Une Bibliographie du roman historique

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Une Bibliographie du roman historique
Revue des Deux Mondes5e période, tome 22 (p. 209-218).
UNE
BIBLIOGRAPHIE DU ROMAN HISTORIQUE


A Guide to the Best Historical Novels and Tales, by Jonathan Nield. (London, Elkin Mathews ; New York, G. P. Putuam’s sons, 1904.)


C’est une idée ingénieuse, et ce n’est point sans doute une peine inutile, que de dresser la liste des principaux romans historiques d’après les époques auxquelles ils se rapportent, d’indiquer même, plus précisément, le grand fait ou le personnage qui en fournit la matière. On guide ainsi les lecteurs à travers un vaste monde où chacun peut dès lors aller vers les contrées et les figures qui le sollicitent. M. Jonathan Nield ne semble pas s’être proposé d’autre fin dans l’ouvrage qu’il nous donne sous ce titre : A Guide to the Best Historical Novels and Tales. De là le caractère exclusivement pratique de ce livre : il se présente, non pas comme un essai de bibliographie générale, propre à éclairer une question de littérature comparée, mais comme un indicateur à l’usage du public anglais. Une division, spécialement préparée « pour la jeunesse, » est consacrée aux romans et nouvelles tirés de l’histoire d’Angleterre depuis la conquête. Dans la partie générale elle-même, la place faite à cette histoire et aux romans écrits en langue anglaise est prépondérante. Ailleurs enfin, dans une liste de cinquante romans donnés comme les chefs-d’œuvre du genre, il y en a trente-quatre anglais, dont treize du seul Walter Scott, contre neuf français, et sept pour le reste de l’Europe. Le corps de l’ouvrage est formé par une nomenclature générale de tous les romans historiques écrits sur l’ère pré-chrétienne et sur chacun des dix-neuf siècles qui l’ont suivie jusqu’à ce jour. Au total, l’auteur a relevé cinq cent soixante et un noms, dont soixante-sept étrangers, et douze cent quarante-sept titres, dont cent cinquante seulement ne représentent pas des œuvres de langue anglaise. Parmi ces dernières, dont il n’indique d’ailleurs point la nationalité ; il y en a soixante françaises, cinquante allemandes, et quarante pour les autres pays : Italie, Espagne, Suède, Finlande, Danemark, Pologne, Russie, Hongrie, Belgique flamande. Plus d’un lecteur sera sans doute embarrassé par cette longue suite de noms que ne distingue aucune mention spéciale, et, si personne n’ignore dans quelle langue sont écrites les œuvres de Tolstoï ou d’Alexandre Dumas, il n’en va peut-être pas de même pour Mathilda Mailing et Franzos, qui sont Allemands, L. Topelius, qui est Finlandais, et Ingemann, qu’il ne faut pas retirer au Danemark. M. Nield aurait bien dû épargner au lecteur des recherches fastidieuses ou d’inévitables méprises. Mais c’est ainsi, hélas ! qu’on entend les livres « pratiques » en Angleterre.

