Une Amitié de Balzac - Correspondance inédite/03

La bibliothèque libre.
Marcel Bouteron
Une Amitié de Balzac - Correspondance inédite
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 626-652).
UNE AMITIÉ DE BALZAC
CORRESPONDANCE INÉDITE [1]

III [2]

L’année 1833 débuta mal ; Balzac, le premier jour de l’an, écrivait à son amie [3] : « Voici plusieurs jours que je manque de courage et que je sens bien vivement les malheurs particuliers de ma vie. Je cède au besoin de m’épancher dans un cœur. J’écrirais, je crois, sur un livre mes pensées, pour les ôter de mon âme qu’elles oppressent. »

Et Balzac se lamente. Le voyage à la Poudrerie recule de jour en jour, rien ne va, les imprimeurs lassent la patience du romancier, sa mère le quitte. La perspective d’une vie solitaire lui est insupportable. Mais quelle femme consentirait à partager sa terrible existence ? « Le hasard, écrit-il, m’a fait connaître le bonheur dans toute son étendue morale, mais en me privant de la beauté sensuelle. Elle [4] m’a donné un amour vrai, qui devait finir. Cela est horrible ! J’ai des orages affreux, dans le secret desquels il n’y a personne. Je n’ai pas de distractions. Rien ne rafraîchit cet embrasement qui s’étend et me dévorera peut-être. Une froideur inouïe succède graduellement à ce que j’ai cru passion chez une femme qui était venue à moi assez noblement. Je tremble de savoir d’où cela vient. Je ne veux pas tirer les déductions logiques que ma science d’observation veut que je voie ; je ferme les yeux comme un enfant. Le mariage serait un repos, mais où trouver une femme ? »

A peine avait-elle reçu cette lettre que, le 5 janvier, Mme Carraud émue répondait à Balzac [5] : « L’ensemble de votre lettre m’a affectée ; pauvre Honoré, vous n’êtes pas heureux. Il en sera toujours ainsi, tant que vous serez garçon, car, bien cher, quelle femme comptera jamais assez sur elle pour espérer réaliser la plus imparfaite de vos images, qui sera la Femme de trente ans, ou cette ravissante héroïne du Rendez-vous, ou tant d’autres ! O Honoré, ne croyez pas qu’il faille des aspects toujours nouveaux à la vie ! les nuances sont ce qu’elle offre de plus délicieux. Comprenez donc tout ce qu’il y a dans cette sécurité que cette heure actuelle, si douce, sonnera le lendemain, puis encore après, puis toujours. Pour les âmes sèches, il y a là ennui, pour les âmes communes, bonheur matériel ; mais pour vous, il y aurait raffinement. Jugez-en : je n’ai pas besoin de vous dire que mon mari et moi ne sommes pas sympathiques en tout. Organisés contrairement, je puis dire, les mêmes objets sont éclairés différemment pour nous. Eh bien ! ce bonheur dont je vous parle, je le connais ; nous le sentons tous les deux au même degré, quoique d’une façon différente ; je ne le donnerais pas pour l’existence la plus remplie selon les idées reçues. Je n’ai pas un instant de vide. »


Cependant Balzac vient de faire paraître dans la Revue de Paris le début des Marana et Mme Carraud, enthousiasmée par cette lecture, lui écrit :


Le 21 janvier 1833.

Si vous n’avez pas imposé de dures conditions à la Revue de Paris, je vous proclame l’homme le plus bénignement tolérant. Cette pauvre Revue ! Savez-vous qu’elle est bien faible ? Je conçois à merveille qu’on ne veuille lire que les numéros où se trouvent quelques-uns de vos articles. Les autres sont, pour la plupart, sans sel, comme sans couleur d’ailleurs ; j’ai longtemps attendu à vous le dire, parce qu’il me fallait ma conviction intime à moi pour vous donner un éloge dont nous n’eussions à rougir ni l’un ni l’autre. Vous êtes le premier prosateur de l’époque, et pour moi le premier écrivain ; car je mets la belle et poétique prose, sans enflure, bien au-dessus des vers. Vous seul vous êtes semblable, et tout parait fade après vous. Que je vous sais gré surtout d’avoir dédaigné ces orgies de la pensée, où elle n’enfante que des horreurs ! Ne semble-t-il pas que nous en soyons à ne plus rien sentir, quand on voit les auteurs du temps nous servir de tels mets ? Ah ! c’est que, pour rendre les milles nuances qui colorent le cœur humain et se reflètent sur la vie, il faut autre chose que de l’esprit, que la connaissance de sa langue ! Et c’est ce quelque chose que j’aime en vous. Pourtant, très cher, j’ai quelque scrupule de joindre ma voix aux mille voix qui vous louent ; je crains d’être une intelligence bien plus incomplète que je ne l’avais cru jusqu’à ce jour. J’ai subi une épreuve dont je ne suis pas sortie victorieuse. Ecoutez : j’ai tant entendu louer Faust, le Faust de Goethe, je vous ai vu si timidement aspirer à placer Lambert près de ce chef-d’œuvre, que je me le suis procuré. Je l’ai lu une première fois ; je me suis accusée de préoccupations. Je l’ai lentement recommencé ; je n’ai été ni frappée, ni transportée, loin de là. Il faut que je sache qui vous êtes pour vous avouer cela ; car, comme la préface me donnait une opinion toute faite, j’aurais pu l’adopter. Faust me paraît bizarre avant tout : Méphistophélès n’est point le diable qui, selon moi, devrait le guider. Les tentations sont par trop vulgaires ; je conçois une composition de ce genre, avec toutes ces singularités, mais bien plus grandiose. Il y a de belles pages de philosophie, mais si connues qu’elles n’apportent aucune idée nouvelle ; enfin, je suis mécontente de moi, n’osant l’être de l’ouvrage. Bien entendu, je n’entends pas juger de la poésie ni du style, puisque je n’ai en main qu’une traduction. C’est que, Honoré, j’ai aussi, dans ma jeunesse, avant que le chagrin et l’expérience eussent versé une pluie de plomb sur ma vive imagination, j’ai voulu, comme Faust, savoir le pourquoi de toutes choses. Je demandais leurs secrets à ces mondes si éloignés, que le diamètre de notre orbite, en plus ou en moins, ne change point leur aspect. C’était une soif ardente que rien ne satisfaisait. Je crois encore que, retournés à l’essence dont nous émanons, nous participons de sa divinité. Mais avons-nous la conscience de notre ignorance et de nos désirs passés ? Voilà la question !...

Enfin, Lambert est pour moi, toute affection à part, à mille piques au-dessus de Faust. Je conçois la folie de Lambert, sa langueur morale, à laquelle succèdent des transports ineffables ; sa seconde vue, sa religion du pressentiment, puis son amour d’homme, tribut payé à l’humanité, jeté sur le tout, mais sentant encore sa nature supérieure.

Faust aime comme aiment les bêtes ; sa Marguerite ne l’aime que parce qu’il est beau, et il s’appelle l’homme dieu ! Oh non ! Il devait faire pacte avec le diable ; cela se conçoit, à une époque où la magie était avouée. Mais s’accoler au diable, pour n’être qu’un grossier !... Je n’ose achever, car vraiment vous ne me croirez plus digne de vos premières lectures, mais, cher Honoré, je suis femme, et mon esprit est trop limité sans doute pour de telles conceptions.

J’ai lu les Marana, la première partie seulement ; car vous saurez que deux seules personnes à Angoulême reçoivent la Revue, et il m’a fallu je ne sais combien d’intermédiaires pour me la procurer. J’aime la Marana, cette femme qui a un sentiment dans le vice ; c’est beau, les Marana, et je soupire après le développement du naturel de Juana, car je sens bien que vous avez voulu établir deux choses importantes.

Je viens de relire l’inscription du cahier du 28 décembre, le plus récent que nous ayons de la Revue. J’y vois qu’il vous est arrivé un accident. Mon Dieu ! Est-ce encore votre cheval ? Dites à Auguste de m’écrire un seul mot de cela, je vous prie. Puisse cette annonce n’être qu’une défaite du directeur du journal. Mais, par amitié pour moi, ne me laissez pas à cette inquiétude qui me travaille.

C’était hier le 20 I Encore une époque assignée à votre arrivée, de passée 1 Malgré tous mes efforts, je sens l’espoir de vous avoir dileguarsi [6], suivant la délicieuse expression italienne. Ne viendriez-vous donc pas avant d’aller en Italie, où des intérêts de cœur vous appellent ? Enfin, pour mettre le comble à ma contrariété, le volcaméria est stationnaire, malgré la belle saison ; car nous avons un soleil ravissant, une température vivifiante. J’ai vraiment eu peur que nous n’eussions pas de glace à vous offrir cet été ; mais, pendant les deux seuls jours de froid qu’il a fait, un fossé du pré du Nord a gelé, et l’on a comblé la glacière en un seul jour, et bien l’on a fait, car il n’y a plus de glace dans le pays depuis longtemps.

