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Une Année à Florence/L’Homme au Masque de fer

La bibliothèque libre.
Michel Lévy (p. 58-73).

L’HOMME AU MASQUE DE FER.

Tout calcul fait, il y a neuf systèmes sur l’homme au masque de fer. Nous laissons au lecteur le soin de choisir celui qui lui paraîtra le plus vraisemblable ou qui lui sera le plus sympathique.

PREMIER SYSTÈME.

L’auteur du premier système est anonyme. Le système est venu tout fait de la Hollande, sans doute sous le patronage du roi Guillaume. Tel qu’il est, le voici : Le cardinal de Richelieu, tout fier de voir sa nièce Parisiatis aimée de Gaston, duc d’Orléans, frère du roi, proposa à ce prince de devenir sérieusement son neveu. Mais le fils de Henri IV, qui voulait bien de mademoiselle Parisiatis pour maîtresse, trouva si impertinent que le premier ministre osât la lui proposer pour femme, qu’il répondit a cette proposition par un soufflet. Le cardinal était rancunier ; mais, comme il n’y avait pas moyen de traiter le frère du roi en Bouteville ou en Montmorency, il s’entendit avec sa nièce et le père Joseph pour tirer de Gaston une autre vengeance. Ne pouvant lui faire tomber la tête de dessus les épaules, il résolut de lui faire cheoir la couronne de dessus la tête.

La perte de cette couronne devait être d’autant plus sensible à Gaston que Gaston croyait déjà la tenir. Il y avait quelque vingt-deux ou vingt-trois ans que son frère aîné était marié, et la France attendait encore un dauphin.

Voici ce qu’imagina Richelieu, toujours dans le système de l’anonyme hollandais.

Un jeune homme, nommé le C. D. R., était amoureux, depuis plusieurs années, de la femme de son roi. Cet amour, auquel la reine n’avait pas paru insensible, n’avait point échappé aux regards jaloux de Richelieu, qui, amoureux lui-même d’Anne d’Autriche, s’en était inquiété jusqu’au moment où il jugea à propos d’en tirer parti.

Un soir, le C. D. R. reçut un billet d’une main inconnue, dans lequel on lui disait que, s’il voulait se rendre à un en droit indiqué, et se laisser bander les yeux, on le conduirait dans un lieu où il désirait être présenté depuis longtemps. Le jeune homme était aventureux et brave : il se trouva au rendez-vous, se laissa bander les yeux ; et lorsque le bandeau lui tomba du front, il était dans l’appartement d’Anne d’Autriche qu’il aimait.

Le lendemain elle alla trouver le cardinal et lui dit : « Vous avez enfin gagné votre méchante cause ; mais prenez-y garde, monsieur le prélat, et faites en sorte que je trouve cette miséricorde et cette bonté céleste dont vous m’avez flattée par vos pieux sophismes. Ayez soin de mon âme ! »

L’auteur anonyme attribue à cette aventure la naissance de Louis XIV, fils de Louis XIII, par voie de transsubstantiation. La brochure, qui se terminait là, annonçait une suite qui n’a point été publiée. Mais comme l’anonyme hollandais ajoutait que cette suite serait la fatale catastrophe du C. D. R., ou prétendit que la catastrophe fut la découverte que fit Louis XIII des amours de la reine, et : que le prix dont le C. D. R. les paya fut une prison perpétuelle avec application d’un masque de fer.

Le C. D. R. était ou le comte de Rivière ou le comte de Rochefort.

Ce système, à notre avis, sent trop le pamphlet pour avoir besoin d’être réfuté.

DEUXIÈME SYSTÈME.

Celui-ci est de Sainte-Foix, et, s’il n’a pas le mérite de la vraisemblance, il a au moins celui de l’originalité. Sainte-Foix, comme on le sait, était un homme de beaucoup d’imagination, qui n’aimait pas les bavaroises, et qui trouvait mauvais que les autres les aimassent. Il en résultait qu’il déjeunait ordinairement avec des côtelettes et du vin de Champagne, et qu’il avait le tort d’écrire l’histoire après avoir déjeuné.

