Une Amitié de Balzac - Correspondance inédite/02

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Marcel Bouteron
Une Amitié de Balzac - Correspondance inédite
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 345-369).
UNE AMITIÉ DE BALZAC
CORRESPONDANCE INÉDITE [1]

II [2]

Le 22 août 1832, Balzac quittait donc ses amis Carraud pour répondre à l’appel de la marquise de Castries qui l’attendait à Aix-les-Bains, en Savoie. Il fit route par Limoges, puis Lyon, et, pour mieux voir les paysages, prit place à l’impériale. Malencontreuse idée ! Entre Limoges et Lyon au relai de Thiers, en Puy-de-Dôme, son pied glissa sur le marchepied d’en haut, et le fer, coupant blouse, botte et pantalon, lui fit un trou à l’os de la jambe droite. Il dut terminer le voyage étendu sur des couvertures : c’est en un tel équipage qu’il débarqua aux eaux d’Aix pour faire sa cour à la marquise de Castries, née Claire-Clémence-Henriette-Claudine de Maillé, alors âgée de trente-six ans.

Mme de Castries avait retenu pour le voyageur une jolie petite chambre de la maison Roissard, à deux francs par jour, d’où se découvrait toute la vallée avec la dent du Chat et le lac du Bourget. Assis à sa table dès cinq heures du matin, devant la fenêtre, Balzac travaillait seul jusqu’à six heures du soir. Le repas du matin venait du cercle, pour quinze sous : un œuf et une tasse de lait, sans oublier un bon café, que faisait confectionner Mme de Castries, très attentive aux goûts de son grand homme. A six heures, Balzac dînait chez la marquise et y passait la soirée jusqu’à onze heures : « C’est, disait-il, le type le plus fin de la femme : Madame de Beauséant en mieux. Mais toutes ces jolies manières ne sont-elles pas prises aux dépens de l’âme ? »

Entre temps, tous deux faisaient, en voiture à cause de la jambe blessée, quelque romantique promenade au lac du Bourget, tels Elvire et son poète, ou s’en allaient à la Grande Chartreuse et à Voreppe visiter le Médecin de campagne. Cependant les affaires amoureuses de Balzac n’avançaient guère : « Ici, écrivait-il au bout de quelques jours à Mme Carraud, je suis venu chercher peu et beaucoup. Beaucoup, parce que je vois une personne gracieuse, aimable ; peu, parce que je n’en serai jamais aimé. Pourquoi m’avez-vous envoyé à Aix ?... »

L’affectueuse Madame Carraud, inlassable confidente, répondait :


10 septembre 1832.

Que j’étais loin, mon Dieu, de vous supposer malade ! Je me consolais de votre silence en vous sachant heureux. Ce jour brillant après lequel vous soupirez, je le croyais levé, et je pardonnais votre oubli à l’ivresse dont je vous croyais envahi. Pauvre Honoré ! vous souffrez, et ce n’est point moi qui vous soigne ! Le seul privilège dont je fusse jalouse, le sort me le dénie. Enfin, vous voyez la fin de votre mal, moi je l’ai ressenti tout en une heure, c’était trop pour si peu de temps. Vous m’assurez d’un travail de douze heures : tant mieux ; mais quand il vous prendra de ces fainéantises dont les amis avec lesquels vous êtes ne peuvent jamais se plaindre, puisqu’elles sont tout à leur profit, rejetez-vous sur cette nature qui vous entoure. Cher Honoré, la vue de ces belles montagnes, de ces lacs, de toute cette nature alpine couverte d’un ciel fait à bella porta, rendront votre esprit presque libre des mille préjugés qui l’encombrent, tout vaste qu’il est. Oui, Seigneur, c’est moi, infime, qui ose parler ainsi à l’idole du jour ; c’est que ses adorateurs la mordent au besoin, et moi, je l’aime, ce qui est bien plus difficile que de l’adorer. Quoi, en effet, de plus facile que l’exagération ? Mais le vrai, le vrai, Honoré, est aussi rare dans la vie réelle que dans les productions de l’esprit, et vous savez ce qu’il en coûte là pour y parvenir. Oui, monsieur, vous avez des préjugés que je voudrais pouvoir prendre pour vous en purger, car qu’importerait à mon obscurité une idée plus ou moins lucide ? mais vous, vous sur le piédestal, vous que l’on dissèque pour vous trouver un vice de conformation, laisser tant à mordre ! c’est à enrager pour toute la vie.

Et ces idées infléchies (c’est par politesse que je ne dis pas fausses), vous vous les entonnez de force, comme on fait la pâture aux volailles à l’engrais. Vous avez l’esprit juste par essence ; vous êtes affranchi de mille besoins factices, par éducation et par tempérament, et il faut que le besoin des éloges d’une seule classe (et ce sont les seuls desquels vous fassiez cas ; il faut qu’ils sentent le miel d’Angleterre ou l’extrait de Portugal), d’une classe qui nuance bien, il est vrai, mais qui, s’agitant dans un monde matériel fort circonscrit, ne put jamais généraliser, — il faut que ces éloges vous fassent négliger, mépriser tous les autres ! Je vous ai entendu dire que vous n’écriviez que pour vingt intelligences ! mais vous ne tirez pas que vingt exemplaires de vos livres ! Conséquent avant tout, s’il vous plaît. Comment voulez vous que l’être qui ne voit dans un individu revêtu d’habits démodés qu’un esprit borné, dans l’ouvrier qu’une mécanique, dans le manœuvre aux mains calleuses qu’un gibier de cour d’assises, puisse avoir assez d’étendue dans l’esprit pour comprendre que les anges sont blancs [3] ; qui ne voit dans tout ce qui s’agite hors de sa sphère que des êtres d’une organisation incomplète, vicieuse, exclus des jouissances ineffables de la pensée ; qui ne croit pas que celui qui crée la forme d’un meuble, la coupe d’une robe, la courbure d’un chapeau, a les mêmes idées d’élégance que l’acheteur millionnaire... cet individu, dis-je, comprendra-t-il que l’on s’embarque sur un mot pour explorer le vaste océan des siècles passée ? Que celui qui a peint Lambert devrait peu avoir besoin de chevaux anglais !... Honoré, je souffre de ne pas vous voir grand. Tenez, quand vous dites de ces paroles qui décèlent une idée commune, comme celle de spéculer, par exemple, de votre pensée, je souffre mille morts, je dévore ma rougeur. Vous, envoyer un article à la Revue de Paris [4] ! Oh ! que j’ai regretté de n’avoir pas cent louis dans mon secrétaire pour vous enlever cette souillure ! Ah ! j’eusse vendu chevaux, voitures, la tenture perse même, plutôt que de donner à un drôle qui vous a offensé le droit de dire, et il le dira : Pour de l’argent, on l’a toujours.

De l’argent ! Oui, et cela, parce que dans vos cercles de bon ton, il ne faut pas venir à pied ! Que j’aime Raphaël dans sa mansarde, qu’il est grand, et que Pauline [5] a raison de l’adorer ! car, ne vous y trompez pas, elle ne l’aime ensuite que par réminiscence ; elle l’aime riche, pour le bien qu’elle lui a fait pauvre ; est-il petit quand il a des millions ! Avez-vous mesuré la peau de chagrin depuis que votre appartement a été renouvelé ? depuis que votre cabriolet si moderne vous ramenait tous les jours à deux heures de la nuit de la rue du Bac [6] ?