La littérature européenne tout entière ne fournissant guère qu’un dixième de la masse des romans historiques où l’Angleterre figure pour les neuf dixièmes, nous sommes pris d’un doute devant de telles proportions ; nous examinons alors d’un peu plus près cet inventaire, et nous sommes frappés de quelques traits : Alexandre Dumas, à qui on fait la part très grosse dans notre littérature, est représenté par vingt-deux romans, mais M. Everett Green en a vingt et M. G. A. Henty vingt-huit ; tandis qu’on ne mentionne ni Sous la Hache, de M. Élémir Bourges, ni Hassan le Janissaire, de M. Léon Cahun, ni Autour d’une tiare, de M. Emile Gebhart, ni la Chanoinesse, de M. André Theuriet, on nous invite à lire dix-sept romans de Mme Emma Marshall ; et on nous laisse vainement chercher pourquoi la Force, la Ruse, l’Enfant d’Austerlitz, de M. Paul Adam, ne sont pas des romans historiques, alors que l’Ile des Trésors, de H. L. Stevenson, en est un. Le romancier danois Ingemann, qui a composé un cycle national de romans du moyen âge, est représenté par un seul ouvrage, alors que ni l’Enfance d’Erik, traduite en français depuis 1843, ni le Roi Erik et les Bannis, ni bien d’autres, ne sont cités. Voilà comment on fausse fâcheusement les proportions dans un ouvrage de littérature comparée. Si M. Nield se borne à telle ou telle œuvre parce qu’elle est traduite en anglais, qu’il nous le dise, et qu’il déclare ouvertement son dessein tout pratique et tout anglais, au lieu de nous laisser entendre, comme il le fait dans son Introduction, qu’il vise à dresser la bibliographie d’un genre. « Je pense que beaucoup seront surpris de voir dans quelle large mesure nos meilleurs écrivains (anglais et américains) ont abordé le domaine du roman historique. » Cette mesure est fort large, en effet, trop large même, peut-être ; et ce serait une raison de plus pour ne pas nous donner une statistique grâce à laquelle il n’est plus possible de l’évaluer avec quelque rigueur.

Il faudrait donc d’abord réparer des omissions et redresser une partialité inadmissible, si l’on veut, s’élevant au-dessus de la simple utilité, faire parler cette nomenclature, essayer d’en pénétrer la signification.


Car un tel inventaire présente un intérêt d’ordre plus spéculatif et soulève des questions où l’histoire littéraire est intéressée. D’abord, le choix même des œuvres ou leur exclusion implique une difficulté. Que faut-il entendre par roman historique ? Il est bien délicat de déterminer les limites du genre, — si même le roman historique est un genre, — et l’on ne sait pas toujours ni où il commence ni où il finit. M. Nield en propose cette définition : « Un roman devient historique si l’on y introduit des dates, des personnages ou des événemens qu’on puisse identifier sans hésitation. » Et tout aussitôt il ajoute : « Le roman historique existe d’abord comme fiction. » Pour qu’il y ait roman historique, il faut d’abord qu’il y ait roman. Rien de plus juste. En deçà de cette définition restent donc les œuvres qui se rattachent plutôt à l’histoire qu’au roman, romans didactiques, si l’on peut dire, où la fiction est réduite au minimum et qui ne sont guère plus que des livres scolaires : le Chariclès et le Gallus, de Becker ; Preston Fight et Guy Fawkes, d’Ainsworth ; Thornsdale, de William Smith. Peut-être pourrions-nous donner une idée de ce genre dans notre littérature avec le Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, de l’abbé Barthélémy. L’auteur, avec raison, ne les mentionne point. — Mais, d’autre part, s’il faut que le roman historique soit un roman, il faut aussi qu’il se rattache à l’histoire ; et voici que, dès lors, au-delà de la définition s’étend le champ des romans semi-historiques, comme la Lettre Rouge, de Hawthorne (Scarlet Letter) ; Taras Bulba, de Gogol ; Adam Bede, de George Eliot ; ou Le capitaine Fracasse, de Théophile Gautier. Beaucoup de romans de Walter Scott sont dans ce cas, parmi lesquels, pour ne citer que les plus populaires, la Fiancée de Lammermoor, Guy Mannering et l’Antiquaire. M. Nield consacre une « liste supplémentaire » à ces livres où, sans que les personnages ni les événemens soient historiques, la couleur générale d’une époque est fidèlement rendue. On ne peut se défendre de la trouver singulièrement fantaisiste. Pourquoi comprend-elle, de George Sand, Consuelo et non Mauprat ; les Maîtres mosaïstes et non les Beaux Messieurs de Bois-Doré ? Si des œuvres comme le Tom Jones, de Fielding, et Clarissa Harlowe, de Richardson, parce qu’elles peignent la société et les mœurs de leur temps, sont comptées parmi les romans semi-historiques, pourquoi n’y pas admettre le Rouge et le Noir, de Stendhal ? Les Paysans, de Balzac, n’ont-ils pas le même droit que l’Adam Bede, de George Eliot ? Et n’y faut-il pas réserver une place même à l’Astrée, de d’Urfé ? Qu’on prenne garde alors à ce compte, toutes les œuvres d’observation prennent avec le temps un caractère historique. Ce qui était le présent pour Fielding et Richardson, pour Stendhal ou Balzac, est le passé pour nous ; ce qui était la vie est devenu l’histoire. Devons-nous qualifier historique un roman qui ne l’était pas d’abord, mais qui l’est devenu par l’importance qu’il a prise dans le triage de l’avenir ?

