Une Amitié de Balzac - Correspondance inédite/07

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Marcel Bouteron
Une Amitié de Balzac - Correspondance inédite
Revue des Deux Mondes7e période, tome 15 (p. 628-649).
UNE AMITIÉ DE BALZAC
CORRESPONDANCE INÉDITE [1]

VII [2]

L’année 1837 avait été dure pour Balzac : déconfiture de la Chronique de Paris, faillite de Werdet, poursuites judiciaires. Le 1er janvier 1838, le courageux lutteur écrivait à Mme Carraud : « Salut à 1838, quoi qu’elle nous apporte ! Quelques peines qu’il y ait dans les plis de sa robe, qu’importe ? Il y a un remède à tout, ce remède, c’est la mort, et je ne la crains pas. » Et il ajoutait, vaincu par la fatigue : « Mes yeux se ferment malgré moi. Ma main ne trace plus sur ce papier des caractères qui soient lisibles... Amitié sincère et tendre en 1838 comme toujours depuis 1819, voilà dix-neuf ans [3]. »

Au printemps de 1838, il tente, pour rétablir ses affaires, une entreprise commerciale. Il s’agissait de traiter à nouveau les minerais argentifères de Sardaigne, pour en retirer ce que l’exploitation incomplète des Romains avait négligé d’en extraire. Et Balzac s’embarque à Marseille pour passer en Sardaigne [4]. De loin, Mme Carraud suit attentivement son ami et lui écrit le 3 août 1838 ;


Carissimo, j’ai rêvé à vous ; je vous tendais la main, et j’ai eu la sensation bien distincte de votre contact. Je ne vous écrivais pas, parce que je ne savais pas où vous prendre, mais j’ai rêvé à vous. Il y a eu bien certainement communication mystérieuse entre nous ; vous m’avez cherchée, puisque vous êtes arrivé à moi. Que voulez-vous ? Que puis-je faire qui vous soit agréable ? Et cette tentative, quel en est le résultat ? Mon Dieu, ne serez-vous donc jamais heureux ? Vous étiez dans une mauvaise hôtellerie ; vous aviez mis de côté cette foule de faux besoins ; bon cela, cher ! Je vous aime affranchi de ces mille servitudes qui diminuent la vraie valeur des gens, en leur en donnant une fictive. C’est que vous aviez une idée, une idée envahissante qui abolissait tout autour de vous. Qu’elle se réalise donc, cette idée ; qu’elle vous mette donc dans ce milieu d’or et de luxe que vous croyez si nécessaire à votre bonheur et à l’affranchissement de votre pensée ! Moi je gravite vers un point tout opposé ; le gouvernement de ma maison me pèse et me fatigue, toute médiocre qu’elle soit. Je ne vois jamais une petite maison à deux pièces, précédée d’un jardinet et suivie d’un champ de pommes de terre, sans envier le sort de ceux qu’elle abrite. Une seule servante me suffirait et je pourrais rêver sans préoccupation. Rêver, c’est la nécessité d’une existence incomplète comme la mienne. C’est une restitution de toute la part de bonheur que le ciel me devait comme à toute créature habitant cette terre.

N’êtes-vous donc pas de retour à Paris ? Y avez-vous conservé votre logement, et cette lettre arrivera-t-elle jusqu’à vous ? Cette incertitude me pèse. Si j’étais un peu plus de ce monde, je saurais si vous avez publié quelque chose ; je l’aurais et je me mettrais ainsi en rapport avec vous. Mais écoutez bien : je vais peut-être aller me frotter aux idées du jour. Je mets Ivan en pension à Versailles, et j’ai presque décidé mon seigneur à y aller passer trois mois d’hiver. Outre la satisfaction de ma passion pour mon fils, je suis mue par la certitude de produire un effet salutaire sur mon mari. Nous sommes tombés dans un pays d’une aridité rare sous le rapport des idées, et où les choses ne l’intéressent pas assez pour suffire à sa consommation ; au lieu que, là-bas, il participera de grand cœur au mouvement général, et il remettra en valeur ses trésors, dont il ne peut pas faire usage ici. Que dites-vous du projet ? Quand je serai sur place, la porte de Madame veuve Durand[5] me sera-t-elle ouverte ? me sera-t-il donné de vous voir, une fois au moins, dans votre sanctuaire ?

Ivan est en Suisse avec M. Périolas. Il a passé deux mois à Besançon [6] ; il avait besoin de ce temps de repos avant de se mettre sérieusement au travail, et il ne pouvait mieux l’employer qu’à voyager. Je ne l’aurai qu’un mois à peine auprès de moi, mais il est content et je fais taire mes regrets. Yorick grandit d’une manière remarquable ; mais il ne remplacera jamais son frère ; il n’y a pas entre nous les rapports intuitifs qui ont toujours existé entre Ivan et moi. Souvent je ne connais pas le mobile des actions de Yorick, et j’ai toujours eu la pensée d’Ivan, telle enfantine qu’elle fût avant d’arriver à sa conscience.

Adieu, cher Honoré, vous ne serez pas noyé dans le golfe du Lion, et s’il vous faut travailler outre mesure pour rétablir vos affaires, je serai assez près de vous, je l’espère, pour aller de temps à autre vous presser les mains et vous donner du courage. Si écrire vous gêne, envoyez-moi une adresse mise par vous, simplement ; car, quelque prix que je mette à vos lettres, je serais désolée d’être une distraction pour votre travail. Je vous aime assez pour me retrouver au même point avec vous, fussiez-vous des années sans me donner signe de souvenir. J’ai tant de fois blâmé votre immense correspondance, et j’ai si bien observé combien elle détournait de forces, en vous enlevant à l’idée que vous exploitiez et analysiez, que je ne voudrais en rien grossir la masse de ces exigences ridicules. Traitez-moi donc comme quelqu’un dont on est si parfaitement sûr que l’on peut se dispenser même d’y penser.

Adieu ; si j’avais cru que vous fussiez de retour, je vous aurais écrit dès longtemps.

A vous, cher, de cœur.


Ce n’est pas 13, rue des Batailles, à Chaillot, mais aux Jardies, par Sèvres (Seine-et-Oise), que la lettre de Mme Carraud atteint Balzac. Las de Paris, tracassé par les éditeurs, les créanciers, la garde nationale, il a pris le parti de se retirer en banlieue : il a acheté un terrain où il a fait construire à sa guise l’étrange chalet qu’il a décrit dans les Mémoires de deux jeunes mariées [7], et qui fournit à Léon Gozlan matière à plus d’une anecdote [8]. « Le bâton de perroquet sur lequel je suis perché, écrit-il à Mme Carraud en août 1838, le jardinet et le bâtiment des communs, tout est situé au milieu de la vallée de Ville d’Avray, mais sur la commune de Sèvres, côte à côte avec l’embarcadère du chemin de fer de Versailles, sur le revers du parc de Saint-Cloud, à mi-côte, au midi ; la plus belle vue du monde, une pompe que doivent envelopper des clématites et autres plantes grimpantes, une jolie source, le futur monde de nos fleurs, le silence et quarante-cinq mille francs de dettes de plus ! Vous comprenez ? Oui, la folie est faite et complète [9]. » Hélas ! il ne faudra pas compter sur les minerais de Sardaigne pour payer tout cela, car Balzac a eu la langue trop longue, il a raconté ses projets à un innocent passager pendant la traversée de Sardaigne, et l’innocent passager, un Génois, s’est fait donner la concession par un biglietto reale expédié trois jours avant l’arrivée du trop bavard Honoré !

