croire légèrement. » Ce fut à peu près sa réponse an Tertullien orthodoxe du XIXe siècle, et, relevant modestement le défi, elle se mit à l’œuvre. Retirée toute une année durant dans une maison de campagne de Finlande, seule avec elle-même, devant Dieu et sa conscience, oubliant les leçons de son enfance, les liens de la famille, le soin et les intérêts d’une position brillante, elle passa dans l’étude d’une aride question d’histoire ces longues journées d’été auxquelles un pâle crépuscule apporte à peine un peu de repos, et ces nuits d’hiver, plus longues encore, dont aucun soleil n’interrompt la monotonie. Elle sortit de sa solitude, soumise et sereine, heureuse d’avoir, d’après l’avis d’un autre docteur de la primitive église qu’elle aimait à citer aussi, appuyé l’une sur l’autre la foi et la science, et pouvant désormais envisager le doute, quand il se rencontrerait sur son chemin, avec compassion et sécurité, comme on regarde un mal qu’on a souffert et un ennemi qu’on ne craint plus.
Ce fut cette foi née de l’épreuve et trempée par la lutte qui rendit Mme Swetchine, lorsque peu de temps après sa conversion une sourde persécution la contraignit à venir demeurer parmi nous, si merveilleusement propre à démêler et à secourir tant de misères cachées sous l’orgueil philosophique de notre société : non qu’elle fît profession de propagande et prît l’attitude ridicule de prédicatrice de salon. Elle suivait de près en France une autre femme, enfant du nord comme elle, Mme de Krüdner, qui venait de laisser vide le trépied de pythonisse d’où elle avait prêché aux rois la sainte alliance. Mme Swetchine, humble et proscrite, n’aspira point à s’y placer ; mais une femme spirituelle et pieuse, pour obtenir les confidences des peines secrètes de plus d’une âme d’élite, n’a même pas besoin de les rechercher. Les souffrances que cause l’incertitude religieuse sont de celles qui cherchent volontiers un cœur féminin pour s’épancher. Tel qui en rougit devant ses pareils en verse avec soulagement l’amertume dans le sein d’une amie. On dirait une plaie irritable qui ne veut se laisser sonder que par une main délicate. À cette touche légère, dont elle était douée comme beaucoup de femmes, Mme Swetchine joignait d’ailleurs l’avantage de connaître, par une expérience personnelle, toutes les angoisses de l’état douloureux dont on venait spontanément lui révéler le secret. Il n’était aucune des formes du doute qui lui parût, ou difficile à concevoir, ou impossible à surmonter, aucun de ses fantômes dont elle n’eût ressenti et conjuré l’épouvante. Les objections mêmes qu’on opposait à la vérité, qui était devenue l’âme de sa vie, trouvaient en elle une appréciatrice à la fois intelligente, intrépide et inébranlable. Elle marchait à leur rencontre avec calme, sans en détourner les yeux par vain scrupule, sans les écarter de sa route par une formule toute faite. Et c’est précisément parce qu’elle n’avait jamais redouté la lumière que sa foi était si habile à la répandre autour d’elle.
Nous sommes difficiles pourtant en matière de foi et de conversion, principalement ceux d’entre nous qui se promettent bien de ne jamais passer par là. J’ai entendu dire (n’ai-je pas même vu imprimé quelque part ?) que la conversion de Mme Swetchine fut un acte trop raisonné pour partir du cœur, et qui inspire encore à la lecture trop d’estime pour causer beaucoup d’émotion. Des critiques trouvent qu’il y manque l’entraînement, le coup de la grâce, l’effusion, l’intuition, que sais-je ? l’effet dramatique de rigueur dans un opéra ou dans un roman pour préparer ces sortes de transformations morales ; cela choque nos traditions littéraires en matière de conversion. La religion en effet figure dans notre littérature comme une de ces régions plus célébrées que visitées, dont les géographes d’autrefois dessinaient la carte d’après le récit de voyageurs qui n’y avaient jamais mis les pieds. Il n’était rien tel qu’un érudit du XVIIe siècle, n’ayant jamais franchi une barrière de Paris, pour savoir pertinemment combien de lieues couvre le grand désert, et de combien de sources découle le Nil. Je ne puis de même me lasser d’admirer la science désintéressée que des romanciers du bel air ou des bacheliers en philosophie déploient chaque jour sous nos yeux, pour déterminer les conditions auxquelles la foi peut naître dans les âmes, les limites qu’elle doit reconnaître, et les signes qui la révèlent. Ils lui assignent deux ou trois origines différentes, comme, par exemple, l’innocente candeur du jeune âge, les déceptions du cœur, ou le repentir des tendres faiblesses. Hors de là, ils ne reconnaissent pas sa légitimité. Avec la même autorité, ils définissent les régions de l’âme où elle peut régner, ils lui abandonnent généreusement tout ce qui tient au sentiment ; mais qu’elle se garde de toucher à ce qui relève de la raison ! Sur ce domaine réservé, il lui est interdit de pénétrer, d’autant plus qu’il pourrait être gênant de l’y rencontrer. Le malheur veut que la foi se joue de leurs certificats d’origine, de leurs passeports et de leurs barrières. Faite pour posséder l’être humain tout entier, cœur, esprit et activité, elle a mille portes pour y entrer et mille manières de le prendre. Elle peut animer le premier regard de l’enfant tourné vers le ciel, elle peut jaillir comme l’étincelle du choc des passions et de l’adversité, elle peut naître aussi du concert harmonieux de toutes les facultés de l’intelligence, dirigées, sous l’œil de Dieu, à la recherche de la vérité par la volonté. Quand c’est ainsi la raison qui éclaire les voies, la foi prend possession plus lentement peut-être, mais aussi plus sûrement de l’âme, et la pénètre d’une émotion moins bruyante, mais non moins profonde. Une telle foi, pour être réfléchie, ne laisse pas d’être ardente, car la vérité est assez belle pour être d’autant plus aimée qu’elle est mieux connue ; la vérité est comme le soleil : plus son éclat s’épure, plus sa chaleur vivifie ; il serait étrange que le monde moral obéît à d’autres lois que le monde physique, et qu’en ce genre seulement contempler la lumière empêchât de sentir la flamme.
