Une Campagne maritime dans l’Océan-Pacifique pendant la dernière guerre/02

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UNE CAMPAGNE
DANS
L’OCÉAN PACIFIQUE

II.
LES ESCADRES ALLIÉES DANS LES MERS DU JAPON ET DE TARTARIE.



I

Le résultat de l’expédition de Petropavlosk[1] devait produire une pénible impression, tant en France qu’en Angleterre, et cet échec, dont on n’avait pu d’abord exactement apprécier les causes, contrastait trop avec les autres bulletins de la guerre d’Orient pour que l’on ne tentât pas au plus vite de le réparer. En quittant la côte d’Avatscha, l’escadre combinée s’était dirigée vers San-Francisco de Californie. Ses dépêches étaient arrivées en Europe avant la fin de 1854, et l’amiral Bruce avait immédiatement reçu l’ordre d’aller prendre la direction de la station anglaise, vacante par la mort de l’amiral Price, tandis que l’amiral Fourichon était envoyé de Paris pour remplacer le commandant de la division française, dont l’état de santé laissait peu d’espoir. Effectivement, le 6 mars 1855, la Forte rentrait au Callao les couleurs en berne ; l’amiral Febvrier-Despointes avait succombé la veille, en mer, à sa longue et douloureuse maladie. Par une triste fatalité, des deux chefs sous lesquels les alliés quittaient ce port huit mois auparavant, aucun ne devait y revenir, aucun non plus ne devait revoir l’Europe. Les nouvelles instructions étaient impératives. S’emparer à tout prix de la position de Petropavlosk, tel était le but imposé, et à cet effet, pour qu’en aucun cas la supériorité ne pût être douteuse, chaque division allait se voir renforcée de navires expédiés d’Europe. L’année précédente, un temps précieux avait été perdu à réunir les bâtimens des deux nations : cette fois le point de ralliement fut fixé à la mer, dans le sud du golfe d’Avatscha; tous les navires, épars sur la côte d’Amérique durent faire au plus tôt route directe sur le Kamchatka, et dès les premiers jours du printemps, de tous les points du Pacifique, ce fut une véritable course au clocher dirigée vers cet établissement, si peu connu de nous un an auparavant. Les forces qui devaient ainsi être réunies, dans un délai plus ou moins long, étaient plus que suffisantes pour parer aux éventualités même les moins probables; c’étaient chez nous cinq bâtimens, et chez les Anglais neuf, en tout plus de 450 canons!

Le rendez-vous était à une cinquantaine de lieues au sud de la baie d’Avatscha. Dès le 14 avril 1855, malgré le temps rigoureux qui à cette époque de l’année rend si difficile la navigation de ces mers, deux vapeurs s’y trouvaient, détachés de la station des mers de Chine. Un mois plus tard, l’amiral anglais y arrivait à son tour, accompagné de la frégate française l’Alceste, et le 20 mai l’escadre se dirigeait vers l’entrée de la baie. Bientôt se dessine le profil grandiose des terres, complètement ensevelies sous un immense linceul de neige, dont le suprême caractère de désolation ne saurait être compris que de ceux qui ont vu ces régions déshéritées. On pénètre dans le goulet; quelques instans encore, et l’on va voir ce port que l’on est venu chercher de si loin, où l’on est assuré cette fois de faire triompher les armes de France et d’Angleterre. Enfin la rade intérieure étale ses vastes proportions aux regards avidement concentrés sur un seul point... Est-ce une illusion? Les couleurs américaines semblent flotter sur la ville. En approchant, on distingue les batteries des forts, mais aucun canon ne sort des embrasures; partout à terre règne un calme étrange, extraordinaire. Il fallait se rendre à la triste évidence, nous n’avions fait de nouveau cette longue et pénible traversée que pour arriver devant une place abandonnée par l’ennemi.

Les Russes, cette fois encore, nous avaient gagnés de vitesse. L’hiver avait d’abord été activement employé par eux à perfectionner et à accroître les moyens de défense de Petropavlosk, dans l’hypothèse naturelle d’une seconde attaque au printemps. Cependant, à Saint-Pétersbourg, l’on n’avait pas tardé à se convaincre que cette fois l’issue ne pourrait être douteuse ; les navires acculés dans le port eussent infailliblement été pris ou sacrifiés, et cette considération, jointe au désir assez naturel d’en rester sur le succès inespéré de l’année précédente, détermina l’ordre d’évacuation. Cinq bâtimens étaient alors à la disposition du gouverneur russe ; tout y fut embarqué ; les habitans furent dirigés sur le village d’Avatscha, à quelque distance dans l’intérieur, et le 17 avril, après avoir brisé les glaces qui l’enfermaient encore, l’escadre sortait de la baie, protégée par un redoublement d’intensité dans les impénétrables brumes qui couvraient la mer. Il y avait alors trois jours que les deux vapeurs anglais envoyés de Chine étaient sur la côte. Peut-être dans sa fuite hasardeuse la division russe, encombrée et hors d’état de combattre, passa-t-elle à quelques encablures seulement des croiseurs, dont la rencontre eût été pour elle le signal d’une perte probable; mais le sort devait la protéger jusqu’à la fin de cette campagne, — le sort, mot inventé pour cacher nos erreurs. Il était clair en effet que le point assigné pour ralliement était à une distance de Petropavlosk qui rendait toute surveillance impossible; il était clair que le blocus de ce port ne pouvait être efficace que dans la baie même d’Avatscha ou devant le goulet. De même que l’année précédente la partie était perdue par notre faute, et nous devions, qui plus est, la perdre de nouveau plus tard ; nous devions voir les Russes nous échapper encore dans l’abri qu’ils allaient chercher, mais cette fois définitivement.

A peine eut-on mis pied à terre que l’on put reconnaître combien l’évacuation avait été absolue. Peu de tableaux sont plus saisissans que celui d’une ville abandonnée, et rien ne peut rendre la singulière impression de tristesse que l’on éprouve à l’aspect de ces rues silencieuses où nul pas ne répond au vôtre. La maison du gouverneur fut la première où l’on entra; il semblait qu’elle eût été quittée la veille : sur le piano était la musique encore ouverte, sur la table l’ouvrage interrompu, plus loin les jouets des enfans, leurs livres d’étude, leurs cahiers commencés. Pour moi, en parcourant ces chambres désertes, en visitant les pauvres demeures qui, groupées sur le bord de la plage, avaient valu à Petropavlosk la dénomination un peu ambitieuse de ville, j’essayais de recomposer la triste et monotone existence des malheureux que le destin avait condamnés à vivre sur ce sol inhospitalier. Près du vaste poêle de briques, situé au centre de la cabane, je me représentans la famille se partageant un chétif repas de poisson séché; je voyais au dehors la neige fouetter violemment le talc épais des fenêtres, et s’amonceler en flocons pressés sur la toiture en jonc de l’isba. J’entendais les lugubres sifflemens du vent répondre aux longs et plaintifs hurlemens des chiens. Dans les tranchées ouvertes à travers la neige pour relier une maison à l’autre, il me semblait voir se hâter quelques rares piétons grelottant sous leurs vêtemens de fourrures, ou encore quelque voyageur attardé enseveli au fond de son long traîneau, et regagnant au galop de son attelage de chiens la hutte enfumée où il est attendu. J’assistais aux interminables journées de ce sombre emprisonnement qui chaque année se reproduit pendant sept mois, et je comprenais avec quelle joie devait être accueilli le bienfaisant retour de juin, avec quelle sensation de délivrance devaient être saluées les larges taches vertes dont l’apparition sur le flanc des montagnes annonce la fin de cette vie de misères et de privations. C’était précisément au début de cette rapide métamorphose que nous revenions au Kamtchatka; le blanc suaire qui recouvrait le paysage commençait à disparaître pour faire place à une végétation de Normandie, et, comme pour ajouter à l’effet de ce contraste, tandis que nous marchions encore sur un tapis de neige, autour de nous les buissons en feuilles étaient peuplés d’oiseaux qui chantaient le printemps. Parfois même de pâles rayons de soleil, tièdes comme ceux qui réchauffent les belles journées d’un hiver parisien, venaient prêter une sorte de charme bizarre à ce paysage engourdi. De jour en jour, la terre semblait changer de peau comme le serpent au sortir de son sommeil léthargique, si bien que, lorsque les derniers navires alliés quittèrent Avatscha, de l’éclatant manteau qui recouvrait la côte un mois auparavant, à peine restait-il quelques rares et minces couches de neige, mouchetant çà et là le contour de la baie.