Adieu, cher ; j’espérais, grâce à vous, ne pas trop m’absenter cet hiver, mais le mal est fait. Ah ! que n’ai-je de grands péchés à racheter, par ce purgatoire anticipé ? En avez-vous quelqu’un qui vous pèse ? Je m’en chargerais, et gratis. Je vaux mieux que vos prêtres catholiques. Carraud vous taxe d’inexactitude, ce qui ne l’empêche pas de vous aimer cordialement. Les autres se passionnent à froid pour vous. Auguste est le dieu pour l’instant. Mais apparaissez, enchanteur, et le bon Borget sera effacé, toujours momentanément.


Balzac est trop occupé pour répondre immédiatement. Cependant Mme Carraud s’inquiète ; une lettre de Laure lui a montré le malheureux Honoré aux prises avec les pires difficultés. Elle veut sur le champ le réconforter.


28 janvier 1833.

Je viens d’apprendre par Laure les nouveaux ennuis qui vous retiennent à Paris. Honoré, cher Honoré, ne vous saurai-je donc jamais en repos ? Faut-il donc que votre pensée, qui devrait rester dans les régions élevées, soit toujours infléchie, et que des intérêts matériels viennent, sinon l’absorber, du moins la neutraliser, nuire à l’enfantement de vos œuvres ! Elle me dit que vous perdez courage par instants. C’est impossible, Honoré, vous ne pouvez vous laisser abattre comme un homme vulgaire par ce qui, au fond, n’est qu’un accident dont les suites ne peuvent être graves. Je conçois que d’abord la contrariété ait été vive, insupportable ; par nature, par art, et par état, vous êtes trop impressible pour que le découragement n’ait pas été subit ; mais, à la réflexion, j’espère bien que vous avez repris la plume, quitte à la tremper un peu fort dans l’encrier. C’est précisément parce qu’il y a obstacle momentané à la publication des livres confiés à l’imprimeur imprudent, qu’il faut vite en disposer un à donner à un autre ouvrier. Je regrette toujours de ne pas être là, soit pour vous consoler, soit pour changer le cours de vos idées et attirer sur moi la bile qui vous tourmente, en cherchant à vous prouver que vous avez tort. Car, à moi, vous ne pourriez en vouloir bien longtemps ! Vous ne savez que trop, à ce que j’ai pu voir, que l’amitié n’est pas plante qui croisse sur tout sol, surtout celle que l’on a pour un esprit supérieur ; il faut du dévouement pour aimer qui l’on ne peut pas toujours suivre dans son vol ; l’admiration ne suffit pas à l’amitié.

Si Auguste est rue Cassini, dites-lui de m’écrire et de me dire l’état de votre tête, laquelle tête, je vous en demande pardon, n’est pas toujours bonne, toujours conséquente. Si cette tracasserie toute matérielle pouvait un peu vous maigrir ! Adieu, que ne pouvez-vous venir ici ! Vous vous y ennuieriez certainement, mais ce ne seraient pas les misères de l’intelligence qui vous y poursuivraient, à moins que vous ne les y eussiez importées. Je ne désespère pas de devenir ce qu’on appelle vulgairement bête, au train dont je vais ; et alors, voyez le miracle, sans perdre rien de mon intelligence ! Mais elle s’enfonce si loin, se perd si haut, que bientôt je ne serai plus de ce monde. Carraud vous exhorte à la patience ; Ivan vous embrasse, et moi, Honoré, je vous supplie de me donner un souvenir aux heures où l’impatience vous tourmente le plus.


Mme Carraud avait eu tort de s’inquiéter, car à peine sa lettre du 28 était-elle partie qu’elle recevait une réponse à la lettre du 21. Balzac la rassure sur « l’accident » annoncé par la Revue [7]. C’est bien une défaite inventée par le directeur pour faire patienter les abonnés. L’inspiration n’est pas toujours docile aux ordres des directeurs de revue et des auteurs, et Balzac a dû attendre la disposition d’âme favorable à la composition de Juana qu’il a d’ailleurs écrite en une seule nuit. Il fait des réserves sur l’opinion de Mme Carraud à propos de Faust : « Vous avez raison, lui dit-il, sur bien des points dans votre opinion sur Faust mais il y a des poésies que vous n’avez pas aperçues et dont nous causerons quelque jour. » Il annonce ensuite l’envoi du bel exemplaire sur Chine de Louis Lambert destiné à Mme Carraud : « Pour vous, il existe un exemplaire imprimé sur papier de Chine et qu’en ce moment les plus grands artistes de la reliure [8] s’occupent de rendre digne de vous. Vous savez, quand vous faites de la tapisserie, chaque point est une pensée. Eh bien ! chaque ligne du nouvel ouvrage a été pour moi un abîme. Il y aura là des secrets entre nous deux. Gardez-le bien, je vous en mettrai un exemplaire vulgaire que vous prêterez, si tant est que vous puissiez le prêter à beaucoup de monde. »

Puis il déclare qu’à la fin de février il cessera sa collaboration à la Revue de Paris et n’écrira plus dans aucun journal sans d’énormes bénéfices, car les journaux l’assomment. Enfin il promet de venir soit à Angoulême, soit à Frapesle, selon le temps où quelque loisir sera possible ; d’ailleurs, son travail est toujours si accablant que le docteur Nacquart redoute quelque maladie cérébrale. Vite Mme Carraud reprend la plume.


1er février 1833.

Mon Dieu, Honoré, que ma dernière lettre a dû vous paraître extravagante ! C’est qu’aussi Laure m’avait réellement épouvantée. Je voyais vos pensées, saisies par le froid des affaires dans leur vol, se condenser et retomber lourdement sur les presses et les rames de papier de votre imprimeur. Puis, ne sais-je pas la mobilité, la succession rapide de vos sensations, et aussi combien vous êtes accessible au découragement ? Car, cher, vous êtes courageux pour supporter les piqûres des mille épines qui se trouvent au fond de toutes choses, mais vous n’êtes point philosophe ; non, ne secouez pas ainsi la tête, vous n’êtes point philosophe. Après cela, peut-être est-il bien que vous ne le soyez pas ; peut-être cette disposition d’esprit nuirait-elle à la sublimation continuelle du vôtre. Enfin, je suis toute joyeuse de ce que vous ne m’ayez pas seulement parlé de ce petit événement ; cela prouve qu’il compte pour peu dans votre vie, car, Honoré, j’ai l’orgueil de croire que vous n’hésiterez jamais à me donner ma part de tout ennui majeur.

Je n’ai pas lu Juana encore [9], mais je vais le lire ; Auguste me le recommande avec enthousiasme. Tant mieux si elle a été écrite (cette histoire) d’un premier jet ; je m’assimilerai bien mieux vos pensées.

Mon voyage dans l’Indre me parait incertain... Il ne faut pas que cela vous fasse manquer le voyage de la Poudrerie ; d’autant plus que, s’il vous faut voir la cathédrale de Bourges, vous retournerez à Paris par le Berry, ce qui n’allonge pas le chemin d’une heure, et si mon père revient, nous irons ensemble. Je suis heureuse de la douceur de vos relations avec Auguste ; c’est une âme de choix, et une intelligence en progrès ; vous pouvez compter sur lui plus que sur vous. Je vous attends pour Faust j’ai peur de ne pas être accessible à sa poésie ; je suis sûre que mon simple bon sens se refusera à une foule de beautés qui vous frappent et vous émeuvent. Je suis bien plus sûre encore de lui préférer Lambert. Oh ! merci de celui que vous me destinez si gracieusement. Non, pas de lettre d’envoi. Je vous sais. tout supérieur que vous m’êtes, et cela suffit bien. Quant à prêter cet exemplaire, n’en ayez peur ; on ne le verra même pas ; je n’ai dit à personne, et ne dirai jamais que je l’ai ; il ne doit être touché que par moi, parce qu’il est le fruit d’une de vos pensées à moi toute personnelle. Je vous l’ai dit ailleurs, je crois : je ne mets aucun amour-propre dans mes relations avec vous et, quelque relief qu’elles puissent me donner, je ne m’en vante pas.