Pourquoi je vous ai envoyé à Aix, Honoré ? Parce que là seulement il y avait ce qu’il vous fallait. Une affection virile (passez-moi le terme) née d’une âme forte, à qui rien sur la terre n’est indifférent, qui a un sentiment pour tout, qui comprend toutes les misères et ne répugne à la sympathie d’aucune, qui. vivant avec délices dans une atmosphère toute de parfums, supporte l’odeur d’ail sans déplaisir, ne vous convient pas. Vous voulez une femme aux formes fugitives, aux manières enivrantes, vrai type d’élégance, et vous espérez dans cette enveloppe satinée une âme large et colorée. Cela ne se peut. Ces dehors si ravissants veulent, pour être d’abord perfectionnés, puis ensuite conservés, l’application totale de l’intelligence ? Que restera-t-il pour les sciences morales, quand celle du monde aura tout pris ? car le jour n’a que vingt-quatre heures. Que restera-t-il pour les rêves élevés, qui récrépissent continuellement l’âme, quand des rêves de velours auront tout absorbé ? Il faut vouloir les conséquences de ses goûts. Je vous ai laissé aller à Aix, parce que pas une pensée ne nous est commune ; parce que je méprise ce que vous déifiez, parce que je n’arriverai jamais à concevoir que celui qui a une gloire toute faite veuille la sacrifier à de l’argent. Vous êtes à Aix, parce que vous devez être acheté à un parti [7], et qu’une femme est le prix de ce marché, parce que votre âme est faussée, parce que vous répudiez la vraie gloire pour la gloriole.

Je vous dis bien des duretés, cher Honoré, mais je vous les dis avec confiance, parce que je me sens tellement en fonds de bonne et franche affection, que je puis vous payer de tout ce qu’il y a de trop acerbe ici ; parce que, quand vos duchesses vous manqueront, je serai toujours là, vous offrant les consolations d’une vraie sympathie.

Oh ! Honoré, que n’êtes-vous resté étranger à ce tripotage politique, si pitoyable quand le temps l’éloigne ! Vous, sortir du monde des idées, vous, reconnaître des faits, de petits faits, comme s’il dépendait des hommes de changer le cours des événements ! Et vous avez lu l’histoire, et Thierry, qui, malgré sa sympathie pour les vaincus, considère pourtant cette puissante vérité, que le succès a raison quand il subsiste. Enfin, tout cela se résout, pour vous, en vie influente et dorée !

Les Contes drôlatiques valent mieux qu’un ministère, pourtant ! Travaillez à la Bataille [8] ; ne m’écrivez pas, car cela vous dérange ; moi, j’ai été un peu souffrante, assez pour pouvoir craindre le choléra, mais c’est passé ; sans cela, vous eussiez eu une lettre avant la vôtre. M. Bergès a son livre [9], je ne l’ai pas vu depuis. Nous nous reverrons peut-être ? A ce doute exprimé devant mes voisins, les physionomies se sont animées, chacune selon l’être à qui elle appartient. Le vieux monsieur ne pense qu’à vous, en parle sans cesse, et vous regrette d’une façon touchante ; il m’ennuie un peu moins depuis ce temps ; — Mme Raison [10] aussi en parle. Le reste est si peu vérité, comme notre Charte, que je ne vous rends pas toutes les tendresses à moi adressées pour votre compte. La pauvre et bonne Marinette [11], au superlatif, est malade, par suite des mauvais traitements à domicile ; elle est changée de façon à effrayer. L’autre... l’autre, tenez, je n’ose en parler. Cette intimité me pèse ; nous allons dîner à sept heures, au retour d’Auguste [12], le tout, afin d’abréger la soirée obligée.

Eh bien ! Honoré, je suis heureuse que la poste ne parte que trois fois la semaine, je vous l’assure. Marinette vous remercie de votre souvenir, trop bonne fille pour s’en fâcher. Je le lui ai soufflé bien bas, de peur d’interprétation.

Le commandant se porte bien, lit les livres les plus bêtes avec une ardeur qui est presque entraînante. Monsieur, quand on a à sa disposition les plus belles mains de France, comment peut-on penser à celles de papier de Chine qui, à la Poudrerie, vous tracent ces lignes ?...

Ma sœur est une indiscrète et une négligente. Les vases devraient être chez vous depuis longtemps ; je voulais qu’à votre arrivée, pendant un instant, un seul et indivisible instant, vous vous crussiez dans le billard, et que ma tête vous apparut entre les porcelaines. C’est un coup manqué !... Ah ! ma sœur ! elle est bien souffrante, oui, depuis longtemps nous sommes alarmés, bien que sa position ne sorte pas des cas ordinaires. Vous êtes bien bon de l’être allé voir, pauvre femme !... elle a été fort belle, mais cela ne lui a nui en rien, et sa vieillesse sera charmante. Adieu, je vous aime bien, je vous embrasse un peu.

Carraud vous est fort attaché.

Notre artiste [13] va voir la Méditerranée ; il travaille beaucoup. Comme vous, il a manqué perdre l’usage d’une jambe.


Le réquisitoire de Mme Carraud émut profondément Balzac, mais ne le blessa point. Il comprenait trop bien qu’une amitié passionnée avait seule inspiré toutes ces duretés, un désir de ne trouver en celui qu’on admire et qu’on aime, ni petitesse, ni bas calculs : « Merci du fond du cœur, répond- il aussitôt [14], de votre lettre si amie et si tendre, malgré toutes vos duretés. Je vous écris, laissant mes travaux pour vous avec plaisir. Le 10 octobre, je partirai pour l’Italie, à laquelle je ne résiste point. Soyez tranquille, la Bataille va paraître et quelque chose de mieux que la Bataille, un livre selon votre cœur, le Médecin de campagne.

« Rassurez-vous pour la Revue de Paris. Le directeur et le journal ont fait tout ce qu’humainement je pouvais exiger. Ils répareront tout ; ils me font un traitement fixe de cinq cents francs par mois, pour un article par mois.

« Je vous aime bien, parce que vous me dites tout ce que vous pensez. Cependant, je ne saurais accepter vos observations sur mon caractère politique, sur l’homme de pouvoir. Mes opinions se sont formées, ma conviction est venue à l’âge où un homme peut juger de son pays, de ses lois et de ses mœurs. Mon parti n’a pas été pris aveuglément, je n’ai été mû par aucune considération personnelle, je puis le jurer à vous à qui je ne voudrais jamais mentir, puisque je vous parle de cœur à cœur. Ainsi, je rie dois, je ne puis jamais revenir sur le caractère politique, ni sur mes opinions. Mon plan de pouvoir, mes idées sont saines et justes, je le crois du moins. Elles comportent beaucoup plus des vôtres que vous ne le pensez. Seulement, je prends une route que je crois plus sûre pour arriver à un bon résultat. Vous ne voyez qu’une partie des intérêts, des choses, des personnes et des mœurs. Je crois voir tout et pouvoir tout combiner pour un état politique prospère. Jamais je ne me vendrai. Je serai toujours, dans ma ligne, noble et généreux. La destruction de toute noblesse hors la Chambre des pairs ; la séparation du clergé d’avec Rome ; les limites naturelles de la France ; l’égalité parfaite de la classe moyenne ; la reconnaissance des supériorités réelles, l’économie des dépenses, l’augmentation des recettes par une meilleure entente de l’impôt, l’instruction pour tous, voilà les principaux points de ma politique, auxquels vous me trouverez fidèle. Il y aura cohésion entre mes paroles et mes actions.

« Quant aux moyens, j’en suis juge. Je me soumets à toutes les calomnies, je me suis préparé à tout, parce qu’un jour il y aura des voix pour moi. Je veux le pouvoir fort. Vous pourrez ne pas approuver ou ne pas comprendre tout d’abord mes idées, mes moyens ; mais vous m’estimerez et m’aimerez toujours, parce que je sais n’être corruptible ni par l’argent, ni par une femme, ni par un hochet, ni par le pouvoir, parce que je le veux entier. Vous pouvez compter là-dessus. Je vois toujours toute ma vie et mets mon estime à plus haut prix que tout.

