Une Campagne en Belgique - La Montansier à Bruxelles

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Une campagne en Belgique – La Montansier à Bruxelles
Ch. Gailly de Taurines

Revue des Deux Mondes tome 20, 1904


UNE
CAMPAGNE EN BELGIQUE

LA MONTANSIER Á BRUXELLES

Quand, quelques jours après Valmy, Dumouriez revint à Paris, c’est en triomphateur qu’il y parut. Dans les rues, à l’Assemblée, dans les clubs, au théâtre, on acclamait le héros ; les salons — il y avait encore des salons à Paris en septembre 1792, — se le disputaient à l’envi ; et, dans un pêle-mêle d’élégances anciennes et de luxe récent, jolies courtisanes, actrices, femmes de l’ancien régime souriant au nouveau, se pressaient autour de lui avec journalistes, officiers, artistes, hommes politiques, agitateurs et tribuns populaires.

Dans cette société un peu mélangée, Dumouriez trônait ; il pouvait parler en maitre, en général, en vainqueur, et, dans une soirée chez Mlle Candeille, Marat s’étant approché de lui pour réclamer, avec un peu de hauteur, après avoir décliné son nom, la mise en liberté de quelques volontaires, mis au cachot pour indiscipline : « Ah ! ah !… c’est vous Marat, dit le général, en toisant son interlocuteur ;… je n’ai rien à vous dire. »

Inviter Dumouriez, recevoir Dumouriez était une faveur ; pour les théâtres et les lieux publics, c’était une réclame enviée. La demoiselle de Montansier, — elle signait encore ainsi, — directrice d’un théâtre récemment ouvert et qui est devenu de nos jours le Théâtre du Palais-Royal, ne fut pas une des dernières à vouloir fêter l’homme du jour. Elle se connaissait en héros et savait comment, avec eux, doivent en user les actrices, car dans sa jeunesse elle avait vu le maréchal de Saxe revenir vainqueur de Fontenoy et couronné de lauriers à l’Opéra. En l’honneur du général, elle donna donc Le Départ des Volontaires ; il eut la galanterie d’aller, durant un ent’racte, saluer l’aimable directrice en ce foyer où se pressaient toutes les notabilités du temps.

Il n’était bruit alors que du projet d’expédition en Belgique dont on savait que Dumouriez était venu concerter le plan avec les ministres.

— Général, lui dit la fine et avisée directrice, qui, très habilement savait allier le soin de ses intérêts à l’enthousiasme patriotique, général, j’ai une grâce à vous demander : donnez-moi l’agrément de conduire à Bruxelles, dès que vous y serez entré, une Troupe de la propagande[1].

Flatté au fond du cœur par cette confiance en ses succès, par ce compliment délicat qui se dissimulait sous une requête, le général approuva d’un sourire et répondit avec assurance :

— Pour les fêtes de Noël, je vous y donne rendez-vous. Dumouriez, dans cette réponse, ne se montrait point présomptueux : bien avant le rendez-vous assigné, il devait entrer à Bruxelles.

La Montansier, jadis beauté célèbre — elle avait fait des passions sous le règne de Louis XV, — n’était plus toute jeune en 1792 ; elle avait exactement soixante-deux ans, et ces soixante-deux années avaient été abondamment remplies par une existence qui ne manquait ni de piquantes aventures, ni de coups de théâtre, ni de mouvement. Née à Bayonne, d’une famille de petite bourgeoisie, Marguerite Brunet, devenue orpheline, était venue à Paris rejoindre sa tante maternelle, une dame Montansier, établie revendeuse à la toilette rue Saint-Roch. Elle paraît dès lors s’être adonnée à une existence plutôt joyeuse qu’austère. « Dès l’année 1748, affirme un rapport de police[2](elle avait alors dix-huit ans), elle était déjà connue sur le pavé de Paris. » D’une taille ordinaire, médiocrement bien faite, blanche de peau, les yeux assez bien, le nez un peu gros, la bouche et le parler agréables, de la gorge, la main jolie, amusante et s’énonçant bien, la demoiselle de Montansier, — car pour fréquenter, dans l’intimité la plus secrète, des gens comme il faut, Marguerite Brunet avait cru utile de remplacer son nom par celui de sa tante en y ajoutant une particule qui s’y adaptait fort bien, — la demoiselle de Montansier donc, ne tarda pas à être entourée d’une foule complaisante de généreux adorateurs. L’un d’eux, appelé à l’Intendance des Colonies, l’emmène à la Martinique, puis, là-bas, l’égaré dans les Antilles, au-delà des mers. Elle devient marchande de modes à Saint-Domingue ; puis, les nègres ne lui plaisant point, reparait sur l’horizon parisien au commencement de l’année 1754. On la voit alors, suivie partout de deux grands nègres, habillés de bleu, et fournie d’un laquais, de deux femmes de chambre, et d’un carrosse de remise au mois qui l’annoncent sur le pied d’une très riche Américaine. Dès lors, tout ce que Paris et Versailles renferment d’illustre est à ses pieds. C’est le comte d’Esparbès, le marquis de Souvré, le marquis de Jonsac, le chevalier de Bezons, le marquis de Seignelay, le marquis de Ximénès, le comte de la Villegagnon, M. de Puységur, le duc de la Trémoille, M. de Viarme, M. Thiroux de Montregard et nombre d’autres dont les noms ont échappé aux recherches pourtant si minutieuses de l’habile policier.