Pour Mme Swetchine en particulier, l’étude qui précéda sa conversion, loin de glacer sa piété par la moindre nuance de sécheresse ou de pédanterie, fut au contraire échauffée par un progrès de ferveur croissante. Elle aimait si peu à parler d’elle-même, qu’elle n’a raconté nulle part en détail le chemin de son âme ; mais les traces et comme les étapes en sont marquées dans ces volumineux cahiers de notes et d’extraits de lectures, où ses sentimens se trahissent de loin en loin, soit par une réflexion jetée en courant sur le papier, soit par le choix d’un vers ou d’une pensée qui sert d’épigraphe. On les voit devenir plus animés, plus tendres, plus brûlans, à mesure que le jour décisif est plus voisin, comme l’élan d’un cheval généreux redouble en approchant du but. Ne trouve-t-on pas, en traits de feu, tout le récit de cette histoire intime dans cette page incomparable qu’une sorte de pudeur pieuse empêcherait d’insérer dans un recueil littéraire, s’il n’était loisible à tout ami du beau de la prendre pour un feuillet perdu des soliloques de saint Augustin ?
« Mon Dieu, je ne vous ai pas toujours connu, je ne vous ai pas toujours aimé ! Pendant un temps, ô mon Dieu, un temps que je ne puis concevoir, vous étiez partout comme à présent, et je ne vous voyais nulle part. Enfin pourtant je vous entrevis dans la foulé des objets qui sans cesse vous dérobaient à ma vue ; bientôt après votre tête adorable s’éleva au-dessus de toutes les autres, et les domina. Je la vis, cette tête divine, dispenser les miséricordes, supporter les outrages, être en butte à bien des traits. Votre beauté, l’acharnement de vos ennemis, qui étaient ceux de la vertu, m’attendrirent. D’abord je tournai souvent mes regards vers vous, ensuite plus souvent encore ; enfin je ne les détournai plus, et j’en vins à mêler cette chère vue à toutes les autres, à ne la séparer de rien, pour que tout en moi fût meilleur et plus sage. J’en étais là, et je m’y croyais arrêtée, quand il se fit, je ne sais plus comment, qu’un jour, une heure rapide et heureuse, je ne vis plus que vous seul ! Ô mon Dieu, c’est lorsqu’auprès de vous tout ce qui n’était pas vous me parut frappé d’amertume et de néant, que je vis bien, mon bon Sauveur, qu’enfin la pauvre brebis avait connu son vrai pasteur ! »
Le soin que Mme Swetchine avait mis à approfondir les motifs de sa foi et à en élargir les bases lui avait procuré un autre avantage : c’était de lui faire rencontrer le point exact où une extrême tolérance d’opinion peut se concilier avec la rigueur d’une conviction exclusive. Quiconque est entré, ne fût-ce qu’une fois, dans le salon de Mme Swetchine aura été frappé, j’en suis sûr, de ne trouver chez une chrétienne si décidée pas un accent ni une nuance qui sentît l’intolérance. De tous ses mérites, c’était le plus apparent et le mieux apprécié. Parfois ses amis l’en plaisantaient : pour ma part, j’ai eu souvent la tentation de lui demander son secret. Il me semble que j’aurais eu, même parmi nos contemporains, plus d’une application utile à en faire. Dans ce siècle en effet qui se croit le siècle de la tolérance même, j’ai bien rencontré des gens qui ont renoncé à brûler leurs adversaires et qui se contentent de les haïr ; j’en ai vu d’autres qui souffrent patiemment la contradiction sur les vérités dont ils ne se soucient pas. Ni l’un ni l’autre de ces genres de tolérance, je l’avoue, ne m’a paru ni pleinement suffisant, ni tout à fait méritoire. Mais où est-il celui qui, attachant un prix inestimable à la vérité qu’il possède, accorde pourtant un support bienveillant et affectueux aux consciences qui s’en écartent ? et dans quel repli de son cœur Mme Swetchine avait-elle pu placer, à côté de la foi rigide des anciens jours, cette largeur conciliante qui semble n’appartenir qu’aux âges d’indifférence ?
Car, c’est ce qu’il ne faut point oublier en parlant de sa tolérance, la foi de Mme Swetchine était avant tout une foi rigide ; c’était une foi ferme et précise qui n’avait rien de lâche ni de vague, qui ne marchandait sur aucun point, et dessinait nettement tous ses contours. Sa tolérance ne provenait donc point de concessions faites sur quelque partie réputée moins essentielle de la vérité. Elle ne mettait pas, si j’ose ainsi parler, ses convictions au rabais, réservant l’indispensable et passant légèrement sur le reste. Elle était entrée au contraire de très bonne heure dans cette conception essentiellement catholique (la seule digne, suivant nous, d’une religion positive) qui considère la foi dans une doctrine révélée comme un ensemble solidaire dont on ne peut, sans tout ébranler, détacher la moindre partie, ou plutôt comme une glace dont tout le mérite est de laisser passer la lumière et qui perd son prix si une tache en intercepte ou si une fissure imperceptible en décompose le moindre rayon. Quoi de moins important en apparence que la différence qui sépare l’église latine de l’église grecque ? Un mot dans le Credo et une prérogative attachée au siège, de Rome. Pour ce mot pourtant, pour cette nuance, Mme Swetchine avait sacrifié sans hésiter fortune, crédit, repos, patrie. On voit combien elle était loin de cet éclectisme vague qu’on nous prêche si souvent aujourd’hui, et aux yeux duquel toutes les religions peuvent marcher de front et se donner la main, parce que ce qui importe, nous dit-on, ce n’est point telle ou telle religion, mais le sentiment religieux ; c’est de croire en général, quel que soit l’objet de la croyance. Mme Swetchine avait rencontré de très bonne heure, de l’autre côté du Rhin, ces inventions élastiques qui mettent les consciences si fort à l’aise, et elle les avait caractérisées tout de suite par un trait plein de sens et de finesse ; elle n’était pas encore catholique, que déjà elle écrivait à une de ses amies qui avait ressenti quelque éblouissement du mysticisme germanique : « Je goûterais comme vous cette philosophie religieuse qui voudrait bien que tant de gens qui pensent différemment eussent cependant tous également raison ; je suis entraînée par ce christianisme à larges touches. Cependant, en donnant à notre croyance une latitude si immense, je suis, je vous l’avoue, embarrassée de la porte étroite par laquelle l’Évangile prétend qu’il faut la faire passer. » Plus tard, lorsque des imitateurs qui voudraient bien être pris pour des inventeurs importèrent en France, pour notre édification, ces distinctions savantes entre la religion, dont, suivant eux, les formes varient, et le sentiment religieux, dont le fond est identique et impérissable, tous les complémens doucereux dont cette théorie s’environne d’ordinaire ne purent dissimuler un instant à Mme Swetchine ce qui s’y cache de secrète impertinence. Elle, dont le sentiment religieux était la vie, savait bien que ce sentiment n’est rien, s’il n’est la soif de la vérité en soi, de la vérité sans mélange, et de la vérité qui ne passe pas. Dire par conséquent qu’il peut s’appliquer indifféremment à des symboles qui se contredisent ou qui changent, c’est lui interdire de prétendre précisément à l’objet qu’il cherche, c’est lui faire entendre insolemment qu’il est toujours trompé alors même qu’il se croit satisfait. Non, Dieu de vérité, personne n’a reçu de vous le droit de dire que vous vous jouez à ce point de vos créatures ! Vous n’avez pas allumé en elles la soif du vrai pour les laisser éternellement se repaître d’illusions ; vous ne les destinez pas à associer toujours au culte qu’elles vous rendent des fictions passagères, fruits de leurs rêves et promptes, comme tous les songes, à fuir devant le jour. La supposition même d’un tel mélange vous outrage et les déshonore, car l’union qu’elles veulent contracter avec la vérité est un mariage pur qui n’admet pas de partage. L’intelligence qui vous cherche est chaste, et vous êtes jaloux.