Un-jour Sainte-Foix lut dans l’histoire de Hume, que le duc de Montmouth n’avait point été exécuté comme on l’avait dit, mais qu’un de ses partisans qui lui ressemblait fort, ce qui cependant n’était pas facile à rencontrer, avait consenti à mourir à sa place, tandis que le fils naturel de Charles II, chez lequel on avait respecté le sang royal, tout illégitime qu’il fût, avait été transféré secrètement en France pour y subir une prison perpétuelle.

À ce passage, Sainte-Foix, toujours en quête du romanesque, ouvrit de grands yeux et découvrit un petit volume anonyme et apocryphe intitulé : Amours de Charles II et de Jacques II, rois d’Angleterre. Dans ce petit volume il était dit : « La nuit d’après la prétendue exécution du duc de Montmouth, le roi, accompagné de trois hommes, vint lui même le tirer de la tour. On lui couvrit la tête d’une espèce de capuchon, et le roi et les trois hommes entrèrent avec lui dans le carrosse. »

Un autre témoignage, bien plus important que celui du colonel Helton, dans la bouche duquel l’auteur du petit volume met ce récit, était encore invoqué par Sainte-Foix. Ce témoignage était celui du père Saunders, confesseur de Jacques II. En effet, le père Tournemine étant allé, avec le père Saunders, rendre visite à la duchesse de Montmouth, après la mort de cet ex-roi, il échappa à la duchesse de dire : « Quant à moi, je ne pardonnerai jamais au roi Jacques d’avoir laissé exécuter le duc de Montmouth, au mépris du serment qu’il avait fait sur l’hostie, près du lit de mort de Charles II, qui lui avait recommandé de ne jamais ôter la vie à son frère naturel, même en cas de révolte. » Mais à ces mots, le père Saunders interrompit la duchesse en lui disant : « Madame la duchesse, le roi Jacques a tenu son serment. »

Selon Sainte-Foix, l’homme au masque de fer ne serait donc autre que le duc de Montmouth, sauvé de l’échafaud par Jacques II, à qui Louis XIV aurait prêté presqu’en même temps les lies Sainte-Marguerite pour son frère, et Saint-Germain pour lui.

TROISIÈME SYSTÈME.

Le système de Sainte-Foix avait été établi pour battre en brèche le système de Lagrange-Chancel, qui prétendait, sur le dire de M. de Lamothe-Guérin, gouverneur des îles Sainte-Marguerite, en 1718, c’est-à-dire à l’époque où lui-même y était détenu, que l’homme au masque de fer était le fameux duc de Beaufort, disparu en 1669 au siège de Candie. Voici la version de Lagrange-Chancel :

Dès l’année 1664, M. de Beaufort était déjà, par son insubordination et sa légèreté, tombé dans la disgrâce, sinon apparente, du moins réelle, de Louis XIV, qui pardonnait avec une égale difficulté le bonheur qu’on avait eu de lui plaire, ou le malheur qu’on avait eu de lui déplaire. Or, M. de Beaufort ne lui avait jamais plu, le grand roi ne voulant pas de rivaux, fût-ce aux halles.

Vers le commencement de 1669, M. de Beaufort reçut de Colbert l’ordre de soutenir Candie, assiégée par les Turcs. Sept jours après son arrivée, c’est-à-dire le 26 juin, le duc de Beaufort fit une sortie ; mais, emporté par son courage ou par son cheval, il ne reparut pas. À cette occasion, Navailles, son collègue dans le commandement de l’escadre française, se contente de dire, page 243, livre IV de ses Mémoires : « Le duc de Beaufort rencontra sur son chemin un gros de Turcs qui pressait quelques-unes de nos troupes. Il se mit à leur tête et combattit avec beaucoup de valeur ; mais il fut abandonné, et l’on n’a jamais pu savoir depuis ce qu’il était devenu. »

Selon Lagrange-Chancel, le duc de Beaufort aurait été enlevé, non par les soldats du sublime empereur, mais par les agens du roi très-chrétien, et au lieu d’avoir eu la tête coupée, il l’aurait eue, ce qui ne valait guère mieux, enfermée à perpétuité dans un masque de fer.