Mais au milieu de tous ces hommages, malgré l’enivrement de tous ces succès, le cœur de Marguerite Brunet avait parlé ; la jolie fille s’était « assottée » d’un beau gars, acteur sans talent, sans esprit, sans courage, mais doué d’une jambe bien faite et d’un imperturbable aplomb. Il se nommait Bourdon et était connu au théâtre sous le nom de Neuville.

C’est cette liaison qui lança la Montansier dans la voie du théâtre. Tout d’abord, pour pouvoir y paraître à côté de son cher Neuville costumé en héros, elle s’essaya dans la tragédie ; mais un accent gascon assez prononcé lui ayant valu, dans Phèdre, un éclatant succès de fou rire, elle eut la sagesse de ne point insister et de ne s’occuper désormais de théâtre que comme directrice. De là date cette association Montansier-Neuville, troublée parfois par de terribles et même sanglantes discussions, mais si solide et si persistante pourtant qu’elle ne devait s’éteindre qu’avec eux.

La Révolution avait surpris les deux associés dirigeant en commun les théâtres de Versailles et de Rouen ; la proclamation de la liberté des théâtres les rappela à Paris, en cette salle du Palais-Royal, luxueusement aménagée par eux, et où l’habile Montansier eût bien désiré — si son âge le lui eût permis — jouer avec Dumouriez le rôle d’une nouvelle Favart auprès d’un nouveau maréchal de Saxe.


En pénétrant en Belgique, chez cette nation voisine et amie qu’ils prétendaient affranchir de la domination autrichienne, les Français se faisaient précéder de proclamations enflammées : « Frères et amis, déclaraient-ils en des factums répandus à profusion, les Français armés, les Français libres viendront bientôt dans la terre que vous habitez ; ils vous tendront la main et ils vous diront : « Nous venons vous aider à secouer le joug de vos tyrans. Quand vous serez libres faites-vous des lois ; nous ne voulons pas en donner à nos voisins, nous avons renoncé à toute conquête[3]… »

Aussi quand, après l’éclatante victoire de Jemmapes, Dumouriez se mit en marche vers Bruxelles, marchait-il accompagné partout des vœux enthousiastes de toute la population.

Le 11 novembre au soir, on avait campé en une vaste plaine, en vue des hauteurs d’Anderlecht. Le lendemain matin, s’il faut en croire une tradition, la joyeuse affiche suivante était, au réveil, distribuée aux troupes :

« Par autorisation du général en chef, la troupe des Artistes patriotes, sous la direction de Mlle Montansier, donnera aujourd’hui 12 novembre 1792, devant l’ennemi : La République Française, cantate chantée par MM. Elleviou, etc., La Danse Autrichienne, ou le moulin de Jemmapes, ballet arrangé par M. Gallet… Cette pièce sera terminée par une Sauteuse exécutée par les Autrichiens.

« Avis : Le public est prié de ne pas oublier que ces Autrichiens seront des Français ainsi déguisés pour les besoins de la représentation.

« Le Désespoir de Jocrisse, pièce de M. Dorvigny, jouée par MM. Baptiste Cadet, Durand, etc.. et par le petit Truffaut, tambour à la 27e. Le spectacle se terminera par un feu d’artifice tiré par les canonniers de la 1re batterie. Musique du bataillon de la Deule. La plaine sera ouverte depuis le matin. Le spectacle commencera à deux heures[4]. »