Les seuls êtres animés que l’on rencontrât dans les rues étaient de nombreuses troupes de ces chiens qui rendent au Kamtchadale de si précieux services; maigres et exténués par la faim, mais toujours doux et familiers, on les voyait attendre au rivage chaque embarcation de l’escadre, et s’attacher à nos pas dans l’espoir de quelques morceaux de biscuit. Deux Américains pourtant étaient restés aussi en ville, et y avaient hissé comme protection les couleurs de leur pays. Par leur entremise, on réussit à se mettre en relation avec les Russes demeurés dans l’intérieur, et deux de nos marins, laissés au pouvoir de l’ennemi après l’engagement du 4 septembre 1854, purent ainsi être échangés contre trois prisonniers russes détenus sur l’Obligado depuis la même époque. Ces derniers étaient d’abord au nombre de quatre, et la fin de celui qui manquait est digne d’être signalée. On le nommait Siméon. Dès le début de son séjour à bord du brick, il s’y était acquis la sympathie générale, tant par l’empressement qu’il mettait à s’associer aux travaux de l’équipage que par la gaieté communicative de son heureux caractère. Entendait-on pendant les repas une table de matelots se signaler par d’interminables et bruyans éclats de rire, c’était Siméon qui les provoquait par quelqu’une de ces plaisanteries solides et résistantes, répétées depuis des siècles à bord des navires de toute nation, et toujours aussi bien accueillies de la franc-maçonnerie maritime des passavans. Voyait-on la nuit, assis entre deux canons, un cercle d’hommes de quart suspendus aux lèvres d’un conteur favori, c’était encore Siméon, qui, dans une langue bizarre dont la découverte lui faisait honneur, émerveillait son auditoire par un interminable récit, où s’entre-choquaient dans la plus étrange confusion le russe, le français, le breton et le provençal. Un jour vint cependant où l’Obligado dut reprendre une seconde fois la route du Kamtchatka; dès lors l’humeur de Siméon changea. Son zèle était le même, mais sa gaieté l’avait abandonné; incessamment préoccupé de l’idée d’être forcé à jouer un rôle dans l’affaire à laquelle on s’attendait, il devint triste et taciturne. En vain voulut-on lui persuader qu’en aucun cas il n’aiderait à combattre ses compatriotes, rien ne put le convaincre, et quelques jours avant d’arriver à la baie d’Avatscha, saisissant un moment où nul ne l’observait, il se précipita à la mer. Aussitôt les bouées lui furent lancées, le canot de sauvetage fut amené, mais inutilement; on l’avait vu du bord disparaître sous l’eau en faisant le signe de la croix, sans même essayer de lutter contre la mort par ces mouvemens que l’instinct de la conservation arrache aux volontés les plus déterminées. Souvent depuis, en écoutant les récits de la guerre de Crimée et de ces luttes acharnées auxquelles applaudissait l’Europe attentive, j’ai admiré maints traits d’héroïsme, maintes fins glorieuses, l’honneur des fastes militaires; mais, je l’avoue, jamais je ne les entendais citer sans me rappeler la mort touchante du pauvre Russe, sans accorder un souvenir involontaire à l’obscur sacrifice de ce Curtius ignoré.

L’abandon de Petropavlosk ne laissait à la division alliée du Pacifique qu’une seule chance de retrouver les traces de l’escadre ennemie dans le cas où cette dernière se serait dirigée vers les possessions russes de la côte d’Amérique. En nouveau rendez-vous y fut assigné à nos navires devant l’établissement de Sitka, dont certes en France bien peu de personnes connaissent même le nom. C’est là pourtant qu’au terme de leur marche envahissante se sont rencontrées les deux races auxquelles il a été donné de couvrir sur notre globe la plus grande étendue de pays conquis ou assimilés, le Russe et l’Anglo-Saxon ; c’est là que se sont trouvés en présence ces deux infatigables pionniers, après avoir, pendant des siècles de labeur, poursuivi leurs courses opposées, l’un vers un Orient mystérieux, l’autre vers le far, far west. Vingt degrés plus au sud, le voyageur qui ferait le tour de notre planète verrait se dérouler sous ses yeux le mouvant panorama des cent peuples qui ont marqué dans l’histoire du monde : ici, il accomplira en entier ce long voyage, sans que la terre qu’il foule cesse d’être russe ou anglo-saxonne, hormis sur les quelques lieues de la péninsule Scandinave, c’est-à-dire sauf l’étroit pays qui peut-être fut jadis le berceau commun des deux races conquérantes. Curieuse coïncidence! trois nations dans les temps modernes ont successivement étendu au loin leurs progrès sur la plus gigantesque échelle, ont imposé à des mondes nouveaux leurs mœurs, leurs lois, leur langage, et c’est cette côte nord-ouest d’Amérique qui leur a été assignée pour rendez-vous commun ; c’est là que semble être le carrefour où la Providence voulait faire converger ces trois routes si diverses, en y réunissant sur un espace de moins de deux cents lieues le Russe, l’Anglais et l’indolent Espagnol de Californie, qui, comme Esaü, vient de vendre son droit d’aînesse à un ambitieux puîné. Des trois du reste, c’est le Russe qui se trouve le moins favorisé. Le climat n’est plus le seul ennemi dont il ait à se défendre, et les peuplades soumises et pacifiques de la côte d’Asie sont, à Sitka, remplacées par des hordes féroces au milieu desquelles la force seule permet de se maintenir en sûreté. Dans notre Europe, où nous qualifions volontiers de barbarie ce qui n’est souvent qu’une civilisation relative, nous sommes assez heureux pour ignorer ce qu’est la véritable barbarie, et jusqu’à quel sauvage état d’abaissement peut descendre notre nature. Je ne sache pas qu’il en puisse être donné de plus triste exemple que la complète dégradation des tribus de la côte d’Amérique autour de Sitka, tribus où se retrouve en plein XIXe siècle l’esclavage, plus hideux cent fois que ne le rêva jamais l’antiquité. « Le tiers au moins de la population y est asservi, dit un témoin qui n’est pas suspect[2], et l’horrible existence à laquelle sont condamnés ces malheureux dépasse ce que l’imagination peut concevoir. Raffinant la cruauté jusqu’à en faire un instrument de plaisir, le maître compte pour rien les misères et les privations de l’esclave; il trouve une affreuse récréation dans les tortures qu’il lui inflige : aussi amputer un doigt, fendre le nez, faire sauter un œil de son orbite, n’est-il en quelque sorte qu’un divertissement journalier, et nulle réjouissance n’est complète, si l’on ne sacrifie quelques-uns de ces infortunés. Dans une fête à Sitka, six esclaves furent couchés à côté les uns des autres, de telle sorte que leur gorge portât sur l’arête tranchante d’un rocher; puis sur leur cou fut placée une lourde perche à chaque extrémité de laquelle se balança un démon à face humaine jusqu’à ce que les victimes eussent cessé de donner signe de vie. Cet épouvantable supplice n’était ni vengeance ni châtiment, c’était un simple passe-temps. »

Les Russes ont eu jadis sur cette côte des vues plus ambitieuses qu’ils n’en ont aujourd’hui, et naguère encore leur pavillon y flottait jusque sur les terres situées au nord de la baie de San-Francisco, en Californie ; mais la rapide métamorphose dont cette contrée fut le théâtre, à partir de la découverte de l’or en 1948, mit un terme naturel à ces velléités de colonisation. Réduite aujourd’hui au seul commerce des fourrures, c’est à Sitka que la compagnie russo-américaine a établi le centre de ses opérations. Les amiraux alliés, réunis le 13 juillet 1855 devant ce port, avaient l’espoir d’y trouver au moins quelques renseignemens sur le but de l’expédition : leur attente fut déçue. Un vapeur s’était détaché de l’escadre pour s’engager dans le long canal qui conduit au havre intérieur, en serpentant au milieu d’un dédale d’îles basses et boisées; à la vue des couleurs anglaises, un canot vint de terre confirmer l’absence trop visible de tout navire ; les employés de la compagnie et leurs familles étaient seuls restés dans le fort. Dans le cas où l’on eût jugé à propos d’en ruiner les défenses, ils demandaient à quitter un point où rien ne les protégerait plus contre les nombreuses tribus d’Indiens sans cesse en éveil. Il est inutile d’ajouter que tout fut respecté, et le même jour l’escadre reprenait sa route vers le sud.

