Une Année de guerre et de diplomatie
ET
DE DIPLOMATIE
La durée du siège de Sébastopol, la vigoureuse résistance des assiégés, tous les incidens, toutes les difficultés de la rude campagne qui se poursuit en Crimée, ont répandu dans le pays un sentiment de malaise et presque d’inquiétude que l’état de guerre seul suffirait à expliquer, mais qui s’aggrave encore d’une espèce de désenchantement d’autant plus pénible, que pour la plupart, il faut bien en convenir, nous avions plus espéré. Avant de se lancer dans la guerre, les générations du jour ne savaient plus ce que c’était que ce fléau; elles ignoraient toutes les calamités qu’il traîne après lui; elles avaient tant de confiance dans leurs richesses et dans leur civilisation, dans les armes et dans les moyens d’action que le développement des sciences et de l’industrie mettait à leur disposition! puis, tout ce qui leur revenait des lieux où les Ottomans et les Russes avaient commencé les hostilités était si bien fait pour encourager toutes les espérances et toutes les illusions ! Au moment où la France et l’Angleterre ont déclaré la guerre, qui, dans la généralité du public, n’imaginait pas que les marines et les armées de ces deux vaillantes nations n’avaient qu’à se montrer pour chasser l’ennemi devant elles? Et qui aujourd’hui, bien que ni les flottes ni les troupes anglaises ou françaises n’aient éprouvé aucun échec du fait des Russes, ne croit pas avoir à décompter avec lui-même parce que la prise de Sébastopol n’est pas encore un fait accompli?
C’est à ce moment critique où nous sommes, où la première campagne vient de se terminer, où la guerre va sans doute recommencer plus terrible que jamais; c’est dans cet instant suprême que, prenant notre part de l’émotion générale, nous avons voulu nous rendre compte de ce que nous éprouvions, en revenant sur nos pas, en rassemblant nos souvenirs, en cherchant à fixer notre point de départ dans cette guerre, et le point où elle nous trouve aujourd’hui, soit à Vienne, soit sous les murs de Sébastopol.
Quelle était la situation politique et militaire, quelles étaient les prétentions des gouvernemens au mois de mars 1854, lorsque la France et l’Angleterre ont pris la résolution de devenir parties actives dans la lutte engagée depuis le mois d’octobre précédent déjà entre la Russie et la Turquie?
Au point de vue purement militaire, les forces de la Russie étaient encore intactes, sa position n’avait été entamée sur aucun point. Elle avait perdu, il est vrai, sur la frontière d’Asie le petit fort de Chevkétil, mais ce léger échec avait été plus que compensé par les succès que ses troupes avaient remportés et n’ont pas cessé de remporter depuis sur cette frontière; de plus, elle occupait les deux principautés de Valachie et de Moldavie, elle travaillait à faire insurger la Servie, elle réussissait, par l’intrigue et par l’argent, à provoquer une folle prise d’armes dans la Grèce indépendante; enfin, dans le pressentiment de ce qui allait arriver, elle venait de donner l’ordre à son armée du Danube d’entrer dans la Dobrutscha. Prévoyant la déclaration de guerre qui allait lui être adressée, elle voulait prévenir cet acte de vigueur par un acte éclatant, et son armée, qui avait commencé à passer le Danube dans la journée du 20 mars 1854, avançait avec une rapidité menaçante, repoussait les Turcs jusqu’à Babadagh et jusqu’au mur de Trajan, et semblait prête à marcher sur Schumla ou sur Silistrie.
De leur côté, la France et l’Angleterre n’étaient alors représentées dans le Levant, comme expression de leur puissance militaire, que par leurs flottes. Au bruit du canon de Sinope, les deux escadres étaient entrées dans la Mer-Noire, où elles avaient promené leurs pavillons tout le long de la côte de l’Asie-Mineure jusqu’à la frontière de l’empire russe; puis, n’ayant rencontré l’ennemi nulle part, elles étaient revenues sur la côte d’Europe, dans le Bosphore d’abord, et de là à Baltchik, d’où elles surveillaient la flotte russe de Sébastopol. Il n’était douteux pour personne que si l’ordre leur était donné d’agir, elles deviendraient aussitôt les maîtresses de la Mer-Noire, soit que l’ennemi osât la leur disputer, soit que leur présence suffit pour lui en interdire la navigation. C’était un résultat certain, et dont l’importance ne saurait être estimée trop haut. En cas de guerre entre la Russie et la Turquie, la prépondérance dans la Mer-Noire est comme une épée dont les coups prennent, au gré de celui qui la tient, une portée immense, d’autant plus redoutable que les pays qui forment le bassin de cette mer sont tous médiocrement peuplés, dépourvus de ressources et de moyens de communication. Il en résulte que pour l’attaque comme pour la défense c’est une arme des plus puissantes. S’ils n’eussent été libres de leurs mouvemens dans la Mer-Noire, les Russes auraient eu à surmonter, dans les campagnes de 1828 et 1829, de bien autres difficultés que celles qu’ils ont rencontrées; ils n’auraient peut-être pas pu faire vivre leur armée du Danube, et à coup sûr ils n’eussent pu faire le siège de Varna. De même, en 1854, la présence de la flotte anglo-française dominant la Mer-Noire a suffi pour faire abandonner par les Russes leurs garnisons de la côte de Circassie, car on ne peut pas dire qu’elles aient été attaquées. Dieu sait cependant les sommes d’argent, le nombre des hommes, la persévérance des travaux qu’elles avaient coûtés pendant de si longues années ! Néanmoins il a fallu les abandonner, car elles n’étaient plus tenables. C’est là ce qui explique l’importance de Sébastopol et ce qui en fait en quelque sorte le nœud de la guerre. Cependant jusque-là les flottes alliées n’avaient rien fait de plus que se montrer dans la Mer-Noire.
Quant à l’armée turque, si elle n’avait pas eu de succès en Asie, elle venait de faire sur les bords du Danube une campagne d’hiver honorable pour elle. Cette armée, à l’existence de laquelle on n’avait pas voulu croire d’abord en Europe, venait de prouver qu’elle vivait bien réellement. Cette armée qui datait de 1842, qui avait été formée sur le plan le plus économique, économique à ce point même que le temps passé sous les drapeaux suffisait à peine à l’instruction des soldats, cette armée qui était médiocrement pourvue d’armes de guerre, moins bien vêtue, presque pas chaussée, très mal payée et nourrie à l’avenant, cette armée que son gouvernement n’était encore parvenu à entretenir dans l’état où elle était que par une espèce de miracle dont il lui serait sans doute aussi difficile qu’à personne de rendre compte, venait cependant de déployer de rares qualités militaires[1]. Qui nous dira jamais ce qu’elle a enduré de souffrances dans une rude campagne d’hiver où le génie bien inspiré de son chef ne lui laissait pas de relâche, la promenait à travers les boues, les glaces et les neiges, quelquefois sans pain, souvent sans souliers, toujours à peu près complètement dépourvue des secours hospitaliers, sans que son courage ait faibli, sans que nous ayons entendu parler d’aucun acte d’indiscipline collective. Il y a eu sans doute des actes de pillage et de barbarie, mais ils n’ont pas été commis par les troupes réglées du sultan. C’était le fait des Arabes-Égyptiens, qui dans le commencement de la guerre ont souvent coupé des têtes; c’était le fait des bachi-bozouks, et surtout parmi ces derniers des Albanais chrétiens catholiques, qui pillaient et maltraitaient sans pitié tout ce qui était de religion grecque jusqu’au jour où Omer-Pacha, fatigué de leurs méfaits, les a désarmés et licenciés malgré leur bravoure, malgré les services qu’ils avaient rendus en plus d’une occasion, notamment au siège de Silistrie, où ils s’étaient particulièrement distingués. Quant aux Turcs eux-mêmes, ils ne se sont jamais rendus coupables de pareilles indignités. Loin d’encourager les lâches violences, leurs généraux payaient une prime pour les prisonniers qu’on leur amenait vivans; ils peuvent sans crainte opposer leur conduite à celle des chrétiens du pays qui ont pris part à cette guerre, entre autres à celle du chef hellène, autrefois général au service du roi Othon, Hadji Petros, qui faisait tous les soirs brûler vifs pour le divertissement de son camp quelques-uns des Turcs qui étaient tombés en son pouvoir ! S’il ne les a pas tous fait périr dans ce cruel supplice, s’il en est resté pour rendre compte des barbaries commises sur leurs camarades, c’est que Fuad-Effendi, qui, lui aussi, payait la rançon des prisonniers qu’on lui livrait vivans, y a mis bon ordre en faisant repasser la frontière à Hadji Petros et à ses héros soi-disant chrétiens, mais malheureusement lorsqu’ils avaient déjà eu le temps de faire un mal immense, et à leurs coreligionnaires plus qu’à personne.
Au mois de novembre 1853, j’ai vu à Constantinople quelques prisonniers russes, et je crois pouvoir garantir qu’ils étaient aussi bien traités sous tous les rapports que les soldats turcs, dont la caserne leur servait de prison. C’est en ma présence qu’un de ces prisonniers, — un homme d’un certain âge et qu’à cause de son âge même les Turcs croyaient être un père de famille, — a refusé l’offre qui lui était faite par le ministre de la guerre, le séraskier Méhémet-Ali, d’être rendu aux Russes. On croyait le rendre à sa famille; mais il déclara qu’il ne savait plus s’il avait encore des parens, et qu’il aimait mieux rester prisonnier. Je sais tout le mal que l’on peut dire des Turcs, je connais les déplorables vices de leur administration, je me fais bien peu d’illusions sur la vitalité de leur empire et sur la valeur politique et morale de leur gouvernement; mais cela ne me semble pas une raison suffisante pour m’associer à toutes les calomnies que j’entends débiter encore chaque jour sur le compte de cette race, aujourd’hui si malheureuse, autrefois si grande et si puissante. Parmi ceux qui la poursuivent de leurs diatribes, il en est qui croient faire acte de foi; j’avoue que je ne saurais être de ces chrétiens-là. Si profond que soit l’abîme où se débat aujourd’hui l’empire ottoman, si cruelle que soit la corruption qui le dévore, il est faux et injuste de vouloir confondre dans une même condamnation le peuple et le gouvernement. Le peuple est pauvre, ignorant au-delà de toute croyance; il semble avoir lui-même le sentiment d’un avenir fatal, mais néanmoins il a conservé des vertus véritables. Les unes sont négatives, comme la sobriété, la patience, la résignation, le manque absolu d’envie, qualité si rare en Europe; les autres sont positives, comme la dignité personnelle, le courage, la véracité, la reconnaissance pour les services rendus, et, malgré de très grands préjugés, la tolérance. Je sais que ce dernier trait surtout semblera paradoxal; cependant il n’en est rien : l’histoire est là pour prouver que ce n’est pas un paradoxe. De tous les états de l’Europe, l’empire ottoman est le seul qui ait duré pendant des siècles en respectant, en laissant vivre du moins dans son sein des religions différentes de celle des maîtres de l’état. C’est peut-être aujourd’hui une des causes de sa faiblesse; mais à coup sûr c’est aussi une preuve éclatante de la tolérance des fils d’Othman et une preuve qu’aucun autre peuple ne pourrait fournir. Juifs ou chrétiens, Arméniens, Yézidis, Druses, Ansariés, Grecs ou Latins, tous ont pu vivre et se maintenir sous l’autorité des Turcs. Ils étaient rayas, ils étaient soumis à une suprématie dure et blessante, cela est vrai; cependant ils ont pu conserver leur foi, et avec leur foi leur loi civile, leur juridiction religieuse, leur autonomie intérieure au sein de leurs diverses communions. En vérité il nous sied bien de reprocher leur intolérance aux Turcs, à nous fils des Français qui, même au XVIIe siècle, n’ont pu vivre avec leurs frères protestans et les ont chassés du royaume, à nous fils des Goths, descendans de ceux qui ont fait une épouvantable destruction des Morisques et des Indiens de l’Amérique, à nous Espagnols du XIXe siècle qui n’avons pas encore accordé sur notre terre inhospitalière un lieu de sépulture décent aux membres des confessions chrétiennes différentes de la nôtre, à nous Italiens de l’an de grâce 1855 qui mettons les gens au bagne parce qu’ils lisent la Bible protestante? Y a-t-il donc encore si longtemps que le séjour de la Norvège était interdit aux juifs, que l’Allemagne leur a reconnu certains droits, que l’Angleterre a émancipé les catholiques, que l’empereur Nicolas les persécutait à outrance, que la Grèce du roi Othon faisait mille difficultés pour admettre chez elle un établissement de sœurs de la Charité ?
Il faut remarquer aussi que, quels que soient les défauts et les vices des Turcs, il n’est peut-être personne ayant vécu en Orient qui ne reconnaisse que de toutes les races répandues dans leur vaste empire, ils sont encore la plus honnête, la meilleure et la seule qui possède une autorité morale quelconque sur les autres. Lord John Russell disait au commencement de 1853, en plein parlement, que l’une des raisons pour lesquelles il ne pouvait pas consentir à la destruction de l’empire ottoman, c’était l’épouvantable anarchie dont elle donnerait le signal depuis les bords du Danube jusqu’aux embouchures de l’Euphrate dans le Golfe-Persique. Parole vraie, mais dont le sens profond échappe malheureusement à ceux qui ne savent pas ou qui ne veulent pas avouer quelle est la misère morale de ces populations, quelle est l’implacable violence des haines qui les divisent. Si toutes elles détestent plus ou moins le Turc, elles se détestent bien autrement entre elles. C’est le Turc qui, même dans le discrédit où son autorité est tombée, les force encore à se supporter les unes les autres. Supprimez-le aujourd’hui, et demain commencera une période de carnages et d’exterminations qui ne pourrait avoir de fin que par la conquête européenne, c’est-à-dire lorsqu’après de longues guerres l’Europe se serait entendue pour savoir à qui il appartiendrait de conquérir tel ou tel morceau de cette vaste proie.