« Cela dit, ne cherchez plus à me chicaner sur mes opinions. L’ensemble est arrêté. Quant aux détails de ma vie, ou à des améliorations d’exécution, votre amitié sera toujours souveraine, bien écoutée, avec délices. Je vous parle à cœur ouvert, parce que je. sais que vous respecterez les secrets de ma pensée politique ; elle est de nature à me vouer à la haine de mon parti, s’il la connaissait. Mais il est impossible de la faire triompher sans la coopération, sans la conviction des chefs. Je ne le trompe pas. Je crois que son existence est liée à la reconnaissance sans arrière-pensée des choses voulues par la nature des idées du siècle. »

Il reste d’ailleurs bien convenu que Balzac se présentera à Angoulême s’il y a des chances de succès. Que Mme Carraud fasse lire autour d’elle le Médecin de campagne : cet écrit bienfaisant, digne du prix Montyon, est de nature à faire bonne propagande. Le commandant Carraud peut aussi servir aux projets politiques de Balzac en lui réservant toutes ses idées d’améliorations que Balzac, coordonnera dans son système. Quant aux reproches de prodigalité, Mme Carraud les exagère :

« Vous avez fait des monstres de mes jeux d’imagination. On doit accepter les malheurs aussi bien que les avantages d’une faculté. Je vous en supplie, comprenez-moi mieux. Vous donnez plus d’importance que je n’en accorde au frivole plaisir d’aller vite au Bois. C’est une fantaisie d’artiste, un enfantillage. Mon appartement est un plaisir, un besoin, comme celui d’avoir du linge blanc et de me baigner. J’ai acquis le droit de me mettre dans la soie, parce que. demain, s’il le faut, je retournerai sans regret, sans un soupir ; dans la mansarde de l’artiste, sa mansarde nue, pour ne pas céder à une chose honteuse, pour ne me vendre à personne. Oh ! ne calomniez pas une âme qui vous aime et qui pense à vous avec orgueil, dans les moments difficiles. Aux grands travaux, de grands excès, cela est tout simple, mais rien de mauvais. Fox avait des maîtresses, jouait, buvait, etc., et ne s’est jamais vendu. Croyez-vous que je veuille quitter le monde des idées, et la chance d’être un homme européen par l’Essai sur les forces humaines, pour le monde politique, si je ne pressentais pas que je puis y être quelque chose de grand, y servir mon pays ? Mais j’ai du bon sens, croyez-moi. »

Mme Carraud, touchée par les protestations de Balzac, réplique :


A la Poudrerie, le 30 septembre 1832.

Vous êtes délicieusement bon, Honoré ; vous avez été indulgent pour une lettre qui était bien l’expression de mes sentiments : mais expression incomplète, qui manquait du secours de l’œil et du geste. Je n’achève jamais une idée, et laisse beaucoup à faire à l’intelligence de qui m’écoute. Rien ne me presse pourtant. Est-ce intuition d’une vie trop courte pour fournir à tout ce que je voudrais ? Est-ce organisation vicieuse ? Je ne saurais le dire. Je n’ai pas pu penser que vous vous vendriez, car je vous aime !

Mais j’ai voulu vous dire que le parti duquel vous vous étayez, et que je méprise profondément, se servira d’une femme, non vulgaire (elle vous laisserait la liberté), mais d’une créature idéale mise en œuvre à son insu, et qui servira d’instrument sans s’en douter. Je trouve peu à dire à vos idées de gouvernement ; d’ailleurs, cher Honoré, je n’ai pas la sottise de juger une chose hors de ma portée, et dont les résultats ne sont point encore connus. Mais ce que je suis sûre de connaître, c’est ce qui touche la morale. Là, je suis dans le droit commun. Vous voulez vous servir d’un parti aveugle pour vous élever, puis là, le frustrer de toutes les espérances qu’il aura placées en vous. Vous vaudrez mieux qu’ils ne le voudraient, mais vous les aurez toujours trompés. N’est-ce pas une tâche, et une ombre sur vous ? Je ne la puis souffrir, dussé-je blesser pour l’ôter ; et d’ailleurs, pourquoi, je vous le demande ? Votre vocation vous appelle au pouvoir. Vous croyez avoir, et je le crois avec vous, les moyens de satisfaire aux mille exigences, enfants des révolutions. Pourquoi ne pas mettre là tout votre talent ? Pourquoi ne pas faire connaître dans vos écrits vos idées d’économie politique [15] ? Pourquoi ne pas vous créer une candidature par votre talent, auquel, soyez-en bien sûr, personne ne refusera l’hommage dû ? Ne prenez aucune couleur ; annoncez des idées nettes, bonnes dans tous les temps, et vous parviendrez où que vous désiriez.

Mais courir les chances d’une élection de parti ; être obligé pour cela d’écrire que la guerre civile est un bien, quand, dans la Physiologie du mariage, on a dit qu’il y avait infamie à appeler l’étranger dans sa patrie !... Mais, du reste, je ne veux plus parler de cela avec vous... Vous ne voulez pas comprendre que, sans communication avec le peuple, et le voyant en artiste, vous ne pouvez juger de ses besoins. Seulement, Honoré, ne vous préparez pas une défaite aux élections. Ecrivez politique et économie politique, mais isolément, et non sous le patronage de qui que ce soit. Alors, votre succès sera sûr. Tenez, dans mon arrondissement, on ne nommera ni carliste ni républicain, on n’a personne. Mais il faut une garantie morale aux électeurs, des écrits à la portée de tous. Alors, mille arrondissements vous sont acquis pour un. N’oubliez pas, cher, que l’on ne juge les royalistes qu’avec passion ; qu’on prendra plutôt les plus bêtes juste-milieu qu’un carliste. Il y a entre eux et la nation, leurs fautes et les siennes ; ils sont méprisés des masses, à tort ou à raison, et l’on ne peut, quoi que l’on fasse, avoir de gouvernement sans les masses. Voyez plutôt la Vendée, ce pays qui leur est si dévoué (aux carlistes) ; ils devenaient une si petite minorité, qu’ils en sont réduits au rôle d’assassins et de pillards [16], faute d’être en nombre suffisant pour s’élever jusqu’au meurtre organisé. Je suis bien de votre avis, qu’ils ne peuvent subsister qu’à l’ombre des principes que vous émettez ; mais ils ne veulent pas vivre ainsi, et ce sera toujours les tromper. Je juge cela d’instinct, et l’instinct, en fait de morale, ne trompe pas. Je sens bien que mille bons et beaux raisonnements viendront à votre appui ; mais, en les écartant, je n’en verrai pas moins cette lésion ! M. Bergès me quitte à l’instant ; il m’assure qu’ici, parmi les légitimistes, vous aurez presque toutes les voix, et, puisque vous pouvez consentir à vous mettre à la remorque d’hommes quelconques, vous serez sûr du succès ; ils n’ont personne, et, en désespoir de cause, ils ont pris un pitoyable juste-milieu ; mais on ne nomme pas cette année, à moins de chances imprévues. Cela ne veut pas dire qu’il faille négliger vos moyens de succès. Quant au rapprochement de nos opinions, il ne saurait avoir lieu, parce que je n’admets pas que, pour opérer un bien, on puisse partir d’une base fausse et d’un principe auquel on n’a pas foi soi-même.

Aussi, dans mon désir de vous voir placé où vous avez si besoin d’être, il y a de l’abnégation, car, cher, le jour où vous serez puissant, nous ne serons l’un à l’autre qu’un souvenir ; je vous aimerai assez peut-être pour accepter votre familiarité, mais jamais je n’aurai de contact avec votre entourage d’alors. Les mésalliances de naissance vous choquent ; celles de sentiments me blessent, il faut que chacun reste à sa place. En ce sens, je ne vous parlerai plus désormais de politique : je le ferais avec trop de douleur. Je souffre en vous voyant abdiquer une partie de vous, au profit de qui vous mettra de côté, quand il le pourra [17]. Je crois avec fermeté que, renonçant pour l’instant à la carrière littéraire, pour vous lancer avec tous vos moyens dans la politique, vous pouvez faire seul la révolution que vous mendiez aux étrangers et aux discordes civiles. Alors, seul au pouvoir, qu’importe le nom du titulaire de la royauté ? Bourbon pour Bourbon, qu’importe donc ! C’est un vœu d’une âme qui voudrait se mirer dans la vôtre. Je ne puis être juge de vos moyens partiels, mais je suis juge naturel des gens que vous emploierez, et juge sévère de ceux qui osent vous employer. Vous, instrument, grand Dieu !... tranchant, il est vrai, qui coupera les mains malhabiles qui l’auront manié... Mais il y a mieux. Oh ! je le sens bien... Adieu donc à la politique ; elle nous éloignera l’un de l’autre : ce sera comme la mort, et j’aurai ma religion du souvenir.