Au mois de septembre 1838, la Femme supérieure paraît en volumes de librairie accompagnée de la Maison Nucingen et de la Torpille. En tête de la Maison Nucingen [10], une affectueuse dédicace publie l’amitié de Balzac et sa reconnaissance envers la chère Mme Carraud. Carraud très émue remercie le romancier le 4 septembre :


Comment vous dirai-je, cher, tout ce que j’ai ressenti à la lecture de votre dédicace ? J’en ai été profondément émue. Ce témoignage public de votre affection m’a pénétrée, et sans vouloir discuter si je mérite une si haute louange, je l’accepte avec bonheur. Que ne puis-je en ce moment vous presser la main avec effusion ?

Les Jardies ! c’est donc là où vous êtes allé chercher le calme qui vous est si nécessaire ? Lui permettrez-vous de s’établir chez vous, à ce calme que vous trouverez trop monotone, je le crains ? C’est que vivre seul est une rude chose, surtout quand on a quelque plaie qui saigne, et vous n’êtes pas dans la position que vous ambitionnez. Ne vous faudra-t-il pas quelque cœur ami pour recevoir le trop plein de vos amertumes ? Comme vous me le disiez, Auguste revient ; vous l’avez su avant moi, car je n’ai eu sa lettre, datée du 14 avril, que le 1er septembre. Il revient par Canton et les grandes Indes. Il ne saurait tarder de quelques mois à être à Paris. C’est là un cœur qui vous est dévoué et dans lequel vous pourrez vous réfugier ; puis il aura quelque chose de neuf à vous dire.

Maudit soit le Génois ! Et vous aviez deviné ! Je me reproche ces bonnes heures de Frapesle ; peut-être, si vous n’y fussiez pas venu, auriez-vous entrepris votre voyage quinze jours plus tôt. Faut-il donc sentir une épine au fond des jouissances les plus saintes ? Comme c’eût été bon, douze cent mille francs ! Comme vous eussiez été heureux de faire face à cette nécessité qui vous poursuit sans cesse, et de lui faire la grimace ! Enfin, les Jardies, et l’espérance d’un succès au théâtre [11], c’est bien quelque chose ; puis une visite d’amie que je vous promets pour cet hiver, car je m’établirai à Versailles, auprès d’Ivan, pendant trois mois au moins. Si, quand j’irai passer trois ou quatre heures chez vous, vous m’aimez assez pour m’établir dans votre salon avec un livre et remonter dans votre cabinet pour continuer votre travail, je vous promets de faire des Jardies le but constant de mes promenades. Concevez-vous combien je serai contente de vous voir au milieu de vos habitudes, chez vous enfin, où vous devez être bien plus parfaitement vous que partout ailleurs ?

Oh ! si, vous reviendrez à Frapesle, et encore pour vous y reposer, pour vous remettre d’un travail excessif, d’une vie tout intellectuelle ! Si vous ne veniez que pour moi, je ne sais trop quels remords me poindraient, et de vous recevoir aussi bourgeoisement, et de vous dévorer des heures qui, employées partout ailleurs, vous rapporteraient plus de jouissances !

Ivan m’écrivait de Savoie avant-hier, heureux et fier de se trouver à Chamonix et de descendre le Montanvert avec son bâton ferré. J’espère le voir prochainement ; voici longtemps qu’il est parti, trois mois ! C’est plus que je ne peux supporter, et il faudra le rendre aux études avant un mois ! Le bonheur que me donnait cet enfant est troublé à jamais ; je ne le ressentirai que par réflexion et non plus directement. Ivan, c’est une émanation de moi, c’est mon rêve chéri. J’aime Yorick d’une tendresse protectrice qui me rend plus matériellement heureuse, mais qui n’a rien de poignant. On m’a écrit de Versailles que M. Périolas allait s’y établir et y prendre sa retraite [12]. Je vous le souhaite ; c’est un beau type d’homme et un ami consciencieux et éclairé, dont les conseils seront sûrs dans vos affaires.

Il règne ici une épidémie qui, je vous le dis bien bas, frise de près le choléra ; elle sévit, comme mortalité, sur les enfants jusqu’à quinze ans compris ; il y a des villages où il n’en est pas resté un seul. Dans les villes, le chiffre de la mortalité est relativement bien inférieur à celui des campagnes. Mais, comme cette maladie s’appelle fièvres, tout simplement, elle ne cause aucun effroi, et pourtant elle a enlevé dix fois plus de gens que le choléra, qui terrifiait tout le monde. Ma maison n’a pas été plus épargnée que les autres. Carraud a commencé et, bien qu’il n’ait plus de fièvre depuis trois semaines, sa convalescence est loin d’être parfaite. Tous mes gens, même à la ferme, y ont passé, excepté Annette et Adrien. J’en ai encore deux au lit, assez gravement malades ; voilà pourquoi je ne vous avais pas répondu tout de suite, car la surveillance qu’exigeaient tous mes malades, — sans compter maître Yorick, auquel je faisais suivre un traitement préventif, — absorbait tous mes moments, y compris ceux employés à recevoir les visites obligées. — Enfin, la mort récente de la sœur de ma mère, pauvre vieille tante qui a demeuré quinze ans avec mon père, est venue m’abattre entièrement. Elle avait quatre-vingt-un ans ; elle, avait quitté Issoudun ; mais cette rupture avec un passé dont elle était le seul représentant m’a fait mal, m’a avertie que la période ascendante de ma vie était à jamais finie et que je constituais désormais le passé de la génération qui m’entoure ; et je jetais les yeux sur le tout petit, qui aura besoin de moi longtemps encore. Pourtant je suis bien lasse ! Le repos serait le bienvenu, sans cette nécessité de soutenir encore les pas de cette bien trop jeune famille.

Adieu, cher Honoré, adieu. Que le soleil luise toujours au-dessus des Jardies, que la verdure s’y conserve belle et les fleurs dans leur fraîcheur ; qu’aucune préoccupation nuisible à vos travaux ne s’y glisse et, surtout, que notre présence n’y soit pas une cause de non-travail ! Si j’étais plus forte, je me réjouirais d’aller si près de vous, afin de vous aider dans le matériel de votre travail ; mais je n’aurai jamais en moi la confiance nécessaire pour bien faire la moindre chose.