J’ai dit ce que n’était pas la tolérance de Mme Swetchine : il me reste à dire ce qu’elle était. Deux traits à mon sens suffisent pour en donner l’idée. Quel que fût celui qui lui parlait et quelque conviction (fût-elle directement contraire à la sienne propre) qui lui fût exprimée, Mme Swetchine commençait par croire à la sincérité de son interlocuteur. Elle ne mettait en doute ni sa bonne foi, ni l’honnêteté des motifs qui le retenaient dans son opinion. Elle raisonnait avec lui comme avec une âme loyale, qui cherchait en conscience la vérité ou croyait l’avoir trouvée. Elle ne l’abordait point avec la supposition préconçue de trouver chez lui les résistances de l’intérêt, de la passion ou de la vanité, et cela seul écartait de ses lèvres toute épithète amère ou toute insinuation aigre-douce. Les prédicateurs, je le sais, font différemment et insistent volontiers en chaire sur l’appui que l’erreur et l’incrédulité trouvent ordinairement dans la complicité secrète des passions et de l’orgueil. Je ne prends assurément pas sur moi de dire que, dans la majorité des cas, ils n’aient pas de bonnes raisons pour penser ainsi, et d’ailleurs, ne désignant personne, ils ne peuvent blesser que ceux qui s’accusent eux-mêmes et se reconnaissent dans les généralités de leurs paroles ; mais dans une conversation directe ou dans une polémique ad hominem je n’ai jamais vu qu’à transformer ainsi une opinion ou une erreur en délit, on ait gagné autre chose que d’engager de plus en plus l’amour-propre à y persister, et les hommes étant beaucoup plus mobiles qu’ils ne sont humbles, il est plus aisé de les dissuader d’une idée que de les faire convenir d’une faute. La tolérance de Mme Swetchine consistait donc principalement à témoigner de l’estime à ses adversaires, ce qui est plus difficile souvent que de les aimer, surtout pour des croyans pleins de leur foi, qui s’exercent chaque jour à la charité, mais qui ont quelquefois besoin qu’on les rappelle au sentiment de la justice. De plus, dans ses rapports avec ceux qui ne pensaient pas entièrement comme elle, si elle pouvait trouver quelque point de contact entre leurs pensées et les siennes, c’était à cela qu’elle s’attachait beaucoup plus qu’au point de divergence ; c’était sur ce terrain neutre ou commun qu’elle leur offrait sa bienveillance. Elle s’appliquait à mettre en lumière dans leurs sentimens ce qui s’accordait avec sa conscience et dans ses propres convictions ce qui ne froissait pas leurs préjugés. C’est à ce genre de découvertes et de rapprochemens que lui servait surtout la connaissance raisonnée qu’elle avait acquise de toutes les faces de l’enseignement catholique, car, en creusant cette doctrine inépuisable, elle y avait retrouvé ce que la main divine y a déposé en germe et ce que l’histoire y a développé, — la satisfaction légitime de tous les besoins et de tous les sentimens divers de l’humanité. Dans une doctrine qui renferme en soi tout ensemble le principe de l’autorité par excellence et l’éclatante protestation de la liberté spirituelle, qui est fondée sur le principe de l’égalité absolue de tous les hommes, mais qui a su élever sur cette base la plus puissante hiérarchie que le monde ait vue, qui parle tour à tour aux sens, au cœur et à la raison, qui a inspiré les arts et éclairé la philosophie, où il y a place, à côté de la foi du charbonnier, pour la logique de saint Thomas, il faut avoir la main malheureuse ou maladroite pour ne trouver, parmi tant d’aspects divers et également nobles, aucun qui sourie à un honnête homme. À vrai dire, dans une société comme la nôtre, qui a vécu du catholicisme pendant tant de siècles, tout le monde est catholique par quelque côté, et chacun l’est plus qu’il ne croit. L’art délicat et instinctif de Mme Swetchine était de rechercher et de dégager ce christianisme épars et latent dont sont imbues les opinions mêmes qui croient s’en écarter le plus.
Je voudrais donner un exemple de ce procédé conciliant, qui n’était chez elle l’effet d’aucune tactique, mais simplement de la hauteur de vues où l’avait portée sans efforts le travail réfléchi de ses convictions. Un traité de quelques pages, publié par M. de Falloux, porte ce titre, qui serait ambitieux, si l’idée d’une publicité quelconque avait pu traverser un instant la pensée solitaire qui l’a conçu : le Christianisme, le Progrès et la Civilisation. Cette ébauche n’a rien de très remarquable par la forme. Mme Swetchine a eu souvent, et sur des sujets peut-être plus appropriés à une main féminine, l’expression plus heureuse ; mais quelques lignes donneront l’idée de la place qu’avait su prendre d’elle-même une élève de M. de Maistre dans le vieux débat qu’on ne cesse d’attiser sous nos yeux entre les progrès de la civilisation moderne et les principes de l’église catholique. C’était un sujet qui revenait sans cesse dans le salon de Mme Swetchine, que chaque incident politique réveillait, et qui menaçait à chaque instant de mettre le feu aux élémens divers et assez inflammables qui s’y rencontraient. Mme Swetchine intervenait alors, non pour mettre les plaideurs d’accord (au temps seul appartient une telle œuvre), mais pour montrer cet accord déjà opéré dans son esprit et sa sympathie acquise à toutes les idées généreuses qui se rangeaient sous l’un et l’autre drapeau.