J’ai besoin de vous croire, quant à l’argent ; mais vos odieuses Revues !... Il y a bien des gens odieux dans vos relations, et que ne puis-je les connaître ! M. Dupacq [18] m’écrit de Gravelines qu’il a appris votre folie dans ce pays ; qu’il en est désespéré ; que la postérité perd immensément, etc... Qui donc a fait cette calomnie, que vous ne pourrez pas radicalement détruire ?... Vous êtes trop bon, vous croyez trop à tout ce qu’on vous dit. Ne perdez pas la lettre de Delphine Gay. Montrez-la à Paris, dussiez-vous en être contrarié. Montrez-la dans son salon même ! Oh ! non, une vie comme la vôtre ne doit pas s’accrocher à une femme. Un être comme vous ne peut ni ne doit se consacrer exclusivement au bonheur de personne. Votre destinée est plus grande et plus amère ! Il vous faut une femme qui disparaisse derrière vous, et se fasse belle de son obscurité volontaire, qui ait de l’esprit et de l’amour quand vous en voudrez, et jamais hors de là. Comme je sens cela !...

Vous allez donc en Italie ? Seul ?... Oh ! non... Comme vous le dites, les voyages élargissent les idées, mais si vous voulez être un homme politique, convient-il de vous éloigner ainsi ? J’ai peur, je vous le dis en rougissant, car c’est une injure peut-être, j’ai peur que vous ne calquiez votre extérieur sur celui de Chateaubriand, et vous ne devez imiter personne !...Soyez vous, vous, entendez bien.

Je suis mauvais juge de certaines de vos douleurs, je les plains pourtant. Mais votre jambe ? Prenez-y garde, vous êtes replet, et si vous lui donniez le moindre exercice avant complète guérison, le voyage d’Italie surtout l’envenimerait. Que votre plaie soit fermée, je vous en supplie, avant de vous exposer à cette nouvelle fatigue. Je vous aurais bien écrit plus tôt, mais j’ai été assez indisposée pour ne pouvoir le faire. Votre lettre m’a fait du bien ; j’aurais voulu pourtant vous avoir écrit avant. — Mon Dieu, pourquoi vous faut-il penser économie et calculs ? Mariez-vous, Honoré, bien que nous ayons tous à y perdre, car une nouvelle et puissante affection dans votre cœur obscurcira et rétrécira la place que nous y tenons. Mais mille raisons rendent un mariage nécessaire à vous. Lorsqu’on veut un emploi éminent, et des voix pour y parvenir, il faut être marié ; c’est un préjugé auquel il faut obéir ; préjugé salutaire, car le célibataire voit d’un œil sec le bouleversement de l’Etat, et le père de famille offre plus de garanties. Puis une femme veillerait à vos intérêts, et vous dispenserait de ce soin ; c’est vous dire le choix qu’il vous faudrait faire. — Vous semblez me reprocher mon opinion de la femme qui vous couve ; mais, Honoré, elle vous a attiré, et vous n’êtes pas heureux. Je ne conçois pas cela, ni en morale, ni en amour. — J’aurais conçu toutes les monstruosités d’une imagination d’artiste, et au contraire de ce que vous dites, j’accepte toujours un événement et une faculté avec leurs conséquences ; j’étends cela jusqu’à mes gens. Mais des écarts dorés, par trop aristocratiques, c’est trop pour moi. J’ai peu vécu, et m’en félicite.

L’autre jour, dame Rose [19] est venue, tout à fait hors de propos, me présenter une apologie de sa conduite avec vous pendant les premiers temps de votre séjour ici. On parle de vous avec le regret enthousiaste que l’on a pour le passé. En face, l’on soupire, et l’on change de figure...

Venez ici quand vous le voudrez, et vous y serez accueilli par tous ; par nous, je n’en parle pas.

J’ai vu Mme Larréguy [20], qui parle de vous avec beaucoup d’intérêt.

Adieu. Auguste revient dans huit jours.


Le séjour de Balzac en Savoie touchait à sa fin. Le 10 octobre, nous le trouvons à Genève écrivant à Mme Carraud :


Mon Dieu ! me voilà derechef assailli de chagrins plus amers que ceux dont j’ai subi l’action ! Il faut renoncer à mon voyage d’Italie. Ma mère [21] quitte ma maison, ne veut plus se charger de mes affaires, et, comme je n’ai absolument personne que j’aie le droit d’ennuyer, dont le temps puisse m’être acquis en entier, il faut que je reste en France le temps d’arranger tous mes intérêts. Je ne veux pas aller à Paris. J’y serais à tout moment dérangé. Je veux même rester bien inconnu à quelque modeste distance pour éviter les railleries de gens qui sont décidés à se moquer de tout, et qui m’accuseraient de versatilité. J’ai tant de peines que je ne puis vous en rien dire. Seulement, si mon arrangement ne peut pas se faire dans certaines conditions voulues, auprès de Paris, j’irai près de vous à la Poudrerie. Vous voyez comme je compte sur vous, avec quelle franchise ! Il faut que je travaille constamment, octobre, novembre, décembre et janvier. Pour soutenir ce travail, il me faut des distractions. Je n’en ai pas eu ; je suis déplorablement seul depuis une année. Je dois rendre cette justice à Mme de Castries qu’elle m’a généreusement offert de venir avec moi et de se renfermer courageusement dans une maison de campagne. Mais elle a trop besoin de l’Italie. J’ai refusé. Si les hasards de ma destinée le veulent, je n’aurai aucune raison pour ne pas être en Italie en février. Mais, chère, que de travail !

Comme intérêts pécuniaires, ma situation va s’agrandir dans ces quatre mois. Je serai libre de tout lien ; je garderai le plus pesant de tous : mes obligations envers ma mère, qui me sont tant reprochées, par elle avec une constante acerbité qui me tue. Ainsi, de toutes manières, nous nous reverrons, car je ferai un détour, en février, pour aller vous baiser les mains en allant à Marseille. J’ai bien souffert depuis votre dernière lettre et des maux inouïs, car ils sont en raison de ma sensibilité tout artiste, vive, de premier mouvement. Adieu ! pensez à moi, comme vous pensez aux gens qui sont courbés sous le poids du travail et de l’affliction.

Vous pouvez me répondre, poste restante, à Nemours [22], Seine-et-Marne. C’est là que j’attendrai les réponses pour fixer mon établissement, ou pour aller chez vous, chez vous qui avez été si bonne et si douce pour les misères du poète ! Mille fois merci de cœur !

J’ai une chemise à vous qui m’est restée par mégarde, et un faux-col. Les ménagères n’aiment pas à voir leurs douzaines se décompléter. Je vous rapporterai tout. Votre voisin pourra lire le Voyage à Java dans une des livraisons de la Revue de Paris du cours d’octobre au commencement de novembre. Mille choses gracieuses à tout le monde, et, à vous, je ne vous dis rien. Vous savez deviner ! Le commandant acceptera bien une poignée de main, qui n’a jamais rien d’aristocratique pour lui.