Voilà pourquoi il est téméraire de pousser à la ruine des Turcs malgré tout ce qu’on peut leur reprocher; nous en conservons bien d’autres qui ne les valent peut-être pas, et qui dans ce moment-ci font certainement moins d’efforts qu’eux pour essayer de se corriger, pour tâcher de se remettre au pas de la civilisation. Je ne sais pas, je l’avoue en toute humilité, ce qu’il faut espérer du mouvement qui s’opère en Turquie; mais certes si elle peut être régénérée, j’ai plus de confiance pour le faire dans un gouvernement éprouvé par de cruelles vicissitudes, qui sent sa faiblesse et son impéritie, qui ne fait pas seulement appel aux armes de l’Occident, qui sollicite aussi le secours de ses arts, de ses lumières, de ses capitaux, de son industrie, de ses sentimens, de ses idées et de ses lois; j’ai, dis-je, plus de confiance pour renouveler la Turquie dans le parti de la réforme qui la gouverne aujourd’hui que dans la civilisation slave, qui n’est après tout qu’un despotisme militaire, le pire de tous les gouvernemens. Pour régénérer l’empire ottoman, si faire se peut, je m’en rapporterai à Réchid-Pacha, qui aime son pays et qui espère le guérir en lui inoculant tout ce qu’il pourra porter de notre civilisation occidentale, plutôt qu’au prince Menohikof, qui ne professe, autant que je le sache du moins, aucune sympathie ni pour la Turquie ni pour notre Occident
L’armée ottomane était donc mal pourvue, mais elle avait, pour suppléer à bien des choses, une résignation à toute épreuve, un patriotisme capable de tous les sacrifices. L’opinion publique, qui s’est quelquefois exagéré les succès militaires et les résultats obtenus par les Turcs, ne leur a pas toujours, en revanche, tenu compte des qualités qu’ils ont déployées à cette époque si critique pour eux. Elle ne s’est pas fait, par exemple, une juste idée du dévouement dont la population a fait preuve. Qu’on se figure un pays aussi mal gouverné, une administration presque absente, des moyens de communication presque nuls, des déserts, des villages semés çà et là sur de vastes étendues de territoire et privés de rapports réguliers avec le reste du monde, pas de correspondance, pas de journaux, rien de ce qui sert chez nous à éclairer le sentiment public ou à l’exciter, et qu’on examine les chances que dans de pareilles conditions pouvait avoir le gouvernement de rassembler ses armées aussi vite qu’il a pu le faire, s’il n’y avait été aidé par le bon vouloir de tous. Imaginez un pauvre paysan turc perdu dans sa chaumière au fond de l’Asie-Mineure, et à qui l’on vient apprendre que le sultan réclame son bras, le gagne-pain de sa famille, pour aller défendre, sur la frontière du Danube, une contrée dont le nom n’est sans doute jamais parvenu jusqu’à lui. S’il n’avait pas voulu partir, qui aurait pu l’y forcer? Personne assurément, et cependant ils sont tous partis, et cependant quelques mois ont suffi pour réunir sur les bords du Danube ou sur la frontière d’Asie plus de deux cent mille hommes, dont chacun avait le droit de dire qu’il était venu là par l’effet de sa propre volonté, poussé par le sentiment du devoir envers son pays et sa foi. Et tout cela s’est fait simplement, modestement, sans bruit, sans harangues passionnées ni assemblées tumultueuses, sans démonstrations éclatantes, sans qu’il fût besoin de proclamer la patrie en péril, ni de tirer le canon d’alarme. Au contraire il n’est pas une seule des pièces publiées par le gouvernement dans ces circonstances qui ne recommande aux musulmans le calme et le respect des chrétiens et des étrangers. Aussi n’a-t-on presque rien su en Europe de ce mouvement qui a rempli les cadres des régimens d’une façon si honorable pour le peuple tout entier. J’ai vu souvent alors à Constantinople des bandes de ces pauvres gens qui venaient chercher dans la capitale, dans les magasins du gouvernement, des armes et des habits. On les rassemblait le plus ordinairement dans la vaste cour de la Yeni-Djâmi, de la grande mosquée qui est au bout du pont de Galata, avant de les conduire à la revue du séraskier. C’était un spectacle intéressant et qui aurait pu fournir plus d’un sujet d’étude aux crayons de Decamps, lui qui sait si bien reproduire les types orientaux. Ils étaient là trois ou quatre cents ou plus encore, accusant tous par la misère de leurs vêtemens le dernier degré de l’indigence, mais en général sains, vigoureux et bien faits, armés d’une pipe et d’un bâton, portant sur l’épaule quelque petit paquet assorti au triste état de leurs finances, se formant en rangs sans cris, soutenant avec dignité, mais sans bravade ni mauvaise humeur, les regards de la foule qui se pressait autour d’eux, et sans que j’aie jamais surpris ni un coup d’œil ni un geste offensant pour les giaours, pour les infidèles qui s’arrêtaient comme moi à les contempler. Parfois cependant ces pauvres savaient avoir quelque chose à offrir à leur gouvernement. Voici un fait dont j’ai été témoin. Un jour où j’étais allé voir à Scutari les immenses casernes qui ont été depuis changées en hôpital pour le service de l’armée anglaise, j’y trouvai une bande de dix-huit cents à deux mille hommes qui étaient arrivés le matin même de l’intérieur de l’Anatolie. Obéissant à une circulaire du ministre de la guerre qui invitait tous ceux qui avaient des chevaux à les vendre au gouvernement, ils avaient amené avec eux un certain nombre de bêtes plus ou moins propres au service, une centaine peut-être. Quand, afin d’obtenir la permission dont j’avais besoin pour visiter l’établissement, j’entrai dans le divan du général qui commandait alors à Scutari, je le trouvai occupé à liquider les comptes de tout ce monde : aucun ne voulait recevoir d’argent, ils offraient leurs chevaux au sultan !
Ce qui manquait surtout à l’armée ottomane en tant qu’armée active, c’étaient des chefs de corps, des colonels capables, des administrateurs, des officiers instruits au service des armes spéciales, artillerie, génie, état-major. Dans une armée aussi jeune, aussi nouvellement formée, on ne devait pas s’attendre à trouver des officiers savans ou expérimentés; mais cette situation, déjà fâcheuse, avait été empirée par le favoritisme déplorable qui est une des plaies les plus dangereuses du gouvernement turc. Les écoles avaient fourni pour les compagnies des officiers tels quels; malheureusement les créatures des pachas et des grands et les créatures de leurs créatures, qui dédaignent à la fois et les écoles et les grades subalternes auxquels elles conduisent, comptaient et comptent encore pour une proportion infiniment grande dans les grades supérieurs. Ces gens-là sont le fléau de l’armée, où ils apportent les habitudes cupides de leurs maîtres, l’insubordination et la nonchalance particulières à qui se sent protégé, l’ignorance et la pauvreté morale de l’homme qui n’a jamais rempli que des fonctions domestiques ou d’autres moins faites encore pour élever les caractères. Beaucoup d’entre eux ne valent pas le plus humble des soldats qu’ils ont l’honneur de commander. Il ne faudrait pas tirer de là une règle absolue, car parmi les généraux et les officiers supérieurs de l’armée turque on trouve aussi des hommes braves et honnêtes; par malheur il ne faut pas un bien grand nombre d’individus de l’autre espèce pour corrompre et perdre une armée, surtout lorsque parmi les hommes respectables on en compte si peu qui aient de l’expérience et de l’instruction. C’est ainsi que la manière dont ses troupes sont commandées et administrées a déjà coûté au sultan deux armées en Asie, c’est ainsi que son armée de Roumélie, son armée d’Europe n’eût peut-être pas été plus heureuse, si la fortune ne lui avait donné dans la personne d’Omer-Pacha un chef qui dès aujourd’hui a conquis sa place parmi les illustrations militaires de notre époque.
Il me semble qu’il ne peut pas y avoir plusieurs façons d’apprécier le mérite d’Omer-Pacha. S’il y a quelques doutes à cet égard, ce ne peut être que sur la question de savoir ce qu’il faut admirer le plus de sa sagesse ou de sa vigueur, de sa prudence ou de son activité. Entouré de pièges et d’intrigues, comme l’est toujours malheureusement un général turc, il a su tout maîtriser, tout dompter par l’énergie de son caractère, retenant dans l’obscurité et réduisant à l’impuissance les élémens impurs, mettant en lumière ceux qui méritaient d’être distingués, ne paraissant que très rarement de sa personne, car il n’était ni à Oltenitza, ni à Citate, ni à Silistrie, mais dominant si bien tout le monde, que le mérite de tout ce qui a été fait est remonté jusqu’à lui, et qu’en fournissant à ses lieutenans les occasions d’acquérir quelque gloire personnelle, il n’a jamais pu en être jaloux. C’est là une des plus grandes et des plus rares qualités du commandement, celle qui appartient surtout aux hommes supérieurs. Placé à la tête de troupes jeunes, inexpérimentées, imparfaitement équipées et plus mal pourvues encore, il les a nourries par des prodiges d’activité et d’intelligence, il les a formées et aguerries, il leur a inspiré une confiance absolue dans leur chef; il leur a imposé des fatigues et des travaux extraordinaires, harcelant l’ennemi sans cesse, l’inquiétant, l’attaquant, le combattant partout sur la longue ligne da Danube, et cependant ne se compromettant nulle part, n’offrant aux Russes, supérieurs par l’organisation et par l’expérience, par l’instruction et par l’armement, que les chances d’actions secondaires, ne risquant enfin jamais cette armée qu’il devait regarder comme la dernière de l’empire ottoman. C’était là le difficile problème qu’il avait à résoudre, et il s’en est tiré avec honneur. Bien des causes sans doute ont contribué à l’évacuation des principautés, mais il serait souverainement injuste de ne pas faire dans le nombre une part brillante au mérite dont l’armée turque a liait preuve sous la conduite du prudent et énergique Omer-Pacha.
Quoi qu’il en soit, on était bien loin d’être arrivé, à ce résultat, lorsque la France et l’Angleterre ont déclaré la guerre à la Russie. Les Turcs avaient eu déjà, il est vrai, quelques affaires brillantes, ils avaient heureusement livré un combat défensif à Oltenitza, ils avaient attaqué avec succès et emporté les redoutes ennemies à Citate; mais en définitive l’armée russe occupait avec confiance tout le territoire des deux principautés, et de plus elle venait de forcer le passage du Danube, d’emporter Isaktcha, Toultscha, Matcbin, et poussait vivement les Turcs jusqu’au mur de Trajan.
Ainsi donc, sous le point de vue purement militaire, la Russie avait alors l’avantage en Asie et en: Europe elle semblait être bien près de l’obtenir. Sur mer, elle avait essayé de prendre l’offensive; mais l’affaire de Sinope, regardée avec raison[2] par la France et par l’Angleterre comme une violation de l’engagement pris de borner son action militaire à se maintenir sans rien entreprendre de nouveau dans les deux principautés, avait déterminé l’entrée des flottes alliées dans la Mer-Noire, et cette démonstration avait suffi pour que dans la Baltique comme dans la Mer-Noire la Russie songeât à se mettre sur le pied de la défense et de l’observation.
Sous le rapport politique et moral, il n’est pas moins intéressant de bien fixer les situations et les prétentions réciproques des belligérans.
D’un côté, la France et l’Angleterre annonçaient qu’elles prenaient les armes pour maintenir l’indépendance et l’intégrité de l’empire ottoman; elles réclamaient l’évacuation des principautés, non pas seulement comme question de fait, mais comme question de droit, et, sans formuler aucun engagement précis dans les termes, elles posaient comme but de leurs efforts, comme condition de la paix à intervenir, un traité qui garantirait à l’avenir la Turquie contre des entreprises semblables à celles dont la mission du prince Menchikof avait été le prélude, qui ferait entrer l’empire ottoman dans le concert européen, en stipulant des garanties formelles et positives pour le sort des sujets chrétiens du sultan; enfin elles s’engageaient à ne retirer de la guerre, quoi qu’il pût arriver, aucun avantage particulier[3].
De son côté, la Russie rejetait en principe toute immixtion des tiers dans sa querelle avec la Turquie. Elle consentait à recevoir par l’intermédiaire de l’Autriche, mais à titre officieux seulement, les communications que pouvaient vouloir lui faire sur ce sujet les grandes puissances réunies en conférence à Vienne déjà depuis plusieurs mois. Elle refusait d’ailleurs de reconnaître officiellement l’existence de cette conférence, et elle n’avait pas encore répondu au protocole qui y avait été signé le 9 décembre 1853. Elle ne voulait pas entendre parler du projet de rattacher la Turquie à l’équilibre européen; elle prétendait ne traiter de la paix que directement, sans intermédiaire et sans assistance de personne, avec un plénipotentiaire ottoman; elle réclamait toujours la signature par la Porte de la note de Vienne; enfin elle continuait à vouloir occuper les principautés comme un gage matériel jusqu’à la conclusion du traité qui devait consacrer ses prétentions.
Telle était la position respective des belligérans à la fin du mois de mars 1854. Quant aux autres états de l’Europe, ils avaient le pressentiment qu’ils pourraient être .entraînés dans la querelle de leurs voisins, mais ils faisaient des vœux ardens pour n’être pas réduits à cette nécessité, ils prenaient des mesures pour la conjurer. Les états du Nord négociaient un traité de neutralité. Les petits princes de l’Allemagne, qui, dans leur difficile situation, croyaient pour la plupart n’avoir de garantie de la durée de leurs trônes que dans la prépondérance européenne de la Russie, faisaient au fond du cœur des vœux pour cette puissance, mais ils n’osaient pas les manifester. Ils n’osaient pas se prononcer contre l’opinion de leurs peuples; ils ne savaient non plus quelle conduite tenir entre l’Autriche et la Prusse, qui cherchaient à introduire une médiation, mais qui n’avaient pas encore pris d’engagemens positifs, de sorte qu’on ne pouvait deviner comment allait se produire la rivalité qui manque rarement de les diviser : cas embarrassant pour ces petites cours, qui ne peuvent pas avoir de politique positive, et dont le grand travail consiste à n’avoir pas d’opinions à elles propres, mais à inventer, lorsqu’elles connaissent la manière de voir de leurs puissans confédérés, un moyen terme qui puisse prouver bien clairement au monde que si elles ne tiennent pas complètement pour l’un, elles ne tiennent pas non plus tout à fait contre l’autre. C’est à ce passe-temps ingénieux que se consacrent les talens des hommes d’état de Lippe-Rudolstadt, de Lichtenstein, d’Anhalt-Dessau, et même de principautés plus considérables, voire de royaumes. La manifestation pacifique de Bamberg, comme ils l’appelaient gravement, aurait été le plus beau jour de leur vie, si plus récemment encore ils n’avaient pas remporté un triomphe beaucoup plus éclatant, lorsqu’entre l’Autriche, qui demandait la mobilisation des contingens fédéraux, et la Prusse, qui naturellement n’en voulait pas, ils ont inventé et fait adopter la mise sur pied de guerre. Quant à l’Autriche et à la Prusse, elles étaient représentées, avec la France et l’Angleterre, à la conférence de Vienne, qui devait prendre bientôt une très grande importance, mais qui n’avait encore fait que deux tentatives de conciliation, également malheureuses toutes les deux : la note de Vienne, repoussée d’abord par la Porte, et dont il fut ensuite impossible de presser l’acceptation, lorsque les commentaires du comte de Nesselrode en eurent fixé le sens ; puis l’offre de médiation, à laquelle, comme nous l’avons dit, l’empereur Nicolas n’avait pas encore répondu.
Voilà le point de départ des événemens. Comment se sont-ils développés ?
Lorsque les gouvernemens anglais et français résolurent d’envoyer leurs troupes en Orient, ils n’avaient et ne pouvaient sans doute avoir un plan de campagne bien arrêté[4]. En tout cas, s’ils en avaient aucun, on doit croire, à en juger par les premiers actes des généraux alliés, que ce plan de campagne était assez peu d’accord avec ce que l’opinion publique attendait alors de deux si grandes nations. En général on ne se rendait pas bien compte de la position singulière qu’avait prise la Russie, occupant deux provinces de l’empire ottoman contrairement à toutes les notions de droit international, mais hésitant, mais n’osant pas pousser son injuste entreprise jusqu’au bout, et s’étant engagée vis-à-vis de l’Europe, même après la déclaration de guerre de la Turquie, à rester sur la défensive. Cependant c’est surtout quand on est dans son tort et qu’on a pris le parti d’y rester, qu’il semble que l’on peut appliquer sans scrupule le fameux adage des jésuites : qui veut la fin veut les moyens ! Que serait-il donc arrivé, par exemple, si dans les premiers jours d’octobre 1853 l’empereur Nicolas, prenant acte et se faisant fort de la déclaration de guerre de la Porte, eût renoncé à la comédie de modération qu’il jouait encore devant l’Europe, et prétendu que, délié de ses engagemens par suite de la dénonciation des hostilités, il ne faisait qu’user de son droit en donnant l’ordre à sa flotte de Sébastopol de prendre à son bord le corps de débarquement, qui était tout prêt depuis plus d’un an, et de se diriger sur Constantinople ? Les vents du nord, qui règnent pendant l’automne, eussent conduit la flotte russe en deux ou trois jours à l’entrée du Bosphore, et il est douteux que les canons du château génois et les treize vaisseaux turcs (dont quatre égyptiens presque innavigables) qui étaient à l’ancre dans les eaux de Buyukdéré et de Thérapia eussent pu l’arrêter, comme il n’est pas prouvé que la flotte anglo-française, mouillée encore à cette époque dans la baie de Besika, aurait pu arriver à temps pour prêter aux Turcs une assistance utile. Si l’affaire eût été conduite avec prudence et résolution, les amiraux anglais et français, qui auraient dû prendre alors sur eux de déclarer et de faire la guerre au nom de leurs gouvernemens, n’auraient probablement pu être prévenus de ce qui se passait que vingt-quatre ou trente heures après que la flotte russe eût été déjà sous les murs de Constantinople. Qu’on n’oublie pas en effet que, dans ce même mois d’octobre, il a fallu huit jours entiers aux escadres combinées pour franchir le passage des Dardanelles, et presque un mois pour se porter de Besika à Beïcos[5]. Dans des circonstances aussi critiques, on aurait certainement trouvé le moyen d’abréger de si longs délais ; néanmoins il serait encore resté bien du temps aux Russes pour agir, pour foudroyer la capitale de l’empire, pour soulever la population grecque, pour déterminer une crise dont l’issue eût été impossible à prévoir. Sans doute c’eût été un parti aventureux, et surtout peu honnête ; mais après tout ce qu’on avait déjà fait, et lorsqu’on avait l’intention bien arrêtée de persévérer dans les premiers erremens, on ne sait pourquoi la Russie n’a pas tenté quelque entreprise de ce genre, ou du moins quelque chose qui lui fît plus d’honneur que l’affaire de Sinope, qui pût lui faire espérer un plus grand profit. L’opinion était bien loin alors d’attribuer de pareilles visées à la Russie. Elle avait oublié que, jusqu’à-la déclaration de guerre de la France et de l’Angleterre, le gouvernement de l’empereur Nicolas avait pris l’engagement de se tenir exclusivement sur la défensive. Aux yeux du public, la guêtre avait été engagée sur la ligne du Danube avec toutes ses conditions ordinaires, et moins d’abord il avait eu de confiance dans la force de résistance des Turcs, plus ensuite il se laissait exalter par leurs moindres succès. Les gouvernemens alliés ne partageaient probablement pas cet entraînement, et la plus vulgaire prudence leur conseillait de commencer par organiser leurs forces et d’observer ce qui se passait sur le Bas-Danube, où les premières opérations de l’ennemi avaient pris une tournure menaçante. Ils avaient d’ailleurs d’autres sources d’information que les bulletins plus ou moins véridiques des deux parties. Des officiers envoyés sur le théâtre de la guerre, sir John Burgoyne, général du génie, M. Dieu, colonel d’état-major, M. Ardent, colonel du génie, et d’autres dont les noms nous échappent, avaient parcouru les Balkans, visité les places fortes de la Turquie, inspecté l’armée d’Omer-Pacha, étudié les ressources militaires et administratives du pays, et c’était sans doute d’après leurs rapports que les gouvernemens se dirigeaient. Ces rapports n’ont pas été publiés et peut-être ne le seront-ils jamais; il faut croire cependant qu’ils ne représentaient pas la situation sous un jour très encourageant. Si cette induction est exacte, elle explique pourquoi les armées alliées envoyées au secours de la Turquie s’arrêtèrent à Gallipoli, choisi non pas comme première étape, mais comme la base et le pivot des opérations futures. Se faire de la presqu’île une place d’armes inexpugnable, prendre une position qui domine les abords de Constantinople, [5] couvrir la capitale par des travaux qui devaient embrasser dans leur vaste système de défense toute la ligne qui va de la Méditerranée à la Mer-Noire, depuis le golfe de Saros jusqu’au cap Kara-Bournou : tel est le plan que paraissent avoir conçu d’abord les généraux anglais et français. Il semble que l’on craigne de voir les Russes, suivant les traditions de Diebitch, faire un puissant effort sur la ligne des Balkans et reparaître bientôt avec leurs masses de cavalerie dans la plaine d’Andrinople. C’est à fortifier la capitale et la presqu’île de Thrace que les armées alliées emploient le mois d’avril et la plus grande partie du mois de mai 1854.