Si quelque maladie vous enlevait celle fécondité d’esprit vraiment merveilleuse, je serais toujours là, comme adoucissement à votre existence (qui serait isolée dans ce cas) comme je le suis maintenant, comme réfrigérant, quand vous tendez à vous réduire en vapeur.

Vous faites bien de quitter les journaux, parce qu’il me semble qu’il doit être cruel de produire à jour fixe quand on tient à sa réputation. Ayez quelque chose dans vos cartons, puis vendez-le ce que vous jugerez convenable ; mais cette obligation mensuelle doit étouffer une foule d’idées gracieuses.

J’ai écrit à Limoges pour votre service ; j’aurai un aperçu du prix et vous l’enverrai, pour que vous soyez en mesure, bien qu’ils ne fassent jamais payer qu’à 90 jours. Je n’ai point demandé de tasses à café ni de cafetière ; vous avez tout le temps de me donner vos ordres ; je l’ai bien recommandé, j’espère qu’il vous satisfera.

Votre amante [10], comme vous le dites, me semble un peu en fausse position avec les voisins. A propos d’elle, il faut que je vous cite combien et de quelle façon elle pense à vous, que d’ailleurs elle ne nomme jamais sans rougir légèrement. Un soir, Mme Rose la trouva faisant manger à son poupon une énorme pomme cuite ; le pauvre petit n’avait que cinq jours. Comme on lui demandait la raison de cet acte, dont les suites pouvaient être funestes à l’enfant, elle dit : « On prétend que l’on assure l’avenir et le bonheur d’un enfant, en lui faisant manger une pomme cuite le premier vendredi de sa vie. » Et, comme Mme Rose se récriait, elle ajouta : « Oh ! moi, je ne suis ni forte ni courageuse ; d’ailleurs, M. de Balzac m’a dit qu’une femme sans superstition était une femme incomplète et ne pouvait plaire à un homme délicat. » La veille, elle m’avait dit, la pauvre femme, qu’elle avait horreur des araignées, et comme Je faisais chorus, elle me dit, de son air le plus séduisant : « Eh bien, écoutez, quand vous en verrez une, dites haut : Saint Martial, de suite elle s’arrêtera ; si vous le répétez deux fois encore, elle retournera où elle était. » — Voilà comme vous êtes compris, pauvre Honoré ! Voilà les superstitions du cœur qui, dans une âme nativement belle, sont un reste de cet instinct pieux, premier développement de l’intelligence humaine, et le plus riche des dons que le ciel nous fit !

C’est donc à Angoulême que je vous attends, et avec bien de l’impatience. J’aimerais que vous y fussiez au plus tard le 18 : il s’agit d’une dinde truffée, confectionnée pour nous par le premier fabricant du lieu et que, vu son prix (72 fr.), nous payons avec les gains du jeu, amassés pendant tout l’hiver ! Il me faut un exemplaire vulgaire de Louis Lambert ; mais, cher, il ne me semble pas convenable qu’il me vienne encore de vous.

Adieu, venez vite, fuyez la fatigue de Paris ; nos jours sont bien beaux ; les voisins vous désirent plus que ne devait le faire présumer leur accueil passé ; la vieille dame fait faire une robe de satin noir pour vous, et elle a gardé son bonnet d’Herbault.

Adieu, Adieu.


Balzac ne donne pas signe de vie, il oublie sa promesse. Ses amis l’attendent impatiemment, tout est prêt pour le recevoir.


Le 13 février 1833.

Pas un mot de vous, Honoré, vous ne venez donc pas ? Mme Raison aura donc fait faire en vain sa robe de satih. Pourtant, je dois à la vérité de dire qu’elle est beaucoup plus occupée de la dinde aux truffes et du turbot que de l’admiration qu’elle professe pour vous. Cette lettre n’est pas destinée à vous solliciter, ce serait douter de votre bon vouloir pour moi, mais bien à satisfaire au désir que vous m’avez manifesté d’avoir l’adresse de M. Dejean [11]. Je la reçois à l’instant et vous la transmets de suite, quitte à ne vous dire que quelques mots. Vous avez déjà tant attendu que je mets du scrupule à vous faire attendre quelques heures de plus.

J’ai des nouvelles de votre service ; il va bon train, et montera à peu près à quatre cents francs, à ce que m’a écrit le fabricant. Cette couleur est très difficile à employer, en ce qu’elle ne donne pas toujours le même résultat au feu ; il est des pièces qu’il faut remettre au moufle sept à huit fois. Vous ne me répondez point pour les tasses. Quand vous le ferez, ne manquez pas de me dire le genre que vous préférez, si vous en voulez. Auguste m’a dit que vous aviez souffert du froid, que vous étiez tout souffreteux, et triste par conséquent ; mais venez donc ici, je ne laisserai pas le froid arriver jusqu’à vous. Du froid, d’ailleurs, nous n’en avons pas, pas du tout. Le printemps est commencé ici. Ah ! il faut que je vous régale d’un espoir de vous entendre, qui a tout à coup germé dans Angoulême. Vous saurez que cette ville a enfanté une femme auteur, artiste, habillée souvent à la grecque, ne s’asseyant jamais dans les salons, et étant toujours le centre d’un groupe plus ou moins nombreux. Cette dame a prié ses intimes, ses affidés, à une lecture que vous devez lui faire, samedi 16 de ce mois. Mme Grand-Besançon, au bal du Cercle, samedi dernier, a été stupéfaite d’apprendre que vous étiez si prochainement attendu ; il y a bon nombre de gens qui prétendent vous connaître et font de vous les peintures les plus amusantes par leur manque de réalité. Je n’ai pas eu le courage de lire Mme de Saint-Surin, l’auteur angoumois qui se dit si avant dans votre familiarité, parce que je suis hors d’état de m’intéresser à la pure littérature, exempte de pensées. Pourtant, je la lirai, ne fût-ce que pendant un quart d’heure, car je suis curieuse de savoir si son esprit se plaque bien sur sa figure.

Adieu, cher, je suis pressée, dites-moi si vous arriverez et quand, il faut que je le sache d’avance. Je vais en Berry à la fin de mai. Portez-vous bien, d’âme surtout. Carraud dit qu’il vous reconnaît bien là ; que s’il était derrière vous, il y a longtemps que vous seriez installé ici, où vous auriez fait de la fameuse besogne. J’ai beau dire à Ivan que vous avez trop d’esprit pour penser à lui, il veut absolument que je vous embrasse pour lui.

J’oubliais : M. Dejean, chez M. Lacroix-Marginet, rue Manigne, Limoges.


Ah ! Si Balzac n’écoutait que ses désirs, il y a beau temps qu’il serait à la Poudrerie. Mais il faut terminer la réimpression des Chouans, achever le Médecin de campagne, travailler à l’Histoire des Treize, fournir encore cent pages à la Revue de Paris. Tout cela le mènera jusqu’au début de mars ; le 10, il sera chez les Carraud, il se consacrera enfin à cette fameuse Bataille dont il ne peut venir à bout et composera les deux derniers contes du second dizain des Drôlatiques : « Je vous assure, écrit-il le 1er mars 1833, que je vis dans une atmosphère de pensées, d’idées, de plans de travaux, de conceptions qui se croisent, brouillent, pétillent dans ma tête à me rendre fou [12]. » Et malgré tout, il engraisse ! Quant à Mme de Saint-Surin, il ne l’a jamais vue. « Pressez mon service, recommande-t-il enfin à Mme Carraud, car j’ai un dîner à donner, et je ne sais quand maintenant. Pour les tasses, je les voudrais en forme (passez-moi l’expression parce qu’elle explique la forme) de pot de nuit, élégante, pure : elle ne passe jamais de mode. Les assiettes de dessert, vous le savez, doivent avoir un ornement de plus que les autres. Je vous donne ici mon chiffre à leur envoyer, avec un B de plus néanmoins, également gothique. » Mme Carraud note scrupuleusement ces indications et, le 1er mars, écrit à Balzac :


Le 10 mars approche, Honoré, et ce jour, je le crains bien, ne nous verra pas réunis. Je comprends si bien toutes les affaires et toutes les séductions qui vous retiennent à Paris ! Je ne sais si je vous ai dit que les vases semblables aux miens n’ont pu supporter la cuisson nécessaire à la dorure. J’ai voulu remplacer ce souvenir par un autre, et je commandai un thé selon moi. Il est parti et déjà vous devez l’avoir. Mais est-il bien comme je le voulais ? C’est ce que vous seul pourrez me dire, quand vous verrez la tasse d’échantillon que j’ai ici. J’ai, pour cette cause, ajourné la commande de vos tasses. D’abord, vous ne m’en dites pas le nombre, ni non plus la capacité de la cafetière, laquelle capacité s’exprime par le nombre de tasses qu’elle doit contenir. Peut-être ce que je vous ai envoyé suppléera-t-il à ce que vous vouliez ; j’attends donc vos ordres subséquents, et spécifiez bien tout