Historiques ou semi-historiques, tous ces romans apparaissent tard. Sur près de douze cent cinquante œuvres, une quinzaine seulement sont antérieures à 1814 ; toutes les autres sont contemporaines des deux mouvemens romantique et réaliste. C’est que l’histoire et le roman, avant de s’unir, avaient besoin de se constituer. Or, leur existence est récente. Ils impliquent l’un et l’autre la curiosité des choses sensibles et extérieures, le sens de l’individuel et celui du pittoresque. Nous ne voyons poindre ce goût-là que vers la fin du XVIIIe siècle ; il ne se manifestera, avec le sens historique qui en dérive, qu’aux origines du romantisme. Longtemps, l’histoire n’est qu’un champ ouvert devant le goût de l’héroïque, du noble et du rare ; elle est naturellement romanesque ; le roman se fait volontiers historique d’apparence tout au moins, car ses récits apocryphes ne sont que de mauvaises épopées, où s’insinue déjà quelque observation et quelque analyse. Les illisibles romans de La Calprenède et de Madeleine de Scudéri ne figurent pas dans l’inventaire de M. Nield, et cela s’entend, s’il ne veut qu’indiquer les romans à lire ; mais il les faudrait rétablir en leur place, si nous voulions raisonner sur le roman historique et lui dresser une généalogie, car il est assez significatif de voir le roman, à une époque où il n’a pris aucune conscience de lui-même, demander à l’histoire, qui s’ignore, un intérêt qu’il était « incapable de trouver dans le récit des aventures privées et dans la peinture des mœurs quotidiennes[1]. » Le roman, à cette phase préliminaire, n’intéresse pas pour lui-même, comme représentation de la vie réelle ; l’histoire non plus n’intéresse pas par elle-même, comme représentation exacte, minutieuse et documentée du passé. On n’a ni le sens de la vérité, ni le sens historique, qui en est une forme rétrospective, une application à la réalité disparue. Le roman historique n’existe pas parce qu’il n’y a encore ni roman ni histoire.

Que sont donc les quelques œuvres citées par M. Nield et antérieures au XIXe siècle ou plus exactement à l’année 1814, date de Waverley, le premier roman de Walter Scott ? Il y en a une française, la Princesse de Clèves, et quinze anglaises, représentant onze auteurs : Defoe, T. Smollet, S. Richardson, Fielding, Goldsmith, Brown, Godwin, Eliz, Helme, Jane Porter, A. M. Porter, Jane Austen.

Avec Mme de La Fayette et la Princesse de Clèves, le réalisme psychologique emprunte le cadre de l’histoire sans souci de la vérité historique. Le roman se rapporte, extérieurement, à la cour de Henri II. En réalité, les personnages sont des contemporains de l’auteur : on les reconnaît sous des noms d’emprunt. Encore faut-il remarquer qu’ils ne nous sont pas représentés dans ce qu’ils ont de particulier, d’historiquement déterminé, mais bien plutôt de général, d’éternel et d’humain. Ce petit chef-d’œuvre procède du même esprit que les tragédies de Racine. Voilà pourtant le seul « roman historique » du XVIIe siècle qui figure dans le Guide de M. Nield ; et, d’après la fiction, il est rapporté à l’époque de Henri II. Comme on voit bien, par un tel cas, l’artifice de telles classifications !