En dépit d’une si affriolante annonce, le spectacle ne devait pas avoir lieu : dans la journée du 12 novembre, c’est aux canons seuls que fut donnée la parole et « la plaine ne fut pas ouverte » au Désespoir de Jocrisse. Au lieu de jouer la comédie, Truffaut, le petit tambour, battit la charge ; la musique du bataillon de la Deule enleva sa troupe au combat ; et c’est contre l’ennemi que la 1re batterie brûla sa poudre : les Autrichiens furent délogés d’Anderlecht, et le lendemain ; dès l’aube, de cette position élevée qu’ils avaient occupée à leur place, les soldats français purent, de loin, apercevoir devant eux les murs de la vieille cité brabançonne « avec ses remparts plantés de vieux arbres et couronnés de moulins, la masse lourde et noire de la porte de Hal, les tours de Sainte-Gudule, le clocher de l’hôtel de ville dont la pointe supportait un colossal Saint-Michel terrassant le dragon[5]. »

Dans Bruxelles, cependant, les uns tremblaient, d’autres étaient transportés d’allégresse. Dès le lendemain de Jemmapes, affolés, les représentans du gouvernement autrichien avaient, dans un hâtif désordre, fait leurs préparatifs de départ ; précipitamment, on chargeait les effets de l’archiduchesse sur des bateaux qui, par le canal, devaient les transporter en Hollande[6]. Puis, dans la nuit du 8 au 9 novembre, l’archiduchesse quittait elle-même la ville, accompagnée de M. de Metternich et de tous les membres du gouvernement.

La population, en revanche, ne dissimulait pas sa joie ; se portant en foule sur les remparts, elle accablait de huées les corps autrichiens en retraite qui défilaient sous les murs et se réjouissait d’avance de l’entrée prochaine de leurs vainqueurs : « On se demande ici, écrit un témoin, dans combien d’heures on sera Français[7]. »

Quand enfin Dumouriez entra le 14 dans Bruxelles, c’est au son des cloches sonnant à pleine volée, au bruit du canon des remparts, aux acclamations du peuple qu’il y fut accueilli ; le magistrat qui vint à sa rencontre rendit hommage en style pompeux « au héros qu’amenaient la Victoire et la Liberté ; » et le général, touché jusqu’au fond du cœur de tant d’hommages et d’enthousiasme, écrivait au ministre de la Guerre : « J’ai été reçu comme le libérateur de la nation. »


Pendant qu’à Bruxelles éclataient de telles réjouissances de l’arrivée des Français, à Paris commençaient à s’agiter ceux qui pensaient que la gloire militaire doit servir à quelque chose, et que c’est agir en dupe que de ne point tirer parti d’une conquête.

Déjà la Convention avait pris soin d’envoyer en Belgique des commissaires, des agens nationaux, des commis, toute une foule de gens faméliques qui, en ce riche pays, arrivaient les dents longues, tout prêts à se tailler une large part en cet affriolant gâteau.

L’ingénieuse Montansier ne fut pas une des dernières à se souvenir de ses engagemens envers Dumouriez, et à penser qu’avec l’aide du gouvernement, son théâtre pourrait, d’une façon fructueuse, aller propager à Bruxelles les idées nouvelles et le progrès. Depuis le 21 septembre, la Convention avait proclamé la République, des hommes tout à fait éclairés se trouvaient enfin au pouvoir : ils comprenaient, ceux-là, que le théâtre doit être une des colonnes d’un État bien construit et accordaient, en conséquence, aux directeurs et aux artistes de généreuses subventions.

Déjà, dans sa séance du 25 septembre, le Conseil exécutif provisoire, « considérant que l’art dramatique est un des moyens les plus efficaces pour former les mœurs d’un peuple et qu’un gouvernement libre doit user, pour épurer l’esprit public, des mêmes ressources dont les gouvernemens despotiques se servent pour l’empoisonner, » avait consenti une large subvention aux théâtres de la République et de Molière. La Montansier, sûre donc d’un favorable accueil, n’eut aucune hésitation à prendre la plume pour s’adresser dans l’occurrence au ministre des Affaires étrangères en personne : « Ministre citoyen[8], lui écrivait-elle, les braves héroïnes Fernigh combattent pour la liberté ; moi, je veux tâcher d’en propager les principes et l’amour. Les moyens dont je veux faire usage sont ceux des illusions et de la séduction, et je dois m’en promettre des effets non moins sûrs que de ceux obtenus par nos armées. »

Puis, après avoir, avec justice, vanté l’excellence de sa troupe, exposé la pompe des spectacles patriotiques qu’elle se proposait de monter à Bruxelles, elle ajoutait fort judicieusement : « Les têtes brabançonnes sont encore bien empestées de préjugés. Ce que je fais comme particulier devrait peut-être être pris par des ministres aussi sages que patriotes comme une mesure très essentielle pour propager les grands principes de notre Révolution. J’irais donc à penser que, réussissant, elle aurait acquis des droits aux bienfaits de la patrie, et que, ne réussissant pas, elle en aurait encore à ses encouragemens[9]… »