Avec le résultat de cette visite s’évanouissait pour nous le dernier espoir de rencontrer la division sortie de Petropavlosk. Cette division s’était-elle réfugiée dans la mer d’Okhotsk? Était-elle, comme de vagues rumeurs tendaient à le faire croire, allée chercher un abri derrière les bancs qui ferment l’embouchure de l’Amour? C’est ce dont il restait à s’assurer; mais dans les deux cas les instructions envoyées d’Europe attribuaient la suite des opérations aux bâtimens en station sur les côtes de Chine, et c’est à eux que nous devions maintenant nous réunir. Transportons-nous donc dans ces mers, au milieu de cette autre division, à quinze cents lieues des sombres et brumeuses latitudes que nous venons de parcourir, et quelques semaines avant l’époque où nous quittions Petropavlosk. Le soleil a reconquis tous ses droits et monde de lumière les calmes eaux d’une baie profonde, parsemée d’îlots couverts d’une riche végétation; les rives sont découpées d’anses gracieuses où se pressent de nombreuses habitations ensevelies sous des massifs de verdure; tout autour s’élèvent en amphithéâtre de hautes montagnes, dont les flancs tapissés de moissons dorées annoncent l’abondance et la fertilité d’un heureux climat. Nous sommes au Japon, sur la belle rade de Nangasaki. Au milieu des jonques massives qui encombrent le port se dressent les mâtures fières et élancées de trois navires à l’arrière desquels flotte le pavillon français : c’est la division des mers de Chine, commandée par le capitaine de vaisseau Tardy de Montravel.

A la date du 21 mai 1855, où nous fait remonter cet autre épisode de notre récit, la division française des mers de Chine se disposait à rejoindre l’amiral anglais, sir James Stirling, à Hakodadi, dans le nord du Japon. Du reste, nul plan n’avait encore été définitivement arrêté entre les deux chefs; une subdivision envoyée en reconnaissance dans la Manche de Tartarie était attendue d’un jour à l’autre, et de son rapport devait résulter la ligne de conduite à adopter. On ne possédait en effet aucune espèce de renseignemens sur les mouvemens de l’ennemi, et l’on ignorait encore l’évacuation du port de Petropavlosk ainsi que l’habile évasion des vaisseaux russes qui y étaient renfermés. Les trois navires composant la petite division française étaient le bateau à vapeur le Colbert, la frégate la Sibylle, de 50 canons, et la corvette la Constantine, de 30, portant le guidon du commandant en chef. Depuis quelque temps, une singulière fatalité semblait s’appesantir sur nos bâtimens dans ces parages. D’abord la frégate la Jeanne d’Arc avait été contrainte par un échouage d’abandonner la station pour rentrer en France. Peu après, la Sibylle était décimée par une cruelle épidémie, qui laissait assez de vides dans ses rangs pour rendre impossibles les manœuvres journalières du bord; elle n’avait pu continuer sa navigation qu’en engageant cent matelots chinois, doublement ignorans et malhabiles sur le pont d’un navire européen, et certes c’était la première fois que le coup de sifflet d’un maître d’équipage breton commandait à l’empressement inexpérimenté de marins de l’empire du milieu. Un coup plus grave cependant devait encore nous atteindre. Le 21 mai, le Colbert sortait de la baie de Nangasaki pour se rendre en avant-courrier au port d’Hakodadi; à peine s’était-il éloigné d’une vingtaine de lieues, que, trompé par les cartes imparfaites de ces parages peu connus, détourné à son insu par les rapides courans qui rendent si dangereux l’archipel du Japon, il heurtait violemment de toute sa vitesse les roches aiguës d’un écueil invisible. Quand il rentra au port qu’il venait de quitter, on dut reconnaître que son état ne lui permettait pas de reprendre la mer de longtemps. La division française se trouvait réduite à deux bâtimens à voiles, et par suite privée, au moins en partie, de l’indépendance de ses mouvemens. On verra plus loin quelles devaient être les funestes conséquences de cette perte.

Les graves réparations qu’allaient nécessiter les avaries du Colbert imposaient au commandant de Montravel l’obligation d’établir avant son départ les meilleures relations possibles avec les autorités japonaises. Déjà, du reste, le début de son séjour à Nangasaki avait été utilement employé dans ce sens. Par un habile mélange de prévenance et de fermeté, il avait su se soustraire aux restrictions vexatoires que les lois du pays imposent aux navires étrangers, et, loin de formaliser le gouverneur de la ville par la franchise de ses allures, il l’avait au contraire si bien séduit que ce haut fonctionnaire en venait de son propre mouvement à manifester le désir de le voir. L’entrevue fut fixée au 25 mai. Une telle démarche venant du représentant de la puissance qui, systématiquement hostile à toute relation étrangère, a trouvé moyen de renchérir sur les séculaires traditions d’isolement du Céleste-Empire, cette démarche, dis-je, empruntait aux circonstances une valeur significative. Récemment en butte aux obsessions des États-Unis, de la Russie et de l’Angleterre, se défiant également du mercantilisme des premiers, de l’esprit envahissant des Russes, et de la tactique encore mal définie des Anglais, la cour de Yedo avait-elle compris que notre influence toute désintéressée pouvait utilement lui servir de contre-poids en présence de ces ambitions rivales? ce sentiment avait-il dicté les avances insolites que nous faisaient ses agens? Pour qui connaît jusqu’à quelle minutie de détails s’étend l’action de ce gouvernement sur ses subordonnés, il est permis de le supposer. Ajoutons que jamais encore n’avaient été nouées de relations officielles entre nous et les Japonais; la Constantine était le premier navire français admis à communiquer avec cet empire mystérieux.

« Le roi, écrivait jadis le courtisan Dangeau, me parut si gracieux que je lui demandai permission de faire faire une casaque bleue, ce qu’il m’accorda. » Nous sourions aujourd’hui en relisant ces souvenirs naïfs de l’étiquette empesée assise par le grand roi sur les marches de son trône. Que l’on juge de la surprise mêlée de curiosité avec laquelle nos officiers retrouvèrent au Japon la souveraine maussade et gourmée du XVIIe siècle dans toute la plénitude de sa puissance. Un volume ne suffirait pas à décrire les négociations préliminaires auxquelles donna lieu l’entrevue qui préoccupait tous les esprits dans la petite cour du gouverneur : ordre des embarcations, marche du cortège à terre, nombre des personnes, formalités d’introduction, tout pourtant avait fini par être réglé, que l’on était encore en suspens sur la grave question des sièges. «Asseyez-vous comme nous, » disaient ces bizarres maîtres des cérémonies. Les Japonais s’asseoient à terre, les jambes repliées, coutume qui leur développe jusqu’à la difformité les jointures des genoux. Le commandant ayant refusé de s’accroupir de la sorte, on lui offrit de rester debout, ce qu’il rejeta également, puis d’apporter lui-même ses chaises, solution qu’il eut la cruauté de trouver peu convenable; bref on était à bout de ressources, lorsqu’un audacieux novateur proposa d’emprunter à la factorerie hollandaise le nombre de sièges voulu, expédient qui leva les dernières difficultés. Le 25 mai, dès le matin, un mouvement inaccoutumé régnait dans la rade; des centaines de jonques richement pavoisées sortaient du port pour venir former la haie sur le chemin réservé à nos embarcations; les maisons, éparses sur la côte, se tendaient d’étoffes aux vives couleurs; partout flottaient les pavillons blancs et bleus du pays. A huit heures et demie, nos canots quittaient le bord, précédés et suivis des bateaux de cérémonie, à l’avant desquels se dressaient les lances, symboles de la dignité des chefs qu’ils portaient. A mesure que nous avancions, les jonques de droite et de gauche se repliaient derrière nous, accompagnant des formidables éclats de leurs gongs les chants aigus des rameurs et grossissant le cortège officiel d’une queue bruyante et bariolée, dont le tumulte ne cessa que lorsque nos embarcations, arrivées à terre, y furent reçues par les fonctionnaires députés à cet effet par le gouverneur. C’était là que commençait réellement le triomphe de l’étiquette japonaise, mais les visiteurs étrangers devaient dérouter ses plus savantes combinaisons. A la vue des chaises à porteur dans lesquelles on prétendait le faire entrer lui et son état-major, plus effrayé par les chétives dimensions de ces boîtes incommodes que séduit par les peintures laquées des parois et par les riches soieries des tentures, le commandant de la Constantine se mit en devoir de franchir à pied la courte distance qui le séparait du palais. La route était du reste tracée d’avance : de chaque côté, les maisons étaient recouvertes d’étoffes horizontalement rayées de bleu et de blanc, et la haie était formée par des troupes dont l’uniforme rappelait vaguement le costume national de nos paysans bretons. Au palais, nouvel incident : le commandant se refuse encore à l’étiquette, qui cette fois veut le séparer de ses officiers. Enfin l’on est introduit devant le gouverneur ou plus exactement devant les gouverneurs, car une des règles invariables de l’ombrageuse politique japonaise est de contrôler, au moyen de deux titulaires, l’exercice de toute fonction importante[3].