Sans s’arrêter ni à la Clarisse Harlowe, de Richardson, ni au Tom Jones, de Fielding, ni au Vicaire de Wakefield, de Goldsmith, ni aux trois autres œuvres qui, classées dans la liste supplémentaire, ne sont pas données comme romans proprement historiques, il faudrait peut-être, à travers le Journal de la Peste et les Mémoires d’un cavalier, de Daniel Defoe, et le Roderick Random, de Smollet, — un roman picaresque, — arriver jusqu’au Saint Léon, de Godwin, pour trouver un véritable roman historique. Il se rapporte au XVIe siècle et a pour sujet la bataille de Pavie. Mais déjà une ère nouvelle s’annonçait : il ne faut pas oublier que la première grande publication de Walter Scott, les Minstrelsy of the scottish border, est de 1802-1803. Rien d’étonnant dès lors si Thaddée de Varsovie (1803) et les Chefs écossais (1810) réalisent assez le type du genre pour que l’auteur, Jane Porter, oubliant le précédent de Godwin, s’en réclame hardiment comme d’un titre à son invention. La voie était ouverte. « D’autres dames, avec le courage de leur sexe, mais avec une connaissance du sujet remarquablement plus faible, s’en prirent à la muse de l’histoire. Rien ne fut fait de réellement important jusqu’à ce que sir Walter Scott eût tourné son attention de la poésie vers le roman en prose[2]. » De toute cette littérature, M. Nield n’a mentionné que deux œuvres : Saint Clair des Iles (1804) par Elizabeth Helme, et les Frères hongrois (1807) de A. M. Porter.


C’est donc avec le XIXe siècle et ses deux grands mouvemens du romantisme et du réalisme que l’histoire devient une riche matière pour le roman.

Quand la littérature abstraite et oratoire du XVIIIe siècle anglais commença de fléchir sous son effort trop longtemps soutenu, quand le goût, fatigué d’un apprêt perpétuel et d’un éclat factice, aspira à se détendre, la nature et l’histoire s’ouvrirent comme des asiles pleins de fraîcheur et de nouveauté, Au lieu du vide brillant, de la lumière sans chaleur, voici enfin des formes et des corps, quelque chose de concret, de vivant, qui parle aux sens, prend l’imagination, éveille la sympathie. Le sens historique apparaît avec le sentiment de la nature, la couleur locale avec le pittoresque. Cette renaissance transforme, de 1780 à 1815, la littérature anglaise : elle y produit la poésie des lakistes et les romans de Walter Scott.

On sait quel fut le triomphe du roman historique avec ce maître incomparable : vérité des mœurs et fantaisie des aventures, vivacité des couleurs et relief des personnages, tout y concourt au plaisir des imaginations réveillées. Un pays pittoresque et plein d’histoire, où le paysage « romantique » est fait du mélange de la nature et des ruines, un écrivain nourri de traditions, dont le génie étonnamment national apparaît comme à point nommé pour évoquer le passé d’une nation qui vit surtout de souvenirs, cette rencontre heureuse donna une des œuvres non pas sans doute les plus achevées ni les plus fortes, mais certes les plus puissantes d’effet qu’ait jamais présentées l’histoire littéraire. Walter Scott figure pour vingt-sept romans dans la bibliographie de M. Nield. Il importe de remarquer que les sujets sont d’abord presque exclusivement nationaux. De 1814 à 1821, tous les romans sont tirés de l’histoire d’Ecosse, sauf Guy Mannering et Ivanhoé. C’est l’époque des chefs-d’œuvre : Waverley, l’Antiquaire, Old Mortality, Rob Roy, le Cœur du Midlothian, la Fiancée de Lammermoor, l’Abbé, le Monastère. Plus tard, quand l’inspiration sera tombée, la fatigue venue, et qu’il faudra produire encore, le romancier cherchera des sujets dans les contrées étrangères : Quentin Durward, le Talisman, Anne de Geierstein, le Comte Robert de Paris. Sous l’empire des mêmes conditions et l’influence de Walter Scott, le roman historique se manifeste plus ou moins brillamment et abondamment dans toute l’Europe. En France, Alfred de Vigny, Prosper Mérimée, Balzac, Victor Hugo, Alexandre Dumas, donnent au genre un éclat qu’il ne retrouvera plus, et dont le reflet s’étend jusque sur des œuvres qui ne lui appartiennent pas, comme les Maîtres mosaïstes, Consuelo et la Comtesse de Rudolstadt. L’Allemagne romantique est représentée dans l’inventaire de M. Nield par le Lichtenstein, de Hauff, qui procède directement de Walter Scott ; l’Italie, par les Fiancés, de Manzoni, trois romans de Guerazzi, le Mario Visconti, de Grossi, Margherita Pusterla de Cesare Cantù, deux romans de Massimo d’Azeglio ; les Flandres enfin, par Henri Conscience, qui, lui aussi, rêve de faire pour sa patrie, avec l’Année des merveilles, le Lion des Flandres, la Guerre des Paysans, ce que Walter Scott a fait pour l’Ecosse.