« On oppose souvent, dit-elle, au chrétien les progrès ou les bienfaits attribués à la philosophie du XVIIIe siècle. Voici, selon moi, ce que les chrétiens doivent avoir le courage de s’avouer à eux-mêmes ou de répondre… La philosophie du XVIIIe siècle est une période durant laquelle on a laissé les ennemis du christianisme tirer le corollaire des vérités sociales renfermées en puissance, comme les vérités de tout ordre, dans le sein de l’église. Les théories humanitaires du siècle dernier n’ont fait jaillir qu’une portion de ce qui était latent dans le christianisme. Les philosophes n’ont qu’essayé d’étendre à la société ce qui jusque-là avait été appliqué surtout à l’individu. Ils ont tenté d’agrandir le cercle et d’élargir le précepte, mais ils n’ont jamais promulgué, en fait de vérités, que des idées puisées à la source du christianisme et empreintes de son esprit. Comment la société chrétienne s’est-elle laissé devancer ainsi par ceux qui en même temps enfonçaient le poignard dans le sein qui les avait nourris ? Ne dirait-on pas des fils insoucians et ingrats qui laissent piller l’héritage de leur père par ceux-là mêmes qui l’outragent ?… Ce que les philosophes à leur tour ne peuvent nier, c’est l’identité de leurs maximes avec l’esprit du christianisme. Ce qu’ils prenaient ou donnaient pour des vues originales n’était le plus souvent que des déductions tirées des principes déposés dans leur cœur par leur éducation première ; ce qu’ils venaient annoncer se rapprochait de ce que le Christianisme a toujours eu pour mission d’introduire dans le monde, comme ces billets dont on constate l’origine et le larcin en les confrontant avec la souche dont ils ont été découpés…
« Que le XVIIIe siècle fût épris d’un amour sincère de l’humanité, soit ; mais enfin qu’a-t-il dit, ou plutôt qu’a-t-il voulu faire que le christianisme n’ait de tout temps porté en lui-même ? »
De ces pensées profondes, qui faisaient le fond des entretiens de Mme Swetchine, la grâce, l’éclat, tout ce qui tient, surtout chez les femmes, à l’imprévu de la conversation, a disparu : la virile maturité du jugement demeure, et je ne sais quel souffle de paix s’en échappe encore.
Parmi les innovations du siècle dernier que Mme Swetchine ne craignait pas d’appeler des progrès, et dont elle cherchait à bon droit la généalogie dans l’Évangile, il n’en est pas de plus éclatante, ni qui ait fait dans le monde une fortune moins contestée, que le développement donné au principe fondamental de l’égalité humaine. Cet enfant du XVIIIr siècle a même pris une telle croissance que par momens on peut craindre qu’à lui seul il ne dévore la substance de tous les autres. Il n’en était pas qui répugnât davantage aux habitudes d’enfance de Mme Swetchine, née dans un monde aristocratique, élevée dans toutes les recherches d’élégance d’une civilisation artificielle, sur une terre que des serfs cultivent ; mais comme il n’en est pas non plus dont la filiation chrétienne soit plus certaine, elle n’eut même pas besoin de venir en France et de respirer notre air saturé d’égalité pour s’en pénétrer naturellement. La charité chrétienne, à elle seule, avait fait son éducation populaire, et quand elle nous vint, elle méritait déjà ce portrait que faisait d’elle sa baigneuse de Vichy, et qui renferme en trois mots tout un code de morale évangélique et même de démocratie chrétienne : « C’était une vraie sainte ; elle considérait un pauvre plus qu’un prince. »
L’humble femme avait raison : la plus délicate considération pour les déshérités de ce monde, c’était là le trait particulier et original, même après dix-huit siècles de christianisme, de la charité de Mme Swetchine. C’est ce que M. de Falloux nous fait bien connaître quand il nous raconte qu’elle ne se bornait pas, avec les pauvres, à l’accomplissement du devoir de l’aumône, mais qu’elle s’occupait aussi avec complaisance de leur procurer des plaisirs permis, des distractions, des jouissances, en un mot de les associer en certaine mesure au luxe innocent de la vie. « A ceux-ci, dit-il, elle achetait quelques pots de fleurs, à ceux-là elle faisait encadrer des gravures qui leur rappelaient un sujet favori ; pour les uns, elle choisissait des livres, pour les autres un meuble commode. » M. de Falloux ajoute à ce sujet, en détournant très heureusement le vers connu de Voltaire par une application qui le relève : « Il n’y a personne pour qui un peu de superflu ne soit aussi du nécessaire ; » vérité aussi ingénieusement conçue que dite. Aucune créature humaine n’a été faite pour vivre constamment prisonnière entre des besoins à satisfaire et des devoirs à remplir : un peu plus de jour, un peu plus d’air, est nécessaire à toute âme pour respirer. Ordinairement néanmoins la charité passe pour avoir fait toute son œuvre quand elle s’est préoccupée d’assurer la nourriture matérielle et l’instruction morale, la paix de l’âme et du corps, le soutien indispensable de cette vie et de l’autre, et, il est vrai aussi, la nature, très avare même de ces premiers biens, rend déjà bien méritoire et bien difficile la libéralité qui les procure. Soyons franc cependant : ce n’est pas toujours seulement l’insuffisance de ces ressources qui arrête notre charité dans ses limites. Que les meilleurs, les plus charitables, rentrent sérieusement en eux-mêmes. Ne trouvent-ils pas souvent, sans se l’avouer, qu’il y aurait de l’insolence à un pauvre à désirer quelque chose de plus que du pain et le catéchisme ? Tout cet ordre de jouissances qui constituent le superflu ne leur paraît-il pas un domaine exclusivement réservé aux favoris de la fortune, et dans lequel il n’est pas permis d’entrer sous la livrée de l’indigence ? Très convaincus qu’ils sont faits de la même chair que ceux qu’ils secourent, et que leur âme, émanée du même souffle, est destinée à la même fin ; ne seraient-ils pas surpris si on leur disait qu’ils pourraient dès ici-bas partager avec eux quelque goût d’imagination et d’intelligence ? Tout prêts à prier à leurs côtés à l’église et à veiller au chevet de leur lit de douleurs, ils le seraient peut-être beaucoup moins à accepter sur un sujet indifférent un instant de conversation. La charité de Mme Swetchine avait forcé ce dernier refuge de l’orgueil humain, et en consentant à s’enquérir des goûts particuliers et du tour d’esprit de chacun de ses pauvres, comme s’ils eussent été des habitués de son salon, elle rendait au sentiment de l’égalité des fils d’Adam, gravé dans son cœur par l’Évangile ; un hommage plus délicat, plus touchant, plus vraiment démocratique, qu’aucune déclamation révolutionnaire.