Un mot, Cara, pour la déception que vous croyez que je préparais à mon parti. Mille fois non. Tout ce que je veux faire sera imprimé, proclamé, connu avant toute chose. Je ne veux jamais tromper personne, pas même une femme. Tout dol est un crime.

Readieu. A propos, mon libraire me parle d’une quatrième édition instante des Romans et contes philosophiques. J’en aurai des exemplaires, et j’espère en offrir un au commissaire, auquel je voudrais bien prouver une chose dont il doute, c’est que, opinion et conviction politique à part, je suis bonhomme et point moqueur. Je ne fais de l’aristocratie qu’avec les masses, et c’est un jeu assez dangereux pour être noble, puis en amour, où la femme ne saurait trop l’être, et vous l’êtes-vous, Mme Zulma, si coquettement mise, si fémininement recherchée.

Vous avez gagné ! Il n’y a pas une ligne d’écrite sur la Bataille. Mais j’en ai tant livré !

Adieu. Un baiser tendre sur vos mains douces et parfumées. Je voudrais bien vous rapporter quelque chose de joli de Genève.

HONORÉ.


A Genève, Balzac et Mme de Castries se séparèrent et le romancier vint chercher la calme retraite qui lui était nécessaire auprès de Mme de Berny dans le petit pavillon de La Bouleaunière, près Nemours. Mais il ne pouvait s’y attarder et Mme Carraud lui offrit aussitôt le paisible asile de son foyer, à la Poudrerie


16 octobre 1832.

Ne vivrez-vous donc jamais tranquille, pauvre Honoré ! N’avez-vous pas assez des agitations de votre vie d’artiste, de votre complexion d’artiste, sans que la vie matérielle vienne y mêler les siennes ! Pauvre, pauvre Honoré ! Oui, venez ici vous rafraîchir au contact d’une bonne et bien tendre amitié ; vous serez tranquille et à distance, sinon à l’abri, de toute tracasserie. Vous y aurez peu de distractions, et de bien vulgaires. Ce qui en moi répond aux besoins recherchés de votre esprit est trop vague, trop peu arrêté, pour vous être de quelque secours. Mais si vous me donnez l’hiver, vous ne sentirez aucun frottement dans cette vie animale qu’il vous faut subir comme le crétin.

Je vous adopte comme fils, et prendrai le gouvernement de tout cela. Auguste Borget, qui est ici et va partir pour le Berry, me dit de vous offrir ses services pour régler vos alla ires pécuniaires à Paris ; il y sera incessamment, et passerait à Nemours prendre vos ordres. Il a des capacités en ce genre. Son noviciat de banque pendant trois ans n’a pas été perdu ; vous pouvez vous confier entièrement à lui. Son dévouement vous est tout acquis. Une fois cela réglé, qui vous empêcherait de venir de suite ?... Si votre mère quitte votre appartement, je ne pense pas que vous veuillez garder une cuisinière ; vous n’aurez donc plus de ces soucis de tous les jours qui dévorent ; et, quand vous serez remis à flot, que vous aurez permis à mes mains jaunes, mais caressantes, de calmer votre tête, vous irez vous réchauffer au soleil d’Italie, libre de tous les tracas qui vous auraient empêché de jouir pleinement des délices de tous genres qui vous y attendent.

Car elle vous aime, si elle vous a proposé de s’enfermer avec vous au fond de la province ; et un amour de belle femme est doux, bien doux, au cœur de l’homme artiste qui vit avec l’idéal de la femme.

Une affection vraie est un doux oreiller pour une âme pleine d’amertume. Reposez-vous donc sur moi avec abandon, et croyez bien que je suis heureuse de votre bonheur. Le sort vous doit bien des dédommagements pour une si triste vie. Je trouve que vous avez raison de ne pas aller à Paris, bien qu’à la hauteur où vous êtes, les sottes criailleries de la multitude dussent vous être indifférentes. Cependant, lorsqu’on est autant en évidence, il est fort inutile de forcer désagréablement l’attention. Je me sonde le cœur pour savoir s’il n’y a point d’égoïsme dans cette approbation donnée à votre projet, si la crainte de vous voir perdre de vue votre séjour ici, au milieu de ce tourbillon enivrant, ne me la dicte pas ; mais non ; moi à part, je crois que vous faites bien. Vous travaillerez, quand et comme vous le voudrez. Mme Larréguy est, à ce qu’on dit, une femme distinguée ; vous pouvez avoir quelques soirées à Angoulême. Ma vieille calèche sera tout à fait à vos ordres. Il y a dans cette ville un cercle tout carliste sur lequel vous pourrez compter, et pour lequel aussi vous serez, en cas d’élection, une providence.

Mon Dieu ! vous me faites regretter la fortune, et j’ai de l’ambition depuis que je vous sais si malheureux. Que n’ai-je trente mille francs à mettre à votre disposition ! Votre cœur ne serait jamais déchiré de reproches financiers. Mais, puisque cette plaie vous est dévolue, comme pour achever l’éducation de votre âme, supportez-la avec courage ; et avec courage aussi, et persévérance, travaillez à la fermer. Plus de dépenses superflues. Venez ici, et, à Paris, économisez ; reposez-vous sur mon amitié, qui saura me rendre active pour vous libérer de tous soucis matériels, et qui partagera ceux qu’elle ne pourra vous épargner. Adieu ; voulant vous répondre le jour même où j’ai reçu votre lettre, je ne puis le faire comme je l’aurais voulu ; mais si vous comprenez que je vous attends, sans pourtant vouloir mettre d’enjeu à la partie de billard, ma lettre sera assez claire. Apportez tout votre linge qui a besoin de réparation, je vous le ferai mettre en ordre. Usez-en comme le fera Ivan un jour ; je compte assez sur vous pour cela.

Carraud vous est tout dévoué ; pourquoi sommes-nous en position aussi médiocre ?...

Moi, si vous le voulez, je vous embrasse.


Balzac accepte sur le champ et répond de la Bouleaunière :


Que de reconnaissance je vous ai vouée en lisant votre bonne et affectueuse lettre, sur laquelle je comptais d’ailleurs avec la foi de La Fontaine allant chez Mme d’Hervart [23] ! Oui, j’irai à Angoulême, et près de vous pour deux bons mois. Mais je n’y puis pas être avant le 1er décembre. Le changement de climat si brusquement fait m’a donné un gros rhume de poitrine, et je me sens assez malade pour ne pas me mettre en route. Je resterai ici pour le guérir : puis j’irai à vous.

Mes chagrins ne sont nullement pécuniaires, car jamais je ne me suis trouvé plus riche par ma plume. Mais je vous remercie de cœur de tout ce que vous m’écrivez à ce sujet. Quant à mes petites affaires de garçon dont vous vous occupez d’une manière si touchante, j’ai l’habitude, extrêmement artiste, et le système arrêté de remplacer par le neuf la moindre chose attaquée, ce qui fait toujours frissonner ma mère, et toute bonne femme de ménage.

Mais j’accepte avec une poignée de main pleine d’amitié, de bons sentiments, de vraie et durable affection, l’offre d’Auguste. C’est vraisemblable que mon beau-frère et ma sœur ou quitteront Paris, ou auront trop d’affaires pour se charger longtemps des miennes, et alors, si Borget ne recule pas devant le fardeau d’une si pesante amitié, s’il peut être à moi, comme je serai à lui, eh bien ! j’embrasserai avec la même ardeur ce fantôme d’amitié vraie, après lequel j’ai tant couru autrefois, et dont vous seule au monde avez réalisé jusqu’à présent la noble et belle chimère. ’

Je vous verrai donc dans un mois et j’aurai plus tôt fait de vous conter mes petits chagrins sur votre divan, car vous aurez le divan dans votre joli boudoir, que de vous les écrire.

Dieu veuille que d’Angoulême je saute en Italie au mois de février, ayant achevé toutes mes obligations littéraires, dont on m’a fait des chaînes.