Auguste me parle du Médecin de Campagne comme d’une œuvre admirable. Je voudrais bien l’avoir ! J’attends aussi Louis Lambert, j’en ai soif. Mme Diard [13] m’a ravie, et pourtant, j’y ai relevé deux pensées fausses : l’une par laquelle vous érigez en principe la nécessité des classifications sociales, et voulez parquer l’espèce humaine d’après le hasard de la naissance, et condamnez à l’amère servitude, à la dégradante dépendance, des gens d’âme large, à génie égal au vôtre peut-être ! J’ai vu là un hommage à votre parti, et un soupir est sorti péniblement de ma poitrine. Je me suis dit : « Si Honoré, né cordonnier, eût été condamné à faire des bottes, en dépit du feu créateur qu’il eût senti bouillonner au dedans de lui... ! » L’autre est une erreur en philosophie, qu’il ne vous est pas permis d’accueillir : c’est qu’à latitude égale, l’insulaire dépasse de beaucoup l’habitant du continent. Votre exemple portait à faux, car Napoléon a eu ses premières idées et a fait son éducation sur le continent. Il n’employa que bien peu de Corses. Vous avez prononcé contre vous. D’ailleurs, l’Empereur est une exception qui ne peut servir de preuve à rien qu’au pouvoir immense d’une volonté toujours une. Ah ! s’il était enfant maintenant, quelle destinée pour la France de 1830 ! Car il serait le résultat de son époque, et nous n’avons plus besoin de batailles pour prouver notre supériorité ! Et sa volonté, appliquée au bien public, tel qu’il se conçoit aujourd’hui, vivifierait toute cette gangrène, qui nous rongera dix ans au moins encore. La Bataille, la Bataille, vous comptiez sur cet ouvrage pour consolider une renommée qui s’affermit chaque jour, mais qui pourtant n’est pas encore de la gloire. La Bataille est, je crois, un ouvrage de longue haleine. Et les Trois Cardinaux[14] !… J’ai une vague idée du plan de ce livre, y avez-vous donc renoncé ? Je vous le dis : je ne compte plus sur vous, hélas !

Auguste dit que vous projetez un voyage à Frapesle ; mais, Honoré, bien que l’accueil le plus cordial vous y attende, vous savez peu le décousu de la maison de mon père, et les routines obstinées de ses vieux domestiques. D’abord, quoique depuis ses quatre-vingt-deux ans il se soit fait juste milieu, il ne conçoit pas la liberté, mais bien l’égalité. Il abhorre les Bourbons. C’est pour lui ce qu’est le blanc pour le nègre. Mon père est de 1751 ; il est roturier, et l’insolence de la noblesse est toujours irritante dans son cœur. Il a adoré l’Empereur, parce que lui, mon père, est despote, mais grand et noble (dans l’âge viril) et que Napoléon avait établi la plus véritable égalité. Sous la Restauration, il a été d’une opposition forcenée ; il adore Louis-Philippe, parce que ses forces ne suffisent plus à l’opposition, et qu’il aime mieux croire que nous avons ce que nous voulions que d’en faire la matière d’un examen. Il ne concevra donc jamais qu’un homme de votre trempe se traîne à la remorque des Carlistes : il concevrait déjà difficilement que vous voulussiez descendre à les conduire. Mais s’il vous faut des fleurs fraîches, et en profusion, un petit coin de terre que le hasard a disposé en jardin anglais, de façon qu’il n’y a presque rien à faire pour le rendre délicieux, des eaux claires partout, et bonne mine, venez donc à Frapesle. La maison est un monument de respect filial, Garraud et moi avons sacrifié sa bonne ordonnance et même sa commodité aux manies de mon père. Elle n’est ni meublée, ni décorée, ce qui ne l’empêche pas d’être fort agréable. Rien ne vous maigrit, pauvre Honoré ! Et jugez donc ce que vous eussiez été avec votre complexion, si vous n’eussiez jamais fait usage de votre esprit ! Cela fait peur d’y penser... Que ne puis-je donc aspirer un peu de cet embonpoint ! J’en aurais bien besoin. C’est une chose nécessaire aux quarante ans qui me menacent. Mais, hélas ! un seul jour apporte plus d’orages à ma défectueuse constitution, que ne vous le fait l’enfantement de vos plus beaux ouvrages.

C’est que, cher, vous ne savez pas ce que c’est que cet orage sous-marin qui bouleverse le fond de l’Océan, sans qu’une seule ride à la surface vienne révéler sa présence. Puis, tenez, cette vie solitaire et un peu fantastique développe au plus haut point les susceptibilités de toute nature. Je suis impressible par toutes choses. Maintenant, plus rien ne me trouve froide ou indifférente. Je ne me réjouis pas souvent ! Ne croyez pas cependant que je me plaigne de cette aptitude à saisir la moindre nuance. Je me trouve au contraire privilégiée de ne m’être pas totalement abrutie.

Mon Dieu, que vous êtes ingrat ! Je vous entends toujours vous plaindre d’être veuf de toute affection de femme, vous dont les plus belles, les plus riches années ont été embellies par la plus noble, la plus désintéressée des femmes [15]. Jetez les yeux autour de vous, et trouvez trois hommes aussi favorisés que vous ! Il y a femme pour vous dans le monde, mais pas dans celui où vous la cherchez ; d’abord, cher, à votre âge et après votre vie d’amour, il n’y a plus qu’une affection légitime qui puisse vous rendre heureux. Quelle que soit la femme qui se donnera à vous, elle sera pâle auprès de celle que vous avez tant aimée, abstraction faite du mérite de cette dernière, mais seulement parce que vous l’avez aimée avec vos vingt ans. Puis, dites-moi, pouvez-vous, homme public, passer des nuits dans une garde-robe, y rester des jours entiers pour attendre une heure de plaisir ? Non ; il faut maintenant qu’une femme vienne à vous, et celle qui le fera aura perdu tout son prix à vos yeux, car la femme, même dans ses plus grands désordres, ne doit point dépouiller ses pudeurs. La femme bien à vous, fière d’y être, pour laquelle vous aurez un signal quand votre âme fatiguée aura besoin de se désaltérer au sein de la sienne ; qui, emportée par vous, vous suivra avec enthousiasme dans votre essor rapide et aura un baiser pour adoucir le choc de rebutantes réalités quand vous quitterez les hauteurs où vous aimez tant à planer. Cette femme, que vos projets de gloire n’effraieront pas, sûre qu’elle sera d’être toujours là, toujours avec vous, pour laquelle l’avenir sera toujours beau, parce qu’elle sera à vous, parce que l’indifférence, le mépris, et les remords n’atteindront pas sa vieillesse, cette femme-là peut seule quelque chose pour votre bonheur.

Cher, bien cher, votre cœur est resté pur, je dirais presque en dépit de vous, car vous êtes de ceux qui, en mauvaise compagnie, ont honte d’être bons. Il lui faut, à ce cœur, de l’amour vrai et profond ; et n’eussiez-vous, votre femme et vous, que ce sentiment d’union qui est le partage des ménages ordinaires, vous en auriez encore assez pour satisfaire à cette soif qui vous tourmente et vous donne une préoccupation parfois délirante. Si vous étiez toujours avec des gens simples et de bon sens comme nous, que vous y gagneriez en bonheur, dût le coloris de vos écrits en être un peu moins vif ! Au reste, venez ici ou à Frapesle ; ici, je vous emmènerai toujours avec moi. Je vous ferai connaître ma belle cousine, c’est une statue à animer, une éducation toute provinciale, une belle fortune, mais peut-être l’obligation de demeurer en province au moins neuf mois. Si vous ne voulez que de l’argent, c’est cela. Pour le feu sacré, y est-il ou non ? C’est une question non encore résolue. Permettez-moi de vous dire de vous défier un peu du ménage Émile de Girardin. Lui, est un spéculateur, et cette sorte de gens sacrifierait son enfant. Elle, est sèche ; j’en ai eu la preuve dans différents traits à moi contés. Si vous pouvez faire sans lui, faites ; si non, agissez avec réserve, et surtout ne faites pas la faute de quêter une préface à qui que ce soit [16]. Vous, c’est vous, vous serez toujours seul là où vous serez et ne ferez ni centre, ni école.