Les relations de Mme Swetchine avec une jeune sourde-muette adoptée par elle, qui demeura sa fidèle compagne jusqu’à son lit de mort, forment, dans le récit de M. de Falloux, un tableau plein de grâce que la critique a beaucoup remarqué. J’y trouve pour ma part une preuve de cet esprit d’égalité que, sans faiblesse, sans abdication de ses droits véritables, sans vaine affectation de popularité, Mme Swetchine faisait régner entre elle et ses protégés. L’orpheline, traitée comme une fille dans la maison, y avait pris bientôt des airs et des lubies d’enfant gâtée. Mme Swetchine dut les réprimer, mais ce fut avec la sévérité éclairée d’une mère, jamais par un de ces mots altiers ou une de ces menaces d’abandon qui auraient été d’une justice rigoureuse, mais par-là même écrasante. Elle entrait doucement dans chacune des fantaisies de la pauvre enfant, consentant à les discuter quand elle ne pouvait pas les satisfaire. « Je vous en prie, écrivait-elle à une amie commune, dites à Périsse qu’elle s’en rapporte à moi : sa nouvelle chambre sera au moins aussi jolie que l’autre. Qu’elle me laisse seulement le temps de l’arranger… Sa cheminée fume, à ce qu’elle me dit. Vraiment je n’y puis rien ; cette cheminée est excellente et en bon état : elle est faite à la manière suédoise, la seule que la pièce comporte. C’est mon mari qui, dans le temps, l’avait commandée pour lui-même, et si elle fume quelquefois, ce qui arrive à toutes les cheminées de ce monde, cela ne peut tenir qu’à une certaine direction du vent ou au long intervalle resté sans l’allumer. » Nous voilà bien loin, convenons-en, du temps où saint François de Sales recommandait à une de ses pénitentes, fort avancée dans les voies de la dévotion, de s’exercer chaque matin à l’humilité en appelant sa servante ma mie. Je ne sais, mais cette bonté patiente, qui traite avec égard même les caprices d’un être sans défense, m’émeut plus vivement que beaucoup d’actes de charité plus éclatans dont la postérité chrétienne a gardé mémoire. Une grande dame du XVIIe siècle aurait fondé un hospice de ses deniers, et peut-être fini par s’y choisir elle-même une cellule ; mais de savoir si les chambres de ses gens étaient plus ou moins heureusement disposées et si les cheminées y fumaient (en supposant qu’il y eût des cheminées), l’idée ne lui serait pas venue d’y songer. La modicité des fortunes de nos jours ne permet plus ces déploiemens de fastueuse munificence dans lesquels se complaisait la charité d’autrefois. La nôtre a nécessairement des allures plus modestes et plus bourgeoises. Le remède est de faire ainsi que Mme Swetchine et de compenser la diminution des largesses matérielles par un surcroît de délicatesse morale. Si à tomber de moins haut la charité gagne d’être plus affectueuse, de faire vivre dans des relations plus familières les bienfaiteurs et les obligés, ce n’est pas l’Évangile, j’en suis sûr, qui trouvera que nous ayons perdu au change.
Cette même simplicité de nos habitudes fut peut-être ce qui permit à Mme Swetchine de donner un autre exemple sans analogue, je crois, dans les annales de la dévotion chrétienne : ce fut d’arriver au degré de piété le plus avancé et, pour parler le langage propre, le plus intérieur, en continuant au dehors à peu près la vie commune d’une femme du monde. La mesure où la vie du monde est compatible avec la dévotion, c’était, on le sait, un des problèmes favoris de cette partie de la science des âmes si souvent pratiquée et professée au XVIIe siècle sous le nom de direction. Les directeurs en renom étaient partagés sur ce point en opinions et même en écoles très opposées. Port-Royal tout entier, M. de Saint-Cyran et M. Singlin en tête, accoutumés à trancher au vif et à mettre la nature humaine au régime, ne toléraient aucun partage entre le monade et la piété. Leurs illustres adversaires proposaient des plans d’accommodement dont plusieurs ne furent point heureux, à vrai dire, à Versailles, dans une atmosphère de frivolité et de faste, entre les puérilités de l’étiquette et les intrigues de l’OEil-de-Bœuf, une femme pieuse, obligée de se farder dès le matin et de quitter l’éducation de ses enfans et le soin de son foyer domestique pour loger dans quelque galetas doré, devait éprouver un peu de trouble de conscience. La chapelle de ce beau lieu, contiguë et toute semblable à son théâtre, m’a toujours paru l’endroit le moins fait pour y prier Dieu. Quand le monde était un maître si exigeant, je comprends qu’on prît au plus vite sa course pour le fuir ; mais était-ce bien le monde que le salon ou tous les soirs Mme Swetchine recevait des amis dont la tendresse remplaçait pour elle la famille dont l’exil l’avait privée ? Assurément ce n’était pas le monde tel que l’Évangile l’entend et le condamne, mais ce n’était pas non plus la retraite. Des meubles choisis avec goût, des statues, des tableaux de maîtres, des objets d’art, l’éclat des lumières, les journaux, les recueils, les publications nouvelles, et plus que tout une conversation dont l’incident du jour faisait ordinairement les frais, enlevaient à cette aimable demeure jusqu’à l’ombre d’une apparence monastique. M. de Falloux n’a pas dédaigné de nous raconter le plaisir que trouvait Mme Swetchine à voir passer sous ses yeux les jeunes femmes de sa connaissance se rendant aux soirées d’hiver dans leur toilette de bal, et il a indiqué d’un trait délicat combien de fois cette indulgence pour les plaisirs permis avait préparé la voie à de plus sérieuses confidences. Peut-être, pour qu’un tel mélange fût possible sans causer trop de surprise, fallait-il une société comme la nôtre, libre dans ses mœurs, exempte à la fois de règles et de conventions ; affranchie du respect humain dans le bon comme dans le mauvais sens, et laissant faire à chacun tout, même le bien, à sa guise et comme il lui plaît. La société d’autrefois, plus réglée, mais aussi plus guindée, imposant ses étiquettes en même temps que ses principes, ayant fait un code des devoirs du monde aussi bien que de ceux de la piété, aurait donné, j’imagine, à une femme de la condition de Mme Swetchine le choix entre la cour et le couvent. Libre de la disposition de son temps et de sa demeure, Mme Swetchine avait fait deux parts de l’un et de l’autre. Le matin appartenait aux infortunes qui cherchent le silence ; l’après-midi et le soir étaient plus accessibles au bruit du dehors. Derrière l’appartement élégant qui attendait les visiteurs s’ouvrait la porte de sa chère chapelle, ornée par elle des joyaux et des pierreries que depuis sa jeunesse elle ne portait plus. C’était là véritablement qu’était son trésor, si l’Évangile a dit vrai, car, aux heures mêmes où son esprit suivait avec aisance tous les détours d’un entretien profane, son cœur, toujours rassemblé sous l’œil de Dieu, brûlait d’une flamme discrète et continue à côté de la lampe de son sanctuaire.