Mon mari vous aime bien ; moi je me sens digne par le cœur de l’amitié que vous me témoignez.

Merci de votre souvenir à Yorick ; c’est un gros garçon qui n’en sent pas le prix.

Mille et mille tendresses.

ZULMA.


J’ai oublié le nom, est-ce Fanny, ou Jenny [13] ?


Balzac, très touché par la lettre de Mme Carraud, lui répond des Jardies : « Mille tendres mercis pour votre bonne lettre : car, quelque pressé que soit ce pauvre laboureur, il gardera plutôt son grain à la main pour venir dire à une aussi vive et sérieuse amitié : « Je la sens par tous les pores [14]. » Le commandant Carraud et l’ami Périolas auront eux aussi leur dédicace plus tard.

Balzac travaille toujours à force : « C’est des quatre volumes, des trois ou quatre comédies faites ou en train, puis des exigences d’argent à épouvanter, des ennuis à périr. » Il soupire après une vie plus paisible, une vie de curé : « Une femme de trente ans, déclare-t-il, qui aurait trois ou quatre cent mille francs et qui voudrait de moi, pourvu qu’elle fût douce et bien faite, me trouverait prêt à l’épouser, elle payerait mes dettes, et mon travail en cinq ans l’aurait remboursée. »

Le 12 novembre 1838, Mme Carraud écrit à Balzac :


Le temps passe, caro, et je ne suis pas à Versailles, et je n’ai pas encore vu les Jardies ! C’est que la somme de mes immolations n’est pas remplie encore ; c’est que, à mesure que la santé de Yorick s’améliorait, quelqu’un de ma maison retombait ; et, quoique ce ne fussent que des gens de service, ma présence n’en était pas moins nécessaire ; plus même, car les innombrables préjugés de cette classe rendent la maladie doublement dangereuse pour elle. Enfin je suis encore liée ici par la maladie fort grave de ma cuisinière. Et, pourtant, j’aurais mille raisons d’être auprès de mon cher exilé. Ce commencement de vie publique, dénué de tendres soins et d’affection, lui est bien dur et je voudrais l’aider dans cette initiation, comme il le dit. Le voilà lancé dans le monde, sans appui de cœur ; il me tend les bras et il ne saisit rien. Il se pourrait donc, si la fatalité ne s’attache pas trop à moi, que je frappasse à la porte des Jardies avant la fin du mois. Comme je serai contente de vous voir chez vous ! Je vous mènerai Ivan quelque jour ; vous lui parlerez de son voyage en Suisse, ce sera une étude d’enfant à faire, Il vous parlera de M. Périolas et de ses mille bontés en termes qui vous feront plaisir ; vous apprécierez mieux l’homme, passant par la bouche de l’enfant.

J’ai vu M. Pérémé [15] qui m’a parlé longuement de vous et avec un plaisir qui m’a fait du bien. Comme je serai fière quand j’assisterai à la représentation de l’une de vos comédies ! Je me sens déjà émue des applaudissements comme si j’y étais et comme si la pièce émanait de moi ! Hâtez-vous donc de faire mettre une œuvre en scène, afin que j’aie cette joie cet hiver. — Vous ne serez donc jamais dans le vrai quant à cette pauvre vie matérielle qui nous pèse à tous ? Vous voulez, dites-vous, une vie de curé, et une femme avec quatre cent mille francs de dot ! Ignorez-vous donc que, dans le village le plus retiré de France, il n’y a pas de vie de curé avec vingt mille francs de rente ? Ou le luxe ou les soins de la propriété vous envahissent. Souhaitez, cher, une belle fortune et tous ses embarras et tous ses ennuis : ce sont des conditions d’existence pour vous. Si la vie de curé vous était toute faite, il y a en vous un élément qu’on appelle imagination qui vous corroderait à la façon des poisons fameux de l’antiquité ; il faut qu’elle agisse pour ne pas réagir. Que Dieu vous la conserve dans un exercice forcé ! Seulement, que le bonheur vienne l’illuminer de ses rayons irisés ; il est temps, plus que temps. Cherchez-Ia donc, cette femme qui doit vous fixer enfin et donner un but à tant de projets qui se perdent continuellement dans l’espace. Il me semble que c’est chose facile à Paris que de trouver la femme qu’il vous faut ; mettez en campagne tous vos amis du beau monde, car il faut que votre femme en ait les manières. Sans cela, elle ne vous serait pas supportable. Je conçois à merveille le besoin de la vie auprès de vous ; je vous l’avais signalé, ce besoin, il y a bien longtemps ; vous en avez ri, étant plus jeune, et aujourd’hui qu’il vous obsède, il y a moins de chances pour le satisfaire convenablement.

J’ai la famille Nucingen, que je connaissais. J’ai lu la Torpille avec le plus grand plaisir, quoique je ne la comprenne pas dans toutes ses parties ; et s’il faut tout dire, j’ai vu avec un plaisir dont peut-être je devrais rougir la différence de ma dédicace avec celle del Principe A. etc... [16]. La bonne affection a une couleur et des expressions que l’esprit seul ne réussit pas à trouver.

Vous êtes dans les travaux du jardinage maintenant ; mais à Paris on peut singer Dieu et dire : « Je veux un jardin, » et le jardin est créé, beau, délicieux, distingué, rare. En province, rien de cela. Si on ne peut faire soi-même, il faut renoncer à tout. Tout est mal soigné, mal entendu. Heureusement, l’air et l’espace sont pour nous ; cette vie de la chenille sur la feuille éprouve vivement qui a d’autres idées, qui sent fortement encore, qui n’a pas perdu tout velouté au contact, au frottement du monde. Sachez-moi gré de n’avoir pas tout perdu dans cette stagnation forcée, et de m’être conservée pure de rapports avec les petitesses de la petite ville. Je suis bien ici avec tout le monde, mais plus respectée qu’aimée, et c’était difficile à atteindre, pour moi surtout, plébéienne de sang et de cœur.

Je n’ai plus entendu parler d’Auguste depuis sa lettre de Lima en date du 14 avril dernier, et qui m’annonçait son retour en Europe par la Chine, les Moluques, l’Inde et le Cap sur un vaisseau américain. Je l’attends en quelque sorte pour le mois prochain. Dieu fait préservé de tout orage, de tout sinistre !...

Vous ai-je dit que mon petit Yorick a été cruellement malade ?... Obstruction, hydropisie, rien n’y a manqué. Le voici qui renaît, grâce aux soins de mon excellent médecin et à ma scrupuleuse persévérance. Vous lui verrez un peu de sang sous la peau. Soucis pour l’enfant absent ; soucis pour l’enfant présent ; soucis, toujours soucis ! C’est donc là vivre ? Peut-être même ne vit-on bien qu’à cette condition ; car, pour vivre, il faut sentir.