A cette lettre était joint un « Répertoire provisoire des pièces que la citoyenne Montansier jouerait à Bruxelles. » Parmi les tragédies, dominaient les sujets tirés de l’histoire romaine, dont les héros servaient alors de modèle aux républicains nouveaux ; c’étaient : Caïus Gracchus, la Mort de César, Mucius Scœvola, Brutus, Marius à Cirthe ; puis des pièces propres à exciter une sainte horreur des tyrans et des prêtres, leurs suppôts : Guillaume Tell, Charles IX, La Ligue des tyrans, les Victimes cloîtrées. Les comédies étaient, avec soin, choisies presque toutes parmi les œuvres les plus délicates de deux chauds partisans des idées nouvelles, de deux valeureux champions de la Liberté et de l’Égalité : les citoyens Fabre d’Églantine et Collot d’Herbois. Quant aux pièces à grand spectacle, accompagnées de chant et d’orchestre, c’étaient : l’Hymne des Marseillais, le Départ des Volontaires, les Héroïnes de Saint-Amand, le Siège de Lille, l’Hymne de la Liberté et la Carmagnole à Chambéry.

Un tel programme était trop bien choisi, promettait des résultats trop importans en Belgique, dans l’Europe entière, peut-être, pour que des ministres avisés n’y prêtassent pas la plus extrême attention. Le jour même où lui parvint la requête de la citoyenne Montansier, le ministre des Affaires étrangères, le citoyen Lebrun-Tondu, ne voulant point mettre le moindre retard en une affaire de si haute importance, lui répondit, courrier par courrier : « J’ai reçu, citoyenne, la lettre que vous m’avez écrite hier. Je ne puis qu’applaudir au louable dessein de propager dans la Belgique, avec tous les moyens puissans qui sont dans vos mains, les principes et l’amour de la Liberté et de l’Égalité, en même temps que le succès de nos armes affranchit ses habitans de la servitude et de l’esclavage, sous lesquels ils étaient courbés depuis si longtemps…

« Je mettrai votre demande sous les yeux du Conseil, ce soir, et je ne doute pas de le trouver dans les mêmes dispositions que moi…

« Vous vous trouverez en bonne compagnie à Bruxelles, car je suis instruit que nos meilleurs artistes de l’Opéra et d’autres théâtres de la capitale se proposent d’y faire une apparition et de concourir avec vous à instruire les Belges dans le grand art de la Liberté, par les charmes et la gaieté de leurs talens[10]. »

L’homme capable d’écrire ainsi et de diriger, d’une façon si haute et si judicieuse, la diplomatie française, n’était pas un nouveau venu dans la carrière ; il avait de la tradition : d’abord abbé, puis soldat, imprimeur, journaliste, venu à Paris en 1791 à la tête d’une députation de patriotes liégeois et nommé peu après premier commis au ministère des Relations extérieures, il était, depuis plus de six mois, dans les bureaux quand la révolution du 10 août le bombarda ministre des Affaires étrangères. Dès lors, tout changea dans son existence : bien plus qu’aucune des situations qu’il avait auparavant occupées, celle-là lui convenait, trouvait-il ; les chevaux du roi étaient à ses ordres ; c’était dans le palais du roi, dans l’ancienne chambre à coucher du roi, — bien que le lit du roi y fût encore[11], — qu’il venait, à son tour, présider le Conseil exécutif ; c’est de là qu’avec importance il sortait pour aller, au nom de la nation française, rédiger des dépêches en ce style dont il se flattait à bon droit qu’aucun ministre ne s’était encore servi avant lui.

En décachetant sa lettre, la citoyenne Montansier eut un battement de cœur d’émotion, suivi bien vite d’un transport d’allégresse : ses vœux pouvaient-ils être plus vite exaucés ? Elle ne put s’empêcher, « rendant offre pour offre et serment pour serment, » d’écrire bien vite au galant homme d’État pour lui affirmer les sentimens de gratitude dont elle se sentait pénétrée :

« Digne citoyen ministre, lui disait-elle, je reçois votre seconde lettre et je la relis pour me bien convaincre que ce n’est point une illusion. Combien vos expressions, vos procédés sont aimables ! Combien j’en suis touchée ! Comment vous peindre ma gratitude ! Ah ! quand l’intérêt de la chose publique vous inspire autant de bienveillance pour des frères, qu’il est beau de se trouver républicaine et d’avoir, en ses ministres, de véritables pères ! Vous m’invitez d’aller causer avec vous de mes intérêts ; quel contraste avec ce que j’ai vu ! J’irai donc, mais quand ? Ce soir, je pourrais vous contrarier… Demain c’est vendredi !… Et toute ma vie j’ai conservé la faiblesse de n’oser faire un pas ce jour-là pour ce qui m’intéresse. Je vaincrai cette petitesse : sous votre égide, je ne dois éprouver que de la confiance, qu’envisager la plus flatteuse perspective. Daignez me dire votre heure et recevoir d’avance l’hommage bien affectueux de ma reconnaissance et de mon respect fraternel[12]. »


Comme un général à la tête de son armée, la Montansier, conduisant sa troupe, lit son entrée à Bruxelles, le mercredi 2 janvier, à neuf heures du matin, un mois et demi après Dumouriez.