QUATRIÈME SYSTÈME.


Ce quatrième système, qui n’était pas loin non plus d’être celui de Voltaire, avait été répandu avec un prodigieux succès par l’auteur anonyme des Mémoires pour servir à l’histoire de Perse. Comme l’Histoire amoureuse des Gaules, les Mémoires pour servir à l’histoire de Perse racontent des anecdotes de la cour de France. Le roi y est appelé Cha-Abbas, le dauphin Sephi-Mirza, le comte de Vermandois Giafer, et le duc d’Orléans Ali-Homajou. Quant à la Bastille, elle était désignée sous le nom de la forteresse d’Ispahan, et les îles Sainte-Marguerite sous le nom de la citadelle d’Ormus.

Voici maintenant l’anecdote réduite à ses vrais noms :

Louis de Bourbon, comte de Vermandois, était, comme on le sait, fils naturel de Louis XIV et de mademoiselle de La Vallière. Comme à tous ses bâtards, Louis XIV lui portait une grande amitié, si bien que cette amitié ayant changé l’orgueil qui était propre au jeune prince en insolence, il s’oublia, dans une discussion avec le dauphin, jusqu’à lui donner un soufflet. C’était là un de ces outrages à la majesté royale que Louis XIV ne pouvait pardonner, même à un de ses bâtards. Aussi, toujours selon les Mémoires pour servir à l’histoire de Perse, Giafer, ou le comte de Vermandois, fut-il envoyé en Flandres, où pour lors on faisait la guerre. Or, à peine fut-il au camp, où il arriva si bien prêché par sa mère, qu’on croyait, dit mademoiselle de Montpensier, qu’il se fût fait un honnête homme, que le 12 du mois de novembre au soir il se trouva mal, et mourut le 19. Ce malheur, dit mademoiselle de Montpensier, arriva à la suite d’une orgie où il avait trop bu d’eau-de-vie. Les autres Mémoires parlèrent de fièvre maligne ou de peste. Mais l’auteur du 4e système prétendit que ces bruits n’avaient été répandus que pour éloigner les curieux de la tente du jeune prince, qui était, non pas mort, mais seulement endormi à l’aide d’un narcotique, et qui ne se réveilla qu’un masque de fer sur le visage.

Selon le même auteur, Ali-Homajou, c’est-à-dire Philippe II, régent de France, était allé faire une visite au comte de Vermandois, à la Bastille, vers le commencement de 1723 ; il était résulté de cette visite la résolution de rendre la liberté au prisonnier, lorsque la même année, le régent mourut d’une apoplexie foudroyante. Il en résulta que le pauvre Giafer resta dans la forteresse d’Ispahan, dont ce n’était guère d’ailleurs la peine de sortir, attendu qu’à cette époque il devait avoir à peu près soixante-cinq ans.


CINQUIÈME SYSTÈME.


Celui-ci appartient au baron d’Heiss, ancien capitaine au régiment d’Alsace. Il était développé dans une lettre écrite de Phalsbourg, et datée du 28 juin 1770. Cette lettre fut publiée dans l’Histoire abrégée de l’Europe. Voici l’analyse de cette lettre :

Selon le baron d’Heiss, le duc de Mantoue avait dessein de vendre sa capitale au roi de France, lorsqu’il en fut détourné par son secrétaire Matthioli, lequel lui persuada, au contraire, de s’unir à la ligue qui, dans ce moment, se formait contre Louis XIV. Le roi, qui croyait déjà tenir Mantoue, vit donc cette ville importante lui échapper ; et ayant su par quel conseil, il résolut de se venger du conseiller. En conséquence, sur l’ordre du roi, le malheureux Matthioli aurait été invité par le marquis d’Arcy, ambassadeur de France, à une grande chasse à deux ou trois lieues de Turin, et là, tandis qu’il suivait l’ambassadeur dans un sentier perdu, douze cavaliers l’auraient enlevé, masqué, et conduit à Pignerol. Mais, comme cette forteresse était trop voisine de l’Italie, il serait passé de là successivement à Exilles, aux îles Sainte-Marguerite, et enfin à la Bastille, où il serait mort.