Il n’est donc pas surprenant que le mouvement littéraire du romantisme, en tant qu’il était un retour au passé national, ait été soutenu et secondé par les mouvemens politiques qui agitèrent les diverses parties de l’Europe, principalement aux alentours de nos deux révolutions de 1830 et de 1848. Ce n’est pas un hasard qui rapproche ainsi des noms hongrois, finlandais, allemands, polonais, espagnols, — Josika, Jokai, Topélius, Fritz Reuter, Scheffel, Gustave Freytag, Sienckiewicz, Perez Galdos. Le sentiment national est, en effet, un des élémens essentiels du roman historique : il en suscite l’inspiration chez les auteurs et le goût dans le public. Aussi voyons-nous l’Angleterre, où ce sentiment est toujours si vif, si actif et, pourrait-on dire, si tendu, où la race n’est pas moins curieuse de son passé qu’elle n’en est fière, prendre le pas dans ce genre avec une production démesurée d’œuvres de toute valeur. Pas une époque de l’histoire nationale qui ne soit abondamment illustrée de romans, depuis le premier siècle, avec Beric the Briton, de G. A. Henty, et l’invasion des Romains en Grande-Bretagne, jusqu’aux romans sur les conquêtes du règne de Victoria : For the Old Flag, de Clive R. Fenn, To Herat and Cabul, du même Henty. La liste dressée par M. Nield, à l’usage de la jeunesse, des principaux romans anglais sur l’histoire d’Angleterre depuis la conquête, compte deux cent trente-cinq numéros qui vont de Guillaume le Conquérant au roi Edouard VII.

L’extraordinaire prédominance des romans anglais sur tous les autres, dans le genre historique, reste le trait le plus caractéristique de cette bibliographie, même si l’on en a, au préalable, redressé les proportions. Il n’est point pour nous surprendre ; et, aux causes essentielles que nous venons d’indiquer, on en voit s’ajouter plusieurs autres, parmi lesquelles il nous suffira de citer l’inépuisable fécondité de l’histoire à fournir des sujets dont l’amour ne soit ni le seul, ni le principal attrait, voire où il ne tienne aucune place.