Il s’agissait de trouver une salle pour ses spectacles ; il y en avait bien une, celle du Théâtre de la Monnaie qui était fort belle ; mais le Théâtre de la Monnaie était encore occupé par une troupe et des directeurs qui ne manifestaient nullement le désir d’en sortir ; il allait falloir les en expulser ; puisqu’on agissait pour la Liberté, rien n’était plus légitime, et, comme on disposait de la force, rien n’était plus aisé.

Prenant donc seulement le temps de déposer ses bagages à l’auberge, le jour même de son arrivée, la Montansier se rend près du général Moreton qui commandait dans Bruxelles, et, forte de la lettre du ministre des Affaires étrangères qui l’accréditait près de lui, expose la situation et formule sa requête.

Elle trouvait malheureusement le général moins disposé qu’elle ne l’eût souhaité à agir par la force en sa faveur ; il parlait — ce qui devenait inquiétant — du « respect dû aux propriétés. »

— Malgré tout le plaisir, dit-il à l’aimable solliciteuse, malgré le plaisir que j’aurais d’être agréable au Conseil exécutif et à vous, je me trouve fort embarrassé. Prévenus de votre arrivée, les directeurs du Théâtre de la Monnaie, Bultos et Adam, m’ont témoigné ne pas vouloir céder leur salle à quelque prix que ce soit.

La Montansier demeurait anéantie : allait-elle se trouver dans l’impossibilité de jouer à Bruxelles, et contrainte de retourner à Paris, ramenant en son sac de voyage Caïus Gracchus et Mucius Scævola, « sans avoir pu remplir les vœux du Conseil exécutif[13] ! »

Mais le général reprit, sur un ton qui rendit quelque espoir à la pauvre artiste :

— Cela pourtant s’arrangera, j’espère ; comptez que j’y emploierai toute l’autorité qui m’est confiée. Ayez la bonté de vous rendre de nouveau chez moi demain matin jeudi à onze heures ; je ferai prévenir les directeurs récalcitrans de s’y trouver en même temps[14].

L’entrevue du jeudi matin à onze heures fut pénible ; les directeurs luttaient pied à pied, émettaient « des prétentions exorbitantes, » cherchaient à gagner du temps, demandaient des délais, et finirent par obtenir deux jours pour réfléchir encore.

Mais dans cet intervalle se produisit un de ces événemens qui changent brusquement la face des choses. Le croirait-on, ces directeurs, inconsciens, aveugles ou hors de sens, eurent l’audace inouïe de faire jouer sur leur théâtre la tragédie de Pierre le Cruel !

À cette nouvelle, la Montansier ne fait qu’un saut chez le général Moreton, et, la voix étranglée par l’indignation :

— Citoyen général, les directeurs de la Monnaie jouent des pièces anti-révolutionnaires ! Dans la foule des vers aristocratiques dont fourmille celle qu’ils donnèrent hier, je ne vous en citerai que quelques-uns :


Fils de roi, dès l’enfance on dut vous enseigner
Quel sceau Dieu même imprime à ceux qu’il fait régner.


puis :

J’en dois compte à moi seul. Vous, faits pour obéir,
Au lieu de me combattre, il fallait me fléchir.


et encore :


Un roi, même coupable, est un objet sacré !


Indigné qu’on se fût permis de donner une semblable pièce, le général Moreton fit aussitôt mander les directeurs et leur témoigna tout son mécontentement.

— Que vous proposez-vous de jouer ce soir ? leur demanda-t-il.

Gaston et Bayard, mon général.

— Je vous le défends expressément. Si vous vous permettez de faire jouer cette pièce, ou telle autre semblable, comptez que j’userai de tout le pouvoir dont je dispose pour vous punir sévèrement.

D’ailleurs, ajouta-t-il en se radoucissant un peu, le plus sûr pour vous en ôter le moyen, — puisque le Conseil exécutif de France a cru, dans sa sagesse, qu’il était nécessaire d’envoyer une troupe patriote pour donner des pièces propres à éclairer l’esprit public et propager les principes de liberté et d’égalité, — le plus sûr est que vous fassiez avec la citoyenne Montansier un arrangement convenable[15].