Ce système, qui n’était pas plus déraisonnable que les autres, n’obtint cependant jamais grande faveur. Cette idée que l’homme au masque de fer était un étranger et un subalterne, n’ayant pas suffi pour éveiller une grande curiosité.

SIXIÈME SYSTÈME.

Celui-ci n’a point de parrain. C’est un de ces bruits vagues comme il en court par le monde, sans qu’on sache d’où ils viennent, ni où ils vont. Aussi ne le citons-nous que pour mémoire.

Selon ce système, l’homme au masque de fer ne serait autre que le second fils du protecteur, c’est-à-dire Henri Cromwel, qui disparut de la scène du monde sans que jamais personne sût par quelle coulisse, ou par quelle trappe. Mais pourquoi eût-on masqué et emprisonné Henri, lorsque Richard, son frère aîné, vivait publiquement et tranquillement en France ?

SEPTIÈME SYSTÈME.

Le septième système est tiré d’un ouvrage in-8o, publié en 1789 par M. Dufey de l’Yonne, et intitulé la Bastille ou Mémoires pour servir à l’histoire du Gouvernement français depuis le xive siècle jusqu’à la fin du xviiie. Tout l’échafaudage de ce système, qui, du reste, a tout l’intérêt du romanesque et de la poésie, s’appuie sur ce passage des Mémoires de madame de Motteville : « La reine, dans cet instant, surprise de se voir seule, et apparemment importunée par quelque sentiment trop passionné du duc de Buckingham, s’écria et appela son écuyer, et le blâma de l’avoir quittée. »

Selon M. Dufey, ce cri d’appel poussé par Anne d’Autriche, fut le dernier. Le duc de Buckingham, de plus en plus amoureux, fut de plus en plus apprécié, comme le prouve l’histoire des ferrets de diamans ; si bien que Louis XIII eut un fils qu’il ne connut jamais, mais que Louis XIV découvrit, et auquel, pour l’honneur de sa mère, il donna un masque.

D’après M. Dufey de l’Yonne, la mort sanglante de Buckingham aurait bien pu être une expiation de son bonheur ; et il n’est pas loin de croire que le couteau de Felton était non seulement de manufacture française, mais encore de fabrique royale.

HUITIÈME SYSTÈME.

Celui-ci, mis sous le patronage du maréchal de Richelieu, appartient très-probablement, en toute propriété, à Soulavie, son secrétaire. Il serait, dit ce dernier, emprunté à un manuscrit retrouvé dans les cartons du duc après sa mort, et intitulé : Relation de la naissance et de l’éducation du prince infortuné, soustrait par les cardinaux Richelieu et Mazarin à la société, et renfermé par ordre de Louis XIV, composée par le gouverneur de ce prince, à son lit de mort.

Ce gouverneur anonyme racontait que ce prince, qu’il avait élevé et gardé jusqu’à la fin de ses jours, était un frère jumeau de Louis XIV, né le 5 septembre 1658, à huit heures et demie du soir, pendant le souper du roi, et au moment où on était loin de s’attendre, après la naissance de Louis XIV qui avait eu lieu à midi, à un second accouchement. Cependant ce second accouchement avait été prédit par des pâtres, qui avaient dit par la ville que, si la reine accouchait de deux dauphins, ce serait un grand signe de calamité pour la France. Ces bruits, de si bas qu’ils fussent partis, n’en étaient pas moins venus aux oreilles du superstitieux Louis XIII, qui alors avait fait venir Richelieu, et l’avait consulté sur cette prophétie, à laquelle, sans y croire cependant, Richelieu avait répondu que, ce cas échéant, il fallait soigneusement cacher le second venu des deux enfans, parce qu’il pourrait vouloir être roi. Louis XIII avait à peu près oublié cette prédiction, lorsque la sage-femme vint lui annoncer, à sept heures du soir, que, selon toutes les probabilités, la reine allait mettre au jour un second enfant. Louis XIII, qui avait senti la justesse du conseil du cardinal, réunit aussitôt l’évêque de Meaux, le chancelier, le sieur Honorat et la sage-femme, et leur dit, avec cet accent qui annonce qu’on est disposé à tenir ce que l’on promet, que le premier qui révélerait le mystère de son second accouchement paierait la révélation de sa tête. Les assistans jurèrent tout ce que le roi voulut, et à peine le serment était-il fait, que la reine, accomplissant la prophétie des bergers, accoucha d’un second dauphin, lequel fut remis à la sage-femme et élevé en secret, destiné qu’il était à remplacer le dauphin, si le dauphin venait à mourir, tandis que, au contraire, il était condamné d’avance à l’obscurité, si le dauphin continuait de vivre.