Il est bien loin de notre pensée de critiquer cette première vue que les gouvernemens de France et d’Angleterre semblent avoir eue de la campagne. Par beaucoup de motifs, on devait agir ainsi. Les deux puissances maritimes n’étaient pas seulement alors les deux uniques alliées actives de la Turquie; elles n’avaient aucune donnée certaine sur l’effet que leur déclaration de guerre allait produire en Europe, sur les modifications qu’un pareil acte allait faire subir à l’attitude des autres cabinets. Aussi longtemps que la Prusse et l’Autriche n’avaient pas pris de position définie, il était sage sans doute de ne pas s’engager plus loin vers le nord avant de s’être établi et d’avoir reconnu les intentions de l’ennemi que l’on venait combattre. Il y avait aussi d’autres raisons qui étaient peut-être plus réelles encore. Les gouvernemens qui n’avaient pas voulu croire que la Russie pousserait les choses à l’extrémité, qui avaient craint d’irriter la situation en développant leurs arméniens lorsque l’on négociait à Vienne, lorsque la Prusse et l’Autriche particulièrement faisaient espérer que l’empereur Nicolas finirait par se rendre à leurs conseils, étaient assez peu capables, un mois après avoir déclaré la guerre, de prendre l’offensive, surtout à cinq cents lieues de Toulon, à mille lieues de Portsmouth. Si l’on se rappelle qu’il y a vingt-cinq ans, en 1830, il fallut une année entière de préparatifs pour envoyer une armée de trente-cinq mille hommes à Alger, à cent cinquante lieues de Toulon, on ne peut qu’admirer la merveilleuse rapidité avec laquelle on a su agir en 1854; mais de ce que l’on put transporter comme par enchantement une cinquantaine de mille hommes sur les bords de la mer de Marmara, il faudrait se garder de conclure que, dès le jour de leur arrivée à Gallipoli ou à Scutari, ces troupes représentaient une armée convenablement équipée pour marcher droit à l’ennemi : elles n’avaient encore ni cavalerie ni moyens de transports par terre. Maître de la mer, on avait pu les acheminer par détachemens isolés; débarquant dans un pays ami, on avait pu les mettre à terre sans grands bagages, en comptant sur les ressources que les localités devaient offrir au moins dans les premiers temps, en s’en remettant aux troupes elles-mêmes du soin de s’organiser à mesure qu’elles arriveraient à leur destination et qu’elles recevraient le matériel qu’on leur expédiait en toute hâte ; mais ces conditions même excluaient la possibilité d’une entrée immédiate en campagne.
En se perfectionnant, l’art de la guerre n’a pas réduit, comme poids ou comme volume absolu, la quantité du matériel qu’une armée doit traîner après elle ; ce qu’on a surtout obtenu, c’est de réduire sous un poids et sous un volume comparativement moindres une quantité de puissance plus considérable qu’autrefois. Dans nos guerres d’Afrique, cela a été un avantage immense, et qui seul a rendu possibles les expéditions presque fabuleuses de nos colonnes, si légères et si mobiles. Le peu qu’elles portaient avec elles suffisait à vaincre la résistance des barbares ; mais en face d’un ennemi pourvu de tous les moyens inventés par la science ou par l’industrie, la somme de ce qu’on appelait autrefois les impedimenta belli, les entraves de la guerre, et qu’il serait peut-être plus juste de nommer aujourd’hui ses instrumens, est certainement plus grande que par le passé. Si l’on a diminué les équipages personnels des princes, des officiers et même des soldats, en revanche on n’a pas cessé d’augmenter les approvisionnemens généraux des armées ; il semble même qu’ils doivent être d’autant plus considérables, que l’on agit plus loin de chez soi, et que, pour aller trouver un ennemi civilisé, il faut traverser des pays moins peuplés, moins percés de routes, moins riches, moins industrieux. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer le nombre des chevaux qu’entretenaient jadis les armées avec celui qu’elles entretiennent aujourd’hui : non pas que la proportion de la cavalerie par rapport aux gens de pied se soit accru, c’est peut-être le contraire qui est arrivé, mais parce que le service de l’artillerie s’est beaucoup développé, parce qu’il faut avoir encore un train des parcs, un train des équipages, puis des chevaux pour le génie, pour les pontonniers, pour les ambulances, etc. C’est pour avoir été dépourvue de quelques-uns de ces indispensables auxiliaires que l’armée anglaise a incomparablement plus souffert que la nôtre en Crimée, et à l’heure où nous parlons, c’est encore parce que les alliés n’ont pas un nombre suffisant de chevaux, surtout de chevaux de trait[6], qu’ils ne peuvent pas aller chercher l’armée russe qui tient la campagne entre Eupatoria et Simféropol, et qu’ils ont éprouvé tant de difficultés dans leurs travaux de siège, sur la distance presque imperceptible, quand on regarde la carte, qui sépare la plage de Kamiesh du bastion du Mât, ou le port de Balaclava de la tour Malakof. « Ç’a été un jeu pour nous, disait à la chambre des communes M. Sidney Herbert, secretary at war dans le cabinet de lord Aberdeen, c’a été un jeu pour nous de franchir les trois mille milles que l’on compte de la côte d’Angleterre à celle de Crimée; mais nous avons échoué sur les six derniers milles de la route que nous avions à fournir pour approvisionner convenablement nos troupes, sur ls six milles qui s’étendent du port de Balaclava aux lignes anglaises devant Sébastopol. »
Toutefois les événemens qui s’accomplissaient en Europe allaient bientôt permettre aux armées alliées de quitter la position purement défensive qu’elles avaient dû prendre d’abord.
La déclaration de guerre adressée par la France et par l’Angleterre à la Russie avait produit partout une grande impression, mais nulle part plus qu’en Allemagne, où les allures, le ton hautain, l’influence et l’ambition de la Russie excitent des antipathies et des appréhensions plus vives qu’en aucun pays de l’Europe. L’effet s’en fit sentir presque aussitôt à Vienne, et c’était chose toute naturelle, Vis-à-vis des autres membres de la conférence qui s’était formée depuis le mois de juillet précédent, t:’est-à-dire vis-à-vis de l’Autriche et de la Prusse, la résolution suprême que venaient de prendre la France et l’Angleterre pouvait à bon droit être regardée comme une sorte de mise en demeure. Jusque-là, il est vrai, tous les protocoles de Vienne n’imposaient aucune obligation étroite à ceux qui les avaient signés, jusque-là il ne s’était encore agi pour la conférence que de proclamer des principes, que d’offrir ses bons offices ou sa médiation; mais lorsqu’enfin on voyait ses tentatives de médiation si mal accueillies par la Russie, lorsque les deux puissances avec lesquelles on s’était mis depuis huit mois en communauté d’idées annonçaient que le sentiment de leur dignité blessée par les façons altières du cabinet de Saint-Pétersbourg et la violation des engagemens les plus positifs les contraignaient à prendre les armes pour le maintien des principes proclamés en commun, alors il était bien difficile, sinon impossible, de ne pas sortir des termes généraux où l’on s’était tenu jusqu’à ce moment, de ne pas arrêter à son tour quelques principes non plus de théorie politique, mais d’action. S’abstenir, c’était faire aveu d’impuissance, c’était reconnaître qu’on n’avait ni le courage, ni la loyauté de maintenir ce qu’on avait déclaré nécessaire à l’équilibre européen; c’était abdiquer, c’était sortir de ce concert des grandes puissances auquel il peut être dangereux de vouloir tenir tête, et d’où l’on ne peut se retirer pour jouer un rôle passif, une fois qu’on a eu l’honneur d’y être admis, qu’en perdant son prestige et sa considération. Le protocole, on devrait dire la convention du 9 avril 1854, ne fut donc que la conséquence forcée des déclarations faites le 27 mars par la France et par l’Angleterre.
Dans ce document, l’Autriche et la Prusse ne reconnaissaient pas seulement le droit de l’Angleterre et de la France à faire la guerre, elles déclaraient encore qu’elles-mêmes avaient lieu de se tenir pour offensées, et elles s’engageaient à maintenir, comme condition sine quâ non de la paix future, l’intégrité territoriale de l’empire ottoman, à rattacher l’existence de cet empire à l’équilibre général de l’Europe, enfin à n’entrer dans aucun arrangement avec la Russie sans en avoir préalablement délibéré en commun avec les puissances occidentales.
C’étaient là des engagemens positifs et considérables, mais que les deux cours ne devaient pas trouver encore suffisans; elles allaient à leur tour entrer dans la querelle avec un traité particulier qui ne leur imposait pas seulement, comme le protocole du 9 avril, l’obligation de faire prévaloir certains principes dans un avenir indéfini, mais qui précisait un moment où elles devraient prendre les armes. Le 20 avril 1854, le jour même où le maréchal de Saint-Arnaud prenait officiellement à Marseille le commandement de l’armée d’Orient, les deux grandes puissances allemandes signaient en effet un traité d’alliance offensive et défensive par lequel elles promettaient de poursuivre auprès de la cour de Russie l’évacuation des principautés et la suspension du mouvement de l’armée russe sur le territoire ottoman. Dans le cas où les négociations n’aboutiraient pas, l’une des deux parties contractantes s’engageait à mettre son armée sur le pied de guerre, et toutes deux s’obligeaient à prendre l’offensive contre la Russie, si elle déclarait l’incorporation des principautés à son territoire, si elle franchissait la ligne des Balkans, ou même si elle l’attaquait. Toutefois ce n’était pas encore assez pour aider efficacement au rétablissement de la paix. Si les deux grandes puissances allemandes eussent osé ou pu faire davantage, peut-être la Russie, qui depuis a accepté en principe les quatre propositions formulées dans les notes du 8 août 1854, aurait-elle reculé devant la perspective nettement dessinée d’une coalition générale. Est-il plus honorable pour elle de négocier après Silistrie, après Giurgevo, après l’Alma, après Inkerman, après le traité du 2 décembre, qu’il ne l’eût été au milieu d’avril 1854, lorsque ses armes n’avaient encore éprouvé aucun revers sérieux, lorsqu’elle venait de remporter quelques succès sur le Bas-Danube et dans la Dobrutscha, lorsqu’on donnant à la Prusse et à l’Autriche des gages certains de sa bonne volonté, elle eût mis ces deux puissances en position d’offrir à tous les belligérans une médiation qu’il eût été difficile de repousser? Au fond, c’était ce que désiraient l’Autriche et la Prusse, la Prusse surtout, ce qu’elles ont sans doute espéré, mais ce qu’elles n’ont pas obtenu par le protocole ni par le traité d’avril.
Il serait souverainement injuste cependant de ne pas reconnaître l’importance que ces actes ont eue dans leur temps. Si étrange, pour ne rien dire de plus, que soit aujourd’hui la position de la Prusse, qui, après avoir tout signé jusqu’au mois de juillet, et même recommandé à Saint-Pétersbourg, par des pièces qu’elle ne peut plus retirer, l’acceptation des quatre propositions formulées dans les notes du 8 août, s’est trouvée exclue de la conférence de Vienne, où l’on n’a pas négocié sur d’autres bases que celles des notes du 8 août ; si singulière, disons-nous, que soit cette position, il ne faut pas croire néanmoins qu’au mois d’avril 1854, quelques jours à peine après la déclaration de guerre, ce n’ait rien été que de voir la Prusse liée au moins dans la question de principe avec les puissances occidentales; à bien plus forte raison cela est-il vrai de l’Autriche, dont la conduite n’est pas toujours appréciée comme elle devrait l’être.
L’Autriche a dans cette question des intérêts très certains, mais très divers, très positifs, mais très compliqués. Cela peut ralentir son allure, qui n’a jamais été, que nous sachions, ni vive ni rapide; mais, dans toute cette affaire, elle a toujours été sûre et ferme et plus nette chaque jour qu’elle ne l’avait été la veille. Si l’Autriche, en sa qualité de puissance riveraine du Danube, est intéressée au moins autant que personne à refouler de ce côté l’influence de la Russie, elle est aussi puissance italienne, et elle aussi, elle a pris sa part des dépouilles de la Pologne; si d’un côté elle doit se défendre contre la propagande slave, de l’autre elle est puissance allemande, elle préside la diète germanique, où la majorité des princes, qui seuls y sont représentés, sont à la dévotion de la Russie. Si ferme et si arrêtée que soit sa volonté particulière, elle ne peut cependant pas se séparer de ce grand corps, qui semble avoir été créé pour l’immobilité, que les traités de 1815 ont heureusement constitué comme résistance passive, mais auquel ils n’ont donné que bien peu d’élémens d’activité propre. Qui pourrait comprendre l’Autriche ou la maison de Habsbourg reniant son origine, ses traditions, sa gloire, son honneur, et sacrifiant pour l’intérêt d’une crise passagère le solide appui qu’elle trouvera toujours en Allemagne, aussi longtemps du moins qu’elle-même n’aura pas rompu les liens qui l’attachent à la famille germanique ? C’est une grande garantie de sécurité pour elle, mais qui lui impose aussi des tempéramens, des transactions, des lenteurs dans l’exécution des desseins qu’elle peut concevoir. On ne lui tient pas assez de compte ni de ces nécessités de sa situation, ni de la persistance d’initiative dont elle a d’ailleurs fait preuve depuis un an. Après le traité du 20 avril, c’est le traité du 13 juin, conclu avec la Porte pour l’occupation des principautés durant le siège de Silistrie, c’est ensuite la proposition faite à la diète de se rendre partie au traité du mois d’avril; puis, quand l’Allemagne a accepté, c’est la signature de la note du 8 août, puis la demande de mobilisation des contingens fédéraux, puis le protocole du 28 novembre, et enfin le traité du 2 décembre. Ce sont là des actes significatifs, et dont chacun entraîne l’Autriche un peu plus avant dans la voie où elle s’est engagée.