Je ne vous remercie pas de tout ce que votre lettre a de bon. Le défaut d’enjeu pour la partie de billard est une mauvaiseté cependant.

Dites au commissaire que le Voyage à Java paraîtra sans doute le 11 novembre. J’aurai soin qu’on lui adresse de ma part le numéro ou les numéros de la Revue de Paris où sera l’article. Il a été bien corrigé ; pour lui faire plaisir, j’ai fait un arbre-fougère, qui écrase le bengali et l’upas.

J’ai été heureux dans mes travaux d’Angoulême. La Femme abandonnée a fait fureur, et la Grenadière paraît après-demain. L’on me pronostique un beau succès de mouchoirs. Je ne l’ai pas dédié à ma chère et toute délicate hôtesse, parce que la dédicace, l’œuvre, le cadre étaient trop mesquins. Vous me permettrez, madame Zulma, d’être plus magnifique un jour envers qui est si prodigue envers moi [24].

J’ai tant à écrire que je suis forcé de vous dire un adieu amical et de vous traiter en amie, comme vous m’avez prié de le faire. A bientôt donc, car rien, à moins qu’elle [25] ne m’enlève, ne s’oppose à ce que je sois près de vous la majeure partie de cet hiver. Quand il y aurait eu de l’égoïsme dans votre conseil de l’absence nécessaire de Paris, croyez-vous que je vous en voulusse ? Mon Dieu, un serrement de main affectueux me ferait faire cent lieues ; jugez quand on peut aller chercher une affection assez vraie pour arriver à l’égoïsme admirable de l’amitié. Mais, moi aussi je vous aime bien, et beaucoup, et pour toujours.

Ne m’oubliez auprès de personne et acceptez sur vos mains douces et onctueuses, si mignonnes, un baiser plein de reconnaissance et d’amitié. Quant au commandant, je lui offre la poignée de main anglaise qui remue depuis le poignet jusqu’à la troisième côte, ce qui implique le cœur.

Vous pouvez, jusqu’au 30 novembre, adresser poste restante, à Nemours.


Octobre passe, novembre vient, Balzac est toujours à La Bouleaunière. À la fin du mois il annoncera son arrivée prochaine.


Hélas ! je ne serai guère que le 7 décembre près de vous ! Je resterai trois jours à Paris et deux jours à Tours. Si j’évite les deux jours de Tours, je viendrai le 5 à la Poudrerie. Merci de votre envoi. Jusqu’au 30, je serai à Nemours. Ainsi, envoyez jusqu’à ce jour les lettres qui me viendraient à Angoulême, quoique cette personne[26], étant maintenant embarquée, ne m’écrive plus que de Naples.

Comment peut-on être jaloux de moi ? Il faut me méconnaître singulièrement pour croire que je voudrais être le rival d’un amant et d’un mari semblables[27]. Un quart d’heure passé près de vous, le soir, vaut mieux que toutes les félicités d’une nuit près de cette belle, et votre main de papier de Chine, puisque papier de Chine il y a, m’est mille fois plus précieuse que toutes les délices dont vous me menacez.

N’avez-vous pas eu des tintements d’oreilles lundi 19 ? Borget est venu me voir. Nous avons parlé de vous presque toute la journée. Hélas ! si vous nous aviez entendus, vous auriez été bien fière d’être aimée si bien, si vraiment, par deux braves jeunes gens qui vous chérissent et vous élisent entre toutes, pour vous-même, le sentiment qui plaît le plus à tout le monde, deux âmes qui avaient l’orgueil de comprendre la vôtre, si supérieure, si constamment prodigue et d’idées neuves et de beaux sentiments. Vous êtes une religion. Près de vous, l’on est meilleur, je crois ; l’on gagne toujours, du moins. Par pudeur, je n’ose pas vous dire tout ce que je pense de vous. Mais la plume à la main, on s’enhardit. Enfin, vous étiez, à cent lieues de vous, comprise. Aussi déplorions-nous votre voisinage, sa petitesse qui vous humilie. Aussi avons-nous cherché les moyens de vous en délivrer, comme on cherche à sarcler les mauvaises herbes autour d’une fleur délicate que l’on aime. J’y ai, pensé ; vous verrez si cela est possible. Je le crois, et je serai l’instrument de votre libération. Au moins, mon voyage vous sera bon à quelque chose.

Ma fortune devient considérable. Mes libraires m’assurent trente mille francs cette année, outre mes journaux. Et dans huit ans, ils me donneront d’un coup le capital de cette belle rente. Ah ! si vous me voyez travailler jour et nuit, ne plus dormir que six heures, vous vous diriez que c’est bien gagné.

Quelle fête pour moi que d’aller me faire pistonner [28] par le commandant, et d’être près de vous, une des trois ou quatre personnes avec lesquelles je puis toujours échanger des idées, gagner et m’entendre même dans les discussions !

Il me faudrait une femme comme vous. Mais je n’ai pas à me plaindre ; je suis en amitié avec de bien nobles âmes, j’ai reçu une divine lettre de la Princes russe ou polonaise [29].

Auguste m’a dit que les renseignements sur Java étaient apocryphes, comme j’en avais peur. Je me suis arrangé en conséquence. Le Voyage à Java est bien modifié. Vous le lirez bientôt, car j’en envoie un exemplaire à la Poudrerie à M. Grand-Besançon.

Concevez-vous Laure, qui devait vous envoyer mon quatrième volume [30], et qui me dit que je vous le porterai ! Je vous ai fait l’honneur de vous croire impatiente, et j’ai dit qu’on vous l’expédiât. Hélas ! Louis Lambert est incomplet ! Je me suis encore trop pressé. Il y manque des développements et bien des choses que je suis en train de faire, et, dans la prochaine édition, il sera bien changé, bien corrigé. Si vous aperceviez quelque chose qui manquât, dites-le moi bien.

Adieu, vous qui êtes aimée avec reconnaissance. N’oubliez pas de serrer à l’anglaise la main du commandant, du paresseux commandant qui prive l’Etat, la Patrie, de ce qu’il pourrait faire en science, en travaux !... Il faut le pistonner aussi, lui.

Adieu donc. A bientôt deux bons mois, n’est-ce pas ? Et Dieu sait tout ce que j’ai à faire pour être à moi, délivré d’obligations pécuniaires et littéraires.

Aussi, à partir du 1er décembre, gardez-moi mes lettres.

Votre

HONORÉ.


Balzac a promis son arrivée à la Poudrerie pour le 5 décembre. Mme Carraud peut donc lui écrire encore une fois à Nemours.


28 novembre 1832.

Ce n’est aujourd’hui que le 28 ; j’ai donc le temps de vous écrire. Louis Lambert [31] n’est arrivé qu’aujourd’hui ; à une autre fois donc à en parler. Le volume était accompagné d’une bonne, d’une jolie lettre de Laure ; une de ces lettres qui inspirent une réponse digne d’elles. Vous n’étiez pas équitable pour cette personne [32] ; elle vous écrit encore ! Ainsi, dans dix jours au plus tard, vous serez là, à cette table hospitalière, qui s’honore tant de votre présence. On vous attend avec une impatience fébrile, bien loin de vous soupçonner des intentions hostiles !

Je me réjouis sincèrement du bon état de vos affaires ; cette épine ôtée, votre pensée en sera plus libre, aucune pesante obligation ne la fera fléchir malgré elle. Une belle fortune, et que l’on doit à soi, à ce qu’il y a de plus pur en soi ! Vous travaillez cruellement, c’est vrai, mais quel repos orgueilleux vous devez trouver sur ces divans, fruit de votre travail ? Il y a une indépendance bien plus grande dans l’aisance due à la pensée restée elle, que dans celle qui se matérialise pour parvenir à un résultat. Votre œuvre est complétée par vous, qui l’avez aussi enfantée. Quand on vous en donne le prix, aucune main étrangère ne l’a souillée. C’est beau !