Cette mercuriale du général, en inspirant aux directeurs un salutaire effroi, les rendit plus souples et plus disposés à entrer en accommodement, et, après une discussion qui avait duré « depuis onze heures du matin jusqu’à neuf heures du soir, » tout fut enfin terminé.

Les directeurs obtenaient quinze mille livres d’indemnité pour l’abandon de leur salle. « Je ne doute pas, ajoutait la Montansier en rendant compte au ministre, que, d’après mes bonnes intentions, le pouvoir viendrait à mon secours dans le cas où les recettes ne pourraient suffire aux dépenses[16]. »

Quel argent d’ailleurs, pouvait être mieux dépensé ? les Belges avaient tant besoin de lumières ! « Je vous assure, ministre citoyen, que jamais dépense n’aura été plus fructueuse. D’après le peu de temps que je suis ici et tout ce que j’entends, je crois pouvoir vous dire que ce pays est loin de l’esprit public qui devrait l’animer. L’aristocratie y règne ; les nobles y ont encore du crédit ; les prêtres y ont beaucoup d’influence ; les préjugés religieux y règnent dans toute leur force. Les habitans s’observent beaucoup, il est difficile de les pénétrer et je crois qu’il est nécessaire d’employer tous les moyens que la politique d’un peuple libre peut autoriser, pour arracher le bandeau qui couvre les yeux des habitans de ce pays[17]. »

Parmi ces moyens « autorisés par la politique d’un peuple libre, » il en était un sur lequel la citoyenne Montansier faisait grand fond et sur lequel elle appuie avec insistance : « Dans l’accord que j’ai fait avec les directeurs, mandait-elle, je l’ai prolongé jusques et y compris le jour de Pâques, regardant comme très important de jouer la semaine sainte et de porter ainsi le premier coup aux abus religieux dont le pays est infecté[18]. »


Les Belges cependant commençaient à s’étonner un peu de la conduite de ces Français qui s’étaient présentés à eux et qu’ils avaient véritablement accueillis en libérateurs. Un ancien gouverneur des Pays-Bas, le prince Charles de Lorraine, avait laissé dans Bruxelles un souvenir impérissable de reconnaissance pour son habile et paternelle administration : une statue lui avait été élevée, le peuple la révérait ; les Français l’abattirent[19]. Plus de tyrans, même en bronze ! C’était le mot d’ordre ; mais, pendant ce temps, les maîtres du jour, se sentant sans doute l’étoffe de remplacer les rois, prétendaient s’offrir toutes les jouissances dont ils avaient ouï dire que s’enivraient ces favoris de la naissance et du sort.

Au nom de la Liberté, au nom de l’Égalité, au nom du peuple, Delacroix et Danton, les commissaires envoyés par la Convention, faisaient gaiement du pays leur chose et leur proie. « Toujours à table ou avec des filles[20], » « uniquement occupés de leurs plaisirs[21], » grossiers, insolens, ridicules, c’est en maîtres qu’ils se posaient partout. Entrant brusquement chez le vieil évêque de Namur qui en demeurait confondu, ne comprenant pas bien : « Monsieur, lui déclarait Delacroix, d’une voix engageante, nous sommes venus ici pour vous donner la liberté de vous marier[22] ! »

Comme elle l’avait promis, la Montansier participait de tout son zèle à cet apostolat de la Liberté. Le jour où, — contrairement à la volonté bien manifeste des Belges et en violation de tous nos engagemens, — fut fêtée la réunion de la Belgique à la République, après qu’une distribution de pain, de viande et de boisson eut été faite au peuple « au bruit d’une brillante musique, » l’active directrice donna en son théâtre, une représentation gratuite, et à cette occasion, les armes de l’archiduchesse qui étaient encore dans la salle furent abattues et remplacées par le bonnet rouge « épouvantail de l’aristocratie[23]. »

Mais à ces spectacles enflammés, pas un habitant du pays ne paraissait, et La Ligue des Tyrans ou bien Les Victimes cloîtrées eussent été jouées devant les banquettes, si les militaires et les jacobins français ne les eussent remplies[24].

C’était là d’ailleurs un résultat qui paraissait admirable aux commissaires de la Convention et dont ils se déclaraient satisfaits. « Il était nécessaire qu’elle vînt, écrivaient-ils en parlant de la Montansier, non seulement pour les habitans, mais pour les militaires. Il en passe un très grand nombre, ils viennent au spectacle ; les pièces patriotiques les électrisent… Après la comédie, ils montent sur le théâtre danser la Carmagnole et chanter la chanson Marseillaise[25]. » Cela ne valait-il pas bien les cent mille livres que cette mission dramatique devait coûter à l’État ?