Quoi qu’il en soit, le protocole du 9 avril, qui montrait que l’accord subsistait toujours entre les grandes puissances malgré les déclarations de guerre du 27 mars 1854, le traité de Berlin, qui prouvait que l’Autriche et la Prusse entendaient aussi dans de certaines limites résister à la Russie, produisirent en Europe une vive impression, et l’effet s’en fit sentir presque immédiatement à Saint-Pétersbourg, surtout lorsque parut dans la Gazette officielle de Vienne la lettre par laquelle l’empereur François-Joseph ordonnait à son ministre de l’intérieur, M. le baron de Bach, de faire procéder immédiatement à une levée de 95,000 hommes. La cause assignée par l’empereur à cette levée extraordinaire, c’était la concentration de troupes russes qui s’opérait depuis quelque temps sur la frontière nord-est de l’empire, aux environs de Cracovie, et que la Russie justifiait de son côté par les mouvemens analogues que faisait à la même époque l’armée autrichienne en Transylvanie et dans le Bannat. C’est ici le lieu de remarquer la singulière position qu’occupent les deux empires l’un par rapport à l’autre, et de voir comment il suffit, dans le cas d’une lutte en Orient, qu’ils ne soient pas complètement d’accord pour paralyser réciproquement une partie de leurs forces. Lorsque c’est la Russie qui commence l’attaque en passant le Pruth et occupant les principautés, voyez en effet quelles inquiétudes doit inspirer à l’armée active des Russes cet éperon des Karpathes, cette forteresse naturelle de la Transylvanie, qui s’avance dans l’est jusqu’à une quarantaine de lieues du Pruth, et qui permettrait de prendre à revers tout l’armée répandue dans les principautés ! Les Russes ont aussi un moyen de faire échec à une pareille démonstration des Autrichiens en réunissant à leur tour une armée d’observation dans l’angle que forme à Cracovie la frontière allemande. Là, les Russes sont à moins de cent lieues de Vienne, et le gain d’une bataille pourrait leur en ouvrir le chemin par un pays riche et facile. C’est sur ce point que l’Autriche est vulnérable pour la Russie : c’est là aussi qu’une grande armée russe est rassemblée depuis un an, et c’est à couvrir, cette importante position que sont employées presque toutes les ressources disponibles de l’Autriche. C’est une situation d’équilibre réciproque qui a dû la rendre beaucoup plus circonspecte que la France et l’Angleterre, mais qui a eu cependant jusqu’ici pour résultat de paralyser et d’immobiliser cent cinquante ou deux cent mille Russes, plus peut-être, qu’où aurait trouvés sur les bords du Danube ou en Crimée, si l’attitude de l’Autriche ne les avait pas retenus dans le voisinage de sa frontière. Le service rendu indirectement aux puissances alliées a été réel et considérable.
Ces démonstrations de l’Europe forcèrent tout d’abord la Russie à modifier sa position dans les principautés. Coupée de ses communications dans la Mer-Noire, ayant en face les Turcs, que pouvait bientôt appuyer un corps auxiliaire de soixante mille Anglo-Français, et devant tenir compte sur ses derrières des troupes que l’Autriche réunissait en Transylvanie, il était impossible à l’armée du prince Gortchakof de rester éparpillée dans les principautés depuis Kalafat jusqu’à Galatz sans places fortes, sans base d’opérations, sans lieux sûrs de dépôt pour ses vivres et pour son matériel. H était imprudent de ne pas évacuer le pays, et il était dur de le faine après une campagne pénible et laborieuse où l’on n’avait pas eu d’avantages capables de compenser cette retraite imposée presque sans combat, ou du moins sans avoir encore vu d’autres ennemis que les Turcs, par les nécessités stratégiques et par les manœuvres de la diplomatie. On s’ingéniait à Saint-Pétersbourg pour relever le moral des troupes, pour tâcher de sauver les apparences, pour trouver surtout quelque moyen de frapper un coup brillant sans se compromettre davantage avec les puissances allemandes. On se décida en conséquence à abandonner d’abord la petite Valachie pour concentrer l’armée sur le Sereth, et en même temps on résolut de pousser vivement les opérations qu’on, avait assez heureusement commencées sur le Bas-Danube et dans la Dobrutscha, et de les couronner par la prise de Silistrie. On satisfaisait ainsi aux nécessités de la position militaire et politique sans avoir l’air de reculer, en marchant au contraire en avant, mais en restant dans les limites où le traité du 20 avril posait le casus belli. Afin de donner plus d’éclat à ce plan d’opérations, le maréchal Paskiévitch était, au mois d’avril, nommé au commandement de l’année du Danube.
Il serait téméraire de prétendre savoir ce qui s’est passé dans les conseils de l’empereur Nicolas, et d’assurer que ce plan de campagne ait jamais été formulé aussi nettement qu’il vient d’être dit. Les résolutions des Russes, comme celles de toutes les puissances, devaient être incessamment modifiées par les événemens qui se produisaient chaque jour. Si l’on examine cependant leur conduite dans son ensemble, on verra qu’elle suppose les projets que nous leur avons prêtés ; c’est tout ce qu’on a voulu indiquer ici. Malgré la réserve qu’auraient dû lui inspirer les souvenirs de ce qui s’était passé dans la campagne de 1828, on assure que l’empereur Nicolas avait encore, en 1854, la prétention de diriger du fond de son cabinet les opérations de ses armées, et on attribue à son immixtion perpétuelle dans des événemens dont il ne pouvait pas être à Saint-Pétersbourg un juge bien compétent les revers que le prince Gortchakof a essuyés dans sa campagne d’hiver. On croit savoir encore que le siège de Silistrie a été aussi imposé malgré lui au maréchal Paskiévitch, que c’est le dépit de se voir perpétuellement contrarié dans tout ce qu’il voulait faire qui l’a décidé à abandonner le commandement de l’armée, et même on affirme que la blessure qui a servi de prétexte à sa retraite n’a jamais existé.
Les alliés n’avaient cependant pas attendu l’effet que le traité du 20 avril 1854 devait produire à Saint-Pétersbourg pour commencer les hostilités. Dans la Baltique, la flotte anglaise, qui, dès le mois de mars, avait franchi les Belts, s’avançait dans l’est au fur et à mesure que l’adoucissement de la température lui ouvrait le passage, et en attendant qu’elle pût aller montrer son pavillon dans les eaux du golfe de Finlande, elle faisait une chasse active à tous les navires russes. Dans la Mer-Noire, la flotte combinée avait reçu le 10 avril la nouvelle de la déclaration de guerre avec de grands transports d’enthousiasme, et dès le 22 elle cherchait à Odessa la réparation d’un outrage commis contre un parlementaire. C’est là que les premiers coups de canon furent échangés. L’affaire en elle-même eut assez peu d’importance, comme le disait avec bon goût l’amiral Hamelin dans son rapport, mais seulement parce que les amiraux de la flotte combinée n’ont pas voulu lui donner de plus grandes proportions. De ce qu’on s’est attaqué seulement au port et aux établissemens publics, les généraux russes ont prétendu dans leurs bulletins une foule de choses extraordinaires. Peut-être sont-ils excusables, parce qu’ils ignoraient ce qu’on voulait faire et les limites que les amiraux avaient eux-mêmes imposées d’avance à leur action. Peut-être cependant seront-ils détrompés un jour, lorsqu’on écrira l’histoire de cette guerre, lorsqu’ils pourront lire le projet de combat arrêté d’avance en conseil, et qui semble être le compte-rendu exact de tout ce qui s’est passé le jour même de l’action, tant l’exécution du programme a été complète. Rien de plus, rien de moins que ce qu’on avait voulu.
C’était le commencement des hostilités, mais ce n’était pas encore la guerre réelle, la guerre qui produit des résultats à la suite desquels on est obligé de faire la paix. Si la guerre n’était pas le moyen, cruel sans doute, mais le seul souvent qui soit possible pour arriver à la paix, ce serait certainement le plus grand crime des nations. La flotte russe, en refusant toute offre de combat, en restant dans ses ports, à la grande déconvenue de nos marins, en ne voulant pas se risquer, même lorsqu’on lui présentait la bataille à infériorité de nombre et de force pour nous, remettait le sort de la guerre aux mains des armées de terre. C’était à elles d’agir. Or, quand il fut bien acquis que le passage des Balkans par les Russes serait considéré par les puissances allemandes comme un casus belli, lorsque les événemens de la campagne que les Russes faisaient alors dans la Dobrutscha et sur les bords du Danube eurent démontré que l’armée ottomane possédait une plus grande force de résistance qu’on ne l’avait d’abord supposé, il n’y avait plus de raison pour l’armée anglo-française de rester à Gallipoli et à Andrinople. Elle était là sur le terrain interdit par le traité du 20 avril, elle aurait eu l’air d’y rester sous sa protection. Elle qui était venue pour prêter assistance au sultan, si elle avait attendu dans les plaines de la Roumélie que l’armée ottomane eût seule repoussé l’ennemi commun, ou eût succombé sous l’effort que les Russes faisaient alors sur les bords du Danube, elle se serait déconsidérée, et il n’y aurait eu en Europe et dans le monde qu’un cri contre elle. Par cela seul qu’elle était maîtresse de la mer, et que la résistance des Turcs donnait assez de garanties de solidité pour qu’on ne fût pas à la merci d’une manœuvre hardie, comme on l’avait été en 1829, il fallait se rapprocher du théâtre des opérations actives, il fallait marcher à l’ennemi. Tel était le sentiment universel et juste dans les troupes des deux nations, et ce fut avec la satisfaction la plus vive qu’elles reçurent l’ordre d’aller prendre position à Varna.
C’était de toute façon une résolution sensée. Si l’armée turque devait succomber, si la place de Silistrie devait être prise, si les Russes, vainqueurs d’Omer-Pacha, devaient rêver un nouveau passage des Balkans, il ne leur était pas permis de laisser à Varna, sur leurs flancs, un corps de quarante ou de cinquante mille hommes, composé de la fleur des armées de l’Angleterre et de la France, et qui, dans le cas d’une marche sur Andrinople, les aurait infailliblement coupés de leur ligne de retraite, de leurs approvisionnemens, de leur base d’opérations. L’armée du maréchal Paskiévitch y aurait péri tout entière, ou bien elle aurait été forcée de venir présenter la bataille aux alliés, et c’était ce qu’ils devaient chercher, ce qu’ils cherchent encore aujourd’hui en Crimée. Si les Turcs réussissaient à se défendre sur la rive droite du Danube, s’ils forçaient les Russes à repasser sur la rive gauche, l’armée alliée pouvait espérer d’arriver assez à temps pour prendre part aux opérations; en tout cas, elle restait toujours sur sa base, en position de se porter sur le Danube, si les circonstances l’exigeaient, ou ailleurs, si les Russes, en se retirant dans l’intérieur des terres avant qu’elle eût le temps de s’organiser pour une campagne méditerranéenne, lui dérobaient la chance de les joindre. Tout le littoral de la Mer-Noire restait toujours exposé à ses coups.
Les événemens devaient aller plus vite que les prévisions des hommes. Les Russes, qui avaient inauguré la campagne par des succès assez brillans, qui avaient forcé le passage du Danube, qui avaient emporté Isaktcha, Toultscha, Matchin, qui avaient pu mettre le siège devant Silistrie, allaient échouer devant cette place, et, par suite de cet échec, ils repassaient sur la rive gauche du fleuve et évacuaient les principautés avant que l’année alliée eût pu se mettre sur le pied de campagne, et se pourvoir du matériel et des moyens de transport qui lui étaient indispensables pour aller chercher l’armée russe sur les bords du Danube. C’est le 1er juillet que le maréchal de Saint-Arnaud prend en quelque sorte, par un ordre du jour, position à Varna. C’était déjà dans la nuit du 29 au 30 juin que les Russes avaient levé le siège de Silistrie. Bien que l’honneur principal de la levée du siège, qui a été l’un des événemens les plus importans de la guerre, appartienne sans contredit à l’armée turque, il faut reconnaître que deux causes secondaires y ont aussi puissamment contribué. L’une, ce sont Les pertes épouvantables que l’insalubrité du climat et de la saison a fait éprouver aux Russes et devait nous faire subir à nous-mêmes, soit au repos à Varna, soit lorsque l’impatience de rencontrer l’ennemi allait si malheureusement faire entrer une de nos divisions dans la Dobrutscha; l’autre, c’était l’appréhension bien légitime qu’inspirait aux Russes l’arrivée de l’armée alliée à Varna.
Je ne sais ce que les Russes en diront quand ils écriront l’histoire à leur manière; mais ce qui est certain, c’est qu’une très grande partie des travaux, d’ailleurs très bien exécutés, qu’ils firent devant la place, avait pour but exclusif de se protéger contre la possibilité d’une diversion par les Anglais et les Français. Les tranchées qu’ils ont laissées derrière eux à Silistrie ont fait l’admiration de tous les officiers qui les ont visitées, et elles ont dû donner un pressentiment de ce qu’ils ont été capables de faire à Sébastopol comme rapidité et comme excellence de travail. Du reste, ce n’a pas été le seul genre de mérite qu’ils aient montré dans ce siège, si meurtrier pour eux, et qu’ils n’ont abandonné qu’après quarante jours de tranchée ouverte, lorsque la position compromise qu’ils occupaient, et qu’ils n’étaient plus de force à garder, les exposait à la chance d’être jetés dans le Danube. Officiers et soldats semblent avoir fait leur devoir, dans ces circonstances si tristes pour eux, avec une égale ardeur, et le nombre des généraux tués ou blessés suffirait seul à prouver que les chefs ne se ménageaient pas plus que les autres. Par un singulier hasard, le général Schilders, qui est mort des suites d’une blessure reçue devant Silistrie, était l’officier du génie qui, colonel alors, avait dirigé l’attaque de la place en 1829, et le prince Gortchakof, qu’on dit avoir été également blessé an siège de 1854, commandait comme général-major le corps de siège en 1829. C’est au siège de 1854 que se fit remarquer d’une façon particulière un capitaine du génie, M. de Totleben, qui, dit-on, est aujourd’hui général, et qui a bien mérité sans doute cet avancement si rapide, car c’est lui qui dirige depuis le commencement tous les travaux de la défense de Sébastopol. Mais aussi plus sérieuse a été l’attaque, plus il revient d’honneur aux assiégés. Parmi ceux-ci, il faut distinguer les Égyptiens, qui ont construit, armé et défendu l’ouvrage appelé, d’après eux, fort des Arabes, Arab-Tabia, ouvrage de fortification passagère, ouvert à la gorge, armé de neuf pièces de canon seulement, dépourvu de tout revêtement, et contre lequel cependant vint se briser le principal effort des assaillans. Les Russes l’ont battu avec des masses d’artillerie considérables, ils ont plusieurs fois bouleversé ses épaulemens par la mine, par les bombes, par les boulets; ses défenseurs l’ont toujours relevé. Il faut citer encore les Albanais Myrdites, catholiques latins, qui ont déployé une intelligence et une ténacité merveilleuse dans la guerre d’embuscade et de chicane qui s’engagea tout autour de ce point si chèrement disputé. Parmi les hommes, il faut nommer Moussa-Pacha, le colonel Grach et deux officiers anglais de l’armée de l’Inde, MM. Butler et Nasmyth, qui avaient profité d’un congé pour venir faire la guerre sur les bords du Danube. Le premier, capitaine au régiment des chasseurs de Ceylan (Ceylon riflemen), fut tué d’une balle au front sur le rempart même d’Arab-Tabia, à la défense duquel il concourut de la manière la plus brillante. Un de ses frères, officier dans l’armée de la reine, a été tué à la bataille d’Inkermaa. M. Nasrayth,. capitaine d’infanterie dans l’armée de Madras, s’était voué aussi à la défense d’Arab-Tabia, et en même temps qu’il prenait part à l’action, il rédigeait la correspondance du Times. Les brillans services qu’il a rendus en cette occasion lui ont valu le rang de major dans l’armée de la reine. On assure que les journaux anglais comptaient cinq correspondans enfermés, pendant le siège, dans les murs de Silistrie.
Ainsi, par terre comme par mer, l’ennemi se dérobait; l’armée russe quittait en hâte la rive gauche du Danube, elle évacuait les principautés, elle menaçait de se retirer dans les profondeurs de la Bessarabie, et sa flotte, toujours immobile sur ses ancres au fond de la rade de Sébastopol, se laissait bloquer sans même avoir l’air de prendre garde à nos croiseurs. Que faire? quelle conduite tenir? quelle entreprise tenter ?
Sur ce point, je le sais, les avis ont été et sont encore très partagés. Cependant, malgré tout ce qui est arrivé, malgré les lenteurs, les incertitudes et les cruelles épreuves du siège de Sébastopol, il semble que l’on doive dire encore que ce que l’on a fait était ce qu’il y avait de mieux à faire, et peut-être la seule chose que l’on pût faire. On discutera les moyens que l’on a employés, on contestera le talent des généraux, la prévoyance des gouvernemens, l’habileté des administrations; on blâmera la fameuse marche tournante sur Balaclava, et peut-être aura-t-on raison : sur tous ces points, il y a beaucoup à dire; mais je ne sais pas encore une bonne raison à donner pour prouver qu’après le siège de Silistrie et la retraite des Russes les armées alliées ont pu songer à autre chose qu’à l’expédition de Crimée, ou que même elles auraient pu ne la pas faire. Je persiste à croire que le projet était bon, qu’il a déjà produit des résultats utiles et avantageux, et, pour n’en citer qu’un, on doit regarder, par exemple, comme un résultat important d’avoir convaincu la Russie qu’on lui faisait une guerre sérieuse, et de l’avoir amenée à accepter en principe le protocole du 28 décembre.