Une chose dont il est impossible aujourd’hui de contester l’évidence, c’est la disparition graduelle de ce que l’on est convenu de désigner sous le nom de couleur locale. A la grotesque cour des Sandwich, nous avions vu les princes du sang affublés de l’habit d’officier-général et du large cordon rouge qui leur semble consommer le mystère de l’initiation européenne; nous y avions vu, au pompeux enterrement de Kamehameha III, les députations des diverses îles abriter sous l’habit noir et le chapeau rond leur dignité un peu embarrassée de cette élégance civilisatrice. Le Japonais, grâce au ciel, même dans l’étiquette des circonstances officielles, est resté fidèle au costume et aux usages de ses pères. Sous le fin tissu de crêpe noir, apanage du rang des gouverneurs, brillait une robe de soie dont le jaune fauve se mariait richement au pourpre pâle de pantalons de la même étoffe ; en arrière se tenaient deux gardes portant les sabres de ces hauts dignitaires, soigneusement renversés, les poignées en haut, et plus en arrière encore sept conseillers assis sur leurs talons étaient prêts à sténographier toutes les paroles de l’entrevue. Quant à l’interprète japonais, agenouillé, le regard à terre, il transmettait les paroles de son maître, sans changer de position ni lever les yeux, dans un murmure que le respect hiérarchique rendait à peine perceptible. L’audience ne dura pas moins de trois heures ; il fallait passer du français au chinois, puis du chinois au japonais, et l’on concevra sans peine qu’interlocuteurs et interprètes vissent arriver avec plaisir la fin de l’entretien. Restait le cérémonial final du repas, auquel une dernière étiquette, dont on pouvait soupçonner l’authenticité, empêchait, disait-on, le gouverneur d’assister. Déjà, au début de la réception, thé et sucreries avaient été servis avec l’accompagnement obligatoire des longues pipes de bambou, aux fourneaux en argent de la capacité d’un dé à coudre ; cette fois on plaça devant chaque convive, sur un plateau de laque rouge, une tasse également de laque, renfermant un mélange peu tentant de vermicelle et de poisson bouilli, tandis qu’une deuxième coupe de laque d’une extrême finesse était destinée au saki, boisson fermentée extraite du riz, et d’un goût assez semblable à celui d’un vin du Rhin rendu légèrement amer. Je ne chercherai nullement à prétendre ici que tout homme emporte, comme on l’a dit, la patrie à la plante de ses pieds ; une vérité beaucoup moins contestable et nullement paradoxale est le respect avec lequel chaque marine promène sur toute l’étendue des deux hémisphères le culte vénéré de sa cuisine nationale : c’est dire que le ragoût japonais n’eut pas plus de succès que n’en aurait eu en pareille occasion pour nos marins, sur les bords du Yan-tse-kiang, un plat de chenilles rôties ou de nids d’hirondelles. Après que chacun y eut touché du bout des lèvres, on leva la séance pour rentrer à bord dans l’ordre de la matinée. Chacun de nos officiers avait la satisfaction d’avoir passé une journée dont la précise et méticuleuse ordonnance n’eût été désavouée ni à Versailles ni à Marly.

Il est inutile d’ajouter qu’il y avait autre chose que les banales formalités d’une réception officielle dans cette entrevue, qui empruntait une signification particulière aux graves problèmes soulevés par l’attitude récente des grandes puissances maritimes vis-à-vis du Japon. Bornons-nous à noter ici que, par l’établissement de relations directes avec les principales autorités du pays, le capitaine de la Constantine couronnait heureusement une mission remplie avec une véritable habileté. Dépourvu du titre diplomatique dont étaient revêtus les chefs des stations anglaise et américaine, il n’en avait pas moins su se placer sur le même pied que ces négociateurs; il avait fait obtenir à ses navires des privilèges égaux aux leurs, sans pour cela engager en rien sa responsabilité ni celle de son gouvernement; en un mot, on peut dire que, dans l’hypothèse probable d’une future ambassade française en ces pays, le commandant de Montravel lui avait préparé le terrain avec autant de soin de nos intérêts que de connaissance du caractère japonais. Toutefois le temps pressait, les réparations du Colbert étaient assurées, la Sibylle était prête, et le 31 mai, au point du jour, les deux frégates quittaient la rade de Nangasaki pour aller rejoindre la division anglaise en croisière dans la Manche de Tartarie.


II.

Au nord de la mer du Japon, resserré entre la côte asiatique et la longue île Saghalien, s’étend, sur une profondeur de cent cinquante lieues, l’étroit canal connu sous le nom de Manche de Tartarie. Découvert par La Pérouse[4], visité peu après par le commodore anglais Broughton, ce golfe n’avait depuis lors été l’objet d’aucune exploration, et par un étrange oubli, tandis que les escadres de nos alliés et les nôtres sillonnaient incessamment les mers de Chine, surveillant avec une jalouse sollicitude et nos progrès mutuels et les convulsions intérieures de l’empire du milieu, aucun navire ne recevait la mission de s’enquérir de ce qui se passait à l’extrémité septentrionale de cet empire. La guerre vint nous tirer de notre apathique indifférence. Les instructions de la subdivision anglaise dont nous avons parlé lui prescrivaient de fouiller la Manche de Tartarie pour y rechercher les vaisseaux russes qui pourraient s’y être réfugiés; dès les premiers jours de mai, sous les ordres du commodore Elliott, elle s’engageait dans ce golfe où, depuis soixante-dix ans, ne s’était montré le pavillon d’aucun bâtiment de guerre. L’implacable azur qu’elle laissait sous les tropiques avait fait place à des grains fréquens, précurseurs du rude climat que l’on allait affronter, et les hautes montagnes de la côte se montraient encore couronnées des neiges de l’hiver. De tous côtés, les noms des terres rappelaient les compagnons de l’illustre et infortuné navigateur qui les avait découvertes, Lamanon, Mongez, Receveur, de La Martinière. Du reste, nul navire. Des falaises battues et rongées par l’orageuse lame d’ouest; plus haut, d’immenses forêts où la blanche écorce et le pâle feuillage des bouleaux tranchaient sur le vert sombre des sapins; çà et là quelques pelouses dont la fraîcheur pouvait rappeler aux marins surpris les parcs ombreux de leur île natale, tel était l’aspect de la côte, où le seul signe qui accusât la présence de l’homme était, de loin en loin, quelques huttes grossières groupées à l’embouchure d’un ruisseau. Là seulement on pouvait espérer obtenir quelques renseignemens sur l’ennemi que l’on cherchait.

Si universelle que puisse être la langue des signes, elle n’est en revanche ni brève, ni surtout claire. Pour moi, je l’avoue, dans les trop nombreuses occasions où un marin est obligé d’y recourir, je me suis toujours involontairement rappelé la fâcheuse aventure de ce navigateur qui demandait les noms de divers objets, et qui, lorsque le sauvage, fatigué de questions, lui répondait innocemment par des expressions variées de son ennui, transcrivait avec une scrupuleuse exactitude chaque phrase sur son malencontreux glossaire. Les Anglais se souvinrent heureusement que La Pérouse avait signalé chez les naturels de l’île Saghalien une remarquable aptitude pour cette langue exceptionnelle, et que le navigateur français avait obtenu d’eux des notions assez exactes, non-seulement sur l’étroit et profond entonnoir que forme la Manche de Tartarie, mais aussi sur l’embouchure de l’Amour et les bancs qui l’obstruent. Après un interminable échange de gestes, et à grand renfort de dessins sur le sable, on crut donc finir par comprendre que, peu de jours auparavant, des navires avaient été vus remontant le golfe[5]. Ce n’était là qu’un indice bien vague, mais il n’était pas le seul, car, à mesure que l’on avançait vers le nord, l’attitude des indigènes semblait, par son changement, annoncer le voisinage d’une influence étrangère : au lieu de se prosterner devant les Anglais, ils évitaient leur approche; entre leurs mains avait été trouvé un bouton timbré d’une ancre russe. L’ennemi ne pouvait être loin. Effectivement, le dimanche 20 mai, à peine le service divin était-il terminé qu’un navire est signalé sur la côte d’Asie; il est dans la baie de Castries, le dernier des mouillages indiqués par notre célèbre compatriote. On approche, et l’on reconnaît six bâtimens embossés dans la baie; on distingue les couleurs russes qui flottent à leur arrière; c’est la division du contre-amiral Zavoïka, sortie le 17 avril de Petropavlosk. Ce même jour, où les Anglais la trouvaient dans le fond de la Manche de Tartane, l’escadre alliée du Pacifique, envoyée à sa recherche, pénétrait dans la rade déserte d’Avatscha.