Au commencement de mars 1793, l’ « apostolat » des Jacobins en Belgique atteignit son plus parfait et entier épanouissement : la superstition, cette terrible ennemie de la Liberté, fut enfin attaquée de front et avec vigueur. Pendant trois jours, les 6, 7 et 8 mars, la cathédrale de Sainte-Gudule fut livrée en proie aux sans-culottes : « ils enfoncèrent les portes, brisèrent les châsses, dispersèrent les ossemens des saints, violèrent les tombes, mirent les troncs à sec, enlevèrent les registres baptismaux… Les soldats (c’étaient ceux d’une compagnie de sans-culottes récemment formée à Bruxelles et non ceux de l’armée de Dumouriez), affublés de chapes et chantant d’obscènes chansons, formaient à travers la cathédrale, une procession bouffonne. » Les Belges ayant émis quelque timide protestation et averti de ces désordres les commissaires de la Convention, ceux-ci répondirent que « l’opération était commandée par l’intérêt de deux peuples formant désormais une seule famille[26]. »


Très sincèrement, Dumouriez, en pénétrant dans la Belgique, avait eu l’intention de lui donner l’indépendance, d’y créer un gouvernement national, ordonné et probe. Bien vite étaient venues les désillusions et les dégoûts. A toutes ces violences il avait essayé de s’opposer, avait réprouvé tous les excès et ri de ces bouffonnes extravagances.

Parlant de la « mission de propagande » de la Montansier et de celle des artistes de l’Opéra, il dit dans ses Mémoires : « Le général ne protégeait pas non plus cette sottise et n’a vu qu’un jour à dîner chez lui ces virtuoses de l’Opéra, lesquels, du reste, se sont conduits avec beaucoup de décence et de raison et ont été beaucoup plus sages que les ministres qui les avaient envoyés[27]. »

En cinq mois d’occupation, les Jacobins français avaient réussi pleinement à changer en haine l’amitié non équivoque que les Belges avaient eue pour la France, et quand, en mars, les Autrichiens, reprenant l’offensive, chassèrent successivement les troupes françaises d’Aix-la-Chapelle d’abord, puis de Liège, et menacèrent Bruxelles, ce fut dans tout le pays un immense cri de soulagement et d’espoir.

Comme les gouvernans autrichiens avaient fui jadis, les gouvernans jacobins s’apprêtaient à fuir. Une file immense de chariots de tout genre ne cessait, jour et nuit, de traverser Bruxelles ; on ne trouvait plus ni chevaux ni voitures ; c’était le même spectacle qu’en novembre 95 ; mais, cette fois, disait un Français, « il nous coûte des souvenirs amers[28]. »

Avec ses comédiens et ses actrices, ses danseurs, ses machinistes et ses musiciens, emportant ce qu’elle pouvait de son matériel et de ses bagages, la citoyenne Montansier fuyait comme les autres. Financièrement, son entreprise, — cette affaire dont elle attendait un si fructueux succès, — a complètement et piteusement échoué. Elle n’a plus le sol, écrit en vain à Dumouriez quatre lignes désespérées pour en obtenir un secours, et se trouve finalement contrainte, pour échapper à la corde dont la menacent les Autrichiens, de s’enfuir en abandonnant à Bruxelles « douze malles pleines d’habits[29], » faute d’argent pour solder les charrettes qui les eussent emportées. Dans son affolement, elle en oublie jusqu’à sa montre.

Dans la journée du 24 mars 1793, les Français, obligés d’évacuer Bruxelles à la suite de la défaite de Nerwinden, avaient à peine franchi les portes de la ville, que le peuple brûlait sur la Grande Place l’arbre de la Liberté, — cet emblème d’une si étrange liberté, — et traînait dans la boue le bonnet rouge, cet « épouvantail de l’aristocratie. »

Réoccupé par ses anciens directeurs Bultos et Adam, le Théâtre de la Monnaie mettait de nouveau sur ses affiches : « Les comédiens de Son Altesse Royale ; » dans la salle, les armes de l’archiduchesse remplaçaient le bonnet rouge avili et insulté, et ces voûtes qui devaient être témoins de la ruine définitive de la superstition, retentissaient d’affreux refrains contre-révolutionnaires composés pour la circonstance :


D’un système sinistre
Ne craignons plus l’effet,
Quand Metternich paraît
Notre bonheur renaît[30].


Et la salle croulait sous les applaudissemens à l’audition de cette sublime poésie :


Quand Metternich parait,
Notre bonheur renaît.