À quoi bon décrire d’ailleurs ce qui apparaît de soi-même à la première lecture des écrits de Mme Swetchine ? La finesse d’observation est une qualité assez commune aux moralistes chrétiens. Saint François de Sales, Fénelon, Nicole, en ont donné de grands exemples. Outre l’habitude d’étudier les âmes que donne le devoir de les diriger, la doctrine chrétienne, qui n’est ni surprise ni désespérée de la faiblesse humaine, aide merveilleusement un observateur à se placer au point de vue juste, à égale distance de l’illusion et de la misanthropie. Et de là vient que ceux que leur profession tient hors du monde l’ont souvent mieux connu que ceux qui s’étaient placés au centré pour l’étudier ; mais personne peut-être plus que Mme Swetchine n’a uni à une vue claire des choses de Dieu une vue fine des choses de la terre, et sa plume, comme sa vie, passe d’une sphère à l’autre sans le moindre effort, traçant des pages qui ne seraient pas déplacées dans un roman de mœurs à côté d’élévations brûlantes qui semblent sortir de la cellule inconnue de l’auteur de l’Imitation. Un tel mélange fait à si justes doses n’était peut-être possible qu’à la condition d’avoir mené de front, comme Mme Swetchine, pendant des années, les rapports aimables avec le monde et les relations intimes avec Dieu.
Où Mme Swetchine par exemple, qui n’avait guère usé pour son compte des privilèges de la jeunesse, à qui l’âge n’avait rien ôté, qui vieillissait au contraire entourée de tant de respect, aurait-elle trouvé, si elle n’avait vécu dans le monde, cette peinture poignante non-seulement de l’amertume, mais du ridicule inévitable que la frivolité sociale attache à l’âge avancé ?
« La charité du monde, dit-elle finement dans son Traité de la Vieillesse, n’ose pas dire, comme l’Américain sauvage, qu’il faut tuer les vieilles gens ; mais, en les laissant vivre, elle ne les ménage pas beaucoup plus. S’ils restent dans la dignité de leur âge, on s’éloigne d’eux pour ne s’imposer ni gêne ni contrainte ; s’ils condescendent à se quitter eux-mêmes pour prendre d’autres livrées, c’est le mépris ou le ridicule qui les attend. L’investigation malveillante s’exerce sur leur extérieur : ils se soignent, dit-on, trop ou trop peu. Cherchent-ils
- A réparer des ans l’irréparable outrage,
on rit sous cape de leurs inutiles efforts. Si au contraire la négligence s’en mêle, le monde, indigné qu’on lui manque d’égards, s’élève contre le cynisme de ces cheveux gris, de cette bouche démeublée, de cette laideur enfin portée à toute sa puissance. Après tout, dit-on, le monde mérite quelques ménagemens, et quand on s’y montre, c’est à de certaines conditions… Ce qui est vrai pour les vieux l’est bien davantage pour les vieilles. C’est à elles surtout, même quand elles sont ce qu’elles doivent être, qu’on ne sait gré de rien. La vieille femme, selon le monde, est quelque chose qui n’a pas même, comme les vieillards, un nom dans le style élevé, et ceux qui prétendent l’honorer doivent éviter de la nommer et recourir à une périphrase. La pauvre vieille femme est un être qui n’a vraiment aucune place au soleil ; au foyer domestique, son droit est précaire et contesté. Hors de la vie réelle, elle n’est pas mieux partagée. Sauf quelques rares exceptions, elle est exclue des créations de l’artiste et du poète. Son idée ne se présente presque jamais au moraliste, qui la laisse achever sa vie comme elle peut. »
Suivent quelques lignes mordantes, preuve singulière de l’indomptable indépendance de ce rare esprit : ce sont des traits de satire qui vont tomber, non dans le sanctuaire, Dieu merci, mais tout à côté, dans la sacristie.