Examinons en effet les diverses hypothèses que l’on a pu mettre en avant.
On dira peut-être que ce qu’il y avait à faire après la levée du siège de Silistrie, c’était de conserver sa position à Varna et d’attendre; mais attendre quoi? Ce n’est pas une solution qui doive être prise au sérieux. Qui pourrait avoir assez de candeur pour imaginer que la Russie aurait songé à traiter avec vous, parce que vous seriez restés à Varna? Les semblans de propositions qu’à la date du 29 juin le comte de Nesselrode adressait à l’Autriche n’étaient-ils pas dérisoires? et si vous aviez voulu y entendre, quel rôle ridicule n’auriez-vous pas joué ! Ce n’était pas à Varna, c’était à Toulon et à Portsmouth que vous auriez dû rester. Mais lorsqu’après plus d’un an de négociations où l’Europe avait épuisé tous les moyens de conciliation, deux puissances comme la France et l’Angleterre ont tiré l’épée, est-ce pour la rentrer dans le fourreau quand elles sont arrivées en présence de l’ennemi, en attendant qu’il lui plaise de négocier ou de se moquer d’elles? Qui oserait dire que deux puissances de cet ordre peuvent entrer dans une guerre contre la Russie sans devenir par le fait les principaux belligérans, sans être appelées, à raison même de leur grandeur et de leur état militaire, à prendre la première place sur le champ de bataille, à supporter le plus gros et le plus pesant de la guerre? Vraiment il eût fait beau voir que la France et l’Angleterre laissassent tout le poids de la difficulté sur les épaules des Turcs ! Dans quel abîme de déconsidération ne seriez-vous pas tombés, et la belle paix que vous auriez faite, si même il avait plu à l’ennemi de la faire, et comme il se serait gardé d’abuser de la patience dont vous lui auriez donné une preuve si édifiante!
On dira encore que si l’on devait faire quelque chose, c’était dans les principautés et dans la Bessarabie, ou bien dans le Caucase qu’il fallait agir; mais à ces diverses hypothèses il y a des objections formidables. Qu’eussiez-vous fait dans le Caucase, et en quoi ce que vous y auriez fait aurait-il pu servir au but que vous devez pour suivre dans la guerre, le rétablissement de la paix? Qui vous dit que vous auriez été bien reçus par ces héroïques, mais barbares peuplades, avec lesquelles on essaie depuis plus d’un an de nouer des relations sans avoir encore pu parvenir à aucun résultat? Voyez comment les Circassiens vous ont faussé compagnie l’autre jour, lorsque le Léopard et le Fulton sont allés attaquer Soudjak-Kale ! Peut-être n’a-t-on pas fait de ce côté des efforts assez considérables; en débarquant quelques milliers de réguliers turcs, conduits par des officiers du génie et de l’artillerie et pourvus d’un matériel respectable, il ne serait pas impossible d’enlever la chaîne de postes fortifiés qui représente aujourd’hui la seule route ouverte par terre à la Russie pour communiquer avec la Géorgie. Ce serait sans nul doute un résultat de quelque importance, car il mettrait en péril tout l’héritage conquis de ce côté par Pierre le Grand et par ses successeurs. Peut-être n’a-t-on pas tiré tout le parti qu’on aurait pu des moyens d’action dont on disposait dans le Caucase; qui osera dire cependant que la Russie aurait demandé la paix, parce qu’on aurait réussi dans une campagne de ce genre? qui soutiendra que c’était là un plan d’opérations digne d’occuper les armées de la France et de l’Angleterre?
Le projet de passer le Danube et d’attaquer les provinces méridionales de la Russie européenne est plus spécieux, toutefois il ne résiste pas mieux à une discussion loyale. Il est une première raison qui à nos yeux suffirait pour le faire condamner sans appel : c’est qu’une campagne faite dans ces provinces devait avoir pour conséquence la plus probable de changer le caractère de la guerre. Au lieu de faire une guerre toute politique et d’équilibre, on allait droit à la guerre révolutionnaire. Je sais bien que les réfugiés de toutes les nations qui abondent aujourd’hui dans le Levant, et qui assiégeaient en foule les quartiers de nos généraux, cherchaient à les entraîner dans cette voie; mais à coup sûr on ne saurait trop louer les généraux d’avoir résisté, au moins les principaux d’entre eux. C’était pour maintenir l’intégrité de l’empire ottoman, c’était pour obtenir de la Russie des garanties contre le retour des complications où l’Europe avait été jetée, que les alliés avaient pris les armes, et non pour révolutionner la Pologne ou la Hongrie. Une pareille entreprise eût changé tout l’état politique de l’Europe, rompu les alliances qui étaient en train de se former, décidé contre vous les hésitans, fait jeter le masque à tous vos ennemis secrets. Quelle folie de tenter une pareille aventure, lorsque l’Autriche paralysait à votre bénéfice une partie notable des forces de la Russie, lorsqu’elle se chargeait de garder pour vous les principautés, lorsque désormais elle répondait matériellement, aussi bien que moralement, de l’intégrité du territoire turc !
Une autre raison, et qui sans doute ne vaut pas moins que la première, c’est que l’armée n’était pas en état d’entreprendre une pareille campagne. De ce que l’on avait pu faire en un mois, grâce aux merveilleux progrès de la navigation à vapeur et au développement du matériel naval, ce qu’il eût été impossible de faire en un an un quart de siècle plus tôt, il ne faut pas conclure que le temps et l’espace sont supprimés. On avait transporté des troupes avec une rapidité incroyable, on avait pu les débarquer sans imprudence, parce qu’on était toujours sûr avec la flotte de pouvoir les maintenir et les ravitailler, mais on n’avait pas encore leurs équipages; les navires restaient toujours leur base d’opérations, leurs magasins, leurs dépôts, dont il était impossible de les séparer. Les ressources manquaient encore pour faire un mouvement en avant autrement que par mer ou le long de la côte; les correspondances de l’armée, nous en appelons aux souvenirs de tout le monde, n’étaient-elles pas alors unanimes pour affirmer que les alliés ne pouvaient pas, faute de moyens de transport, se rendre de Varna à Silistrie? A bien plus forte raison n’auraient-ils pas pu franchir le Danube et se lancer dans l’intérieur de la Russie, au milieu de plaines où l’ennemi n’eût pas manqué, comme autrefois les Scythes fuyant devant Darius, de faire le désert autour de vous partout où il aurait été encore à faire. Vous auriez peut-être commencé par les sièges d’lsmaïl et de Réni. Ce ne sont pas, il est vrai, des places aussi fortes ni surtout aussi bien armées que Sébastopol; mais si, même dans l’état où vous êtes aujourd’hui, vous avez encore tant de peine à mener votre matériel de siège de Balaclava ou de la baie de Kamiesh jusqu’à vos tranchées, comment vous y seriez-vous pris pour l’expédier depuis la mer jusqu’à Réni ou jusqu’à Ismaïl? Et le climat, qui a fait tant de victimes parmi vos troupes en repos dans leurs cantonnemens de Varna, quel mal ne leur eût-il pas fait dans les plaines et dans les marais du Danube? Si vous voulez savoir ce qu’il aurait pu vous en coûter, relisez les tristes récits qui ont paru dans le temps sur les pertes qu’a faites l’armée russe en évacuant les principautés, quoiqu’elle eût à peine à se défendre contre les Turcs. Et puis où, dans la Bessarabie, auriez-vous trouvé une position comparable à celle que vous occupez sur le plateau de Chersonèse ? Avec ce que vous aviez de monde, comment auriez-vous pu faire des sièges d’un côté et résister de l’autre aux armées de secours que la Russie pouvait jeter sur la Bessarabie bien plus facilement qu’en Crimée? C’est cent cinquante ou deux cents lieues de plus pour elle à faire faire à chaque soldat qu’elle expédie sur Sébastopol, à travers des pays et des steppes encore moins faciles que les plaines de la Bessarabie, et qui par exception semblent n’avoir pas de traînage pendant l’hiver ! Celui qui vient de s’écouler a été assez long, assez rude; ce n’est ni la neige ni le froid qui ont manqué, et cependant il ne parait pas, quoi qu’on en ait dit, que les traîneaux aient rendu quelques services au sud de l’isthme de Pérécop; tout ce que nous pouvons savoir porte au contraire à croire que les renforts n’ont pu arriver à l’armée du prince Menchikof qu’avec des peines inouïes, en laissant beaucoup de monde et presque tout leur matériel sur la route.
L’expédition de Crimée, ou pour mieux dire le siège de Sébastopol, ne présentait aucun de ces inconvéniens. Pour le faire, l’armée n’avait pas à quitter sa base d’opérations : la flotte et la mer, par laquelle elle était toujours sûre de pouvoir tirer des secours et des approvisionnemens. C’était une entreprise qui avait un but fixe, certain, précis, et en attirant la plus grande partie des forces militaires des belligérans dans la Crimée comme en un champ clos, elle empêchait peut-être la guerre d’étendre ses ravages. C’était aussi une entreprise digne des deux grandes nations qui y ont engagé leur honneur, car c’était marcher droit au but, aller chercher l’ennemi dans son fort pour lui ôter les armes dont il s’était servi pour troubler la paix du monde. S’attaquer à Sébastopol, c’était d’ailleurs rester fidèle à l’esprit de la guerre que l’on faisait pour obtenir par la force, puisqu’on ne pouvait les obtenir par les négociations, des garanties contre une surprise heureuse dirigée sur Constantinople. On avait pris les armes pour mettre l’empire ottoman à l’abri de la menace que cette forteresse, cette place d’armes organisée pour l’agression perpétuelle, faisait sans cesse peser sur lui. Rien ne devait mieux prouver à l’Europe qu’on ne suivait pas d’autres projets que ceux qu’on avait annoncés. Sous le rapport de la politique générale, le siège de Sébastopol était sans danger, et ceux qui prétendent que la paix en a été rendue plus difficile seraient sans doute bien embarrassés de répondre, si on leur demandait pourquoi la Russie se montrerait plus irritée, ou serait plus empêchée de négocier, parce qu’on a envahi la Crimée que parce qu’on eût envahi la Finlande ou la Bessarabie ! Il est un fait cependant qu’il est encore difficile d’expliquer, c’est qu’après avoir pris une aussi grande résolution, les gouvernemens alliés n’aient pas précipité aussitôt tout ce qu’ils pouvaient avoir de ressources disponibles en hommes et en matériel sur la Crimée, qu’ils n’aient pas déployé, dès le jour où l’expédition fut arrêtée en principe, la merveilleuse activité dont ils ont fait preuve après la bataille d’Inkerman. La guerre contre la Russie est toujours une grande guerre, surtout quand il s’agit d’aller la faire sur le territoire russe.
L’expédition se fit donc, et d’abord tout parut lui sourire. Le temps lui fut propice, et sa navigation ne fut pas inquiétée par l’ennemi. On a peine à le comprendre. En effet, bien que l’on ne doive avoir qu’une confiance très limitée dans les divers états qui ont été publiés de la flotte russe, il semble cependant acquis que dans les premiers jours du mois de septembre 1854, au moment où l’escadre combinée partit de Baltchick suivie d’un immense convoi (quatre ou cinq cents voiles), il existait dans le port de Sébastopol une centaine de bâtimens de guerre armés, dont neuf vaisseaux de ligne au moins et cinquante ou soixante canonnières. On se demande encore pourquoi les Russes n’essayèrent pas de tirer un parti quelconque d’un armement aussi considérable. Ils n’avaient sans doute pas de chance de remporter une victoire navale sur les alliés, très supérieurs en force et surtout en tactique navale; cependant s’ils eussent fait une sortie en masse de Sébastopol, s’ils se fussent précipités sur un convoi qui occupait plusieurs lieues en longueur, qui, composé de bâtimens de toutes les espèces et de toutes les dimensions, devait nécessairement naviguer dans un certain désordre, on ne sait pas ce que, les circonstances aidant et avec l’imprévu qui joue toujours un si grand rôle à la mer et dans les opérations militaires, ils auraient pu produire. Il est probable qu’ils auraient presque tous succombé sous le feu de nos vaisseaux, ou même sous l’avant de nos frégates à vapeur; pourtant ils avaient de bien grandes chances aussi de jeter la panique dans le convoi, de le forcer à se séparer, de faire des avaries à un certain nombre des transports, et sinon de désemparer l’expédition, au moins de faire en sorte que pour un mois ou six semaines il fût impossible de la réunir et de la remettre en état. Or six semaines, c’était partie gagnée pour les Russes, car il est à peu près certain qu’une fois le mois d’octobre passé, l’expédition aurait dû être remise au printemps de l’année suivante. Je sais bien que la flotte russe aurait disparu à peu près tout entière dans cette tentative désespérée; mais n’était-ce pas pour elle un sort plus honorable que celui qui lui était réservé d’être coulée bas par les mains de ses équipages pour servir de barricade au fond de la mer ?
De même le débarquement se fit de la manière la plus heureuse, sur une plage bien choisie, où les circonstances locales sauvaient aux assaillans la plupart des dangers qui accompagnent toujours une opération si délicate. Il fallut cependant trois journées entières pour l’accomplir, et dans ce cas encore, comme dans le précédent, on ne s’explique pas l’inactivité des Russes. Ils étaient campés à six lieues au plus du point de débarquement, dans une position formidable, hérissée de redoutes et d’artillerie, et qu’ils auraient dû, à ce qu’il semble, regarder comme une place d’armes, comme une forteresse sous le canon de laquelle ils pouvaient se croire assurés de trouver toujours un couvert certain dans l’hypothèse où, la fortune des armes trahissant leur courage, ils eussent été forcés de reculer devant les envahisseurs. Et ce qui devait les inviter d’autant plus à s’opposer au débarquement, à contester le terrain pied à pied, c’était ce qu’ils savaient indubitablement, que les alliés n’avaient que très peu de cavalerie (1,000 hommes au plus), et sans cavalerie pas de victoire décisive en rase campagne, pas de crainte pour l’armée du prince Menchikof d’être empêchée de se reformer sous les batteries qu’elle aurait retrouvées derrière elle. «Je regretterai toute ma vie, disait le maréchal de Saint-Arnaud dans son rapport, je regretterai toute ma vie de n’avoir pas eu là mes deux régimens de chasseurs d’Afrique. » Ce n’était pas le nombre qui manquait aux Russes, car sur le champ de bataille de l’Alma ils opposèrent aux cinquante mille hommes que les alliés avaient débarqués des forces à peu près égales; ce n’était pas la confiance non plus, car on donne pour certain que le prince Menchikof avait fait disposer sur les hauteurs de l’Alma des tribunes pour les dames, invitées par lui à venir voir comment il jetterait l’armée alliée dans la mer. S’il eut jamais cette présomption, il en fut bien puni lorsqu’au jour de la bataille il vit ses positions emportées par les Anglais avec le flegme britannique, et ses régimens enfoncés par la furie française avec une impétuosité telle que les Russes, se croyant sans doute attaqués par de la cavalerie, formaient des bataillons carrés pour résister aux charges des zouaves, fait unique peut-être dans l’histoire de la guerre, et qui a singulièrement flatté l’orgueil de ces vaillans soldats.