Cette rencontre plaçait le commodore anglais dans une situation embarrassante. Certes la marine britannique a donné trop de preuves, je ne dirai pas de sa bravoure, mais de sa témérité, pour qu’on pût douter de l’empressement avec lequel, dans des circonstances ordinaires, son chef eût mis à profit l’occasion qui se présentait; mais il n’avait sous ses ordres qu’une simple subdivision d’avant-garde, que les apparences tendaient à lui montrer comme bien inférieure à l’ennemi. Que n’aurait pas donné cet officier à qui lui aurait révélé la force réelle de l’escadre mouillée sous ses yeux, et quels regrets durent plus tard l’assaillir, quand il apprit que, des six navires qui étaient là devant lui, un seul, corvette de vingt canons, était armé en guerre, que les autres, l’Aurora elle-même, métamorphosés en transports, encombrés par l’évacuation de Petropavlosk, ne pouvaient mettre en batterie qu’un nombre de pièces insignifiant! Telle était effectivement la dangereuse situation de la division russe, mais les Anglais n’en devaient être avertis que trop tard. S’étant imprudemment éloignés après leur première reconnaissance, lorsqu’au bout de quelques jours ils se représentèrent à l’entrée de la baie de Castries, l’ennemi l’avait quittée : pour la seconde fois, l’amiral Zavoïka avait trouvé moyen de tromper la vigilance d’une escadre anglaise. Tout montrait du reste combien son départ avait dû être précipité : des malles pleines de vêtemens gisaient ouvertes à terre; des livres, des lettres, des objets de tout genre, et jusqu’à un portrait de femme, étaient épars sur le sol; enfin, détail significatif, des pains encore frais avaient été laissés près des fours. L’appareillage datait peut-être de la veille, peut-être de quelques heures seulement.

Qu’étaient devenus ces insaisissables vaisseaux? Étaient-ils remontés jusqu’au fond de la Manche de Tartarie pour pénétrer dans l’Amour? Avaient-ils doublé l’île Saghalien par le sud pour s’aller réfugier dans la mer d’Okhotsk? Il était difficile de se prononcer, car si d’une part le journal de La Pérouse présentait le fond du golfe comme fermé par d’infranchissables bancs, de l’autre, on pouvait douter que les ports d’Okhotsk ou d’Ayan offrissent aux Russes un abri aussi sûr que la position abandonnée par eux au Kamtchatka. Sur ces entrefaites, du reste, le commodore était rejoint par la petite division française de Nangasaki; mais en même temps la fatalité qui continuait à peser sur nous réduisait à sa plus faible limite le chiffre de nos bâtimens. Envahie par le redoutable fléau des longues campagnes, la Sibylle voyait le scorbut transformer sa batterie en un hôpital humide et malsain. Force lui était de regagner des latitudes plus clémentes. De quatre navires, la Constantine restait dans la division alliée le seul représentant de notre pavillon! Vaisseau, chef-d’œuvre de l’esprit humain, dit la définition naïvement orgueilleuse d’un dictionnaire de marine; pauvre chef-d’œuvre, doit-on penser souvent, qu’un rien paralyse, et dont tant de causes peuvent faire une inerte carcasse flottante[6] ! C’est là le revers de médaille de la navigation, et nous en faisions la triste expérience. Le commandant de Montravel croyait en effet que l’unique chance de trouver l’ennemi était de remonter le golfe, et l’événement lui donna raison; mais, ne disposant plus que d’un seul navire, l’unique parti qu’il pût prendre était de se joindre aux Anglais, à qui les instructions de l’amiral Stirling prescrivaient de commencer les recherches par la mer d’Okhotsk. Le jour où la division combinée appareillait pour s’y rendre, l’escadre russe, allégée de ses canons, avait à peine franchi la moitié des bancs qui séparent les eaux de l’Amour du nord de la Manche de Tartarie !

Cette nouvelle étape de la croisière, de même que la reconnaissance du golfe que l’on venait de parcourir, était pour nos navires une sorte de voyage de découvertes, car nous n’avions guère plus de renseignemens sur la mer d’Okhotsk que sur les autres établissemens russes du Pacifique. Nous savions que depuis quelques années le port d’Okhotsk avait été abandonné pour celui d’Ayan, devenu par suite le centre principal du mouvement maritime de cette côte peu fréquentée. Là était la relâche habituelle des aventureux baleiniers de ces mers, là se réunissaient chaque année les bâtimens de la compagnie russo-américaine, chargés des riches fourrures recueillies au Kamtchatka, aux Kuriles, aux Aleutiennes et sur la côte d’Amérique; là enfin arrivait chaque mois le courrier d’Europe à travers les trois cents lieues de bois et de marais qui séparent Ayan d’Irkoutsk[7]. Aussi les imaginations s’étaient-elles complaisamment représenté ce port comme le point de ralliement où troupes et navires étaient venus s’abriter derrière de redoutables fortifications. Le mécompte fut complet. Une bourgade sans défense, composée de quelques magasins, d’une douzaine de maisons de bois abandonnées comme celles de Petropavlosk, et de misérables cabanes d’indigènes groupées autour de ces somptueux palais, c’était là toute la ville. C’était là que les habitans de ce lieu de désolation voyaient tristement s’écouler leurs hivers sous la neige, et leurs étés sous une brume épaisse et malsaine : rude et chétive existence pour les fils de cette terre glacée, plus rude encore, dans son âpre nu dite, pour les hardis pionniers du commerce qui viennent en ce lointain exil chercher un gain durement acheté. Contraste puéril peut-être, mais touchant: sur cette rive inhospitalière, où le scorbut réclame périodiquement ses victimes, où les joies mêmes de la famille sont empoisonnées, car l’enfant européen n’y vient au monde que scrofuleux, chaque pas montrait à nos marins le pâle azur du myosotis sauvage, dont la fleur délicate, au milieu de la sombre nature qui l’entourait, semblait moins un ironique défi que la muette prière d’un sol déshérité.

L’évacuation d’Ayan continuait pour les alliés la série des nombreux désappointemens qui marquaient la campagne de 1855, car non-seulement ce port était désert, mais les autres points de la mer d’Okhotsk où les Russes auraient pu se réfugier avaient aussi été pour la Constantine l’objet d’une exploration sans résultats. De son côté, le Commodore Elliott, après plusieurs jours de recherches infructueuses, avait dû abandonner l’idée d’un chenal conduisant dans l’Amour par le nord. Heureusement une prise d’une valeur réelle vint apporter une sorte de compensation à tant de fatigues inutiles. Le soir du 3 août, un vapeur anglais sortit du rideau de brume qui fermait l’horizon de la rade d’Ayan, et vint mouiller près de son chef, en remorquant un brick aux couleurs brémoises sur lequel se voyaient entassés près de trois cents prisonniers russes! Ces trois cents hommes, qui n’eussent été en Europe qu’un détachement insignifiant, acquéraient dans ces mers lointaines toute l’importance d’un véritable corps d’armée. Par quelle fortune inattendue, par quel singulier coup du sort tombaient-ils ainsi entre nos mains à bord d’un simple navire marchand, également étranger aux deux puissances belligérantes? Il faut pour l’expliquer remonter encore de quelques mois en arrière. Que l’on nous pardonne cette courte digression, qui nous permettra de faire connaître une forme de naufrage certainement non prévue par la classification anglaise dont nous avons parlé.