« Plus d’un prêtre même, ajoute Mme Swetchine, partant d’un point de vue naturel, ne voit trop habituellement dans les vieillards que des gens qui finissent : la chrysalide leur fait oublier le papillon. Qui se soucie des vieilles gens du moment où leur vie n’a point de scandale ? Qui est-ce qui admet le progrès pour leur vertu ? Qui vient les aider dans les voies spirituelles ? — Avec les hommes, même âgés, on compte encore : on s’honore d’une conquête, quand cette conquête est un homme ; on veille à sa conservation. Il en est tout autrement pour les femmes, dont le partage et les petitesses. donnent sans doute des armes contre elles. N’est-on pas sûr de les tenir ? Qui donc ne se relâche ou ne se refroidit par la sécurité ? Oui, souvent le prêtre lui-même, dévoué à la faiblesse et à l’infirmité, le prêtre, cet homme de tout le monde, passe outre ou rebrousse chemin devant la vieille femme. Il est le bras, l’intelligence de la jeunesse pour lutter avec elle et la soutenir dans ses combats ; l’âge mûr a ses sympathies et ses vœux, comme une force qui règne et qui gouverne. Il a du zèle pour l’enfance, des encouragemens pour l’adulte, du respect pour le vieillard : pour la vieille femme a-t-il autre chose que la négligence ou l’abandon ? Et pourvu qu’elle suive un petit train honnête, il se tient pour assuré de son salut, comme de la santé de ces indifférons qui se portent toujours bien. »
Assurément Balzac et Thackeray n’eussent point dédaigné ces traits pénétrans pour peindre un de leurs types favoris, celui de la coquette sur le retour, devenue dévote par pis aller, et qui, faute de mieux, veut être courtisée par son directeur ; mais tournez seulement la page : derrière cette face décolorée de la vieillesse que sa plume mordante décrit si bien, Mme Swetchine en aperçoit une autre tout illuminée des feux d’une nouvelle aurore, et pour la peindre son style s’anime d’un éclat inaccoutumé. Si la vieillesse en effet est pour la Vanité le lent adieu d’un monde qui fuit, pour le chrétien elle annonce la bienvenue d’une autre vie qui s’avance. Suivant donc qu’on a considéré la terre comme un lieu de plaisance ou d’exil, comme un séjour ou comme la station d’un pèlerinage, les dispositions de l’âme qui se sent vieillir peuvent varier de l’excès de l’amertume au tressaillement de la joie. Le singulier talent de Mme Swetchine dans ses réflexions sur la vieillesse est de trouver des expressions aussi vives, aussi senties, qui ont l’air de partir d’une expérience aussi intime et aussi personnelle pour l’une de ces impressions que pour l’autre. Nous venons de voir comment elle comprenait les moindres misères de la frivolité mondaine : écoutons maintenant les hymnes d’allégresse de l’âme sainte délivrée du fardeau de la vie.
« La vieillesse attend, dit-elle ; mais qu’est-ce qu’attendre quand c’est Dieu qu’on attend sur la foi de sa parole, si ce n’est en même temps goûter le charme du mystère et le grand jour de la certitude, si ce n’est apercevoir, à travers un crépuscule doré, l’éclat de la lumière incréée, si ce n’est le délice d’apprendre et en même temps de savoir, si ce n’est bondir de joie à chaque pas qu’on fait, se recueillir pour jouir, se parer pour plaire, appeler en se sentant répondu ?… Je me recueille, ô mon Dieu, à la fin de la vie, comme à la fin d’une journée, pour vous apporter les pensées de ma foi et de mon amour. Les dernières pensées d’un cœur qui vous aime ressemblent aux derniers rayons du jour, plus intenses et plus colorés avant de disparaître. Vous avez voulu, ô mon Dieu, que la vie fût belle jusqu’au bout. Faites-moi croître, reverdir, monter, comme la plante qui dresse encore une fois, sa tête vers vous avant de donner sa graine et de mourir !
«……..Nunc dimittis : c’est à présent, ô mon Dieu, que vous pouvez retirer à vous votre servante et lui donner la paix. Son bagage est allégé : le moins fort de vos anges l’emporterait sous son aile. L’orgueil qui enfle est abattu, le moi a perdu sa substance, le monde lui a retiré ses lourdes faveurs, le poids du péché a été emporté par le pardon et les larmes, et sous votre joug léger et doux tous ses membres se sont assouplis. »
Dirai-je que la première fois que je parcourus ces belles pages, tout plein encore de l’émotion qu’elles m’avaient causée, la curiosité me prit de les comparer avec le traité classique dans lequel nous avons tous appris nos premières élégances latines, et qui nous consolait à quinze ans du chagrin de vieillir ? Et avouerai-je quel fut mon désappointement ? Tout dans le fameux de Senectute de Cicéron me parut terne et superficiel, et quelque étonnement qu’on eût causé à Mme Swetchine elle-même en mettant son nom à côté de celui de Cicéron, un lecteur impartial conviendra, j’en suis sûr, que la distance du génie est plus que compensée ici par la différence de l’ordre des idées et des croyances. Je ne trouvai dans le traité antique rien de ce que je venais de voir si vivement exprimé, ni la peinture des amertumes réelles, ni le soupçon des joies possibles de l’âge avancé, ou plutôt, comme tous les moralistes purement humains, Cicéron atténue sciemment la grandeur du mal pour se dissimuler à lui-même l’impuissance de son remède. La conclusion du de Senectute, c’est que quand un vieillard a, comme le vieux Caton, beaucoup d’esclaves, un bon bien de campagne, un appétit suffisant pour jouir d’une table bien servie, et des poumons en état de se faire entendre de temps en temps au sénat, il peut se résigner à ne plus goûter les plaisirs piquans ou voluptueux du jeune homme. Eh bien ! même avec des conditions de fortune et de tempérament aussi rares, la vieillesse, telle que Cicéron la dépeint, est encore la plus triste perspective du monde. Ce qui manque surtout au tableau du philosophe antique, c’est une parole qui réponde au désir le plus étrange, j’en conviens, mais le plus indestructible de l’âme humaine, celui de croître et de gagner toujours, même quand tout autour d’elle lui parle de décadence et de mort. Oui, cette ambition singulière, loin de s’éteindre, s’allume de plus en plus, à mesure que le cours du temps semble retirer à l’être humain une partie de lui-même. Lentement miné par les années, ce débris demande encore non-seulement à ne pas achever de périr, mais à se développer, à renaître et à grandir. Les consolateurs qui lui conseillent d’oublier ce qui l’abandonne et de vivre de régime sur un fonds réduit de facultés et de bonheur lui sont odieux, car jouir de son reste est précisément ce qu’il ne veut pas. Dans le cœur que la vie dépouille, le seul cri qui fasse écho est celui que poussait il y a dix-huit cents ans la voix de l’apôtre, plus rude, mais plus pénétrante que celle de l’orateur d’Arpinum : « Accablés, nous gémissons parce que nous ne voulons pas être dépouillés, mais vêtus par-dessus. » Ingemiscimus gravati quia nolumus expoliari, sed supervestiri.