L’effet produit sur les Russes par la journée du 20 septembre fut de toutes manières considérable. Il leur fallut plus d’un mois pour se remettre, et ce fut le 25 octobre seulement, après avoir reçu de nombreux renforts et composé une nouvelle armée, qu’ils se crurent en état d’entreprendre quelque chose contre les alliés. Il paraît même que ce ne fut pas seulement la force physique et l’organisation matérielle des régimens russes qui furent brisés à l’Alma; on peut croire aussi que leur moral fut pendant quelques jours très vivement ébranlé, au moins c’est ce que l’on est en droit de conclure de tous les témoignages qui en ont été rendus jusqu’ici, des bulletins qui ont paru, et même de certaines omissions ou de certains passages du très remarquable rapport que les journaux de Saint-Pétersbourg publièrent un mois après l’action, sous la signature du prince Menchikof. Deux circonstances suffiraient d’ailleurs seules à le prouver : la première, c’est la facilité avec laquelle l’armée alliée accomplit son mouvement sur Balaclava, sans être inquiétée, ne rencontrant l’ennemi que sur un seul point, par suite d’une surprise réciproque, et prenant les Russes dans de telles dispositions, qu’ils s’enfuirent devant une tête de colonne composée de quelques compagnies de tirailleurs, à qui même ils abandonnèrent sans la moindre résistance une assez forte partie de bagages. Une armée pourvue d’une cavalerie nombreuse et combattant sur son propre territoire ne peut se laisser surprendre dans de pareilles conditions, presque sous le canon d’une place forte telle que Sébastopol, que parce qu’elle a l’esprit occupé d’autre chose que de la nécessité de battre l’ennemi. De même la précipitation avec laquelle fut coulée la flotte dans l’après-midi du 23 septembre, lorsque les vigies signalèrent l’escadre française débouchant du cap Loukoul, témoigne d’un certain désordre dans les idées. Les cinq vaisseaux et les deux frégates qui, réunis par des chaînes, beaupré sur poupe, formaient une estacade de batteries continue sur tout le travers de la passe, présentaient avec les forts de la rade un obstacle qu’il eût été tout au moins très difficile et très coûteux de franchir. En tout cas, il était naturel de laisser à nos canonniers le soin de couler ces navires. Pourquoi les Russes ont-ils voulu leur épargner cette peine? Ce fut une résolution désespérée, prise à l’improviste dans un moment de trouble, et ce qui le prouve, c’est que l’exécution fut faite par les canons de la place, sans qu’on ait songé à rien enlever du précieux matériel qui se trouvait à bord, sans même qu’on ait donné le temps aux hommes des équipages d’emporter leurs sacs!
Aussi est-il fort à regretter que les alliés n’aient pu tirer immédiatement parti de la victoire de l’Alma. La bataille est du 20 septembre, et c’est seulement dans l’après-midi du 23 que l’armée se remit en marche. Que serait-il arrivé si les Anglais prêts en même temps que nous, car nous étions en mesure dans la journée du 21, eussent obéi à l’impulsion du maréchal de Saint-Arnaud, qui voulait marcher droit sur Sébastopol, distant de six ou sept lieues seulement ? Malheureusement il n’en fut pas ainsi, les Anglais n’eurent achevé d’enterrer leurs morts et d’embarquer leurs blessés que quarante-huit heures après nous. Ce fut une dépense de temps très précieux, qu’il ne faudrait pas cependant reprocher trop vivement à nos alliés. Le nombre de leurs morts, de leurs blessés et de leurs malades était beaucoup plus considérable que le nôtre, et en second lieu la place qu’ils occupaient, la gauche de l’armée, les tenait plus éloignés que nous de la côte, rendait leurs communications avec la mer plus lentes et plus difficiles. À ces inconvéniens, qui résultaient de la force des choses, il faut ajouter aussi que les Anglais s’étaient embarqués dans cette expédition sans équipages d’aucune espèce, sans voitures d’ambulance, sans aucun moyen de transports. Tous leurs malades, tous leurs blessés devaient être portés un à un, à épaules d’hommes, par des corvées que fournissaient les bâtimens de guerre. C’était une grande imprudence sans doute que de se lancer dans une pareille entreprise en étant aussi médiocrement équipé, et dès ce jour on aurait pu appliquer à l’armée anglaise la phrase que M. Layard, dans un article du Quarterly Review, attribue au général Bosquet lorsque, le 25 octobre suivant, il voyait partir la cavalerie anglaise, commandée par lord Cardigan, pour la brillante charge d’où elle allait revenir si mutilée : C’est magnifique, mais ce n’est pas la guerre. Qu’il soit authentique ou non, le mot est d’une justesse frappante, et en rendant un hommage mérité aux grandes qualités que les Anglais ont déployées dans cette rude campagne, il dit aussi par où ils ont péché : le défaut d’expérience chez les officiers combattans et le manque d’organisation dans les services administratifs, qui ont souvent paralysé les efforts du courage le plus héroïque, ou fait dépenser dans des entreprises éclatantes, mais sans résultats possibles, une multitude d’existences précieuses.
Si regrettable que fût cette perte de temps, elle n’a rien été cependant en comparaison de la perte bien autrement sensible qu’allait faire l’armée alliée. Le maréchal de Saint-Arnaud, qui était l’âme de l’expédition et qu’une énergie presque surhumaine avait pu seule maintenir sur son cheval pendant la bataille, était frappé à mort. Dès le 23, il semble déjà apparent que cet esprit si entreprenant, cette volonté si ferme et si hardie dans ses desseins ne domine plus les conseils des alliés. Le barrage improvisé par la flotte russe à l’entrée de Sébastopol vient modifier les situations et détermine le mouvement sur Balaclava, qui fixe le sort de la campagne. Mais qui a inspiré cette idée? qui a fait adopter cette résolution? C’est ce que nous ignorons encore. Tout ce que nous savons, tout ce que nous pouvons deviner, c’est que le sacrifice consommé par les Russes a fait changer le plan d’opérations, et que le changement ne s’est fait qu’après de certains tâtonnemens dont les traces sont visibles dans les mouvemens des troupes et des flottes, mais que personne n’a encore racontés, et qui très probablement n’eussent pas existé si le maréchal de Saint-Arnaud eût encore été dans la plénitude de ses forces. C’est un point que l’histoire éclaircira plus tard.
Quoi qu’il en soit, au lieu de se porter sur le nord de Sébastopol et d’attaquer la place de ce côté, comme il parait être à peu près sûr qu’on l’avait projeté dans le principe, l’armée alliée prit le parti de changer complètement de système et d’attaquer par le sud, lorsque l’échouage de la flotte russe lui ôta l’espoir de forcer l’entrée de la rade et d’emporter la place par un coup de main. Elle se mit en route pour Balaclava, et cette manœuvre, qui, dans le commencement, fut vantée comme un trait de génie, a été depuis critiquée avec une vivacité qui ne fait que s’accroître. Je ne saurais avoir la prétention de juger, entre les deux opinions extrêmes qui se sont prononcées à ce sujet, mais j’essaierai de les résumer chacune en exposant les principaux argumens sur lesquels elles s’appuient. Cette réserve est d’autant mieux imposée à un écrivain qui n’est pas du métier, que chacune des deux opinions a de très bonnes raisons à faire valoir pour se justifier.
Pour quiconque a jeté les yeux sur les innombrables cartes et plans qui ont été publiés depuis un an, et nous devons supposer que tous nos lecteurs sont dans ce cas, l’idée d’attaquer Sébastopol par le côté nord après la victoire de l’Alma est celle qui se présente comme la plus simple et la plus naturelle. En effet, le côté nord de la place n’était couvert à cette époque que par un ouvrage isolé, un fort octogone capable de contenir et de loger une garnison de quatre mille hommes au plus, établi sur un plateau de peu d’étendue, mais d’un relief très élevé et du haut duquel on peut envoyer presque impunément des boulets et des bombes sur toute la rade et sur la moitié peut-être de la ville construite de l’autre côté de la baie. Une fois maîtresse de ce point, l’armée alliée couvrait de ses feux la flotte et l’arsenal ennemis, elle atteignait le véritable but de l’expédition, qui était de détruire les élémens de la puissance maritime la Russie dans la Mer-Noire, car sans doute alors on ne rêvait pas l’occupation permanente de Sébastopol et encore moins la conquête de la Crimée. Ce qui devait rendre ce plan d’attaque d’autant plus séduisant, c’est que, ne pouvant songer à l’investissement de la place avec le petit nombre de troupes dont on disposait, et pressé d’ailleurs d’arriver vite à un résultat, on pouvait, grâce aux circonstances topographiques, s’approcher très près de ce fort par le nord et par l’est sans avoir rien à. redouter de ses feux; c’est que pour l’emporter, dût-on entreprendre un siège régulier, on n’avait de travaux à faire que sur un arc de cercle de 5 ou 600 mètres de développement. Circonstance non moins importante pour une armée qui avait encore à débarquer tout son matériel, on devait ainsi se croire certain de pouvoir ouvrir une brèche sur l’un des saillans avec un nombre de canons comparativement très réduit. Pour tout le reste, les conditions devenaient à peu près égales entre les deux armées, car tous les ouvrages qui existaient alors sur la rive septentrionale de la baie de Sébastopol et qui baignent leur pied dans ses eaux, le fort Constantin, les batteries de Sivernaia, etc., ne pouvaient absolument rien pour concourir à la défense du fort du nord; lorsqu’on l’eût occupé, ils étaient réduits par le fait même à l’impuissance définitive; on n’avait plus en quelque sorte qu’à laisser tomber du haut du plateau les bombes et les obus pour rendre tous ces ouvrages inhabitables, pour forcer l’ennemi à les évacuer.
Il y avait pourtant une objection considérable à ce plan, qui au premier abord semble si simple : c’est que la côte ne présentait dans le voisinage aucun point de débarquement où l’on se considérât comme certain de pouvoir mettre à terre en sécurité, avec la rapidité convenable, tout le matériel que l’opération exigeait. On venait d’apprendre par expérience à Old-Fort que dans ces parages il suffisait d’un peu de houle et d’une faible brise pour produire un ressac qui rendrait difficiles les communications de la flotte avec la terre et le débarquement d’objets aussi peu commodes à manier que des pièces de canon du poids de trois et de quatre tonnes. Cette considération toute puissante paraît avoir déterminé la marche de l’armée sur Balaclava, où l’on était sûr de rencontrer les conditions que l’on désespérait de trouver au mouillage de la Katcha ou à l’embouchure du Belbec. Quant aux baies de Kamiesh et de Kazatch, qui en définitive sont devenues les points principaux et les plus favorables de débarquement, on ignorait alors le parti qu’on en pouvait tirer; c’était à qui, des Anglais et des Français, n’y irait pas; on n’avait confiance que dans le port de Balaclava. Il ne manque cependant pas de gens qui critiquent le parti qui fut pris, qui pensent encore que l’on aurait dû persister dans le premier projet, qui allèguent que l’on était dans la belle saison, que l’on avait encore, comme l’événement l’a prouvé, plus de cinquante jours de beau temps devant soi, que c’était plus qu’il n’en fallait pour enlever le fort détaché du nord, et qu’enfin on n’a pas gagné ce que l’on croyait posséder à Balaclava, car dans le coup de vent du 14 il s’est perdu de ce côté tout autant de navires qu’au mouillage si décrié de la Katcha.
Quoi qu’il en soit, le mouvement de l’armée sur Balaclava s’accomplit heureusement, sans rencontrer aucune difficulté de la part de l’ennemi, et en vérité on doit s’en étonner. Au lieu de s’enfoncer dans l’intérieur du pays, si les Russes avaient entrepris de défendre les formidables positions des plateaux de la Chersonèse, ils auraient pu mettre l’armée alliée dans la situation la plus difficile. Séparée de la mer, c’est-à-dire de ses magasins et de ses dépôts flottans, dépourvue presque complètement de moyens de transports par terre, elle n’avait guère de vivres avec elle que ce que les sacs des soldats, remplis a la Katcha et sur le Belbec, pouvaient contenir (huit jours au plus), et si, dans les défilés de la Tchernaïa, elle eût rencontré une résistance sérieuse, elle aurait eu sans doute de cruelles épreuves à subir. On ne sait pas encore ce qui a pu empêcher les Russes de tenter l’aventure. Ils venaient d’être vigoureusement battus à l’Alma, cela est vrai; mais ils avaient derrière eux une grande place de guerre qui devait les encourager à reprendre confiance. Quoi qu’en dise le prince Menchikof dans son rapport, ils ne pouvaient pas craindre d’être coupés de leurs communications avec l’intérieur aussi longtemps que Sébastopol restait en leur pouvoir. Ils devaient connaître, à cent hommes près, le chiffre de l’armée à laquelle ils avaient affaire, et ils ne pouvaient pas imaginer que cette armée, à peine aussi nombreuse que la leur, eût la prétention d’investir Sébastopol, et encore moins de les y renfermer eux-mêmes. Eussent-ils été battus dans la vallée de la Tchernaïa et battus encore sur les plateaux de la Chersonèse, ils étaient toujours sûrs de conserver une sortie et leurs communications avec l’intérieur, soit par le nord, soit par le sud de la place.
Mais, tandis que l’armée russe filait sur Simphéropol, les alliés arrivaient le 27 septembre à Balaclava, et s’établissaient le lendemain au-dessus de la place, dans des positions qu’ils ne devaient plus quitter. Le sort de la campagne était fixé; ils avaient gagné par ce mouvement, et grâce à la facilité avec laquelle il s’était exécuté, des avantages d’une haute importance. Désormais leurs communications avec la mer étaient assises sur des bases certaines, infaillibles. Le service de leurs approvisionnemens était assuré contre toutes les chances des événemens naturels ou militaires. Ils avaient la certitude de pouvoir débarquer sans encombre l’immense matériel de guerre et de siège dont ils allaient avoir besoin. Enfin, et c’était là une considération d’un très grand poids, ils trouvaient sur les plateaux de la Chersonèse des positions inexpugnables, où ils défiaient en pleine sécurité, quelles que fussent d’ailleurs les vicissitudes du siège, tout ce que la Russie pouvait envoyer de forces contre eux. Ils occupaient maintenant une forteresse naturelle où ils pouvaient tout braver, et pour une armée qui opérait à six cents ou à mille lieues de chez elle, devant une des plus grandes places de guerre du monde, à la veille de la mauvaise saison, avec la perspective d’attirer sur elle toutes les ressources disponibles d’une puissance militaire telle que la Russie, c’était déjà avoir acquis des résultats de premier ordre que d’être dans une pareille situation.
Cependant, comme il faut à chaque médaille son revers, l’attaque de Sébastopol par le côté sud entraînait pour les alliés, au point de vue du but à obtenir, c’est-à-dire la prise de la place, des conditions plus difficiles que ne l’eût fait l’attaque par le côté nord. L’assiette de la position était plus solide, on avait plus de sécurité pour les opérations; mais aussi pour agir contre l’ennemi, pour faire le siège, on s’y prenait par le côté qui présentait peut-être le plus d’obstacles. Attaquer Sébastopol par le sud, c’est faire ce que ferait un homme qui, chargé de desceller une chaîne fixée dans un mur, commencerait son travail non pas par l’anneau qui tient à la muraille, mais par l’autre bout de la chaîne, et se mettrait dans l’obligation d’avoir à détruire tous les anneaux l’un après l’autre. La tour Malakof, le bastion du Mât, le bastion central sont les anneaux de la chaîne. En second lieu, si les nouvelles positions de l’armée alliée étaient très fortes, elles présentaient un développement hors de proportion peut-être avec le nombre des hommes que l’on pouvait employer, même en y ajoutant les renforts qu’il était raisonnable d’attendre dans un avenir prochain. En effet, la ligne sur laquelle on se tenait seulement sur la défensive, sur le pied d’observation, c’est-à-dire la distance qui sépare Inkerman de Balaclava, ne compte pas moins de trois lieues de longueur, et le front d’attaque se développe en arc de cercle, du fort de la Quarantaine à Inkerman, sur une étendue de 8,000 mètres, qui a exigé, pour être mis dans l’état formidable où il se trouve aujourd’hui, plus de 40 kilomètres, plus de dix lieues de tranchées creusées en partie dans le roc, et dont les épaulemens ont en beaucoup de points reçu 18 ou 20 pieds d’épaisseur, afin de résister aux calibres énormes de l’artillerie russe. C’était avec âne armée de cinquante à soixante mille hommes seulement qu’on commençait de si gigantesques travaux contre une place non investie, dont la garnison a dû être souvent, comme à Inkerman, supérieure en nombre aux assiégeans, contre un arsenal dont l’inépuisable matériel, accumulé depuis des années pour la conquête d’un empire, a pu suffire aux prodigieuses consommations des six derniers mois! Je n’entrerai pas dans les détails de ce siège extraordinaire; je n’ai pas autorité pour en parler, et je confesse que, malgré toutes les sources d’information auxquelles j’ai puisé, je ne dispose pas de renseignemens suffisans pour entreprendre l’histoire si délicate de tous ces travaux d’approche, de tranchées, de construction de batteries, etc., lors même que j’aurais assez de présomption pour ne pas sentir mon incompétence. C’est une œuvre qui ne pourra être tentée que par l’un des acteurs de ce long et terrible drame. Il est cependant dès aujourd’hui quelques observations générales qu’il me sera sans doute permis de présenter.