La sage-femme éleva le second dauphin comme son fils, le faisant passer aux yeux de ses voisines pour le bâtard d’un grand seigneur dont on lui payait grassement la pension. Mais à l’époque où l’enfant eut atteint sa sixième année, un gouverneur arriva chez dame Perronnette, c’était le nom de la sage-femme, et la somma de lui remettre l’enfant, qu’il devait continuer d’élever en secret, comme un fils de roi. L’enfant et le gouverneur partirent pour la Bourgogne.

Là, l’enfant grandit inconnu, mais cependant portant sur son visage une telle ressemblance avec Louis XIV, qu’à chaque instant le gouverneur tremblait qu’il ne fût reconnu. Le jeune homme atteignit ainsi l’âge de dix-neuf ans, effrayant son vieux mentor par les idées étranges qui lui passait parfois à travers la tête comme des éclairs. Lorsqu’un beau jour, au fond d’une cassette mal fermée et qu’on avait eu l’imprudence de laisser à sa portée, il trouva une lettre de la reine Anne d’Autriche, qui lui révélait sa véritable naissance. Quoique possesseur de cette lettre, le jeune homme résolut de se procurer une nouvelle preuve. Sa mère parlait de cette ressemblance miraculeuse avec Louis XIV, qui effrayait tant le pauvre gouverneur. Le jeune homme résolut de se procurer un portrait du roi son frère, afin de juger lui-même de cette ressemblance. Une servante d’auberge se chargea d’en acheter un à la ville voisine ; ce portrait confirma tout ce qu’avait dit la lettre. Le prince se reconnut, ne fit qu’un bond de sa chambre à celle du gouverneur, et lui montrant le portrait de Louis XIV : — « Voilà mon frère ! » lui dit-il. » Et ramenant les yeux sur lui-même : — « Et voilà qui je suis ! »

Le gouverneur ne perdit pas de temps et écrivit à Louis XIV, qui, de son côté, fit bonne diligence, et courrier par courrier l’ordre arriva d’enfermer dans la même prison le gouverneur et l’élève. Puis, comme, même à travers les grilles d’une prison, on pouvait reconnaître la contre-épreuve du grand roi, le grand roi ordonna que le visage de son frère fût, à compter de cette heure, couvert d’un masque de fer, assez habilement travaillé pour que, sans le quitter jamais, il pût voir, respirer et manger. Cette recommandation, toute fraternelle, aurait, d’après Soulavie, été exécutée de point en point.

C’est cette donnée qu’ont adoptée, pour faire leur beau drame du Masque de fer, MM. Fournier et Arnoult, ce qui n’a pas peu contribué, avec le talent de Lockroy, à lui donner, de nos jours, une parfaite popularité.

NEUVIÈME SYSTÈME.

Celui-ci est notre contemporain et date de 1837. Il a été émis par notre confrère le Bibliophile, P.-L. Jacob. Selon lui, l’homme au masque de fer ne serait autre que le malheureux Fouquet, qui, profitant des adoucissemens donnés à sa prison pour exécuter une tentative d’évasion, aurait été puni de cette tentative par la nouvelle de sa mort officiellement répandue, et par l’application de cette ingénieuse machine, dont l’invention, dans ce cas encore, appartiendrait au grand roi.

Comme le livre dans lequel notre ami a développé ce nouveau système est dans les mains de tout le monde, nous y renvoyons pour plus amples détails.