Et, pendant ce temps, la pauvre Montansier, sans montre et sans malles, fuyait sur les routes encombrées, fléchissant à la fois sous le poids de la fatigue et sous celui du remords, ayant manqué à sa sublime mission, n’ayant même pas pu « porter le premier coup aux abus religieux dont le pays était infecté ! » Car, honte suprême et lamentable échec, en cette salle où, de nouveau, régnait l’exécrable aristocratie, Bultos et Adam, trop bien vengés des persécutions subies, pouvaient impunément donner Pierre le Cruel, Gaston et Bayard ; et faire relâche le jour de Pâques !


CH. GAILLY DE TAURINES.


  1. Archives nationales, F1° 11, dossier 5, lettre du 26 novembre 1772.
  2. Ce rapport a été reproduit in extenso par M. G. Lenôtre dans la si intéressante étude qu’il a consacrée à la Montansier, Vieilles maisons. Vieux papiers, 2e série.
    Signalons aussi les documens publiés par M. Martial Teneo dans le Monde artiste. Ils sont relatifs à l’arrestation de la Montansier pendant la Terreur.
  3. Archives des Affaires étrangères. Pays-Bas, vol. 183, fol. 361.
  4. Cette tradition malheureusement, loin d’être confirmée, se trouve formellement contredite par l’histoire.
    Nous avons soumis le texte de cette affiche (reproduite par tous ceux qui ont écrit sur la Montansier sans qu’aucun d’eux indique où se trouve l’original) a l’examen du juge le plus compétent qui soit en cette matière, l’auteur des belles études sur les guerres de la Révolution, M. Arthur Chuquet. Voici la réponse qu’il a bien voulu nous donner : « L’affiche est fausse. Le 12 novembre, l’armée est en marche et elle combat ; il n’y a pas encore de 27e (demi-brigade) ; on cite alors les batteries par le nom de leur capitaine ; il n’y a pas de bataillon de la Deule. »
    Nous avons tenu toutefois à laisser figurer cette légende en cet article, mais à titre de légende seulement, parce qu’elle a servi de texte a la pièce de MM. Robert de Fiers, de Caillavet et Jeoffrin.
  5. A. Chuquet, Jemappes, p. 111.
  6. Affaires étrangères. Pays-Bas, vol. 183, dépêche du 7 novembre 1792.
  7. Ibid., Dépêches des 8 et 14 novembre.
  8. L’appellation était toute nouvelle. Le protocole de la politesse républicaine n’était pas encore tout à fait arrêté.
  9. Archives nationales F1° 11 dossier 7, lettre du 26 nov. 1792.
  10. Archives nationales F1° 11, dossier 5, lettre du 21 nov. 1792.
  11. F. Masson, le Département des Affaires étrangères pendant la Révolution.
  12. F1° 11 dossier 5. La lettre est signée : demontansier.
  13. Ibid., Lettre du 8 janvier 1793.
  14. Ibid., Lettre du 4 janvier 1793.
  15. Ibid., Lettre du 8 janvier.
  16. Ibid., Lettre du 8 janvier.
  17. Ibid., Lettre du 4 janvier.
  18. Lettre du 8 janvier.
  19. Un des agens du pouvoir exécutif, un peu plus éclairé que ses collègues, le citoyen Deshacquets, écrivait à ce sujet : «… Organisons ici un pouvoir qui nous procure des hommes et de l’argent, mais empêchons les maladroits et les malveillans d’éloigner la confiance des Belges. Ils attachaient un grand prix à la statue du prince Charles, ne pouvait-on la laisser subsister sans blesser les principes ?… » (Aff. étrang. Pays-Bas, vol. 184, fol. 145.)
  20. Lettre de Foliot à Carra, Annales patriotiques, 4 avril ; et Patriote Français, 6 avril 1793.
  21. Merlin, cité par A. Chuquet, Jemappes.
  22. Ibid., p. 230.
  23. Le Courrier de l’Égalité, journal publié à Bruxelles, 1793.
  24. « Les trois ou quatre fois qu’on a donné des spectacles gratis, la salle n’a été remplie que de militaires français ; pas un habitant du pays n’y a paru… » (Affaires étrangères, Pays-Bas, vol. 184, dépêche de Deshacquets au ministre, 17 mars 1793.)
  25. Cité par F. Masson, Le Département des Affaires étrangères pendant la Révolution, p. 277.
  26. A. Chuquet, la Trahison de Dumouriez, p. 79.
  27. Mémoires, livre VII. chap. III.
  28. Cité par A. Chuquet, la Trahison de Dumouriez, p. 63.
  29. Archives nationales, F1° 11, dossier 7.
  30. Faber, Histoire du théâtre français en Belgique.