Ma voisine est venue, les yeux humides et brillants, me prier de vous remercier, et cela avec toute l’hyperbole imaginable. Adieu, Honoré, cher Honoré ; puissiez-vous nous élire toujours entre vos amis, et puissions-nous aussi, si votre fortune change, accepter toujours votre familiarité ! Nous sommes susceptibles comme le populaire. Vous m’enverrez un mot pour me dire au juste le jour de votre arrivée, afin que la voiture soit à la diligence ; maintenant elle arrive tard, à la nuit.

ZULMA.


Je sais qu’Auguste veut vous charger de quelque chose pour moi. Si cela vous gêne, laissez-le à Paris. Ne vous embarrassez point ; les ennuis de détail ne vous vont pas.


Avant de se mettre en route pour Angoulême, Balzac doit régler diverses affaires à Paris. Il lui faut donc s’y arrêter. Mme Carraud s’en alarme et le 12 décembre elle écrit :


Vous avez mis le pied dans Paris, Honoré, pourrez-vous vous soustraire à la puissante attraction de ce centre unique ? Je ne compte presque plus sur vous, depuis que je vous sais dans cette ville. Je ne vois pas comment vous pourrez en finir avec les obligations de toute nature qui vous entraînent là où vous êtes ; et vous perdre, rayer de ma vie ces quelques jours, c’est une douleur dans le secret de laquelle je ne vous mettrai pas. Vous voulez donc Louis Lambert bien parfait ! Oh oui ! soignez bien votre gloire ; il y a bien fait pour tant de gens ! Vous ne me dites pas pourquoi vous avez quitté Nemours. J’ai craint d’abord que ce ne fût pour cause de santé ; j’en ai été triste, jusqu’à ce qu’une lettre d’Auguste m’eût appris qu’il a diné chez vous et qu’il va être votre voisin. J’en suis contente sous mille rapports. J’espère qu’il a répondu à votre attente, et qu’il vous est acquis de corps et d’âme. Je me réjouis de vous voir plus calme que par le passé ; il me semble que cette grande hâte qui dévore votre vie vous empêche d’en saisir le prix.

Finissez-en donc avec vos libraires, et faites la Bataille à tête reposée. La Bataille ! elle devait être faite à la fin de cette année. Cher, vous prêtez au temps l’élasticité de votre imagination ; vous le pressurez par avance et croyez en obtenir au delà du possible, et vous ne songez guère au positif qui, sous la forme de M. Carraud, s’offre à vous avec sa rectitude mathématique. Je concevrais ce rêve perpétuel dans l’ordre moral ; pour ma part, je m’y complais, mais, en fait de minutes !... Puis les années arrivent, et, bien que vous pensiez plus en un instant qu’homme qui vive en un jour, encore ne pouvez-vous mettre en réserve assez de loisirs pour jeter un regard en arrière dans votre vie ; et celui que vous plongez dans l’avenir est si tenu, et tient si peu de compte des milieux qu’il traverse, que le profit qu’il devait rendre en est annulé.

Je ne vous ai pas dit que la Revue de Paris a fait merveille chez la voisine [33], car le mari n’y est pas ; c’est l’œil humide et la voix émue que l’on m’a fait les remerciements à vous transmettre. Mon volcaméria est en bouton ; je le ferai placer dans votre chambre. Vous me gratifiez d’une suavité qui est toute dans votre affection pour moi. Je dois être fruste, moi qui n’ai guère eu que le contact des hommes, moi qui me suis faite à peu près seule et qui, dans ma vie intime, ma vie de toutes les heures, ai toujours été le centre d’une solitude complète. Mais j’ai échappé au type commun, et c’est quelque chose. Ne me répondez donc pas ; ne vous faites pas surtout une obligation de m’écrire, rien ne me serait plus amer. Puis, ce serait me voler pour me donner. Finissez-en avec vos hommes de papier et de caractères [34], et s’il vous reste quelques instants, qu’ils soient pour les affections jalouses, inquiètes, exigeantes, et qui pourraient vous manquer si vous ne les satisfaisiez. Ma part, je sais bien que vous ne la donnerez à personne ; personne n’en voudrait ; j’ai l’orgueil de croire que moi seule ai ce qu’il faut pour me l’assimiler ; je sens que, tel que vous êtes, je ne puis vous perdre. Comment pourrais-je vouloir changer nos rapports ?...

Pardonnez-moi cette opinion, cher, bien cher !... Il me semble que vous devez être toujours assez riche pour ne pas risquer votre réputation, et que, même dans la mansarde de la rue Lesdiguières, avec les quatre cents francs de rente [35], vous auriez dû sacrifier l’ancien Louis Lambert, et donner avis aux acquéreurs qu’on échangerait le nouveau texte à qui rapporterait l’ancien ; à mes yeux, c’est plus qu’une affaire de réputation, c’est une affaire de probité, et l’on est toujours assez riche pour en faire de telles.

Si je vous blesse, j’en pleure, je vous embrasse de cœur et comme vous le voulez, mais je ne puis changer d’opinion ; ce ne seront point les heures de hâte que le jugement rigoureux du public vous fera expier ! Il sera équitable sans s’en douter, ce qui lui arrive souvent.

Laure vous a-t-elle dit que j’ai eu d’elle une lettre toute scintillante, comme son esprit ? J’ai deviné pourquoi notre liaison s’est rompue si souvent, comme un fil d’or sans alliage ; je n’ai pas assez d’esprit pour elle, et, il faut bien le dire, je ne fais pas peut-être assez de cas de l’esprit ; j’ai été plus loin ; j’aime à voir le fond de toute chose, et c’est à cela que je dois la conservation de mes croyances morales, le seul vrai bonheur, hors de l’atteinte des hommes et des événements.

Adieu, je devrais vous sentir là-haut dans votre chambre, avoir pour distraction le retentissement du moindre de vos mouvements, car je me tiens dans la salle à manger : il commence à faire froid. Cependant nous craignons de ne pouvoir avoir de glace pour la glacière. Ce serait peu agréable, savez-vous ? Et les chalumeaux, notre sybaritisme !

Carraud répond cordialement à vos poignées de mains. Adieu, tachez donc de ne pas ajourner davantage votre arrivée parmi nous !

Mme Raison a fait venir un bonnet d’Herbault [36] pour vous plaire.


Dès le 16 décembre, Balzac cherche à tranquilliser son amie. Il va partir incessamment.

Sachez-le bien, vos lettres me font très heureux. N’ayez aucune crainte ; je passe et les jours et les nuits pour pouvoir partir au plus tôt. Je suis enfermé chez moi ; personne n’y parvient. Je suis sûr de venir vous voir ; mais le jour précis, je l’ignore.

Quant à votre observation sur la réimpression de Louis Lambert, cela est juste. Mais, bien que disposé à vouloir réparer ce tort, la chose est impraticable, physiquement et moralement. Il serait trop long de vous expliquer pourquoi.

Ah ! vous serez fière de Louis Lambert ! Il y a bien des heures, des jours, des nuits passées à cet ouvrage depuis le jour où je vous l’ai lu. Personne ne saura ce qu’il me coûte. Vous en aurez un bel exemplaire [37]. Mais je vous recommande, au nom du soin que vous prenez de mes intérêts, de ne jamais laisser sortir de vos mains, ou de celles de M. Garraud, mes livres ; Auguste est bien bon pour moi. Je suis hébété de travail.

Adieu, je retourne à un drolatique interrompu pour vous lire, pour prendre les seules distractions que j’aie, celles du cœur.

Je jette à ceux qui critiquent mes marquises dans les deux derniers dimanches de ce mois [38] une des plus larges compositions que j’aurai faites. C’est intitulé : les Marana. Tachez, vous, mère, de lire cela.