Il y a encore deux autres petits systèmes : l’un ferait du masque de fer le patriarche Arwedicks, enlevé, selon le manuscrit de monsieur de Bonac, pendant l’ambassade de monsieur de Féréol à Constantinople ; l’autre serait un malheureux écolier puni par les jésuites d’un distique latin fait contre leur ordre, et auquel, sur la recommandation de ces bons pères, Louis XIV aurait bien voulu servir de geôlier et de bourreau.

Ajoutons, pour dernier système, celui qui consiste à ne croire à rien et à dire que le masque de fer n’a jamais existé.

Maintenant, après les conjectures, voici les certitudes :

Ce fut dans l’intervalle du 2 mars 1680 au 1er septembre 1681, que l’homme au masque de fer parut à Pignerol, d’où il fut transporté à Exilles, lorsque monsieur de Saint-Mars passa de cette première forteresse à la seconde. Il y resta six ans ; et monsieur de Saint-Mars, ayant eu en 1687 le gouvernement des îles Sainte-Marguerite, s’y fit suivre par son prisonnier, dont il était condamné lui-même à rester l’ombre. En arrivant dans ces îles, Saint-Mars écrivit à monsieur de Louvois, le 20 janvier 1687 : « Je donnerai si bien mes ordres pour la garde de mon prisonnier, que je puis vous en répondre pour son entière sûreté. »

En effet, ce bon monsieur de Saint-Mars avait fait exécuter tout exprès pour lui une prison modèle. Cette prison, selon Piganiol de la Force, n’était éclairée que par une seule fenêtre regardant la mer, et ouverte à quinze pieds au-dessus du chemin de ronde. Cette fenêtre, outre les premiers barreaux, était défendue par trois grilles de fer placées entre les soldats de garde et le prisonnier.

Aux îles Sainte-Marguerite, monsieur de Saint-Mars entrait rarement dans la chambre de son prisonnier, de peur que quelque indiscret écoutât leur conversation. En conséquence, il se tenait ordinairement sur la porte ouverte, et de cette façon pouvait, tout en causant, voir des deux côtés du corridor si personne ne venait. Un jour qu’il causait ainsi, le fils d’un de ses amis, qui était venu passer quelques jours dans l’île, cherchant monsieur de Saint-Mars pour lui demander l’autorisation de prendre un bateau qui le conduisit à terre, l’aperçut de loin sur le seuil d’une chambre. Sans doute en ce moment la conversation entre le prisonnier et monsieur de Saint-Mars était des plus animées, car ce dernier n’entendit les pas du jeune homme que lorsqu’il fut près de lui. Il se rejeta en arrière, referma la porte vivement, et demanda tout pâlissant au jeune homme s’il n’avait rien vu ni entendu. Le jeune homme, pour toute réponse, lui démontra que de la place où il était la chose était presque impossible. Alors seulement monsieur de Saint-Mars se remit ; mais il n’en fit pas moins le même jour partir le jeune homme, en écrivant à son père pour lui raconter la cause du renvoi, et ajoutant : «Peu s’en est fallu que cette aventure n’ait coûté cher à votre fils, et je vous le renvoie de peur de quelque nouvelle imprudence. »

Un autre jour, il arriva que le masque de fer, qui était servi en argenterie, écrivit quelques lignes sur un plat, au moyen d’un clou qu’il s’était procuré, et jeta ce plat à travers sa fenêtre et les triples grilles. Un pêcheur trouva ce plat au bord de la mer, et pensant qu’il ne pouvait provenir que de l’argenterie du château, le rapporta au gouverneur.

— Avez-vous lu ce qui est écrit sur ce plat ? demanda monsieur de Saint-Mars.

— Je ne sais pas lire, répondit le pêcheur.

— Quelqu’un l’a-t-il vu entre vos mains ?

— Je l’ai trouvé à l’instant même, et je l’ai apporté à Votre Excellence en le cachant sous ma veste, de peur qu’on ne me prit pour un voleur.

Monsieur de Saint-Mars réfléchit un instant ; puis, faisant signe au pêcheur de se retirer :

— Allez, lui dit-il, vous êtes bien heureux de ne pas savoir lire !