Les littérateurs de profession vous comprendront moins que le vulgaire. Vous projetez trop d’âme dans vos écrits. A eux les Contes drolatiques, la plus fine fleur d’esprit qui fût oncques. Au vulgaire, l’Auberge Rouge, avec ses pensées du pauvre condamné pour sa mère, comme la mélodie à tous et le chromatique aux musiciens !

Mais adieu, je suis à un lendemain de fièvre ; j’ai de la lassitude, le soleil ne vient plus.

Ivan saute familièrement sur vos ronds genoux, comme si vous étiez une créature vulgaire ; Carraud condense sa pistonnerie ; venez donc ! J’aimerais bien mieux vous avoir ici qu’à Frapesle.


Le voyage de Balzac devient de plus en plus problématique. Il est toujours la proie d’un travail forcené : « Je me couche, écrit-il, à six heures du soir ou à sept heures, comme les poules ; on me réveille à une heure du matin, et je travaille jusqu’à huit heures ; à huit heures, je dors encore une heure et demie ; puis je prends quelque chose de peu substantiel, une tasse de café pur, et je m’attelle à mon fiacre jusqu’à quatre heures ; je reçois, je prends un bain ou je sors, et après dîner je me couche. Il faut mener cette vie-là pendant quelques mois pour ne pas me laisser déborder par mes obligations [17]. » Ensuite il ira se reposer à Angoulême ou à Frapesle, ou aux eaux d’Aix, mais seul, cette fois. Il remercie Mme Carraud qui l’a gâté : une théière, un tapis ! L’exemplaire de Louis Lambert parviendra sans doute à la Poudrerie le 17 mars. Balzac accepte les observations que son amie lui a faites sur Juana ; mais pour Napoléon, c’est différent : « Que Napoléon ait été élevé en France, cela ne détruit pas son esprit insulaire. »

Et il termine en soupirant : « Ce que vous ne saurez jamais, c’est combien je déplore de ne pas être à la Poudrerie, tranquille, près de vous. J’en ai tant envie que je ne jurerais pas de ne point arranger mes affaires pour y être en avril. » Mais Carraud ne l’entend pas ainsi et, le 30 mars, elle écrit à Balzac :


Quelque plaisir que j’attende de votre présence, cher Honoré, rien ne me consolerait d’avoir uni à vos intérêts.

Restez donc à Paris tant qu’ils l’exigeront, et ne pensez à votre voyage que comme à une bonne œuvre, que l’on peut remettre, mais qu’il sera toujours beau et bien de faire, quelque tard que ce soit. Vous m’aidez à me faire considérer la fortune comme un puissant élément de bonheur réel ; vous avez tellement infléchi votre naturel si simple, que je conçois que, sans puissance sociale, vous ne sauriez plus être heureux, et vous travaillez tellement votre esprit chaque jour, que vous avez fini par croire que l’argent, et beaucoup d’argent, vous était nécessaire pour parvenir à ce but. C’est bien modeste à vous, cher ; vous qui, pour ainsi dire, avez nativement cette supériorité sociale ! Et comme il faut être heureux à sa manière, je vous désire donc de l’or à remuer à la pelle, tout en me désolant de ne pouvoir contribuer en rien à cet immense bien-être, et de ne pouvoir vous en sauver les abrutissants embarras, quand vous l’aurez atteint. Ne vous inquiétez donc pas de l’arrivée en Angoumois de Lambert perfectionné. Le vif désir que j’ai de le lire ne vaut pas pourtant les distractions que ces soins vous donnent.

Ne suis-je pas de ceux qui, comme vous, admettent qu’un fait est accompli par la pensée avant son exécution matérielle ? Et ne sais-je pas que vous avez pensé à moi en parfaisant Louis Lambert, que vous jouissiez de l’orgueil que j’aurais en le lisant ? Laissez donc vos ouvriers en paix, faire le digne étui de Lambert, et travaillez tranquillement. Je vous eusse écrit depuis quelques jours, si un malaise indéfinissable ne s’était emparé de moi. Je ne vis qu’au soleil ; là, je reprends comme une plante de serre ; mais, une fois rentrée, je retombe dans mon incapacité. Ce qui me reste d’énergie est employé au profit d’Ivan ; c’est un devoir devant lequel tout pâlit, et j’en souffre en me privant de la fréquence de mes relations avec mes amis, qui tous, hélas ! sont externes. J’espère que tout cela ne durera pas et que j’aurai de quoi vous recevoir joyeusement. Puis, si c’est à Frapesle, je m’y porte toujours bien. Lambert est une œuvre immense et indéfinie ; à chaque période de votre vie, vous sentirez le besoin d’y retravailler ; car, ne croyez pas qu’on perde tout en vieillissant ; pendant trente ans encore, vous aurez à y ajouter et à y retrancher [18]. Forçat, vous le serez toujours, voire vie décuple se consumera à désirer, et votre sort est de tantaliser pendant toute sa durée. Le miracle est que le cœur reste pur et que l’âme ne descende point. Mais être forçat de la pensée, l’être de soi-même, c’est mieux encore que de l’être, ou de la mode, ou du pouvoir. N’est-ce pas qu’Auguste comprend l’amitié et ne lui manque jamais ? C’est bien l’homme que je vous avais dépeint ; il sait vous aimer, lui ; comme moi, il écarte votre fascinant esprit et s’attaque à mieux encore ; aussi lui et moi vous entourerions encore de nos tendresses, quand bien même une congestion cérébrale viendrait à vous annuler. C’est plus qu’à la vie et à la mort ; il y a une espèce de douceur amère à pleurer qui l’on a aimé, et de l’héroïsme mondain. à en parler souvent, mais l’aimer à l’état de brute ! Je conçois Mlle de Villenoix [19]. Je vous avais dit que Borget n’était pas susceptible d’enthousiasme : c’est qu’il ne vous connaissait pas encore bien ; aujourd’hui, il est éloquent en parlant de vous, et vous l’avez initié à cette sublime impression, celle qui nous rapproche le plus de la nature divine. Il se passionne plus pour vous que pour son art. Il m’a parlé du Médecin de campagne de façon à ne me laisser rien à y découvrir. Mais qu’importe, si mes impressions s’élèvent à la hauteur des siennes ? Oh ! oui, c’est quelque chose que de se savoir aimé, surtout quand, près de soi, tout est aridité ! aussi, depuis mon séjour ici, j’ai bien plus la conscience de l’attachement réciproque qui règne dans mon ménage et j’en suis plus heureuse. Vous n’aurez les choses pour le service qu’un peu plus tard, avec quelques tasses. Il est en route, je crois ; on m’assure qu’il est charmant ; puisse-t-il réaliser l’idée que vous vous en faites ! car, bien cher, votre organisation vous rend toute chose désirée par vous, insipide ; elle est si riche, si habile, votre imagination, que la réalité ne peut jamais atteindre à l’une de ses créations. Aussi, je sens tout ce qu’il y a de touchante obligeance à trouver mon tapis digne de vous. Je travaillais pour vous, voilà mon mérite réel. Mon Dieu, pourquoi donc ce genre de vie destructif ? On n’a pas toujours trente ans, Honoré ! Tenez, moi aussi, j’ai bien prodigué ma santé, sans avoir pour excuse des résultats comme ceux qui légitiment vos veilles ; j’en étais arrivée à nier presque la douleur, alors que j’en étais le plus fortement travaillée ; maintenant, je paye cette prodigalité, et comme je ne suis plus seule au monde, que ma vie est un capital à intérêts composés et ne devrait s’éteindre qu’après avoir été doublée, je suis désolée de voir diminuer mes forces. Vous ne serez pas toujours seul ; un jour viendra où vous serez cause à votre tour. Ne vous usez donc pas avant le temps. Adieu ! vous le voyez, je ne puis plus écrire sans souffrir assez pour en être préoccupée ; il me faut de tout à petite dose, même le seul vrai profond plaisir que j’aie, celui d’entrer en communication avec mes amis, de marier mes idées aux leurs. Il n’y a que l’affection que je puis supporter, du poids même de mille atmosphères ; pour cela, j’ai des forces immenses et une âme qui peut répondre à tout. — Mme Rose est bien souffrante ; elle vous désire de passion, chose assez bizarre, après l’accueil de l’an passé. Et Auguste vient-il me voir ? N’espérant pas vous revoir de longtemps, je vous embrasse cordialement comme un bon camarade, passez-moi la vanité de cette comparaison. Carraud vous embrasse de tout son cœur. Je vous aime vraiment bien.

ZULMA.


Auguste Borget répondit plus rapidement que Balzac. Il débarqua chez les Carraud dans la première semaine d’avril, apportant des nouvelles toutes fraîches de son ami Honoré. Il apportait aussi le fameux Louis Lambert et son coffret : Mme Carraud toute joyeuse remercie Balzac.