Mille tendresses de cœur, et toujours la poignée de main au commandant. Adieu, à bientôt. Je voudrais bien que vous eussiez relu Louis Lambert et lu le Médecin de campagne quand je vous reverrai ; vous aurez peut-être une pensée de plus dans votre regard qui en a tant, et de si belles, de si bonnes, de si nobles ! Je vous écrirai le jour de mon départ, que je hâte. La Bataille doit paraître, sans quoi je donnerais raison à ces marchands de papier noirci.

Adieu, vous à qui je m’adresse si souvent aux heures de fatigue, pour trouver un doux repos.


Malgré les protestations du romancier, Mme Carraud est bien tentée d’abandonner l’espoir d’une prochaine arrivée. Décembre s’écoule, Noël se passe, Balzac n’est pas encore à la Poudrerie. Le 28 décembre, Mme Garraud lui écrit :


J’attendais le retour du commissaire pour vous écrire, Honoré ; je me plaisais dans le doute que ma lettre pourrait bien ne plus vous trouver rue Cassini, mais non, hélas ! vous y êtes ancré, et pour espérer que vous fassiez voile pour la Poudrerie, il faudrait compter sur un vent favorable, et mes antécédents ne m’ont point donné confiance. Le 10, vous serez ici, dit-on ? Je n’y compte plus, parce qu’en même temps l’on m’assure qu’il faut votre présence à Paris le 15 février. Oh ! j’en étais bien sûre, qu’une fois que vous auriez mis le pied dans cette ville, l’étourdissement vous prendrait, et que, tout en tendant les bras vers nous, vous ne pourriez échapper au flot qui vous emporte. Et pourtant, cher, le commissaire vous trouve changé, vieilli ; la fatigue de tête vous mine, il vous faudrait le repos. Travailler là où vous êtes, ou bien chez moi, n’est pas du tout la même chose. Respirer à Paris est déjà un travail, et vous n’avez vraiment pas besoin d’ajouter au vôtre. Je vous veux donc ici maintenant, non plus pour moi, mais pour ceux qui vivent de vous. Vous êtes attendu à Naples, m’a-t-il dit ; tant de voyages, tant de travail ! Faudra-t-il donc que je m’efface, moi qui vous aime le mieux ? Pourtant, j’espère encore, en dépit de moi-même. J’avais si bien compté sur vous ! Nous avions bâti nos joies sur votre gaîté ; je reposais mon esprit dans le vôtre.

C’est bien quelque chose que d’avoir eu quelqu’un qui s’est chauffé à votre feu, qui a foulé vos tapis, qui, d’un coup d’œil, a embrassé votre bibliothèque ! Aussi, à première vue, mon regard l’a enveloppé, pour le dépouiller de tout ce qui lui restait de votre atmosphère et me l’approprier. Je n’ai pas fait un vol, car il n’y pouvait tenir. Ce sont parties trop subtiles pour ses vulgaires organes. C’est bien une émanation de vous, mais ce n’est pas vous. Je ne puis asseoir mes idées sur votre présence à la Poudrerie. Le volcaméria n’est pas fleuri ; comme vous, il trompe mon attente, et mes soins n’y font rien. Je suis dans une période de mécomptes ; les vases dont Lucile vous avait parlé ont cassé au feu. J’y tenais ; c’était un coin de la Poudrerie chez vous. Vous aurez quelque chose qu’on ne trouve pas à Paris, mais ce ne seront point les vases.

On vient me chercher pour diner chez le commissaire ; depuis ce matin, ils me préoccupent. Cela vous ravit de bonnes pages, mais non le baiser d’étrennes que je vous destinais. Je comptais bien qu’il serait immédiat. Enfin ! patience. Rassurez-moi.


Balzac ne la rassura point, bien au contraire. Les pires soucis assiègent le romancier, les imprimeurs lassent sa patience, sa mère le quitte, les veilles et le café le tuent. L’espoir du repos fuit devant lui et il termine l’année 1832 à Paris, rue Cassini, écrasé de travail.


MARCEL BOUTERON.

  1. Copyright by Marcel Bouteron, 1922.
  2. Voyez la Revue du 15 décembre 1922.
  3. Paroles de Louis Lambert en démence.
  4. Allusion au traité par lequel, le 1er septembre, Balzac s’engageait à réserver à la Revue de Paris sa collaboration presque exclusive moyennant 500 francs par mois.
  5. Raphaël de Valentin et Pauline Gaudin dans la Peau de chagrin.
  6. Lisez : de l’hôtel de la marquise de Castries.
  7. Le parti royaliste dont M. de Fitz-James, oncle de la marquise de Castries, était l’un des principaux membres.
  8. Cette fameuse « scène de la vie militaire » qui ne vit jamais le jour et dont il est plus d’une fois question dans la Correspondance. Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 janvier 1922, p. 425.
  9. Chef d’institution à Angoulême, M. Bergès avait promis son concours pour la campagne électorale de Balzac. Le livre dont il s’agit est probablement le Rénovateur, recueil royaliste auquel Balzac collaborait, ou bien l’Enquête sur la politique des deux ministères, publié en avril 1831 par M.de Balzac, électeur éligible.
  10. Mère de Mme Grand-Besançon.
  11. Pupille et nièce de M. H. Grand-Besançon ; on l’appelait Marinettissima.
  12. Auguste Borget, le peintre.
  13. Borget.
  14. Correspondance, I, 204. Nous citons les passages essentiels de cette lettre d’après l’original rectifiant quelques inexactitudes de l’édition.
  15. Ces préoccupations d’économie politique et sociale étaient particulièrement vives chez Balzac à cette époque. Il suffît, pour s’en convaincre, de relire le Médecin de campagne.
  16. Allusion aux soulèvements de mai 1832 en faveur de la Duchesse de Berry.
  17. Une autre amie de Balzac, Mme de Berny, filleule de Louis XVI, n’était pas moins alarmée : « ils ont toujours été ingrats par principe et ne changeront pas pour toi seul, ami. » G. Hanotaux et G. Vicaire, la Jeunesse de Balzac, 2e cd., p. 270.)
  18. Ou plus exactement Dupac, officier, ami des Carraud.
  19. Mme Grand-Besançon.
  20. Dont le mari était préfet de la Charente.
  21. Mme de Balzac mère avait tenu le ménage et les comptes de la rue Cussini pendant l’absence de son fils ; ce n’était pas une sinécure.
  22. Balzac fit de nombreux séjours près de Nemours à la Bouleaunière, propriété de Mme de Berny.
  23. La Fontaine, après la mort de Mme de la Sablière, rencontre, rue Saint-Honoré, M. d’Hervart qui venait lui offrir l’hospitalité dans son hôtel de la rue de la Plâtrière : « J’y allais, » répondit le Bonhomme.
  24. Balzac, en 1835, lui dédiait la Maison Nucingen.
  25. La marquise de Castries.
  26. La marquise de Castries.
  27. Le prince Victor de Metternich et le marquis de Castries.
  28. Un des mots favoris du commandant Carraud, que les intimes appelaient en riant le commandant Piston.
  29. La comtesse Hanska. Lettre du 7 novembre 1832.
  30. Les Nouveaux contes philosophiques.
  31. Il s’agit de la première édition parue dans les Nouveaux contes philosophiques.
  32. La marquise de Castries.
  33. Sans doute Mme Grand-Besançon.
  34. Les éditeurs et les imprimeurs.
  35. Allusion à la maigre pension qu’en 1819 l’apprenti homme de lettres recevait de sa famille, sous condition de produire un chef-d’œuvre.
  36. La fameuse modiste de la rue Neuve-Saint-Augustin.
  37. Qui existe encore et se trouve actuellement entre les mains de la petite fille de Mme Z. Carraud, tel que Balzac le fit tenir à son amie. Ce joli volume est tiré sur papier de Chine, relié en plein velours vert émeraude, et enfermé dans un coffret en palissandre aux initiales Z. C. L’intérieur du coffret est garni de moire blanche.
  38. Revue de Paris, décembre 1832 et janvier 1833.