J’ai près de moi l’un de mes frères [17], le député, qui n’est pas marié. C’est un homme qui a traversé le monde, et le monde parisien, sans que le monde ait déteint sur lui. Il a la naïveté et la candeur des premiers âges, réunies à une haute instruction, à beaucoup d’intelligence et d’austérité. J’aurais voulu que vous eussiez pu passer avec lui le temps qu’il nous donne : c’est un type qu’on rencontre rarement ; du Tourangin [18] pur ; c’est un morceau d’artiste à étudier.

Adieu, mon cher Honoré ; je n’ai pas le cœur plus allègre que par le passé. Que le ciel vous donne et santé et courage, afin que le petit éden des Jardies ne vous coûte ni un soupir ni un regret ! Je ne tarderai pas à vous y voir. Carraud est absent pour la journée. Depuis trois mois et demi je n’ai pu rien faire : Yorick n’a pas quitté mes genoux.


Mme Carraud a pu s’échapper de Frapesle. La voilà arrivée à Versailles et, le samedi 15 décembre, écrivant à Balzac :


Je suis ici, cher, à deux lieues de vous ; j’y suis depuis douze jours, et je ne vous ai pas encore vu ! Je voulais vous aller surprendre, lorsque, lundi dernier, à mon retour de Paris, on me dit qu’on vous attendait à dîner. Vous n’êtes pas venu et vous n’avez fait aucune réponse, et nous avons tous pensé que vous n’étiez pas aux Jardies. Lasse pourtant d’attendre, je vous écris aujourd’hui pour vous prier de me dire quand vous serez chez vous ; il faut absolument que je vous voie ; mon plaisir ici ne saurait être complet sans cela. Ecrivez-moi vite le jour où je vous trouverai ; dites-moi aussi l’adresse de Laure, qui m’a peut-être oubliée, mais que je serais heureuse d’embrasser.

Adieu, cher, comme nous causerons !...

ZULMA.


Pendant de longs mois, la correspondance cesse, pour reprendre le 12 octobre 1839, par cette lettre de Mme Carraud, datée de Frapesle :


My dear, vous êtes heureux, je le sais, et je n’ai voulu mêler aucune pensée étrangère aux délices de votre vie actuelle. La mienne est fort occupée et mes occupations sont vulgaires. Je suis concentrée dans ma vie rurale et je prends garde que rien ne vienne me réveiller de cet engourdissement salutaire. Pourtant, le milieu d’août, en me ramenant mon fils et plusieurs de ses camarades, a rendu momentanément l’animation à Frapesle ; puis les amis sont venus, un à un, lentement, et m’ont rappelée à l’existence intellectuelle. Quelques rares lectures s’en sont suivies ; j’ai su que vous aviez publié le Grand homme de province et je me le suis procuré. C’est une œuvre toute d’esprit, mais de bon esprit, simple, sans prétention ; il y avait longtemps que je n’avais lu de vous quelque chose qui me fit autant de plaisir ; d’où je conclus que vos tableaux sont vrais, bien que je sois inapte à en juger. Je suis tout heureuse de vous donner cet éloge sans restriction, non que j’aie la fatuité de le croire de quelque importance, mais parce que rien ne m’apporte une sensation plus agréable que de me sentir à votre unisson, et nos milieux sont si différents que cette harmonie est rare. Vous ne viendrez plus à Frapesle, je le sens bien, mais je n’en ai pas pris mon parti. Vous voir aux Jardies n’est pas du tout la même chose. Là, d’abord, votre temps à une telle valeur que l’idée d’en user ne saurait naître, et les Jardies sont bien plus loin de Versailles que je n’aurais imaginé. Je me résigne à cette séparation, comme aux conséquences de votre vie de plus en plus compliquée. Nous suivons des routes si divergentes qu’il n’est pas étonnant que nous ne puissions nous donner la main. Je n’ai pas l’égoïsme féroce de vous souhaiter quelque bonne surexcitation qui vous oblige à un repos complet, ni un de ces chagrins de cœur qui font si vivement sentir le prix de la bonne amitié. Si le cas échéait pourtant, rappelez-vous Frapesle et ses deux vieux habitants, et venez-y avec toute confiance.

Auguste n’est plus en Chine, il a dû la quitter au commencement de juin, et se rendre à Manille pour, de là, aller à Calcutta, puis à Delhi, puis à Bénarès. Je lui écris toujours, mais la certitude qu’il ne reçoit aucune de nos lettres me décourage et jette, malgré moi, un froid mortel dans cette correspondance. Pensez donc que, depuis trois ans, il n’a reçu que deux lettres de moi, et une, je crois, de sa famille. Le pauvre garçon ne compte pas être de retour avant trois ou quatre ans. Dieu le soutienne pendant ce long exil ! Le marchand grainetier qui lui a fait son envoi réclame encore une fois les sept cent six francs pour lesquels j’avais obtenu un sursis. Je ne sais ce que vous devez à Auguste. Si vous pouvez payer cette somme, en tout ou en partie, vous lui rendrez un grand service. Comme il ne veut pas que sa famille entre pour rien là-dedans, nous supporterons cette charge. Dites-moi vite un mot là-dessus, afin que nous prenions des mesures. Si vous pouvez quelque chose, envoyez l’argent à M. Barthe [19], rue de Montreuil, 64 ; c’est là que M. Tollard doit être payé, et il serait inutile d’envoyer la somme ici, pour qu’elle retournât à Paris. Avez-vous eu bien des fleurs cette année ? La sécheresse a bien nui à mon pauvre jardin ; puis je n’ai pas eu de jardinier, et je l’ai planté et soigné toute la saison. Il n’y a que depuis l’arrivée d’Ivan que j’ai cessé de m’en occuper. Il est retourné à Versailles, mon pauvre garçon ; c’est là une des grandes plaies de ma vie que cet éloignement ; il me faut pourtant le supporter avec courage. Le petit Yorick se développe à merveille ; il ne ressemble en rien à son frère ; il a un cachet à lui, et je crois qu’il ne sera pas sans valeur.

Adieu, cher, je me reproche presque de vous avoir fait descendre de votre ciel pour vous occuper de mesquins intérêts ; mais vos ailes sont fortes et la divinité que vous y avez placée est puissante ; vous nous aurez bien vite quittés de nouveau. Que la vie vous soit donc légère dans ce sanctuaire, s’il vous faut subir ses dures nécessités ailleurs ! Que l’air y soit toujours plein de lumière et le ciel bleu ! Je vous tends tristement la main, je sens des mondes entre nous.

Le commandant se rappelle à vous. J’irai vous voir aux Jardies dans le courant de février.