Le navigateur qui arrive à Yédo peut apercevoir, à quelque distance au sud de cette riche capitale de l’empire japonais, une baie étroite, profondément encaissée dans de hautes montagnes, fermée par des écueils sur lesquels se brise la lame blanchissante, semblable en un mot à un véritable nid de pirates. C’est le petit port de Simoda, où se trouvait le 23 décembre 1854 la belle frégate la Diana, portant le pavillon de l’amiral Poutiatine, chargé des négociations de la Russie avec le gouvernement du Japon. La matinée était claire, le ciel pur, la mer calme, lorsqu’une violente secousse se fit ressentir, prélude d’un tremblement de terre. A peine notre heureux pays connaît-il de nom ces effroyables phénomènes où la mer déchaînée franchit par un irrésistible élan ses barrières naturelles, et vient jusqu’au milieu des terres détruire en un instant des villes entières. La Diana devait en éprouver toute la sinistre horreur. Quelques minutes après la secousse, une vague monstrueuse pénètre dans la baie et s’étend au loin sur le rivage; une seconde la suit, plus formidable encore, puis une troisième ; en moins d’un quart d’heure, les dernières maisons de la ville sont balayées, et toutes les jonques amarrées dans le port sont entraînées par le reflux destructeur des lames. Les assauts désordonnés de la mer se succèdent alors avec une rapidité telle que bientôt l’étroit entonnoir de la baie semble une sorte de gouffre dans lequel les eaux tourbillonnent avec la plus effrayante rapidité. Cependant, par une sorte de miracle, au milieu de cette épouvantable convulsion, la frégate tient encore son mouillage; entraînée jusqu’à décrire en une demi-heure soixante-dix tours sur ses ancres, elle voit ses chaînes roidies se tordre comme les brins d’un câble gigantesque. Par instans enlevée sur le sommet de la montagne liquide qui se reforme incessamment, au retrait du flot elle retombe lourdement de tout le poids de sa coque sur le fond où s’entr’ouvre sa membrure disjointe; parfois même ses ancres sont presque à sec, mais officiers et matelots n’en sont pas moins admirables de calme et de sang-froid; toutes les précautions sont prises, et chacun attend à son poste le lugubre dénoûment qui semble inévitable. La rade présente un aspect d’une confusion sinistre : les jonques flottent au hasard, se brisant entre elles au puissant ressac des vagues énormes qui se succèdent sans intermission; des restes de maisons, des toitures entières sont également le jouet des eaux, et l’on entend de toutes parts les cris des malheureux qui se cramponnent à ces débris, dans les suprêmes convulsions d’une lutte désespérée. Enfin la frégate commence à chasser; on mouille la dernière ancre, d’abord impuissante à arrêter le dangereux progrès du navire, que chaque instant rapproche des roches aiguës et menaçantes d’un des îlots de la baie. Cet îlot, c’est la perte de tous ; on en était à cent mètres lorsque tombait l’ancre de salut, bientôt on en est à quelques mètres seulement. Dans ce moment solennel, dit le journal d’un des officiers russes, pas une parole ne fut entendue, mais plusieurs fois les têtes se découvrirent instinctivement, comme pour saluer la mort, à laquelle chacun était préparé ; le navire roulait si violemment qu’il était impossible de se tenir sur le pont, et qu’un canon, brisant les liens qui l’attachaient à la muraille, fut précipité dans la batterie en marquant son trajet par de nombreuses victimes. Dans l’un de ces mouvemens, la Diana se couche sur le flanc, ses bastingages sont dans l’eau ; pendant cinq minutes, cinq siècles, chacun reste ainsi littéralement suspendu entre la vie et la mort ; enfin la frégate se redresse lentement. Autour d’elle, les eaux ont repris un calme comparatif, les lames ont disparu, le tremblement de terre a cessé[8]. Par un étrange contraste de la nature, le ciel avait tout le temps gardé sa sérénité, la température n’avait pas varié, le baromètre était resté à la même hauteur, et la faible brise qui soufflait n’avait pas changé de direction.

À terre, le désastre était complet. À peine l’œil pouvait-il reconnaître l’emplacement qu’occupait la ville, dont trente maisons seulement, sur mille, étaient restées debout ; des jonques avaient été portées jusqu’à plus de trois kilomètres dans l’intérieur des terres, qui, dit le journal déjà cité, avaient semblé pendant le phénomène s’abîmer par instans sous les eaux. Enfin plus de trois cents cadavres flottant sur la rade attestaient les meurtriers effets de la rage des élémens. Quant à la Diana, le jeu incessant des pompes permettait seul de la maintenir à flot ; vainement voulut-on la conduire dans une baie voisine où les réparations eussent peut-être été possibles : la tentative que l’on fit pour atteindre ce refuge n’aboutit qu’à démontrer l’impérieuse nécessité d’un abandon définitif, et les trois cents bateaux japonais qui remorquaient le navire durent s’éloigner devant une brise sans cesse fraîchissante. Déjà l’eau envahissait rapidement toutes les parties du bâtiment, la ligne blanche de sa batterie était noyée, et quelques minutes après que les embarcations l’eurent quittée, la noble frégate, comme si elle se fût débattue contre la mort, s’inclina, se redressa, puis s’abîma lentement sous les flots, qui se refermèrent en tournoyant au-dessus d’elle.

Cette perte plaçait l’équipage de la Diana dans une position que les circonstances rendaient délicate. Comment, dans ce Japon si bien isolé du reste de l’univers, trouver un navire pour regagner le territoire russe, et par quel moyen ensuite échapper aux nombreux croiseurs alliés de ces mers ? Si peu rassurante que fût cette perspective, les naufragés, livrés à leurs propres ressources, ne s’en mirent pas moins courageusement à l’œuvre. Le pays fournissait les matériaux les plus indispensables. On commença immédiatement à construire une goélette qui permit au moins à l’amiral d’atteindre la côte d’Asie, en attendant qu’une chance favorable se présentât pour le reste de l’équipage; mais tout le bon vouloir des ouvriers indigènes n’était que d’un faible secours aux charpentiers de la frégate : à chaque instant, les progrès du frêle navire étaient arrêtés par la confusion des langues, comme jadis les bibliques travaux de la tour de Babel. S’agissait-il de doubler ses flancs des feuilles de cuivre destinées à hâter sa marche, on apportait de massives pièces de métal qu’il fallait marteler péniblement jusqu’à ce qu’elles fussent réduites à l’épaisseur voulue. Enfin au mois de mai 1855 l’œuvre de patience fut accomplie, et l’amiral russe, accompagné de quelques hommes, réussit à gagner les bouches de l’Amour[9]. A peu près vers la même époque, un schooner américain s’était présenté et avait également réussi à faire passer un convoi de naufragés dans la Manche de Tartarie, où se trouvait la division de l’amiral Zavoïka. Enfin en juillet un brick brémois s’était chargé de transporter le leste de l’équipage dans la mer d’Okhotsk, que des renseignemens inexacts représentaient comme libre de toute croisière. C’était ce navire qu’une malencontreuse éclaircie dans la brume avait fait tomber entre nos mains, alors qu’il n’était plus séparé de la côte russe que par quelques heures de bon vent.

La présence des alliés dans la mer d’Okhotsk était désormais sans but, et le moment était venu pour les deux commodores de s’arrêter à un plan qui leur permit de terminer la campagne par un coup décisif. Peu de jours auparavant, les embarcations anglaises avaient capturé sur les bancs de l’Amour l’équipage d’un brick de la compagnie russo-américaine; elles s’étaient ainsi procuré de précieux renseignemens sur la position de l’escadre ennemie réfugiée dans le fleuve, et avaient appris que le seul chenal par où l’on pût arriver jusqu’à elle était du côté de la Manche de Tartarie. Se fondant sur ces données, l’on résolut d’aller chercher l’amiral Zavoïka dans cette retraite avec la Constantine et la corvette anglaise Spartan, transformées toutes deux en batteries flottantes. Là où avait pu passer une frégate hâtivement allégée d’une partie de son artillerie, ces deux navires devaient trouver aussi le fond nécessaire; mais, pour les mieux garantir contre les chances périlleuses d’un échouage dans ces passes inconnues, il fut convenu de n’y laisser à bord que les canons, l’équipage et quelques jours de vivres, et de pénétrer de la sorte, à la remorque des vapeurs, dans le bassin reculé où l’ennemi avait cru trouver un asile inabordable. La hardiesse de ce plan, dont l’idée première était due au commandant français, devait plaire à la vive nature du matelot, et tout faisait espérer qu’en se portant ainsi résolument par le travers des navires russes on réussirait à les capturer ou à les détruire. Cette perspective fit accueillir à bord de la Constantine la fête du 15 août 1855 avec une gaieté d’un heureux augure. L’année précédente, à près de deux mille lieues de là, ses canons avaient salué le même anniversaire sur les côtes sauvages de la Nouvelle-Calédonie, et la batterie du Port de France qu’elle venait d’y fonder avait baptisé son pavillon, en se joignant aux salves du navire. Cette fois les échos déserts du port d’Ayan lui répondirent seuls, et le soir, après qu’on eut amené le gai pavois, qui contrastait avec le morne silence de la rade abandonnée, les voiles furent de nouveau déployées pour suivre les Anglais, déjà en route vers le rendez-vous de la Manche de Tartarie. La Constantine allait enfin racheter par un éclatant fait d’armes la longue série des mécomptes de la campagne, elle le croyait du moins ; mais cette dernière chance devait lui échapper : un seul navire se trouvait au rendez-vous, et il n’y avait été laissé par le Commodore Elliott que pour nous informer des ordres supérieurs qui le rappelaient impérativement au Japon.