L’année suivante, un garçon de chirurgie, qui fit une trouvaille à peu près semblable, fut moins heureux que le pêcheur. Il vit flotter sur l’eau quelque chose de blanc et le ramassa ; c’était une chemise très fine, sur laquelle, à défaut de papier et à l’aide d’un mélange de suie et d’eau et d’un os de poulet taillé en manière de plume, le prisonnier avait écrit toute son histoire. Monsieur de Saint-Mars lui fit alors la même question qu’au pécheur. Le garçon de chirurgie répondit qu’il savait lire, il est vrai, mais que pensant que les lignes tracées sur cette chemise pouvaient renfermer quelque secret d’État, il s’était bien gardé de les lire. Monsieur de Saint-Mars le renvoya d’un air pensif, et le lendemain on trouva le pauvre garçon mort dans son lit.

Vers le même temps, le domestique qui servait l’homme au masque de fer étant trépassé, une pauvre femme se présenta pour le remplacer ; mais monsieur de Saint-Mars lui ayant dit qu’il fallait qu’elle partageât éternellement la prison du maître au service de qui elle allait entrer, et qu’à partir de ce jour elle cessât de voir son mari et ses enfans, elle refusa de souscrire à de pareilles conditions et se retira.

En 1698, l’ordre arriva à monsieur de Saint-Mars de transférer son prisonnier à la Bastille. On comprend que pour un voyage aussi long les précautions redoublèrent. L’homme au masque de fer fut placé dans une litière qui précédait la voiture de monsieur de Saint-Mars. Cette litière était entourée de plusieurs hommes à cheval qui avaient l’ordre de tirer sur le prisonnier à la moindre tentative qu’il ferait, ou pour parler, ou pour fuir. En passant à sa terre de Palteau, monsieur de Saint-Mars s’arrêta un jour et une nuit. Le dîner eut lieu dans une salle basse dont les fenêtres donnaient sur la cour. À travers ces fenêtres, on pouvait voir le geôlier et le captif prendre leurs repas. L’homme au masque de fer tournait le dos aux fenêtres. Il était de grande taille, vêtu de brun, et mangeait avec son masque, duquel s’échappaient par derrière quelques mèches de cheveux blancs. Monsieur de Saint-Mars était assis en face de lui, et avait un pistolet de chaque côté de son assiette ; un seul valet les servait et fermait la porte à double tour chaque fois qu’il entrait ou qu’il sortait.

Le soir, monsieur de Saint-Mars se fit dresser un lit de camp et coucha en travers de la porte, dans la même chambre que son prisonnier.

Le lendemain on repartit, et les mêmes précautions furent prises. Les voyageurs arrivèrent à la Bastille le jeudi 18 septembre 1698, à trois heures de l’après-midi. L’homme au masque de fer fut mis dans la tour de la Bazinière en attendant la nuit ; puis, la nuit venue, monsieur Dujonca le conduisit lui-même dans la troisième chambre de la tour de la Bertaudière, laquelle chambre, dit le journal de monsieur Dujonca, avait été meublée de toutes choses. Le sieur Rosanges, qui venait des îles Sainte-Marguerite à la suite de monsieur de Saint-Mars, était, ajoute le même journal, chargé de servir et de soigner ledit prisonnier, qui était nourri par le gouverneur.

Néanmoins, en souvenir de la chemise trouvée sur le bord de la mer, c’était le gouverneur qui le servait à table, et qui, après le repas, lui enlevait son linge ; en outre, il avait reçu la défense expresse de parler à personne ni de montrer sa figure à qui que ce fût dans les courts instans de répit que lui donnait le gouverneur en ouvrant lui-même la serrure qui fermait son masque. Dans le cas où il eût osé contrevenir à l’une ou l’autre de ces défenses, les sentinelles avaient ordre de tirer sur lui.