Quand on revient sur ses souvenirs, ce qui frappe du côté des Russes depuis que nous sommes allés les trouver chez eux, c’est la vigueur de la résistance. Ils n’ont pas d’initiative, mais, en toute occasion où on les rencontre, on a affaire à une opiniâtreté merveilleuse. Il faut que nous entreprenions quelque chose pour éveiller leurs idées, mais alors ils se mettent à l’œuvre avec énergie, exécutant avec une fidélité, une discipline scrupuleuses tout ce que les livres de l’art de la guerre enseignent de faire dans tel ou tel cas donné. Il faut que le développement de nos forces et de nos ressources nous permette d’approcher du mont Sapone pour qu’ils songent à y construire ces redoutes que l’on vient de disputer si chèrement, et du haut desquelles ils auraient pu nous faire tant de mal, lorsque l’insuffisance de nos moyens nous arrêtait sur notre droite. Mis vingt fois dans une situation où ils auraient dû essayer quelque chose par eux-mêmes, ils n’ont rien fait, rien tenté; mais pendant le siège, et sans doute parce que nous nous trouvions à la portée de leurs regards, ils ont contesté pas à pas chaque pouce de terrain sur lequel nous avons voulu nous établir, ils ont été infatigables dans les sorties, dans les surprises de nuit, dans l’emploi des mille et une recettes indiquées par tous les traités spéciaux pour harceler, harasser l’assiégeant, pour le priver de sommeil, le tenir dans des alertes perpétuelles qui agissent sur la santé des troupes autant et plus encore que le fer et le feu. Dans cette longue et si coûteuse campagne, on a beau chercher, on ne voit les généraux russes faire nulle part preuve d’imagination; ils ne cherchent pas à contrarier la navigation de l’armée envahissante, ils nous permettent de débarquer sans coup férir, ils nous laissent nous promener tranquillement jusqu’à Balaclava et occuper, sans conteste de leur part, les plateaux de la Chersonèse, et c’est aussi sans avoir à rien combattre que leur résistance que depuis six mois passés nous faisons le siège de Sébastopol. Il n’y a eu qu’une exception, le 5 novembre, le jour de la sanglante bataille d’Inkerman. Cette fois, mais cette fois seulement, les Russes prennent sérieusement l’offensive. L’entreprise, il faut le dire, était bien conçue, quoiqu’il y ait eu dans l’exécution, dans l’ordonnance de la bataille, quelque chose de barbare, non pas vis-à-vis de nous, que les Russes avaient le droit de vouloir détruire, mais à l’égard de leurs soldats, qu’ils offraient à nos coups en masses si compactes et si serrées, que le moindre nombre d’entre eux seulement pouvait faire usage de ses armes, tandis qu’aucune de nos balles ne se perdait sans faire une ou plusieurs victimes dans ce flot d’hommes sous lesquels ils avaient espéré nous noyer. Aussi la fin de la journée a-t-elle présenté ce résultat, sans pareil peut-être dans l’histoire, d’une armée qui met hors de combat à l’ennemi un plus grand nombre d’hommes qu’elle n’en a eu elle-même d’engagés dans l’action. Du côté des alliés, 14,000 hommes seulement, 8,000 Anglais et 6,000 Français, prirent part à la bataille, et la perte qu’ils ont fait subir aux Russes doit être évaluée à 15,000 ou à 20,000 hommes tués ou blessés, 20,000 encore plutôt que 15,000. En vérité, plus on réfléchit sur les incidens de cette guerre, plus vivement on est entraîné à croire qu’en Russie l’influence d’un despotisme établi depuis longtemps et exercé sans pitié a fini par frapper de stérilité toutes les imaginations, par inspirer à tous le mépris de la vie des hommes : — de ces gens-là il y en a toujours.
Cependant, pour être tout à fait juste, même avec l’ennemi, il faut reconnaître d’abord que la défense de Sébastopol a contribué à relever l’honneur des armes russes, singulièrement compromis après Silistrie et Bomarsund. Il faut aller plus loin et ajouter que les faits doivent porter les esprits sérieux à revenir sur certaines données qui semblaient être acquises. Ainsi, par exemple, bien des gens croyaient qu’en allant en Crimée, on allait se trouver devant une armée où le nombre des mécontens était immense, où les déserteurs se présenteraient en foule. Il faut constater au contraire que les transfuges ne sont pas nombreux, et que même à la suite d’une victoire on fait peu de prisonniers. Ainsi encore on se croyait autorisé par l’exemple du passé à tenir pour certain que l’administration de l’armée russe était déplorable, que le vol et la concussion y étaient de règle générale, et que par suite le soldat était nécessairement mal tenu et mal équipé. Loin que telle soit la vérité, nos soldats, après toutes les grandes affaires, ont constaté, sur les innombrables morts auxquels ils ont dû rendre les derniers devoirs, la propreté des hommes, le complet des sacs, la bonne qualité et l’excellent état d’entretien de tous les objets d’habillement ou de fourniment réglementaire. Sous tous ces rapports, l’armée russe a certainement fait de très grands progrès pendant le règne de l’empereur Nicolas, depuis les campagnes de 1828 et 1829. Il y a plus, dans les deux armes du génie et de l’artillerie, où nous nous estimions certainement supérieurs aux Russes, ils nous ont montré qu’à tout prendre ils étaient au moins pour nous des ennemis très respectables. Si les généraux en chef ont été pauvres en combinaisons, en inventions stratégiques, le général de Totleben, qui dirige, comme officier du génie, les travaux de défense de Sébastopol, a dans son arme fait preuve d’une activité et d’une énergie qui méritent les plus grands éloges. Quelle que soit désormais l’issue du siège, il y aura conquis une réputation des plus honorables. De même l’artillerie des Russes a déployé dans toute la campagne des qualités auxquelles on ne s’attendait certainement pas. Je ne parle pas de l’abondance de son matériel, c’est un produit du gouvernement général; mais je parle de la vivacité et de l’exactitude de son tir, de la confection de ses artifices, et surtout de l’extraordinaire mobilité qui lui a permis de retirer du champ de bataille de l’Alma ou d’amener sur celui d’Inkerman des pièces de calibres que l’on regardait jusque-là comme consacrés uniquement aux remparts ou aux batteries de siège. On lui reproche, il est vrai, de quitter trop tôt la partie, on dit que sur le terrain elle ne soutient pas assez ses troupes, et que la peur de perdre ses pièces lui fait abandonner le champ de bataille plus vite que peut-être elle ne devrait le faire; on prétend que les généraux, pour n’avoir pas à craindre de rapporter à l’empereur Nicolas qu’ils avaient laissé tant ou tant de pièces dans les mains de l’ennemi, commençaient toujours leur retraite, quand ils se croyaient compromis, en sauvant leur artillerie et sacrifiant leurs soldats : tout cela est possible et sans doute fondé; mais ce qui est certain, c’est qu’à l’Alma on n’a pris aux Russes que trois pièces de canon et pas une seule à Inkerman.
Quels que soient cependant les mérites de l’armée russe, ce qui est mieux constaté encore, c’est la supériorité morale que les armées alliées ont prise sur elle et dans des conditions dont la rigueur pour les nôtres ne saurait être imaginée. Bien des faits d’armes brillans, dont les dates sont encore présentes à toutes les mémoires, sont là pour attester cette supériorité; mais ce qui doit plus toucher encore que ces épisodes glorieux, c’est ce long et rigoureux hiver passé sur un plateau désert, sous la neige et sous la pluie, dans la gelée et dans la boue, au milieu des privations les plus cruelles, à six cents lieues de la patrie, devant une place pourvue comme il n’en est peut-être pas une autre au monde, sous le feu d’un tonnerre d’artillerie incessant, en présence d’une armée qui, pendant le mois de novembre particulièrement, devait être, supérieure en nombre à celle qu’on appelait l’armée assiégeante, — et qui de fait n’a pas, en dépit de tout, lâché sa proie, n’a pas cessé de resserrer les lacs dans lesquels elle voulait la prendre. Les travaux ont été poursuivis plus ou moins activement, selon le nombre des bras dont on pouvait disposer, mais ils n’ont jamais été complètement suspendus. Alma, Balaclava, Inkerman, noms éclatans qui rappellent des actes héroïques, mais qui devraient pâlir devant ces terribles nuits de garde de tranchée où les victimes avaient les pieds gelés, succombaient au froid, à la dyssenterie, au scorbut, à la fièvre, mouraient ou contractaient des infirmités pour le reste de leur vie, silencieusement, tristement, sans le tumulte et sans l’ivresse de la bataille, sans pouvoir dire d’un membre perdu qu’il avait été mutilé par l’ennemi dans une action glorieuse, dans tel jour de victoire, à l’ombre du drapeau déchiré, sous la pluie de la mitraille, au bruit du canon, au son des fanfares guerrières qui célèbrent la mort des héros, qui font oublier sa douleur au soldat blessé, et lui donnent la force de sourire encore à l’honneur du régiment, aux triomphes de ses camarades et de son pays ! Qu’on se figure, s’il est possible, ce qu’ont dû souffrir pendant les mois de novembre et de décembre, lorsque les nuits ont seize et dix-sept heures de durée, les huit ou dix mille hommes qu’il fallait fournir chaque jour pour la garde des tranchées, et qui devaient passer presque tout leur temps cachés dans un fossé, l’œil au guet, toujours prêts au combat, ne pouvant pas faire de feu pour ne pas fournir un point de mire à l’ennemi, supportant la gelée, recevant la neige et la pluie, ou, ce qui était pire encore et ce qui s’est renouvelé souvent sous le climat si variable de la Crimée, surpris par un dégel pour être repris à quelques heures de là par le froid, qui les trouvait les pieds dans l’eau et la boue!
L’armée anglaise, moins aguerrie, moins bien administrée, moins nombreuse que la nôtre et qui avait entrepris dans le principe de faire autant que les Français, a failli périr à la peine. Il n’y a pas d’héroïsme qui puisse résister à de pareilles épreuves trop longtemps soutenues, et cependant pour les Anglais les choses en étaient venues à ce point, qu’au dire d’un des témoins interrogés par le comité d’enquête de M. Roebuck, les soldats, pendant le mois de novembre, veillaient régulièrement trois nuits sur quatre, et n’avaient en moyenne que trois heures de repos sur les vingt-quatre dont se compose la journée. Comment s’étonner après cela que les sentinelles se soient plus d’une fois laissé surprendre? Pouvaient-elles ne pas s’endormir sous les armes? Comment s’étonner encore si les soldats anglais, moins rompus à la fatigue que nos vieilles troupes d’Afrique, ne s’ingéniaient pas comme elles pour se faire des abris, pour se creuser des trous, pour se construire des gourbis où les nôtres se trouvaient par comparaison infiniment mieux que leurs voisins? Mais ils n’avaient même pas le temps nécessaire pour y songer ! C’est la triste raison qui explique comment, tout en ayant expédié plus de soixante mille hommes pour le théâtre de la guerre, les Anglais n’ont jamais eu plus de trente mille hommes présens en Crimée, comment à la date du 5 avril ils avaient dû évacuer plus de dix-sept mille malades sur les hôpitaux de Constantinople! Et encore, pour faire le compte des pertes qu’a subies l’armée anglaise, faudrait-il ajouter le chiffre des morts qu’elle a ensevelis à Varna ou sous les murs de Sébastopol ! Aujourd’hui ces douloureuses épreuves sont passées; l’armée alliée, renforcée par de nombreux envois de troupes, pourvue d’un matériel plus considérable que par le passé, appuyée sur les prodigieux travaux que sa persévérance a accomplis au milieu de circonstances inouïes, ravivée par le retour de la belle saison, tente un nouvel effort sur Sébastopol, qu’elle écrase sous le feu de quatre cent soixante-treize pièces de canon, et livre à l’ennemi un combat qui doit être ou le dernier de la guerre ou le prélude d’une lutte gigantesque. Dans quelle situation nous prend cette crise suprême? Où sommes-nous arrivés? Quelle est la position actuelle de chacun par les armes ou dans la diplomatie?
Quelle est après un an de guerre la situation réciproque de toutes les parties engagées, soit par les armes, soit par les négociations, dans cette grande lutte ?
La Russie qui s’était préparée à cette guerre depuis longues années, qui l’avait commencée avec la confiance la plus superbe et dans la persuasion que l’Europe était trop divisée pour pouvoir empêcher l’accomplissement de ses projets, la Russie a-t-elle trouvé une alliance dans le monde, a-t-elle fait un pas dans l’opinion des peuples ? À cela on peut, je crois, répondre hardiment par la négative. Le sentiment de satisfaction universelle que fit éclater le faux bruit de la prise de Sébastopol, les contributions volontaires qui sont venues des pays neutres à l’adresse de notre armée d’Orient, les souscriptions considérables qui ont été réunies sur diverses places de l’Allemagne et dans les pays du Nord, lors du dernier emprunt français de 500 millions, ont dû montrer à la Russie qu’elle n’avait ni crédit, ni sympathies parmi les peuples. A-t-elle été plus heureuse avec les gouvernemens ? À moins de lui compter pour un succès d’avoir poussé la Prusse à se mettre dans la singulière position où elle se trouve aujourd’hui, on ne voit pas ce que la Russie a gagné par la diplomatie depuis un an, et les traites qui lient l’Autriche avec la Turquie et avec les puissances occidentales sont certainement des échecs notables pour la politique russe. Dans la guerre, la Russie a encore moins réussi. Elle résiste à Sébastopol, mais elle a dû évacuer les principautés et la côte de Circassie ; elle est dans l’impuissance de tirer aucun parti des victoires que ses armées ont remportées sur les Turcs en Asie ; elle a perdu deux grandes batailles ; sa flotte de la Mer-Noire n’existe plus ; le vaste littoral qu’elle possède sur cette mer est exposé partout aux insultes de ses ennemis ; l’étranger est sur son territoire : à Balaclava, à Kamiesh, à Eupatoria, les alliés sont établis dans des positions qu’elle n’est pas en état de menacer sérieusement. En effet, ce n’est pas elle qui attaque ; c’est elle qui est attaquée, qui est pressée dans Sébastopol, qui est sur le point de perdre avec cette place les armes que, pendant de longues années de paix, elle avait préparées à loisir pour la conquête de l’Orient et pour la déchéance de l’Occident. Tout ce que la Russie peut revendiquer encore comme le bénéfice de cette première année de guerre, c’est que les coups qui lui ont été portés n’atteignent pas encore ses ressources vitales, bien que cependant elle doive cruellement souffrir. Malgré le soin avec lequel elle cherche à dissimuler ses plaies, il en est qu’elle ne peut déjà plus cacher. Le fer et les maladies ont produit dans ses armées des vides immenses, et qu’elle ne peut combler qu’avec du temps et de l’argent. Or l’argent, qui est aujourd’hui plus que jamais le nerf de la guerre, lui fait surtout défaut; le blocus de ses côtes, qui a fait monter chez elle à des prix incroyables une foule de denrées aujourd’hui nécessaires à l’existence ou au travail des hommes; la suspension du commerce, qui enlève au trésor une partie de ses recettes; l’impossibilité de se procurer des capitaux étrangers, ont mis les finances de la Russie dans la position la plus difficile[7]. Et si, pour faire la guerre, il faut des écus aussi bien que des hommes, on ne voit pas quelle est dans cette partie terrible l’importance de l’enjeu qu’elle opposera cette année aux 15 ou 1,800 millions que la France et l’Angleterre se préparent à dépenser contre elle.
La Russie cependant ne désespère pas encore du résultat. Après avoir accepté comme bases de négociations les principes formulés dans les notes du 8 août, elle vient de repousser les moyens qu’on lui proposait pour donner à ces principes une application pratique. C’est une résolution grave pour tout le monde, grave surtout pour elle, car la conséquence peut en être d’augmenter prochainement le nombre des ennemis auxquels il lui faudra résister par les armes. L’article cinquième du traité du 2 décembre 1854 impose en effet à l’Autriche, dans le cas où les négociations qui allaient s’engager à Vienne devaient ne pas aboutir, l’obligation de se concerter avec les puissances occidentales sur les moyens à prendre pour obtenir le but de leur alliance, c’est-à-dire le rétablissement de la paix, en lui donnant pour base les notes du 8 août. C’est là l’une des premières conséquences du rejet par la Russie des conditions qui lui ont été offertes à Vienne, c’est comme un défi indirect jeté à l’Autriche. L’Autriche va-t-elle aussitôt relever le gant? Peut-être, mais il n’est pas impossible non plus que le désir de ménager ses confédérés allemands et d’entraîner à sa suite cette masse si difficile à mouvoir, que l’espérance de préparer à la Prusse un moyen de rentrer dans le concert européen, ou de tenter par l’intermédiaire de cette puissance un dernier effort pour le rétablissement de la paix, ne suspendent pendant quelque temps encore l’action de l’Autriche. En tout cas cependant elle est engagée, et elle a donné aux puissances occidentales le droit de la mettre en demeure; l’obligation qu’elle a souscrite à leur profit est arrivée à échéance.