Quoi ! répond Balzac, « vous me croyez heureux, mon Dieu, le chagrin est venu, chagrin intime, profond et qu’on ne peut dire. Quant à la chose matérielle : seize volumes écrits, vingt actes faits, cette année, n’ont pas suffi ! Cent cinquante mille francs gagnés ne m’ont pas donné la tranquillité ! » Mais de nouveaux chefs-d’œuvre ont vu le jour : la 2e partie du Cabinet des Antiques, Une fille d’Eve, le Curé de village, Béatrix, Massîmilla Boni, le Grand homme de province, les Secrets de la princesse de Cadignan. Et en septembre 1839, Balzac a encore trouvé le temps d’aller à Bourg prêter secours, vainement il est vrai, à un ami de Gavarni, au notaire Peytel, accusé d’assassinat. Comme Voltaire, il a voulu avoir son Calas !

Mais il est épuisé et pense au mariage plus sérieusement que jamais. « Je ne veux plus avoir de cœur, » dit-il. D’ailleurs ses prétentions se sont faites plus modestes : « Si vous rencontrez une jeune fille de vingt-deux ans, écrit-il à Mme Carraud, riche de deux cent mille francs ou même de cent mille, pourvu que la dot puisse s’appliquer à mes affaires, vous songerez à moi. » Mais il ajoute : « Je veux une femme qui puisse être ce que les événements de ma vie voudront qu’elle soit : femme d’ambassadeur ou femme de ménage aux Jardies ; mais ne parlez pas de cela, c’est un secret. Ce doit être une fille ambitieuse et spirituelle [20]. » Mme Carraud répond le 2 décembre 1839 :


Quoi, vous n’êtes pas heureux ? Vous ne vivez pas dans la réalisation d’un de ces rêves qu’on ne fait que quand on est jeune ? Le bruit populaire est donc bien menteur ! Vous croyant dans cette atmosphère parfumée d’amour que l’on ne respire qu’une ou deux fois dans la vie, je n’osais vous écrire, regardant mon intervention comme une profanation et, loin de là, votre cœur saignait, pauvre Honoré. Quelles consolations puisse vous donner, quand je vous aurai dit que je vous aime bien et que dans les plaies de cœur, le souvenir des bonnes et chastes amitiés sert de baume ? Car consolations est un vain mot. On est las de souffrir et par conséquent amoindri alors qu’on en cherche ; et quand on les cherche, elles vous arrivent de toutes parts, des choses aussi bien que des personnes. Mais quand on souffre et que l’on est à la hauteur des maux que l’on endure, les consolations sont corrosives. Je vous dis cela comme quelqu’un qui l’a cruellement expérimenté.

II a fallu payer les sept cent six francs d’Auguste ; nous avons dû recourir à ses frères, banquiers, qui n’ont voulu prêter à leur frère absent qu’autant que nous répondrions de la dette ! Et ils vont être, sous peu, détenteurs de sa part d’héritage d’une tante de quatre-vingt-sept ans qui ne saurait vivre longtemps. Voilà les gens d’affaires.

S’il faut perdre cette somme, nous la perdrons plutôt que de laisser le nom de notre ami entaché. Quand vous pourrez délivrer notre caution, vous nous obligerez. Vous me bercez du plaisir en herbe de venir causer sous l’ombrage de nos noyers ; mais je n’y crois guère : vos travaux et vos relations ne vous laisseront jamais le loisir d’un voyage de simple amitié. Ce sera moi qui visiterai les Jardies avant que vous songiez à me demander de nouveau l’hospitalité. J’espère y aller plus souvent que l’année dernière, car je choisis mieux ma saison. Je ne quitterai Frapesle qu’à la fin de janvier et je verrai le mois de mars à Montreuil. J’irai donc critiquer vos jardins tout à mon aise, en femme qui en a acquis le droit en cultivant les siens de ses propres mains, si ce n’est de ses mains blanches. Je n’ai pas de jardinier et je veille à la poésie de Frapesle comme à celle de mon âme : l’une et l’autre sont pour les plaisirs de mes amis, et la moindre négligence serait coupable. Hélas ! l’âge ne viendra-t-il pas trop tôt m’ôter la faculté du mieux, et ne me fait-il pas prendre pour tel le simple bien à mon insu ? Enfin, j’ai encore cette volonté du mieux, cet immense désir d’y atteindre, quoique, peut-être, je l’aie déplacé. Ce m’est un témoignage que toute vie n’est pas éteinte en moi, et que j’ai encore quelque chose à offrir à qui m’aime. Je dois peut-être à ma tardive maternité cette conservation de la verdeur de mon âme. On s’élève généralement en raison des exigences de sa position et, de ce côté, celles de la mienne sont grandes. Mon petit Ivan me satisfait sur tous les points cependant, ou du moins me satisferait si j’avais dans le cœur un grain de vanité maternelle. Mais je le pousse vers un but élevé et son pas me parait trop lent. Je dois convenir que tout autre que moi en serait satisfaite, fière même. Yorick ne se développe pas si rapidement ; il a de l’intelligence, mais accompagnée d’un instinct d’indépendance et d’une volonté que je respecte autant que faire se peut. Il sera homme d’action [21] ; il faut lui en laisser les moyens. Cette éducation me sera bien plus difficile que celle de son frère, mais je ne recule pas devant le faix.

Je ne connais aucune jeune fille dans les conditions que vous demandez et, en vérité, en connaîtrais-je une, cette parole : « Je ne veux plus avoir de cœur, aussi pensive au mariage, » m’arrêterait. Le mariage est plus que jamais, à mes yeux, une affaire grave. J’ai médité la Physiologie du mariage et j’ai si bien reconnu toutes les misères de cet état, cultivées par les maris eux-mêmes, que je n’assiste jamais à un mariage sans avoir des larmes dans le cœur. Permettez donc que je n’entre pour rien dans une affaire qui fera peut-être le tourment de votre vie. Pourtant, je connais une fille de dix-sept ans, grande, assez jolie, distinguée, qui est moralement votre lot ; mais de fortune point. Elle peut être, dès à présent, la femme d’un ministre aussi bien que celle d’un pauvre poète. C’est une éducation virile, fort rare ; mais je le répète, elle n’a rien ; c’est bien dommage.

Adieu, cher, les mondes peuvent bien n’être rien pour de véritables amitiés, — mais quand ils séparent les amis, il est difficile de n’en pas tenir compte, et les aspirations éternelles vers l’objet aimé usent l’âme et lui amènent un désespoir lent ; le doute, jamais !

Dans deux mois j’aurai salué les Jardies et son propriétaire.


Balzac répond aussitôt. Il ne peut actuellement rembourser Borget : « Pour le moment, écrit-il à Mme Carraud, ce que vous me demandez est absolument impossible : mais, dans deux ou trois mois, rien ne me sera plus facile. A vous, ma sœur d’âme, je puis confier mes derniers secrets ; or, je suis au fond d’une effroyable misère [22]

Nouvel arrêt dans la correspondance qui reprend le 11 mars 1840 par cette lettre de Mme Carraud, datée de Versailles.