Ce fut ainsi que le malheureux prisonnier resta à la Bastille depuis le 18 septembre 1698 jusqu’au 19 novembre 1703. À la date de ce jour, on trouve cette note dans le même journal : « Le prisonnier inconnu, toujours masqué d’un masque de velours noir[1], s’étant trouvé hier un peu plus mal en sortant de la messe, est mort aujourd’hui sur les dix heures du soir, sans avoir eu une grande maladie. Monsieur Giraut, notre aumônier, le confessa hier. Surpris par la mort, il n’a pu recevoir les sacremens, et notre aumônier l’a exhorté un moment avant que de mourir. Il a été enterré, le mardi 20 novembre, à quatre heures du soir, dans le cimetière de Saint-Paul. Son enterrement a coûté quarante livres. »

Maintenant, voici ce que l’on a retrouvé sur les registres de sépulture de l’église Saint-Paul :

« L’an 1703, le 19 novembre, Marchialy, âgé de quarante cinq ans ou environ, est décédé dans la Bastille, duquel le corps a été inhumé dans le cimetière de Saint-Paul, sa paroisse, le 20 dudit mois, en présence de monsieur Rosarges, major de la Bastille, et de monsieur Reih, chirurgien de la Bastille, qui ont signé. »

Mais ce que ne disent ni le registre de la prison ni le registre de la Bastille, c’est que les précautions prises pendant sa vie poursuivirent ce malheureux après sa mort. Son visage fut défiguré avec du vitriol, afin qu’en cas d’exhumation ou ne pût le reconnaître ; puis on brûle tous ses meubles, on dépava sa chambre, on effondra les plafonds, on fouilla tous les coins et recoins, on regratta et blanchit les murailles ; enfin, on leva les uns après les autres tous les carreaux, de peur qu’il eût caché quelque billet en quelque marque qui pût faire connaître son nom.

Du 19 novembre 1703 au 14 juillet 1789, tout continua de rester dans l’obscurité, tant les murs de la Bastille étaient épais, tant ses portes de fer étaient bien fermées. Puis, un jour, il arriva que ces murs furent renversés à coups de canon, ces portes enfoncées à coups de hache, et que les cris de liberté retentirent jusqu’au plus profond de ces cachots où tout semblait mort, jusqu’à l’écho qui dut hésiter à les répéter.

Les premiers soins du peuple vainqueur furent pour les vivans. Huit prisonniers seulement furent retrouvés dans la sombre et sinistre forteresse. Le bruit courut alors que, quelques jours auparavant, plus de soixante autres avaient été transportés dans les bastilles de l’État.

Puis, après la préoccupation envers les vivans, vint la curiosité pour les morts. Parmi les grandes ombres qui apparaissaient au milieu des ruines de la Bastille, se dressait, plus gigantesque et plus sombre que les autres, le fantôme voilé du masque de fer. Aussi courut-on à la cour de la Bertaudière qu’on savait avoir été habitée cinq ans par ce malheureux ; mais on eut beau chercher sur les murailles, sur les vitres, sur les carreaux, on eut beau déchiffrer tout ce que l’oisiveté, la résignation ou le désespoir avaient pu tracer de sentences, de prières ou de malédictions sur ces mystérieuses archives que les condamnés se léguaient en mourant les uns aux autres, toute recherche fut inutile, et le secret du masque de fer continua de demeurer entre lui et ses bourreaux.

Tout à coup cependant de grands cris retentirent dans la cour. L’un des vainqueurs avait découvert le grand registre de la Bastille sur lequel était mentionnée la date de l’entrée et de la sortie des prisonniers, et qui avait été inventé et établi par le major Chevalier. Le registre fut porté à l’Hôtel-de-Ville, où l’assemblée municipale voulut chercher elle-même ce secret de la royauté si longtemps caché. On l’ouvrit à l’année 1698. Le folio 120, correspondant au jeudi 18 septembre, avait été déchiré. Le feuillet de l’entrée manquant, on se reporta à la date de sortie. Le feuillet correspondant au 19 novembre 1703 manquait comme celui du 18 septembre, et cette double lacération bien constatée, tout espoir fut à jamais perdu de découvrir le secret de l’homme au masque de fer.


  1. La couleur et l’amour du terrible auront sans doute fait prendre ce masque pour un masque de fer.