Pour ce qui est de la France et de l’Angleterre, il n’y a pas à discuter sur ce qu’elles ont à faire : pousser la guerre avec un redoublement d’énergie, avec tous les moyens dont elles peuvent disposer, c’est pour elles la seule conduite à tenir. L’expérience qu’elles viennent de faire encore doit leur prouver qu’il n’y a malheureusement pas d’autre raison de s’entendre avec la Russie que la force : c’est à la force seule qu’elle cédera. Au début de cette déplorable querelle, qu’avait-on obtenu, après une année de négociations et de prières de toute l’Europe, pour la conservation de la paix ? Rien que des refus hautains et le maintien de toutes les prétentions formulées dans l’ultimatum du prince Menchikof. On a fait du chemin depuis lors, et la Russie a beaucoup baissé de ton, cela est vrai; mais, qu’on le remarque bien, chacun des pas qu’elle a faits ou qu’elle a eu l’air de faire dans la voie de la modération a correspondu à une grande résolution, à un succès diplomatique, ou à une victoire des alliés. Elle est sourde à toute autre considération. Il faut la déclaration de guerre du 27 mars, le protocole du 9 et le traité du 20 avril 1854 pour lui faire abandonner le terrain de la fameuse note de Vienne et la prétention de traiter seule à seule avec la Turquie, pour qu’elle veuille bien savoir qu’il existe une conférence de Vienne. Il faut le traité de la Porte avec l’Autriche et l’échec de son armée devant Silistrie pour lui faire évacuer les principautés, et pour qu’elle fasse à l’Europe des ouvertures de négociation, inacceptables, il est vrai, mais qui constituaient un changement considérable dans ses allures, et qui emportaient comme conséquence le retrait de beaucoup de prétentions maintenues jusque-là avec une persistance extraordinaire. Aux ouvertures du comte de Nesselrode, l’Europe répond par les notes du 8 août, et le premier mouvement de la Russie, c’est de les repousser avec hauteur. Presqu’en même temps aussi les armées alliées débarquent en Crimée, et après l’Alma, après Inkerman, après deux sanglantes défaites, le cabinet de Saint-Pétersbourg accepte ces mêmes notes, mais en thèse générale seulement et avec des réserves. C’est alors que l’Autriche conclut avec la France et l’Angleterre le traité du 2 décembre, et que la Russie accepte et signe le protocole interprétatif des notes du 8 août. Aujourd’hui elle vient de rompre les négociations engagées sur cette base, et l’on doit considérer comme perdues les espérances de paix qu’un sentiment légitime et honorable avait fait concevoir à 1 Europe. Que la responsabilité de cette rupture retombe sur qui de droit, et ni la France, ni l’Angleterre, ni l’Autriche n’auront rien à en craindre. Si les démons de la guerre sont de nouveau lâchés sur le monde, si les peuples doivent supporter des sacrifices de tout genre, s’il n’y a pas encore assez des deux ou des trois cent mille victimes humaines qui ont déjà succombé dans cette guerre effroyable, la faute n’en est pas à ceux qui, provoqués de la manière la plus inique, n’ont demandé, pour faire la paix, que des garanties contre le retour de pareilles calamités et une simple satisfaction morale pour le préjudice que l’ambition de la Russie a causé à l’univers. Il faut de nouveaux malheurs pour vaincre son opiniâtreté; il faut qu’elle élargisse le champ de la guerre, qu’elle l’étende à des pays où elle court la chance de provoquer des complications épouvantables. Eh bien! qu’elle accepte sa destinée, elle et ceux, s’il en est, qui seraient assez téméraires pour s’associer à sa fortune. Ce n’est ni à la France, ni à l’Angleterre de reculer dans cette lutte entreprise pour la défense du faible contre le fort, pour le droit contre la violence, pour la civilisation et l’indépendance de l’Occident contre l’ambition et le despotisme de l’Orient; c’est à ces deux grandes puissances, unies dans une cause si juste, de montrer dans les conseils une fermeté digne des héroïques armées qui les ont représentées sur le champ de bataille, et qui, après avoir supporté les rigueurs d’une campagne d’hiver unique sans doute dans les fastes militaires, tiennent aujourd’hui Sébastopol sous leurs batteries, et achèvent la destruction de cet arsenal où les tsars forgeaient des armes pour l’asservissement du monde.
XAVIER RAYMOND.
- ↑ L’armée turque a été formée par quelques officiers européens, prussiens pour l’artillerie, français pour le reste. L’infanterie tout entière a été instruite par un seul officier, M. d’Anglars, aujourd’hui chef de bataillon et commandant de place à Kamiesh. Les écoles où se formaient les officiers ont été dirigées pendant de longues années par M. Mougino, capitaine du génie, de si regrettable mémoire, et par M. Magnan, lieutenant-colonel d’état-major, employé aujourd’hui avec le contingent turc devant Sébastopol. M. Magnan a eu la jambe brisée par la chute de sa tente dans le coup de vent du 14 novembre 1854, mais il est heureusement rétabli, et il a pu reprendre son service. Ce sont des officiers prussiens, trois ou quatre, qui ont formé l’artillerie; je regrette de ne connaître le nom que d’un seul d’entre eux, M. Grach, lieutenant en Prusse et colonel dans l’armée turque, qui a concouru d’une manière brillante à la défense de Silistrie. Ce n’est que justice de rappeler les noms de ces dignes officiers, qui ont eu à remplir une tache dont on ne soupçonne pas les difficultés et les déboires, et qui s’en sont acquittés avec honneur.
- ↑ Dans sa dépêche circulaire du 19 octobre 1853, communiquée à tous les gouvernemens de l’Europe, le comte de Nesselrode avait dit :
« Nantis du gage matériel que nous donne l’occupation des deux provinces moldo-valaques, bien que toujours prêts, suivant nos promesses, à les évacuer du moment que réparation nous aura été faite, nous nous contenterons provisoirement d’y maintenir nos positions en restant sur la défensive aussi longtemps que nous n’aurons pas été forcés de sortir du cercle dans lequel nous désirons enfermer notre action. Nous attendrons l’attaque des Turcs sans prendre l’initiative des hostilités. Il dépendra donc entièrement des autres puissances de ne point élargir les limites de la guerre, si les Turcs s’obstinent à vouloir nous la faire absolument, et de ne point loi imprimer un caractère autre que celui que nous voulons lui donner. » - ↑ Voyez les protocoles de la conférence de Vienne, les déclarations de guerre faites par les deux gouvernemens, les traités qu’ils ont conclus ensemble et avec la Porte.
- ↑ Au début, l’armée française d’Orient se composait d’environ 45,000 hommes, répartis en quatre divisions, mais dont il fallait provisoirement déduire celle du général Forey, destinée à l’occupation de la Grèce ; restaient donc 35 à 36,000 hommes pour opérer contre les Russes.
Aujourd’hui nous sommes bien sortis de ces proportions : l’armée d’Orient se compose de dix divisions d’infanterie, deux divisions de cavalerie, de la garde impériale, soit à peu près 125,000 hommes, dont 80 ou 90,000 hommes en Crimée, et le reste en route ou à Constantinople, où l’on forme en ce moment une armée de réserve.
L’armée anglaise, de son côté, était ainsi composée au début de la campagne :
Général en chef : lord Raglan.
Généraux de division : sir G. Brown, commandant de la division légère ; son altesse royale le duo de Cambridge, commandant la division des gardes et des highlanders ; sir de Lacy-Evans et sir R. England, commandans des divisions d’infanterie, et le comte Lucau, commandant la cavalerie.
L’artillerie se composait de deux batteries d’artillerie à cheval, six batteries montées et trois compagnies d’artillerie à pied, soit 2,106 soldats.
La division de cavalerie était forte de 8 régimens à 250 hommes, soit 2,000 sabres.
L’infanterie comprenait 3 régimens de la garde et 23 régimens de la ligne ; comptés à 850 hommes par régiment, non compris les officiers, c’était un total de 18,750 baïonnettes.
Un détachement du génie, fort de 325 hommes, était aussi attaché à l’armée.
C’était donc en définitive un total de 25,731 soldats, non compris les sous-officiers et les officiers de tous grades. En tenant compte des officiers et des régimens qui avaient un effectif plus nombreux que 250 sabres ou 850 baïonnettes, c’était une armée de plus de 30,000 hommes. À aucune époque, l’Angleterre n’avait fait un si grand effort.
Mais, comme la France, elle ne devait pas s’arrêter à son premier chiffre. En effet, au mois de décembre, lors de la petite session du parlement, M. Sidney Herbert a déclaré que le nombre des soldats anglais envoyés dans le Levant depuis le commencement de la guerre s’élevait à 54,630 hommes, et depuis il n’a pas cessé d’être expédié des renforts en Crimée. Dans une correspondance publiée par le Times du 4 avril, il est dit que, pendant les trente-cinq jours qui viennent de s’écouler, le port de Southampton lui seul a vu s’embarquer 12,600 hommes, destinés soit à l’armée d’Orient, soit à remplacer les régimens qui ont été retirés des garnisons de la Méditerranée pour être dirigés sur Constantinople et la Crimée. Et cependant, grâce aux maladies bien plus encore qu’au feu de l’ennemi, il ne reste pas aujourd’hui en Crimée 30,000 hommes de troupes anglaises !
Au commencement de la guerre, c’était donc avec une armée de 60 à 70,000 hommes, composée à peu près par moitié d’Anglais et de Français, que les gouvernemens alliés se proposaient de paraître sur le champ de bataille. - ↑ a et b C’est le 19 octobre 1853 que les firmans qui autorisaient l’entrée des escadres combinées dans les Dardanelles ont été expédiés par la Porte. C’est dans l’après-midi du 21 que la frégate anglaise Retribution apporta ces firmans aux amiraux Hamelin et Dundas, qui prirent aussitôt leurs dispositions pour franchir le détroit. C’est le samedi 22, à deux heures du matin, que les escadres commencèrent leur mouvement. De notre côté, les mesures avaient été si heureusement prises, qu’à onze heures du matin nous avions déjà huit vaisseaux sur neuf qui avaient franchi les Dardanelles ; le Valmy seul restait à la traîne. Du côté des Anglais, aucun vaisseau n’avait pu réussir à refouler le courant, et, malgré les bateaux à vapeur dont elle était pourvue, l’escadre de l’amiral Dundas fut obligée d’attendre jusqu’au 29 que les vents faiblissent pour reprendre son mouvement ; c’est dans la nuit du 29 au 30 seulement que le dernier de ses vaisseaux put doubler les Dardanelles. C’est dans la soirée du dimanche 30 octobre que le Henri IV et le Jupiter, qui tendent la tête des escadres combinées, mouillent à San-Stefano, à deux milles au-dessous de la pointe du sérail. Ils y passent la journée du 31 à attendre l’avant-garde anglaise, composée de l’Albion et du Vengeance. Le mardi 1er novembre, les quatre vaisseaux essaient de franchir la pointe du sérail ; mais l’Albion, remorqué par deux frégates à vapeur, réussit seul à doubler. Le mercredi 2, le
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incorrecte : le nom « RDDM1855-10-450 » est défini plusieurs fois avec des contenus différents. - ↑ À moins d’être familiarisé avec les conditions et les exigences de la vie maritime, on peut à peine se faire une idée des difficultés que l’on rencontre lorsqu’il s’agit de transporter par mer un grand nombre de chevaux. En thèse générale, il n’y a dans aucune marine militaire ou commerciale des navires disposés pour porter des chevaux. Aussi, quand on a du temps devant soi pour préparer une expédition, on construit pour ce service des bâtimens spéciaux qu’on appelle bâtimens-écuries. Il y en avait quelques-uns, en 1830, dans la flotte de l’amiral Duperré devant Alger. Si le temps manque, comme cela est arrivé en 1854, on ne trouve que des navires dont les entre-ponts sont trop peu élevés peur recevoir des chevaux, il faut alors les mettre sur le pont des bâtimens frétés. Ce n’est que par exception que les Anglais ont rencontré dans les gigantesques et magnifiques paquebots des compagnies subventionnées par l’état quelques navires dont les aménagemens intérieurs permettaient d’y loger des chevaux : l’Himalaya, le Golden Fleece, le Jason, le Trent ; et peut-être un ou deux autres dont j’ignore les noms. Plus grand que tous les autres, l’Himalaya porte jusqu’à trois cent cinquante chevaux ; malheureusement ce navire, qui aurait pu. rendre de si grands services, a éprouvé, vers la fin de l’année dernière, des avaries qui viennent à peine d’être réparées. Si l’on excepte ces paquebots, aucun des six ou sept cents transports frétés par les gouvernemens de France et d’Angleterre n’était capable de porter des chevaux autrement que sur le pont. Or c’est une condition qui réduisait, sous ce rapport, leurs services a bien peu de chose. Ainsi, sur les bricks de 150 à 200 tonneaux qui forment, l’immense majorité des transports français, le nombre des chevaux embarqués varie de huit à douze, attendu qu’il faut toujours laisser sur le pont des butinions à voiles un certain espace libre pour la manœuvre. On n’est pas soumis à la même nécessité sur les navires à vapeur ; cependant nos grandes frégates à vapeur elles-mêmes, qui transportent de huit cents à mille hommes, ne peuvent prendre à leur bord que 120 ou 130 chevaux, et pour de courtes traversées seulement. On doit compter encore que la nourriture des chevaux, le foin, même pressé, l’eau surtout, occupe un grand espace ; or l’espace à bord, c’est la denrée que le propriétaire du navire loue à l’affréteur. Tout cela rend le transport des chevaux très difficile et par conséquent très dispendieux, surtout quand les navires sont rares, quand on tombe, comme il est arrivé, sur une année de disette où la flotte commerciale de l’Europe est employée exceptionnellement au transport des grains. Aussi, dans les marchés passés par le gouvernement français avec les entreprises de navigation à vapeur, voit-on que, pour le passage d’un cheval de Marseille à Constantinople, il a dû payer 290 fr., tandis que le passage d’un simple soldat ne lui coûtait que 85 fr., et celui d’un officier supérieur ou général 280. Pour surcroît de difficultés aux opérations des alliés, il faut ajouter que le pays où l’on allait étant dépourvu de routes, on n’y trouve que des chevaux de selle ou de bat. Les misérables charrettes de la Turquie, les arabas, le plus grossier véhicule que l’on puisse imaginer, sont traînées presque exclusivement par des bœufs. Dieu sait ce qu’il en a coûté aux Anglais pour avoir compté sur les ressources locales, pour avoir cru qu’ils pourraient utiliser un pareil moyen de transport, lui confier les équipages de leur armée ! Quant aux chevaux, turcs, ils sont en général très vifs, très ardens, mais aussi très petits et très faibles, au-dessous de la taille de nos chevaux de hussards et de chasseurs, et trop peu vigoureux pour porter en campagne le poids que nous imposons même à nos chevaux de cavalerie légère. L’insuffisance du nombre des chevaux et la difficulté de les faire vivre pendant l’hiver sur les plateaux de la Chersonèse ont été les deux plus grands embarras de la campagne.
- ↑ Il est impossible d’estimer exactement les pertes que le commerce de la Russie a eu à subir par suite de l’état de guerre et les privations qui en sont nécessairement résultées pour la masse du peuple. Il est cependant quelques faits que l’on peut citer et qui donnent une idée de la situation. Ainsi l’on sait que l’année dernière les croiseurs anglais ont pris à eux seuls quatre-vingt-deux navires au commerce russe; mais ce n’est rien en comparaison du tort que lui a causé le blocus des ports de la Baltique, maintenu avec une rigueur et une persévérance extrêmes dans une mer des plus difficiles. Quoiqu’on en ait dit, l’effet du blocus a été très sensible : le prix du sucre s’est élevé à plus de 1 fr. 50 c. par livre, l’huile à plus de 5 fr., le vin en proportion, et le reste à l’avenant. Par les dernières correspondances, nous voyons que les ateliers, les fabriques, les usines qui mettent en œuvre les matières premières que la Russie tire de l’étranger sont presque tous fermés par suite de la crise financière aussi bien que par le défaut des éléments de leur travail. Il n’y a que les manufactures impériales qui fonctionnent encore, mais ce n’est qu’à l’aide de sacrifices immenses et hors de proportion avec le but que l’on se propose en soutenant leur activité, qui est de ménager l’amour-propre de l’empereur. C’est d’ailleurs peine perdue. Quoi qu’on ait pu faire pour lui dissimuler les souffrances que la guerre provoquée par son ambition imposait à son peuple, l’empereur Nicolas en a vu l’année dernière un témoignage des plus frappans, lorsque, pendant plusieurs semaines, sa capitale est restée, dans les longues nuits de l’automne du Nord, privée de tout moyen d’éclairage : le blocus empêchait l’importation des houilles nécessaires à la production du gaz !