Je ne sais qui m’a dit de votre part, mon ami, que vous passiez votre vie au théâtre et que vous ne pouviez me voir. J’ai attendu la fin de cette crise de votre vie pour vous demander quel jour je pourrais vous rencontrer. Le lundi gras, j’ai fait tout le faubourg Poissonnière sans pouvoir trouver la maison de Laure, que je croyais sous le n° 27, rue du faubourg [23]. Sans doute j’ai perdu son adresse. Oui certes, je désire vivement assister à votre représentation. Si Laure n’a pas de place, tâchez de me le faire savoir : je chercherai à m’en procurer une pour moi et une pour un conducteur quelconque, car je ne sais pas marcher seule le soir. Ne m’en veuillez donc pas si je ne vous ai pas dit que je fusse ici ; je craignais de vous occuper de moi dans un instant aussi solennel ; mais chaque fois que j’ai passé devant les Jardies, je vous ai adressé une de mes aspirations les plus vives.

Quand pourrai-je vous y voir ?

Adieu, je veux que cette lettre parte tout de suite ; tenez, voici ma main.

ZULMA.

Amitiés à Laure.


Mme Carraud tombe bien, Balzac est en pleine tourmente théâtrale : le 14 mars, Vautrin sera représenté pour la première et unique fois sur le Théâtre de la Porte-Saint-Martin. Le 1er avril, Mme Carraud écrit de nouveau à son introuvable ami :


Cher, j’arrive par le chemin de fer ; je me suis trouvée en diligence avec des gens de Versailles à moi inconnus, mais dont plusieurs étaient des militaires. La conversation tomba sur vous, sur Vautrin, sur le genre horrible, et vous fûtes habillé de toutes pièces. L’un dit que Balzac-House était en vente ; l’autre ajouta que c’était par expropriation. Et un monsieur, qui certes n’est pas militaire, dit qu’il vous connaissait beaucoup ; qu’il avait voyagé aujourd’hui avec vous par le convoi de quatre heures ; qu’il savait que vous n’aviez pas le premier sou de votre maison. Il dit, quand on parla de Vautrin, que vous n’en étiez pas l’auteur ; que vous aviez pris un pauvre jeune homme[24], et que vous l’aviez tenu enfermé chez vous tout le temps qu’il mit à faire le drame ; que vous lui vendiez votre nom ; mais qu’aussitôt que vous aviez cru qu’il y avait quelque mérite à l’avoir fait, vous l’aviez revendiqué et que l’obscur garçon avait été mis de côté. Un peu plus tard, l’orateur de la voiture, un immense officier, qui, à l’entendre, a parcouru toutes les contrées de l’Europe, dit qu’il savait une anecdote dont vous feriez bien votre profit et que, s’il vous connaissait, il vous la raconterait pour vous prouver que, quelque extravagante que fut votre imagination, elle n’allait pas jusqu’à cette atroce réalité. Il dit que le bourreau de Plaisance avait une fille admirablement belle ; elle était aimée par un jeune homme de la ville, appartenant à la haute bourgeoisie, fils d’un très riche négociant. Le bourreau mourut. L’amoureux demanda la main de la fille, qui consentit à la donner, à condition qu’il remplacerait son père et se ferait bourreau à sa place. Le jeune homme n’hésita pas. — On commenta cela de mille manières. Mais, ce qu’il est bon que vous sachiez, c’est que le monsieur qui se vante d’une certaine intimité avec vous, promit solennellement qu’il vous raconterait l’histoire, afin que vous la mettiez en nouvelle. Et comme il s’est permis de fort sots propos sur vous, dont je vous ai rapporté les plus saillants, j’ai cru devoir le dénoncer, afin que vous fassiez de tout cela tel usage que vous trouverez convenable et aussi afin que vous ne soyez pas sa dupe.

Addio, caro mio. Portez-vous bien et répondez au billet que je vous ai écrit à Paris il y a quelques heures ; je tiens singulièrement à vous présenter mon jeune homme, et à lui ménager auprès de vous un accueil après mon départ.

A rivederci.


Décidément Balzac est invisible ; Mme Carraud sans se lasser lui écrit le 7 avril 1840 :


Je vous ai envoyé mon numéro, mon cher Honoré, et je ne vous ai pas vu. Je tiens beaucoup cependant à vous présenter Ivan et son précepteur. Ne serait-il donc pas possible de vous voir aux Jardies, un jour que vous auriez la bonté de me désigner ? M. Ubicini [25] ne doit rester auprès d’Ivan et de son camarade que jusqu’à la fin de l’année ; il désire voyager et il cherche une éducation à faire en pays étranger, en Italie surtout, car aux cœurs bien nés... etc. Il vous sera peut-être agréable d’être salué par un sincère admirateur, vous à qui les ennemis ne manquent pas ; et par un admirateur éclairé et intelligent. Comme le monde n’a rien fait pour lui, que son frottement n’a poli aucune des aspérités de son étrange et riche nature, cet hommage ne sera pas vulgaire. S’il vous agrée, permettez-lui de vous voir quelquefois, à ses rares heures de liberté, c’est-à-dire une fois ou deux d’ici les vacances ; il a perdu toute foi en soi, cela l’empêche de travailler et paralyse ses moyens peu communs. Un suffrage tel que le vôtre aurait pour lui un prix inestimable et ranimerait ce beau feu, si près de s’éteindre. — Je ne reste que jusqu’au samedi saint ; tâchez donc que je puisse vous voir avant mon départ, un jour de congé, à cause d’Ivan. Il ne se peut pas que je quitte Paris sans nous avoir dit adieu.

Je suis allée chez Laure demander au portier si vous étiez là ; et puis, 108, rue de Richelieu [26] ; j’ai eu partout une réponse négative. Adieu, je vous tends la main. Portez-vous bien.

ZULMA.


Aucune réponse. Avec la constance de l’amitié, Mme Carraud reprend la plume le 30 avril :


Cher, je pars bientôt et, avant de quitter Paris, je tiens à vous présenter M. Marletti Ubicini, précepteur d’Ivan. C’est une belle et riche intelligence qui demande à se prosterner devant la vôtre. Selon le monde, il est inculte et a un cachet tout particulier qu’il ne perdra probablement pas, même quand il subira les frottements de la société. Le pauvre garçon n’a jamais de liberté, et c’est par grâce spéciale qu’il m’accompagne à Paris. Si vous pouviez me dire l’heure à laquelle vous serez libre de nous recevoir, vous me feriez un vrai plaisir et je vous en saurais un gré infini. Il me serait pénible de ne pas le mettre en rapport avec vous. Je lui dois beaucoup et je serais heureuse de m’acquitter envers lui en satisfaisant un désir porté au plus haut degré et qui me le fait doublement apprécier.