Le 8 avril 1833.

Auguste est ici ; il m’a donné des nouvelles vivantes de vous ; il m’a semblé un instant vous voir derrière lui ! Même au moment où il est devant moi, coloriant un croquis de votre chambre, je tourne la tête encore pour chercher. Et Louis Lambert... Je l’ai, je l’ai lu, je l’ai couvé. Quelques inexactitudes vous ont échappé, mais vous avez dû les sentir à première lecture. Une seule, et assez importante, n’a été relevée par personne, et je vous la soumets ; plus jalouse de votre gloire que si elle était mienne, peut-être ai-je porté trop de susceptibilité dans cet examen.

Le passage : « Souvent... j’ai fait de délicieux voyages... » me semble contradictoire à l’idée exprimée plus loin par « le mot n’a rien d’absolu... » La première proposition, quoique admettant de nombreuses exceptions, dues à l’influence du climat, et surtout de la plus ou moins grande raréfaction de l’air sur les sons, me semble beaucoup plus vraie que la seconde. Celle-ci peut être admise comme réaction, mais non aussi absolument que vous l’exposez ; et d’ailleurs, il fallait qu’elle fût mise en regard de la première, et ne constituât pas une espèce de principe isolé de l’autre. Méditez bien cela pour votre prochaine édition [20]. J’ai lu quelques ouvrages de philosophie, et cette étude aurait un attrait immense pour moi, si j’étais de nature à pouvoir l’entreprendre, si ma robe de femme ne m’imposait pas d’autres occupations. Comme votre Louise j’ai aimé à suivre les altérations successives d’un mot ; on remonte à sa source, en suivant les altérations de prononciation d’une seule lettre selon les latitudes, ou l’addition de quelque autre qui, après des siècles, permettra aux savants seuls de comprendre la fraternité ou l’identité de deux expressions. Oh ! oui, certes, le mot agit sur nous ! C’est presque là l’éducation, cette politesse exquise, cette délicatesse presque fluide des hautes classes, qui feraient le chagrin éternel de qui ne les possède pas, si elles n’étaient exclusives de toute énergie et de toute profondeur de sentiment ; elles ne sont dues qu’à l’influence des noms sur nous. La réaction est bien plus faible ; elle consiste seulement dans le changement de prononciation, ou une nouvelle application, ou l’extension de l’expression donnée aux mots ; mais, alors même, le mot, que nous créons, pour ainsi dire, agit immensément sur nous et donne lieu à un nouveau développement d’idées qui en amène de nouvelles. Osé-je donc bien vous parler de tout cela, moi qui ne sais ma langue que par instinct, qui ne l’ai jamais travaillée ! Mais, avec vous, je n’ai point d’amour-propre, parce que vous aimez en moi ce que je ne dois qu’à mes méditations, à mon action sur moi-même et non au degré d’instruction que m’a pu donner mon éducation provinciale. Puis, cent yeux voient mieux qu’un seul ; puis encore, vous devez savoir ce qui m’a frappée, parce que je vous répète que je suis du commun des lecteurs qui vous apprécieront, et que ce qui me choque les choquera.

Mais assez là-dessus ; quoique je ne renonce pas à mes autres observations, sachez que le Louis Lambert a donné de délicieuses palpitations à la voisine ; que la pauvre dame Séguin, venant par hasard chez elle ce jour-là, elle l’a cruellement accablée de son triomphe. Je n’en ai pas été témoin, et j’en suis heureuse ; je n’aime pas les méchancetés. La jolie boite décore ma chambre à coucher et aucune main profane n’y touchera.

Savez-vous que j’ai un gymnase ? Oh ! Honoré, venez donc ; vous trouverez ici santé de toute façon, je me fais forte de vous faire trouver six heures de lucidité parfaite par jour, avec une seule lasse de café ! Et calculez bien, cher, que vous ne travaillez pas davantage, parce que votre organisme a d’impérieux besoins auxquels on ne peut le soustraire ; et six heures de bon et profitable travail par jour, privé de ces atonies qui vous désolent, cela aurait un résultat immense. Venez, Honoré, et si vous vous jetez avec confiance entre nos mains, promettez monts et merveilles à vos tyrans d’éditeurs.

Adieu, je souffre horriblement quand j’écris ; grâce, si je suis incompréhensible ; vous avez de l’esprit pour deux. Garraud vous veut ici ; Auguste et moi vous désirons comme complément d’existence. Adieu.

ZULMA.


Enfin Balzac se décide à interrompre son labeur, et vers le milieu d’avril débarque à la Poudrerie : il devait y séjourner plus d’un mois. Sans doute fut-il convié à quelqu’une de ces réunions provinciales qu’il a si bien dépeintes au début d’Illusions perdues et dont Mme de Saint-Surin était vraisemblablement l’étoile. Cette noble dame, alors âgée de trente-trois ans, jouait les muses romantiques et nous savons qu’après avoir mis au jour en 1827 le Bal des Élections, puis en 1830 le Miroir des dames, Scènes du monde, elle venait de régaler ses compatriotes d’une Isabelle de Taillefer, comtesse d’Angoulême, reine d’Angleterre. Le mari, directeur de l’École centrale d’Angoulême, contribuait plus modestement à la gloire du ménage par une Glycère, idylle, sortie en l’an III des presses angoumoisines. Il devait en 1840 ajouter à sa couronne un dernier fleuron, le Petit mémoire contre de longues vexations, et nous révéler ainsi son cœur d’époux malheureux. Puis, quittant le salon de la Muse acariâtre, Balzac dévalait par les rues d’Angoulême, commandant chez Grobot, le traiteur, un bon pâté pour son ami Pixérécourt, s’arrêtant à contempler l’enseigne du pharmacien Evangelista, bavardant au milieu de la route avec le pauvre journalier Séchart, fils de Séchart, dit Chardon sec, s’emplissant les yeux et les oreilles de tout ce qui se voit et s’entend. A la fin de mai, Balzac quitte la Poudrerie, regagne Paris, tandis que Carraud S’en va, en compagnie d’Ivan et de Borget, visiter à Limoges Mme Nivet, sa sœur. Une fois de plus le service de porcelaine va rentrer en scène ; le 21 mai, Borget et Mme Carraud écrivent à Balzac :


Mon cher Honoré, après deux jours de route, vos trois amis sont arrivés à Limoges. Une rechute de Mme Nivet, qui l’empêche de nous accompagner, a engagé Mme Carraud à rester quelques jours auprès de sa sœur. Joignez à cela la santé de son cher fils, et le désir d’échapper à la grande corvée d’une fête annuelle établie à Frapesle [21] par son père, et vous saurez les causes qui nous déterminent à une prolongation de séjour à Limoges. N’ayez, cher ami, aucun tracas pour votre service ; ne vous mettez pas martel en tête, ni en quête pour avoir l’argent nécessaire à solder la traite des fabricants de porcelaine. Nous avons vu ce matin M. Nivet, et il vous prie de fixer vous-même l’époque à laquelle vous voudrez, ou pourrez payer. Écrivez à MM. Marchai, Nivet et Belut pour leur faire savoir votre intention à cet égard. Donnez-leur aussi les dimensions des deux pièces brisées ; vous recevrez tout cela avec votre toilette, que nous avons commandée.

Nous ne serons en Berry que mardi ou mercredi de la semaine prochaine.

Adieu ; ne m’oubliez pas dans vos adversités pécuniaires. Corps, âme et bourse, tout est à vous.

AUGUSTE BORGET.


Auguste vous a sans doute dit, mon cher Honoré, que nous nous étions occupés de ce que vous désiriez ici ; mais je suis sûre qu’il vous a tù son indisposition pendant le voyage. Plusieurs causes ont concouru à me faire séjourner ici plus longtemps que je ne l’avais arrêté, et le besoin qu’il avait de repos a été une des plus puissantes. Puis mon pauvre enfant a repris la fièvre ; cependant, d’après la marche qu’elle affecte, il est probable qu’elle l’aura quitté avant mon départ. Un médecin de grande réputation ici me conseille fort de l’emmener à Vichy ; je vais consulter Garraud, et je me déciderai d’après sa réponse. Et vous, ami, comment Paris vous a-t-il reçu ? Vous ne pouvez imaginer comment la médiocrité vous traite en province, soit qu’elle vous sublime ou vous ravale ! Mais Paris a une bonne et vraie affection à vous offrir [22]. C’est une plante de serre, que vous traitez trop en fleur sylvestre. Une amie, Honoré, et une femme qui n’a pas sa pareille !..