Le sort jaloux qui s’acharnait sur la division française ne lui faisait grâce d’aucune épreuve. Après avoir été successivement privé de tous ses navires par le naufrage et la maladie, réduit à l’unique Constantine, le commandant de Montravel s’était vu contraint à perdre un temps précieux en cherchant l’ennemi là où tout démontrait qu’on ne pouvait le rencontrer. Résigné à tout dans l’espoir d’une revanche décisive, il avait fini par faire adopter son plan, et c’était au moment où l’on allait toucher ce but laborieusement poursuivi que les ordres d’un chef depuis longtemps éloigné du théâtre des opérations obligeaient, on peut le dire, l’escadre anglaise à quitter le champ de bataille la veille du combat. Le commandant français crut devoir protester énergiquement contre l’abandon qui l’isolait en de pareilles circonstances : la subdivision anglaise, seule cette fois, fut, par suite, envoyée de nouveau dans la Manche de Tartarie, mais seulement quelques mois plus tard, en octobre 1855, alors que la saison était trop avancée pour que cette tentative pût amener aucun résultat. Aussi dès les premiers jours de novembre le commodore Elliott rentrait-il à Hakodadi, après une croisière presque non interrompue de deux cent cinquante jours. Quant à la Constantine, à quelque temps de là, elle arrivait dans la baie riante et animée de Manille, la reine des Philippines. Après cette rude navigation du nord, où des semaines entières se passaient sans voir le ciel, où du matin au soir le seul bruit qui frappât l’oreille était la chute monotone et incessante des gouttes de brume condensée qui tombaient du gréement, la corvette retrouvait les tièdes journées et les étincelantes nuits des tropiques; mais ce n’étaient ni le charme de ce contraste ni les séductions de la relâche qui occupaient alors l’esprit des voyageurs : les souvenirs du pays étaient redevenus tout puissans, la pensée du foyer dominait toutes les autres; la Constantine rentrait en France.

Un dernier épisode devait marquer la campagne si incidentée de l’escadre russe. Trois frégates, on s’en souvient, composaient sa principale force. Nous savions que l’Aurora, après nous avoir deux fois échappé, à Petropavlosk et à la baie de Castries, était parvenue à se réfugier dans l’Amour; nous connaissions les détails dramatiques du naufrage de la frégate amirale, la belle Diana, sur laquelle le grand-duc Constantin avait conquis tous ses grades. Qu’était devenu le troisième de ces navires, la Pallas? Était-il, comme l’Aurora, abrité derrière les bancs du fleuve? Tout portait à le croire, et l’on avait presque renoncé à en trouver les traces. Cependant, dès le printemps de 1856, l’infatigable division d’Elliott avait repris la mer; elle longeait le 15 mai la côte de Tartarie, à environ cinquante lieues dans le sud de la baie de Castries, et l’un de ses steamers, envoyé près du rivage, en scrutait avec soin toutes les sinuosités. Les cartes en ce point n’indiquaient ni abri ni mouillage, lorsque tout à coup, au grand étonnement des marins du vapeur, la falaise rocheuse s’entr’ouvre pour leur donner passage, et en quelques minutes le navire passe de la mer agitée du golfe aux calmes eaux d’un vaste bassin entièrement invisible du dehors. Devant lui, dans différentes directions, s’étendent, trop profondes pour qu’on puisse en apercevoir le fond, trois baies étroites, qui découpent fantastiquement les terres et donnent à cet étrange port, si singulièrement découvert, la bizarre apparence d’une monstrueuse araignée. Le vapeur pénètre dans ce dédale; autour de lui règne un silence de mort, nulle trace d’habitations, partout un épais rideau de forêts, lorsque soudain, au détour d’une pointe, se dessine une anse semi-circulaire au fond de laquelle, prise dans les glaces qui adhérent encore au rivage, se trouve une frégate à demi incendiée. On approche, c’était la Pallas, abandonnée de son équipage. Sa mystérieuse disparition s’expliquait enfin. Ne pouvant, par suite de son tirant d’eau supérieur à celui de l’Aurora, franchir comme elle les bancs de l’Amour, ne voulant pas s’exposer dans la baie de Castries à des chances presque certaines de capture, dès le début de la guerre elle était venue se réfugier dans cette retraite connue seulement des Russes, et pendant près de deux ans elle avait pu trouver la sécurité la plus complète dans ce port ignoré, devant lequel avaient peut-être passé vingt fois les navires qui la cherchaient. À terre, tout portait les traces d’un séjour prolongé : de nombreuses maisons grossièrement construites en bois, des jardins, un cimetière. En cas de surprise ou d’attaque, des batteries avaient été élevées de manière à ne tomber entre nos mains qu’après avoir épuisé les moyens de défense. Le manque de vivres avait seul dii forcer l’ennemi à livrer la Pallas aux flammes pour gagner l’Amour dans ses embarcations. Ainsi, destinée singulière, des trois frégates qui étaient venues montrer le pavillon russe dans ces mers lointaines, une seule devait revoir le port, laissant derrière elle deux coques naufragées, ensevelies au fond de l’Océan, tombeau trop commun du marin et de sa flottante patrie.


III.

La nouvelle du traité de Paris devait peu après donner aux événemens que nous avons retracés leur conclusion naturelle. Dans cette chasse de deux ans, où une faible division de quelques navires à peine armés, traquée par les vaisseaux des deux premières marines militaires du monde, était, à force d’activité, parvenue à leur échapper, il y avait, nous l’avons dit, une leçon profitable pour tous, et particulièrement pour nous. Cependant, si des événemens on passe au théâtre qui en a été le témoin, on verra la question s’agrandir encore, et les enseignemens qu’elle nous offre acquérir une nouvelle portée. La Russie sera-t-elle une puissance maritime sur le Pacifique ? La mer du Japon est-elle destinée à devenir un lac moscovite ? Tels étaient les deux problèmes que soulevaient naturellement les tardives révélations de la guerre.