Enfin elle arriva pour Mme Swetchine, cette heure de dépouillement universel et de couronnement suprême, et une phrase banale, souvent employée mal à propos, fut cette fois littéralement vraie : sa mort fut toute semblable à sa vie. Ce ne fut pas une mort douce : le mal qui avait pris possession de sa forte constitution depuis de longues années s’avançait par des crises pleines d’angoisses. Ce ne fut pas une mort stoïque, car dans l’effort inaperçu d’un courage surhumain elle n’eut ni une parole d’apparat, ni un trait d’ostentation ; mais j’oserais dire que ce ne fut pas non plus une mort chrétienne dans les conditions ordinaires, avec la solennité du passage et l’attente du jugement. Mme Swetchine s’était fait une telle habitude de vivre par-delà ce monde, qu’au moment d’en passer la frontière elle n’éprouvait aucun besoin de se recueillir d’une façon toute particulière, et de renouveler en elle, par la retraite et la solitude, les sentimens de crainte et d’amour qui réglaient déjà tous les battemens de son cœur. D’autre part, l’intérêt très vif qu’elle prenait aux choses de la terre était si dégagé du moindre retour personnel, c’était tellement chez elle un pur effet de bienveillance pour ses amis, ou de sympathie pour les nobles causes, qu’elle ne se faisait pas le moindre scrupule de continuer, sur son lit de mort et jusqu’à son dernier soupir, des entretiens où la politique, la littérature, les événemens de la société même, avaient la part principale. L’effet de cette tranquillité d’âme, contagieuse chez ceux qui l’approchaient, était saisissant : la mort se tenait à la porte, on le savait, s’apprêtant silencieusement à la franchir, la souffrance était là, momentanément assoupie ; mais la conversation continuait enjouée, sereine, bien que parfois interrompue par le sourd rugissement des deux monstres. On eût dit une de ces gravures du moyen âge où l’on voit les lions du désert frémissans, mais domptés, baiser les pieds d’un saint anachorète. Qui a vu ce spectacle ne l’oubliera de ses jours. Il en faut féliciter surtout les jeunes, les heureux de ce monde, ceux qui ne connaissent encore que les sourires de la vie. Rien n’a pu mieux les préparer à recevoir sans faiblir ces hôtes redoutables qui visitent tôt ou tard, dans une heure imprévue, toutes les demeures humaines.
Pourquoi ne dirais-je pas ici une autre leçon que nous donnait à tous la familiarité de cette grande âme avec la mort ? On sait que le lit des mourans est une excellente école de philosophie, et la fin sereine des justes est depuis longtemps la meilleure preuve de l’immortalité de notre âme. Si l’âme était matière en effet, au moment de se dissoudre, elle n’éprouverait d’autre sensation que celle d’un affreux déchirement. La joie des martyrs et des héros au milieu des souffrances du corps atteste donc qu’il y a deux substances en nous, dont l’une peut jouir pendant que l’autre gémit, et survivre par conséquent là où périt sa compagne. Épicure et d’Holbach n’ont jamais eu de meilleure réfutation. Mais à côté du grossier matérialisme, aujourd’hui réduit au silence et honteux de lui-même, il est des théories plus subtiles qui, sous prétexte de transfigurer l’âme après la mort, l’anéantissent en réalité, en la confondant comme une goutte d’eau imperceptible dans l’océan d’une substance universelle. Suivant ces doctrines, émigrées d’Alexandrie sur les bords du Rhin, l’âme, dégagée du corps, ne quitte point l’existence, mais seulement échappe aux limites de sa personnalité. Elle survit, mais en Dieu, en qui elle se perd, et perd en même temps les souvenirs, les affections, les particularités de tout genre qui n’appartiennent qu’à la créature d’un jour. Voilà l’immortalité d’un genre nouveau que nous promet souvent la philosophie contemporaine, immortalité anonyme et dérisoire qui ne dit rien à notre cœur, qui ôte à la vertu l’espoir de la récompense, au crime la terreur du châtiment, à l’amitié en deuil la consolation de se croire encore en communication directe avec-les êtres chéris qu’elle a perdus. On nous promet de survivre à la condition de n’être plus nous-mêmes, de perdre la conscience de nos actes et la mémoire de nos sentimens, de ne plus songer à ceux que nous laissons derrière nous, et de ne plus reconnaître ceux qui nous ont devancés. On ne réduit plus notre âme en poussière, mais on l’évapore dans un nuage de métaphysique. Tous ceux dont ces rêveries ont troublé le cerveau, j’aurais voulu les faire assister aux derniers entretiens de Mme Swetchine. Ils auraient vu une âme d’élite, toute prête à être glorifiée, déjà sur le bord de l’infini, restant elle-même, tout entière, avec les moindres nuances de sa nature et les grâces les plus fugitives de son esprit. Elle appartenait plus d’à moitié à l’éternité qu’elle nous parlait encore avec les mêmes inflexions de voix, les mêmes tours de phrase, la même délicatesse de sentiment. Tout sentait en elle une vie déjà supérieure à la nôtre ; mais aucune extase, aucun transport mystique n’annonçait la transfiguration ou l’apothéose. C’était la vie dans sa gloire, faisant reculer l’ombre du néant ; mais c’était aussi la personnalité humaine dans toute son énergie, prête à s’élancer dans l’infini pour s’y dilater et non pour s’y perdre.
Hélas ! toutes ces questions de notre âme, de sa destinée, de sa nature, qui nous élèvent et nous remuent tout ensemble, qui touchent aux cimes les plus élevées de notre intelligence et au fond des abîmes de la conscience, c’était là le sujet qui revenait sans cesse dans ces conversations que nous n’entendrons plus. Il semble étrange à ceux qui en ont parlé si souvent avec Mme Swetchine de les traiter encore sans elle et à propos d’elle. C’est le vide d’un genre tout particulier que laisse dans le cœur de ses amis la fin d’une personne vraiment distinguée par l’esprit. Toute une source de sentimens et d’idées semble tarie du même coup. Que de choses qu’on aurait eu plaisir à communiquer, qu’on ne dit plus parce qu’on n’attend plus de réponse, et qu’à force de taire on finira peut-être par ne plus penser ! Que de flambeaux semés sur le chemin obscur de la vie, et qui s’éteignent l’un après l’autre, laissant retomber dans les ténèbres des régions entières de l’âme ! Que d’entretiens brisés qu’on ne renouera plus ! À la vérité, les affections fondées sur les convictions qui animaient Mme Swetchine sont celles qui exposent le moins à de pareils déchiremens, car, pour elles, ignorer, attendre, ajourner, leur est naturel, et ce qui est interrompu ne leur semble pas terminé. Restez donc ensevelies, ô nos chères pensées, dans cette tombe dont la nuit n’est pas sans lumière : dormez-y du sommeil léger qui attend l’aurore.
ALBERT DE BROGLIE.