Dites-lui, si jamais elle désire savoir quelque chose de moi, que je l’aime de toute mon admiration ; que je l’aime de tout le bonheur qu’elle verse sur vous, avec cette même largesse que tout le ciel a répandu ses eaux ! Quelque idée que j’aie de vous, je ne vous crois point fait de façon à absorber plus qu’une quantité de bonheur donné, et elle, l’ange, elle en produit toujours. Mais, tenez, je me tais, parce que vous vous récriez toujours, alors que vous avez tort, et vous abusez en ce cas de cette faculté d’expression dont vous êtes doté. J’ai trouvé ma sœur bien malade ; elle m’effraye tant elle est changée... Dimanche au matin, je pars pour aller respirer mes fleurs de Frapesle, et, si la fantaisie de voir la cathédrale qui ennoblit notre vieux Berry ne vous passe pas, je vous attendrai avec cette bonne amitié que vous savez, et vous aurez un mobile de plus à votre voyage : la certitude de donner quelques-unes de ces heures que l’on n’oublie point.

Adieu, tâchez de vous bien porter, et de produire, afin de faire taire tous les roquets qui aboient. J’ai entendu parler ici avec mépris de ceux que je juge, d’après les faits sur lesquels on faisait tomber le blâme, devoir être artistes nés. Les malheureux ! Etre en province, et avoir besoin du contact des autres pour l’arrangement de sa vie matérielle !

Adieu, soyez donc heureux.

ZULMA.

Ivan vous prie d’excuser les griffonnages qu’il a faits sur la lettre d’Auguste.


Le séjour à la Poudrerie a régénéré Balzac ; à peine rentré à Paris, le 26 mai, il annonce à Mme Carraud qu’il a repris, comme par magie, son grand travail, ses seize heures par jour et la plus grande somme de courage et d’inspiration qu’il ait jamais eue : « Le Médecin de campagne est fini. Je n’ai plus que huit jours de corrections d’épreuves. Soyez sans crainte, la fin est plus belle, au dire de celle que vous nommez à si juste titre un ange, que le commencement. L’ouvrage va crescendo, ce dont je doutais encore. » Quant à Ivan, le fils de Mme Carraud, qui est souffrant, Balzac conseille de le magnétiser. De même qu’il faut aussi magnétiser Mme Nivet pour la guérir : « Ma sœur, affirme Balzac, a été guérie de la même maladie qu’a Mme Nivet par un traitement magnétique, par la simple action, répétée deux heures tous les jours, de ma mère. C’est un fait irrécusable. » Et Balzac termine sa lettre en annonçant son projet d’aller bientôt rejoindre ses amis dans le Berry en passant par Bourges, dès que le Privilège [23] sera fini.

En juin et juillet, la correspondance se ralentit : Mme Carraud laisse Balzac sans nouvelles ; il ne sait où lui écrire : à Frapesle, à Angoulême ? Lui-même est aux prises avec son éditeur Mame qui lui a intenté un procès à propos du Médecin de campagne. Il met la dernière main au troisième dixain des Drolatiques. A la fin de juillet, inquiet du silence persistant de son amie, il lui écrit :


Je n’ai point de vos nouvelles, je suis inquiet. Il m’a été impossible de vous écrire en vous envoyant à Angoulême, où je vous crois, mon deuxième dixain des Contes drôlatiques. Je vous en prie, si vous m’aimez, faites-moi écrire deux mots sur vous, si vous êtes trop fatiguée ou trop souffrante pour écrire.

Le Médecin de Campagne est achevé. D’ici à huit jours, vous en recevrez un exemplaire, si cela m’est possible, car il va être vendu par un libraire commis par le tribunal saisi du procès dont mon livre est l’objet.

En attendant, tout le monde me vole et me pille. La vie de Napoléon racontée dans une grange par un soldat à des paysans a été l’objet d’une spéculation. Voici vingt mille exemplaires qui s’en sont vendus à mon détriment par des gens qui ne m’ont ni nommé, ni indiqué mon livre. Les poursuivre, obtenir des dommages-intérêts, c’est me salir ; mais, en attendant, l’on me ruine. Jamais je n’ai été ni si tourmenté, ni si inquiet. J’ai fait des efforts extraordinaires pour finir ce livre, et son essor est arrêté par un ignoble procès, dans lequel je dissipe des heures précieuses.

Et pas une nouvelle de vous, vous qui avez le pouvoir de me consoler !

Allons, adieu. J’ai eu à peine le temps de vous écrire ce peu de lignes. Elles vous diront que je suis fidèle à mes amitiés, que vous occupez souvent ma pensée, que le désir de plaire à une âme d’élite comme l’est la vôtre m’a soutenu dans mes travaux, et quand vous lirez le Médecin de Campagne, vous saurez pourquoi j’ai gardé le silence pendant quelques jours. Vous reprendrez quelques pleurs versés par l’auteur qui vous aime, et vous reconnaîtrez le nombre de nuits studieuses et d’heures dépensées dans un livre qui m’a emporté de la vie, et trop de sentiment peut-être.

Je vais commencer le dixain, où il y a des travaux effrayants, puis achever mon roman du Privilège.

Encore adieu. Rappelez-moi à l’amitié du commandant, et pensez que vous êtes toujours dans le cœur de celui qui vous écrit, comme vous voulez y être. Je voudrais bien savoir de vos nouvelles.

Ne m’a-t-on pas dit dernièrement que votre neveu B. prétendait me connaître très particulièrement et se mêlait aussi de me calomnier, comme s’il était journaliste. Moi qui ne l’ai vu que sur le trottoir de Tours ! Il paraît que la province s’en mêle.

Adieu, soignez-vous bien ; pensez à ceux qui vous aiment, et reprenez ici toutes les tendresses que j’y mets. Ah ! j’aurais encore bien besoin d’un mois de calme à Angoulême ; mais je ne saurais y être sans la Dilecta que, malheureusement pour vous, vous ne connaissez pas.

Du 8 août au 8 septembre, je serai dans le petit pavillon de Nemours à me reposer en travaillant.

Adieu donc, vous que l’on a de la peine à quitter.

Dites-moi comment va Ivan.


La Dilecta, qui n’avait guère de tendresse pour les autres amies de Balzac, en particulier pour Mme d’Abrantès et de Castries, estimait à sa valeur le pur sentiment d’amitié qui unissait Balzac à Mme Carraud. Elle n’en était point jalouse et même l’encourageait. Ces deux nobles femmes cherchaient à se connaître, et Mme Carraud adopte d’enthousiasme le projet de recevoir Mme de Berny à la Poudrerie.


Le 2 août 1833.

Oui, certainement, cher, c’est un malheur pour moi de ne pas connaître l’ange qui veille sur vous ! Sans cela, serais-je encore à lui offrir de tenter l’hospitalité médiocre, mais bien cordiale, de la Poudrerie ? Si quelque chance d’être agréée m’était apparue, n’eussé-je point essayé de lui faire savoir combien était vif mon désir d’entrer en relation avec elle ?...

J’ai reçu votre dixain, et mon accusé de réception eût précédé votre lettre, si mille maudites indispositions, sans compter l’inspection, n’étaient venues m’assaillir. J’écris encore avec douleur ; cette préoccupation me suit, mais enfin j’écris, et vous devez être un des premiers à le savoir. Votre dixain est bien et beau. Mais rien ne vaut, et je dis plus, rien ne vaudra jamais en ce genre le Péché Véniel. Il y a un vernis de chasteté dans cette révélation des mystères d’amour, que vous devez sans doute à quelque inspiration du bon ange, Rien ne saurait être supérieur au Péché Véniel. Mirez-vous dans ces pages ; on n’a qu’une heure dans la vie pour en écrire de pareilles. Le reste du livre est peut-être supérieur au premier dixain, mais je n’affirme rien ; l’incertitude de mon goût doit me donner beaucoup de réserve. Ce malheureux procès du Médecin de campagne m’a bien affligée. J’aurais voulu pour tout au monde que vous renonçassiez à votre droit.

Mon pauvre Honoré, vous êtes tant envié, tant calomnié, qu’il ne vous faudrait paraître sur la sellette que comme pensée ; l’homme ne devrait jamais y être, quelque argent qu’il pût en coûter. Vous ne laissez pas assez d’influence à l’ange consolateur ; je suis sûre en cela de lui être identique. Je maudis vos procès comme si j’étais votre femme. Quand on en parle devant moi, avec toute l’amplification de la sottise, tamisée de Paris jusqu’au fond de la province, je rougis, je suis embarrassée comme une coupable. Jetez donc là votre sot appartement, avec tous ses délices ; c’est lui qui vous vaut tant de soucis. Croyez-vous, Honoré, que les rideaux jaunes de la Poudrerie n’abritent pas autant d’élans nobles et généreux que vos soyeuses tentures ? Vous piller, c’est horrible ; ils voudraient vous faire plaider encore ; mais, pour Dieu, laissez-vous dépouiller sans en appeler à la justice salariée. Ne serez-vous pas vengé, tôt ou tard, par celle du public ? Qui donc peut se méprendre à vos créations et à votre style ?