Adieu, Honoré, puissent les susceptibilités gouvernementales se calmer, et vous permettre de prendre votre revanche avec un public qui vous aime !

A vous de cœur.

ZULMA.

Mes tendresses à Laure.


Mme Carraud rentre à Frapesle, laissant Ivan à Paris. Le 1er août1840, Balzac écrit à son amie :


Chère, j’ai vu votre protégé ; je lui ai dit la vérité sur les choses, et la vérité n’est pas encourageante. Je ne l’ai plus revu ; il ne m’a pas donné son adresse, en sorte que, dans l’occurrence, il serait difficile que je le trouvasse. Dites-lui de venir me voir une fois par mois ; il peut se rencontrer une occasion de travail.

Nous attendons tous Borget. Mais que faites-vous à Frapesle ? Vous ne m’en dites trop rien.

Hier, j’ai vu votre cher Ivan à cheval sur un âne et revenant d’une excursion. Je l’ai embrassé, ce cher enfant, et cela m’a fait un extrême plaisir de le rencontrer. Hélas ! je n’ai pas le temps de vous écrire longuement ; je suis persécuté par d’écrasants travaux. C’est toujours la même chose : des nuits, des nuits, et toujours des volumes ! Ce que je veux bâtir est si élevé, si vaste !

Mille tendresses de votre vieil ami.

DE BALZAC.


Un baiser à Yorick, une poignée de main au commandant..


Cinq années se passent, Balzac travaille, Balzac voyage en Russie, en Allemagne. Mme Hanska est devenue veuve, il met tout en œuvre pour la décider à ce mariage, qui depuis 1833 est l’objet de ses aspirations passionnées. La correspondance avec Mme Carraud languit. Dans une lettre de janvier 1845, Balzac se plaint du silence de son amie : « Vous ne m’écrivez plus, lui dit-il, ne fût-ce que tous les trois mois ! Vous me laissez me cuisant dans les ardeurs d’un travail gigantesque et qui s’accroît d’efforts en efforts... Vous ne vous figurez pas ce qu’est la Comédie humaine ; c’est plus vaste, littérairement parlant, que la cathédrale de Bourges architecturalement. Voilà seize ans, ma chère et ingrate amie, que j’y suis, et il faut huit autres années encore pour terminer ! [27] »

Balzac ne terminera pas son œuvre, les voyages et la maladie s’y opposeront. Aux ouvrages déjà composés en 1845 s’ajouteront encore, entre autres chefs-d’œuvre, l’Envers de l’histoire contemporaine et Les parents pauvres, mais une cinquantaine de romans resteront à faire sur les cent quarante-trois que devait comprendre la Comédie humaine, et Balzac laissera inachevés Les Petits Bourgeois, le Député d’Arcis et les Paysans.

Balzac sent que la période active de sa correspondance avec Mme Carraud est close ; Mme Hanska va lui dévorer tout son temps : « Dans un mois, écrit-il, je vais en Allemagne pour six ou sept mois ; ainsi, c’est presque un adieu que je vous fais ici. » Après l’Allemagne, il y aura la Russie, de longs séjours à Wierzchownia. Au fond de l’Ukraine, Balzac garde le souvenir de la chère amitié de Frapesle et en novembre 1849, il sort de son silence, pour envoyer à Mme Carraud une longue lettre où il passe en revue le passé. Il est depuis plus d’un an l’hôte de Mme Hanska, au château de Wierzchownia, près de Kiew : « Voilà huit mois, écrit-il, que je suis entre les mains d’un docteur qui, en pleine Ukraine, se trouve être un grand médecin attaché au palais et aux terres des amis chez lesquels je suis [28]. » Il a vu la mort de près, sa maladie de cœur a fait des progrès effrayants. « Comme la vie est autre, vue de cinquante ans ; et que souvent nous sommes loin de nos espérances ! Vous souvenez-vous de Frapesle, quand j’y endormais Mme Desgrès ? J’ai entendu, je crois, bien du monde depuis ! mais que de choses, que d’illusions jetées en même temps par dessus le bord ! et croiriez-vous que sauf l’affection qui va croissant, je ne sois pas plus avancé là où je suis ? Quelle rapidité pour l’éclosion du mal et quels obstacles pour les choses du bonheur ! Non c’est à dégoûter de la vie. Voilà trois ans que j’arrange un nid [29] qui a coûté ici une fortune (hélas !) et il y manque des oiseaux. Quand viendront-ils ? »

Enfin, en mars 1850, Balzac épouse l’Étrangère. Il est au comble de ses vœux et pense avec attendrissement à ceux qui l’ont suivi pendant les dures étapes de sa vie. Il écrit de longues lettres triomphantes à ceux qu’il a le plus aimés, à sa mère, à sa sœur, au docteur Nacquart, à Mme Carraud. A sept heures du matin, le 2 mars 1850, le comte abbé Czarouski, une des gloires du clergé polonais, délégué par l’évêque de Jitomir, a béni en l’église Sainte-Barbe, à Berditchef, le mariage de Mme Ève de Hanska, née comtesse Rzewuska, avec Honoré de Balzac. « Cette union, écrit le romancier à Mme Carraud, est je crois la récompense que Dieu me tenait en réserve pour tant d’adversités, d’années de travail, de difficultés subies et surmontées. » Mme Ève de Balzac sera l’amie de Mme Carraud, ne la connaît-elle pas depuis longtemps, ne lui est-elle pas, elle aussi, reconnaissante de ses trésors d’amitié pour Balzac [30] ? « Aussi, ajoute Balzac, d’un même élan, d’un commun accord, vous avons-nous offert une bonne petite chambre en notre maison à Paris. » Mais, auparavant, Mme Carraud veut offrir à Balzac l’hospitalité en sa maison de Frapesle qu’elle vient de quitter pour se retirer avec le commandant à Nohan-en-Graçay (Cher), autre petit domaine des Tourangin. De Nohan partira sa dernière invitation que, par une délicatesse raffinée, elle adressera à la nouvelle Mme de Balzac.


Nohan, le 28 mai 1850.

Madame,

Je reçois à l’instant la nouvelle de votre arrivée par ma bien-aimée Sophie [31], et je m’empresse de vous souhaiter la bienvenue. Je suis heureuse de penser que vous êtes réunie à une famille dont vous aurez bien vite apprécié la valeur, et aussi, que j’ai quelque chance de vous voir. Mais ce plaisir a son épine, comme toutes les joies de ce monde, et j’apprends que vous et Honoré êtes souffrants. Permettez-moi de vous dire que l’air de Paris ne convient en ce moment à aucun de vous deux ; il vous faut le calme de la campagne. Je bénis le ciel qui, dans ma pauvreté, me laisse encore la possibilité de vous offrir mon petit cottage. Ce n’est point une maison princière, elle est en partie démeublée ; pourtant il y a deux chambres très habitables, et une pour une femme de chambre ; le salon l’est aussi. Il y a dans la ville un excellent médecin qui, le régime et l’excellent air du Berry aidant, vous aura bientôt remis sur pied. La cuisine et la salle à manger sont pourvues de tout ce qui est nécessaire à une modeste existence et, si vous n’avez pas de cuisinière à emmener, je vous en trouverai en ville une ancienne à moi, qui connaît beaucoup Honoré et qu’il doit se rappeler. Elle se nomme Victoire. Vous n’auriez donc que votre malle à apporter. Permettez-moi de recommander ce projet à vos méditations. Je crois fermement que votre retour à la santé est attaché à votre éloignement de Paris, dans ce temps d’agitations auxquelles il est impossible de se soustraire. Je suis, hélas ! bien désintéressée dans la réalisation de ce projet, car je ne puis aller vous offrir moi-même l’hospitalité, et je vous verrai à peine l’un et l’autre.