Au-dessus des conditions propres à chaque pays, le mouvement général des esprits favorisait partout la production du roman historique. Les progrès de l’histoire, et les minutieuses recherches qui l’aident à ressusciter « la vie intégrale du passé, » rattachèrent bientôt le genre à la tendance réaliste de la seconde moitié du XIXe siècle. L’étude des documens remplace l’observation directe, et nous voyons surgir, de la poussière des ruines et de l’ombre des bibliothèques, les civilisations disparues. L’histoire ne se borna plus à servir le roman : elle le prit à son service ; il devint son auxiliaire, l’auxiliaire même de l’érudition et de l’archéologie. La plupart des romans sur l’ère pré-chrétienne et les premiers siècles, à moins qu’ils ne soient de prolixes paraphrases bibliques ou évangéliques, dues à la plume trop facile des Anglaises ou des pasteurs leurs compatriotes, se trouvent dans ce cas. On n’est pas surpris de les voir souvent signés de noms allemands : l’égyptologue Georg Ebers, qui est représenté par douze romans, dont neuf se rapportent à sa spécialité, tandis que trois mettent en scène l’Allemagne du XVIe siècle ; Wilhelm Walloth, A. Glovatski, Ernest Eckstein, Georg Taylor. Déjà F. Strauss avait devancé ce mouvement avec son Pèlerinage d’Helon à Jérusalem (1824). Gustav Freytag, dans sa fameuse série Die Ahnen, suit l’histoire d’une famille de manière à illustrer les phases successives de la civilisation germanique, depuis le IVe siècle. Félix Dahn puise dans l’histoire des invasions barbares aux IVe, Ve et VIe siècles. Nous retrouvons là le Dernier Athénien, de Rydberg, Marius l’Épicurien, de Walter Pater, la Mort des Dieux, de Merejkowski, la Salammbô, enfin, de notre Flaubert ; mais surtout et toujours des romans anglais, en nombre qui va croissant à mesure qu’on sort du domaine de la pure érudition. Tandis qu’il y en a 14 sur 23 pour l’ère pré-chrétienne et 5 sur, 7 pour le IIe siècle, nous en comptons 58 sur 61 pour le XVe, 119 sur 140 pour le XVIe, 224 sur 246 pour le XVIIe, 240 sur 262 pour le XVIIIe, 167 sur 200 pour le XIXe.

Cette progression est une preuve que le genre devenait facile, trop facile sans doute, et d’une élasticité complaisante, qui se prête aux compromissions. On ne peut s’empêcher de se demander combien d’œuvres, dans cette masse dont presque tout reste inconnu, ont vraiment une valeur comme romans et gardent le droit de se réclamer de l’histoire. Si le roman historique, genre mixte et hybride, n’a pas de lois, on lui connaît du moins des modèles. Ils témoignent tous dans le même sens. L’histoire ne peut donner au romancier qu’une atmosphère, un décor, des événemens, l’esquisse des caractères. A lui de remplir ce cadre avec ce qui s’y adapte de la vie humaine telle que son expérience ou son intuition la lui révèle ; à lui d’inventer, suivant la nature et la vérité, une matière appropriée aux formes où il va la disposer. S’il imagine suivant son caprice, multiplie les aventures, complique l’intrigue, il dérive le roman historique hors de la littérature, vers le feuilleton : ce n’est plus Walter Scott, c’est Alexandre Dumas et, bientôt, Ponson du Terrail. Il semble bien que les données historiques soient pour le romancier des limites : elles le contiennent ; mais c’est son propre fonds qui le soutient. L’histoire, en effet, ne saurait lui prêter davantage ; elle appartient plutôt à l’épopée et au drame. Le roman, lui, est la représentation de la vie dans sa complexité naturelle, telle qu’elle se déroule dans la mêlée du monde et non point sur cette scène où les héros projettent leur silhouette agrandie et simplifiée. Les meilleurs romans historiques sont ceux qui font intervenir les événemens de l’histoire dans la mesure où ils dominent la destinée des individus, exercent leur influence sur la vie privée et sociale, les passions et les mœurs. C’est pourquoi, sauf des exceptions (comme Marie Stuart dans l’Abbé et le Monastère, de Walter Scott), et à moins qu’ils ne restent indéterminés dans le lointain des lieux ou des âges, les personnages historiques ne sont pas romanesques. Ni Cromwell, ni Louis XIV ne sont à leur place dans des œuvres qui, après tout, veulent être le miroir de la vie ; et l’on sait ce qu’est devenu Richelieu dans le Cinq-Mars d’Alfred de Vigny.