Mais j’ai peine à m’expliquer comment on a pu vous dérober cela, si votre imprimeur ou votre libraire ne sont pas complices ? Et, s’ils le sont, leur position est entre vos mains, ne les employez plus. C’est une question d’argent, qu’elle ne vous souille pas ; quant à celle de gloire, elle sera toujours résolue en votre faveur ; votre touche est trop à vous pour que personne la puisse approcher. Ils vous volent, sans doute, et vous avez besoin d’argent ; mais n’existe-t-il donc pas un besoin plus pressant, et toujours intact ? Honoré, n’ayez plus de procès, même les plus justes du monde. Un procès perd un homme placé aussi haut que vous. J’aurais voulu vous écrire, vous dire tout ce que ce procès me mettait d’amertume au cœur, mais l’agitation que j’y apportais me mettait dans l’impossibilité de le faire. Je suis toute en désaccord. J’espère quelque chose de bains brûlants qui me sont ordonnés. J’ai la fièvre souvent. Si je savais vous voir bientôt, cela me donnerait du courage. Auguste est à Genève, s’extasiant depuis Thiers ; il est difficile de lui écrire maintenant ; où le prendre ? Le 1er septembre, il compte être à Venise... J’ai bien besoin de vous voir. J’ai lu Ferragus [24], qu’un de mes neveux avait acheté à Paris. Il n’a voulu, comme tant d’autres, de la Revue de Paris que ce qui venait de vous. Est-ce que vous écrivez encore dans quelques journaux ? A propos, imaginez-vous qu’un auteur soit si peu soigneux de son nom que Janin, qui ose signer un tas de sottises vulgaires auxquelles les Débats, si difficiles autrefois en critique et en feuilleton, ouvrent leurs feuilles débonnaires ? Toute obscure que je suis, je me couperais la main si elle pouvait tracer tant d’insignifiantes paroles. Ferragus est superbe, mais il a des taches qu’il faut lui enlever, parce qu’elles dénotent de l’irréflexion et que cela ne vous va pas. La grisette est de trop, toujours. Vous avez voulu placer la lettre trouvée en mauvais lieu. Vous vous êtes sacrifié à cela. Mais c’est une discussion longue ; je ne l’entamerai dans une lettre qu’alors que j’aurai perdu l’espoir de la soutenir de vive voix avec vous. Hors la grisette, parfaite du reste en son genre, mais hors-d’œuvre là, tout est admirable. J’attends religieusement le Médecin de Campagne. Ce sera la seconde œuvre purement morale que vous aurez faite, et je voudrais vous voir entièrement sur cette route. Mais, cher Honoré, pourquoi donc ne pas achever le Privilège, avant de commencer le troisième Dixain, puisque vous ne devez pas ce dernier livre ? Et toutes vos nouvelles éditions ? N’aurez-vous donc pas assez des corrections pour employer le temps où l’inspiration vous manquera ?

J’ai trouvé mes voisins lancés dans un nouveau monde. Moi, je m’isole de plus en plus, et attache beaucoup de prix à y réussir. Carraud, qui est presque guéri, vous promet de ne pas vous pistonner.

Le gnidia ou galant de miel, le volcaméria sont fleuris ; votre chambre aurait des fleurs !... Je serais étonnée que B. vous calomniât, parce qu’il est bon ; mais j’avoue aussi qu’il est bien léger, malgré son âge. Puis, il est sous l’influence des propos de M. Faucheux [25], qui se targue d’une intimité qu’il n’a pas, et vomit de délicieuses horreurs de vous, et qui ne vous aideront pas à trouver femme ! Puis, Hippolyte Fournier vous arrange à plaisir. Permettez à la plus désintéressée de vos amies de vous le dire : vous aussi, vous êtes parfois cruellement léger. Il est temps de ne plus l’être, car chaque année vous ôte une excuse. Si vous saviez combien vous lui prêtez des armes, à cette troupe oisive et jalouse ?... Mais, adieu, l’on attend ma lettre, et comme je ne sais plus l’heure à laquelle je me lève, je n’ose rien remettre au lendemain.

Ivan se porte bien ; il me disait avant-hier qu’il était probable qu’un homme comme vous ne pensait pas qu’il fût au monde ; il a été stupéfait de ce que vous ayez parlé de lui.


Le procès du Médecin de campagne, qui traîne depuis deux mois, a excédé Balzac et bouleversé tous ses projets [26]. A la fin d’août, il saisit un moment de loisir pour écrire longuement à Mme Carraud : « Il y a longtemps que je ne vous ai écrit, à vous qui me donnez une si pure et si belle amitié, moi qui voudrais vous la rendre au centuple ! Mais vous m’excuserez, n’est-ce pas ? J’ai tant souffert ! Des souffrances qui se racontent de cœur à cœur ; mais il est impossible de les écrire. Vous dire ce qu’est un procès qui dure depuis deux mois, je ne le tenterai pas. J’aurai le chagrin de ne pas vous envoyer le Médecin de campagne. Je n’en veux pas accepter un exemplaire de mon infâme libraire Mame, et le jugement arbitral ne m’en accorde pas un seul. Vous qui avez une âme à sentir ce grand, cet immense ouvrage imparfait encore, mais qui a dévoré cent cinquante nuits et sept mois de travaux, vous vous demanderez par quelle fatalité j’ai reçu des outrages à chaque pas, par quelle raison on me dépouille de mes droits d’auteur, quand je n’ai pas de traité avec le libraire ! Mais je laisse cela. L’ouvrage paraît dans dix jours. Je serai forcé de faire une deuxième édition avant celle à vingt sous. Si j’avais complètement perdu mon procès, je quittais la littérature et la France, et j’allais prendre du service en Russie, comme Pozzo di Borgo. »

Balzac est au comble de l’abattement et pourtant, plus que jamais, il a besoin de tout son courage pour continuer sa tâche surhumaine et faire honneur à ses engagements.


MARCEL BOUTERON.

  1. Copyright by Marcel Bouteron, 1922.
  2. Voyez la Revue des 15 décembre 1922 et 15 janvier 1923.
  3. Vicomte de Lovenjoul, Correspondance de H. de Balzac (Revue Bleue, 21 novembre 1903, p. 641).
  4. Mme de Berny.
  5. Vicomte de LovenjouI, Correspondance inédite de H. de Balzac {Revue bleue, 21 novembre 1903, d. 642).
  6. En français : disparaître, s’évanouir.
  7. Correspondance, 1,227.
  8. Les relieurs Wagner et Spachmann, passage de l’Industrie, 3, faubourg Saint-Martin. La reliure coûta, 6 fr. 75.
  9. Deuxième partie des Marana.
  10. Peut-être Mme Séguin, femme du secrétaire de M. Grand-Besançon.
  11. Un compagnon de voyage sur la route de Limoges. (Correspondance, I, 229.)
  12. Correspondance, I, 235-238.
  13. Dans la deuxième partie des Marana.
  14. Richelieu, Mazarin, et Dubois. Cet ouvrage, promis au libraire Mame dès 1830, ne fut jamais composé.
  15. Madame de Berny.
  16. Balzac avait demandé à Delphine de Girardin une préface pour un recueil d’Études de femmes qu’il projetait de faire (Correspondance, I, 169).
  17. Correspondance, I, 230. La date attribuée à cette lettre doit être rectifiée et située non en février, mais entre le 7 et le 17 mars 1833.
  18. De 1832 à 1850 on compte sept remaniements de Louis Lambert.
  19. Dans Louis Lambert.
  20. Balzac ne tint pas compte des remarques de Carraud. Cf. Louis Lambert Gosselin, 1832 (p. 148), et l’édition Furne, 1846 (t. XVI, p. 111 et 121).
  21. Le lundi de la Pentecôte, à Tivoli, près Frapesle.
  22. Mme de Berny.
  23. Le Privilège, pas plus que la Bataille ni les Trois Cardinaux, ne vit jamais le jour.
  24. Premier épisode de l’Histoire des Treize.
  25. Avocat à Tours.
  26. Revue des Documents historiques, 1879, p. 60.