Je ne sais, madame, si cette offre si familière trouvera grâce devant vous, car je vous suis étrangère ; mais j’aime beaucoup votre mari, et il me semble que nos âmes ont dû être en contact quelque part.

Je prends occasion de vous remercier de l’offre gracieuse que Sophie m’a répétée de votre part. Rien ne me ferait plus de plaisir que d’en user, mais ma position ne me permet guère d’espérer que je puisse jamais aller à Paris, maintenant surtout que mon jeune fils est revenu avec nous.

Laissez-moi espérer, madame, que vous voudrez bien agréer les sentiments affectueux que je sens naître en moi, et que je pourrai me dire toute à vous.

Votre servante,

Z. CARRAUD.

J’embrasse mon cher Honoré.



M. et Mme de Balzac n’iront pas à Nohan. Ils débarquent directement rue Fortunée une nuit, vers le milieu de mai, pour y trouver la porte verrouillée et le domestique, François Munch, devenu subitement fou, au milieu de l’hôtel illuminé. Trois mois après, presque jour pour jour, Balzac meurt le 18 août 1850.

Mme Carraud conservera pieusement la mémoire de son ami. Dans sa retraite de Nohan, elle lira et relira ces œuvres qu’elle a vues naître, mais toujours active, toujours embrasée de charité, elle se penchera sur ceux qui peinent et qui souffrent, sur les malheureux, sur les petits. Elle se fera maîtresse d’école, composera pour les enfants, ces petits livres que les libraires ont vendus par centaines : La petite Jeanne ou le devoir (couronné par l’Académie française), les Veillées de Maître Patrigeon, Le Livre des jeunes filles, les Goûters de la grand-mère, les Métamorphoses d’une goutte d’eau, et bien d’autres, que la Bibliothèque rose a popularisés.

Plus tard, vieillie, presque aveugle, veuve du bon commandant, mort en 1864, attristée par la mort de ses fils, elle terminera doucement sa vie à Paris, auprès de sa bru, en contant des histoires de grand mère à Gaston et à Madeleine ses petits-enfants. Parisienne tardive, elle restera berrichonne de cœur et, de loin comme de près, continuera son œuvre de bienfaisance aux gens de son petit Nohan.

Elle mourra, pleine de jours, le 24 avril 1889, et, le dimanche suivant, à ses obsèques, à Nohan, deux mille personnes suivront en pleurant son cercueil porté par des mains amies. Le 8 août 1886, une délibération du Conseil municipal de Nohan donnera à une place de la petite commune, le nom de sa bienfaitrice.

Telle fut la « dame du Berry, » l’amie la plus chère de Balzac. Puisse la publication de ces lettres faire mieux connaître la pure amitié qui tint si large place dans le cœur du romancier et mettre en lumière une des plus nobles figures de femmes qui aient jamais passé dans la vie d’un homme de génie !


MARCEL BOUTERON.

  1. Copyright by Marcel Bouteron, 1922.
  2. Voyez la Revue des 15 décembre 1922, 15 janvier, 1er février, mars, 1er avril, 1er mai 1923.
  3. Correspondance, I, 379.
  4. Correspondance, I, 392-393.
  5. Nom sous lequel Balzac se cachait, 13, rue des Batailles, à Chaillot, par crainte des créanciers et de la garde nationale.
  6. Où Périolas tint garnison de 1837 à 1839.
  7. Q. de Balzac, (Œuvres.., éd. L. Conard, t. I, p. 343, et Cahiers balzaciens, I, p. 16 et suiv.
  8. L. Gozlan, Balzac en pantoufles, ch. II, IV, XIII et XIV.
  9. Correspondance, I, 425.
  10. H. de Balzac, Œuvres, éd. L. Conard, t. XIV, p. 343-344.
  11. Projet d’un drame en trois actes qui ne fut jamais exécuté : La Gina, « Othello retourné » (Lettres à l’Étrangère, 1.489).
  12. Cahiers Balzaciens, 1,19.
  13. Il s’agit du personnage de Fanny O’Brien, dans Beatrix, l’ouvrage que Balzac écrivait à ce moment, et pour lequel la comtesse Guidoboni-Visconti (qui vint vers cette époque habiter aux Jardies) lui avait servi de modèle.
  14. Correspondance, I, 428.
  15. Compatriote et ami d’Auguste Borget, qui avait présenté Balzac au directeur du théâtre de la Renaissance, à propos de l’Ecole des ménages.
  16. Le prince Alfonso di Porcia, dont Balzac fut l’hôte, à Milan, en 1838.
  17. Silas Tourangin était, en 1838, député du Doubs.
  18. Mme Carraud est née Tourangin.
  19. Maître de pension à Versailles.
  20. Correspondance, II, 14 (lettre de 1839 faussement datée de 1840).
  21. Yorick Carraud, capitaine du 6e bataillon de chasseurs à pied, fut tué devant Sedan, le 1er septembre 1870.
  22. Correspondance, I, 453 (lettre de décembre 1839 faussement datée de mars).
  23. Les Surville habitaient au 28 (et non 27) du faubourg Poissonnière.
  24. Sans doute Ch. Lassailly, auteur des Roueries de Trialph, ami de Lamartine et de Vigny, mort fou en 1843. Il avait collaboré à l’École des ménages en 1839, mais, pour Vautrin, le collaborateur de Balzac fut Théophile Gautier (Lettres à l’Étrangère, I, 506).
  25. Né à Issoudun, en 1818, M. Ubicini passa nombre d’années en Roumanie et y prit une part active à l’insurrection de 1848. On lui doit de nombreux ouvrages sur l’Orient, la Turquie et les principautés danubiennes.
  26. Où Balzac avait un pied-à-terre, chez Buisson, son tailleur.
  27. Correspondance, II, 117.
  28. Correspondance t II, 421 et suiv.
  29. L’hôtel de la rue Fortunée (22, rue de Balzac), aujourd’hui détruit.
  30. Correspondance, II, 446 et suiv.
  31. Sophie Surville, nièce de Balzac.