On a signalé chez nous, depuis quelques années, une renaissance du roman historique. La curiosité, toujours plus ouverte et renseignée de notre époque de fouilles, de voyages et de chartes, a produit quelques œuvres analogues aux romans de l’hébraïsant Strauss et de l’égyptologue Ebers, éclosion qu’il fallut un peu solliciter, je pense. Lorsqu’un éditeur parisien s’avisa d’ouvrir une Bibliothèque de romans historiques, elle ne parut ni inspirer beaucoup d’auteurs, ni séduire beaucoup de lecteurs. En ceci, comme en tout le reste, que nous sommes donc différens de nos voisins les Anglais ! Il fallut, pour arriver à une trentaine de volumes, recourir aux réimpressions, traductions, adaptations. Les femmes fournirent la plus grosse part, dont l’exotisme et l’archéologie font à peu près tous les frais. C’est à d’autres œuvres, plus étroitement apparentées à l’esprit de la littérature contemporaine, que va la faveur publique, en cette prétendue résurrection. Un seul nom est cité par M. Nield, et certes il est considérable : c’est celui des frères Marguerilte, dont le Guide mentionne le Jardin du Roi et la série des quatre volumes réunis sous le titre d’Une époque. Il resterait à savoir si nous refuserons la qualité d’historiques aux romans où l’idéologie sociale de M. Paul Adam pousse ses explorations à travers les périodes de l’Empire et de la Restauration ; et nous voilà ramenés à la question des limites du genre, avec ceux où M. Maurice Barrès interprète les crises politiques des dernières années et ceux encore où Mme Marcelle Tinayre et M. Henri de Régnier avivent des teintes du passé leurs pastels de figures sentimentales. J’omets à dessein toute cette profusion d’œuvres récentes qui, cherchant à rehausser d’un décor de style les vieilles scènes naturalistes, ont fait, avec talent quelquefois, — quelquefois seulement, — de la reconstitution un prétexte et de l’histoire un paravent.

Est-ce à dire que nous n’aimions pas l’histoire, en France ? Nous l’aimons peut-être autrement que les Anglais. Notre esprit lucide et critique s’accommode moins d’un genre que de nouvelles exigences nous font paraître assez faux. Au temps du romantisme, dans l’indétermination du roman et de l’histoire, le roman historique put nous éblouir un instant de leur double prestige. Mais le roman est devenu de plus en plus vrai ; l’histoire s’est faite de plus en plus vivante. Le genre mixte qui les a précédés n’a pas les mêmes raisons de leur survivre. Notre roman d’observation et d’analyse, notre roman psychologique, social, politique, est de l’histoire future ; l’histoire, telle que nous l’entendons, sait donner aux physionomies qu’elle évoque et aux milieux qu’elle ressuscite une intensité de vie que pourrait lui envier le roman, Des livres comme ceux de Mme Arvède Barine, de M. Henry Houssaye, de M. Gilbert Augustin-Thierry, de M. Lenôtre n’ont pas besoin d’une fiction qui diminuerait leur valeur sans rien ajouter à leur attrait ; et je doute que, parmi les cent dix-huit romancières anglaises citées par M. Nield il y en ait beaucoup dont nous ayons à lire une œuvre plus captivante que La Grande Mademoiselle ; je me demande si les trois cent quatre-vingts auteurs anglais contemporains ont donné beaucoup de romans historiques supérieurs, j’entends comme intérêt même d’action ou d’intrigue, à 1814, cette héroïque histoire d’une fin d’empire, et à Tournebut, ce véridique récit d’une conspiration.


FIRMIN ROZ.

  1. Ferdinand Brunetière, Le roman français au XVIIIe siècle (Études critiques sur l’Histoire de la Littérature française, 4e série).
  2. Edmond Gosse, Littérature anglaise, ch. VIII. (Traduction de Uenry-D. Davray.)