Les projets de la Russie sur la côte asiatique remontent à une date assez récente. Lorsque, vers la fin du siècle dernier, l’empereur Kien-lung abdiquait à Pékin la couronne impériale, l’une des principales consolations qu’il emportait dans sa retraite, disait-il, était d’avoir humilié cette puissance, et de fait Catherine la Grande s’était vue contrainte de lui envoyer un ambassadeur afin d’obtenir qu’il suspendît le progrès de ses armes. À cette époque, on se préoccupait peu à Saint-Pétersbourg de ce qui se passait à ces limites reculées de l’empire, et le port inhospitalier d’Okhotsk y semblait répondre amplement aux besoins du présent et de l’avenir. Que dirait aujourd’hui le Dioclétien chinois des empiétemens réitérés de ses voisins si dédaignés jadis? Que dirait-il surtout en voyant l’immense et magnifique bassin de l’Amour, le seul des fleuves sibériens qui se déverse à l’est, passer sans coup férir de son illusoire suzeraineté à la domination russe? On a pu lire dans la Revue les curieux détails de cette facile conquête[10]; ce n’était là toutefois qu’une incomplète acquisition, si l’on ne s’assurait les débouchés qui manquaient sur le Pacifique, et de ce côté l’on se trouvait en présence du Japon, maître de la portion la plus importante de l’île Saghalien. Tant que la stérile possession de la mer d’Okhotsk avait suffi à l’ambition endormie du cabinet moscovite, la Russie avait volontiers admis sur cette île des droits de propriété égaux chez les deux puissances; il en était de même pour la chaîne des Kuriles, si singulièrement échelonnées du Kamtchatka au Japon, comme des pierres à travers le gué d’un ruisseau. Ce fut par cet archipel que commencèrent les envahissemens. En 1852, un détachement parti d’Ayan s’emparait de l’île d’Urup, la principale des Kuriles japonaises, et y organisait un comptoir de pelleteries. L’entière occupation de l’île Saghalien était de beaucoup plus importante encore, car l’extrémité méridionale de cette terre commande le détroit de La Pérouse, issue naturelle de la Manche de Tartarie sur le Pacifique. Aussi ce point avait-il été l’objet de recommandations particulières à l’amiral Poutiatine dans la mission dont on le chargeait, en 1853, auprès de la cour de Yedo. Bien qu’il y eût échoué, en octobre de la même année, un aide de camp du général Mouravief, gouverneur de la Sibérie orientale, s’établissait avec cent cinquante hommes en plein territoire japonais dans l’île Saghalien, à la baie d’Aniwa sur le détroit de La Pérouse. C’était tout simplement s’emparer de la clef du golfe de Tartarie. Ici néanmoins, comme en Europe, la guerre vint trop tôt pour l’empereur Nicolas, et mit à ces entreprises un terme momentané. Quant au plan d’occupation, il restait complètement dessiné : maîtresse des Kuriles et de l’île Saghalien, la Russie dominait non-seulement la mer d’Okhotsk et le golfe de Tartarie, mais aussi le nord de la mer du Japon ; maîtresse du bassin de l’Amour, elle devait infailliblement s’étendre par la suite sur la vaste étendue des côtes de la Mantchourie jusqu’à la presqu’île de Corée, et j’ajouterai que si jamais esprit de conquête trouvait sa justification, c’était celui-là, qui ne tendait en réalité qu’à faire sortir de la barbarie une étendue de pays double au moins de notre France. La Chine, nous le répétons, n’exerçait sur ces contrées qu’une autorité trop purement nominale pour être fondée à se plaindre de voir entreprendre ce qu’elle n’eût jamais songé à tenter; le Japon ne se voyait menacé que dans des possessions à peu près insignifiantes pour lui, et quant aux puissances européennes, leur inexcusable ignorance de ce qui se passait dans ces mers leur donnait moins de droits qu’à qui que ce fût d’intervenir dans le débat.

De tous les jalons plantés par les Russes, l’établissement formé à l’embouchure de l’Amour subsista seul pendant la guerre, et l’on conçoit qu’il ait assez vivement préoccupé l’opinion. On voyait nos escadres fouiller tous les points que des données inexactes nous représentaient comme centralisant le commerce ennemi dans ces parages; on trouvait l’un après l’autre ces points déserts, abandonnés, et l’on apprenait seulement alors le nom du port inconnu où s’étaient réunis ces navires tant cherchés. Il était naturel que l’on se laissât aller à en exagérer l’importance; c’est ce qui est arrivé, et la future ville de Nicolaief était à peine fondée sur les bords du fleuve, que l’on voulait y voir non-seulement une place de guerre de premier ordre, mais encore le gage assuré d’un prompt développement commercial. La position qu’à l’insu de l’Europe les Russes ont eu l’habileté de se créer sur les côtes de l’extrême Asie est assez belle par elle-même pour pouvoir être présentée telle qu’elle est réellement, avec ses avantages comme avec ses difficultés, au premier rang desquelles est jusqu’ici le manque, à l’embouchure de l’Amour, d’un port dans la véritable acception du mot. Notre récit a trop souvent ramené le lecteur autour des bancs qui obstruent cette embouchure et s’y opposent à toute navigation pour qu’il soit utile de nous appesantir de nouveau sur une description connue. Dans la mer d’Okhotsk, le brick dont nous avions capturé l’équipage avait été réduit à s’incendier par l’impossibilité de pénétrer dans le fleuve. Ce n’est pas, il est vrai, de ce côté que les Russes chercheront leur débouché; mais dans la Manche de Tartarie nous avons également vu la Pallas réduite par la même cause à la même extrémité, et l’Aurora, bien que d’un tirant d’eau inférieur, ne réussir à traverser ces passes difficiles qu’après en avoir péniblement labouré les bancs à la faveur d’un allégement anormal. En de pareilles conditions, on ne peut guère admettre qu’un port ouvert sur le fleuve même soit en mesure d’abriter les bâtimens au tonnage sans cesse croissant de la marine marchande, ni de jamais devenir autre chose qu’une tête de cabotage fluvial. C’est dans la baie de Castries qu’il faut chercher le port de l’Amour. Grâce au magnifique bassin du lac Kisi, quelques kilomètres seulement y séparent le fleuve du golfe de Tartarie; nul obstacle n’y paralysera les mouvemens des navires entrant ou sortant; l’inextricable dédale du Bas-Amour sera évité à la navigation intérieure, et enfin, point important, on sera en face des riches mines de charbon signalées à la baie de la Jonquière, dans l’île Saghalien. La nature, on le voit, a fait la part assez belle aux Russes, dans leur récente et facile acquisition, pour que l’on puisse en même temps reconnaître tout ce qu’il leur reste à créer avant que le Pacifique et la mer de Chine comptent à Nicolaief un centre commercial de plus. C’est à l’avenir de montrer si les nouveaux possesseurs de ce diamant brut sauront lui donner sa valeur.

Que la côte de la Mantchourie devienne russe jusqu’à la presqu’île de Corée, qu’il en soit de même de l’île Saghalien tout entière, que la Manche de Tartarie, en un mot, soit russe de fait et de droit, comme déjà elle est sibérienne de nature et de situation, c’est ce que l’on doit incessamment s’attendre à voir passer à l’état de fait accompli. Et si, comme tout permet de l’espérer, ce changement de maître est pour ces contrées le signal d’une ère nouvelle, chacun ne peut qu’y applaudir; moins que tout autre, je le répète, nous aurions le droit de le blâmer, nous qui, après avoir les premiers pénétré dans ces mers, avons attendu trois quarts de siècle pour y reparaître. Toutefois ce serait à tort que l’on voudrait y voir dès maintenant ce qui ne peut être que le résultat d’un avenir encore éloigné. Ce pays n’était rien hier, il est quelque chose aujourd’hui; malheureusement il est à craindre que ce qui lui manquait hier ne lui manque encore de longues années : je veux parler de l’élément qui fait la véritable richesse d’un sol, la population, car il en est de la colonisation comme de la guerre, où la victoire est toujours du côté des gros bataillons.

Cette population qui fait défaut sur toute la vaste ligne de côtes convoitée par la Russie, nous la trouvons dans les îles qui achèvent d’enclore cette mer, dans ce Japon inconnu, où pullulent, selon les uns cinquante, selon d’autres cent millions d’habitans. C’est là le terrain commun sur lequel devaient se rencontrer les puissances européennes, la Russie avec l’ascendant de son redoutable voisinage, l’Angleterre et les États-Unis accompagnés de leurs puissantes marines. Elles s’y rencontraient précisément à la date des événemens que nous avons exposés. C’était pour conclure son traité avec le Japon que l’amiral anglais abandonnait au commodore Elliott la conduite des opérations militaires; c’était aussi pendant ses négociations avec la cour de Yédo que l’amiral Poutiatine voyait sa frégate se perdre dans le tremblement de terre de Simoda. Enfin le schooner qui emmenait à la baie de Castries une partie des naufragés de la Diana était le premier navire américain venu pour commercer au Japon, en vertu du traité signé peu de mois auparavant par le Commodore Perry[11].

L’expédition commandée par ce dernier officier a été la première des trois, et c’est de beaucoup celle qui a eu le plus de retentissement. Seconde puissance commerciale du globe, les États-Unis devaient nécessairement voir d’un œil d’envie les progrès de l’Angleterre dans les mers méridionales de la Chine, sur ce marché qui occupe annuellement une flotte de 300,000 tonneaux, et lui donne à transporter pour près de 400 millions de marchandises. L’Américain croit, non sans raison, que l’avenir lui réserve une part importante, la plus riche peut-être, dans l’immense développement qui semble assuré au commerce du Pacifique. Déjà ses têtes de colonne ont débouché sur cet océan; l’Orégon se peuple de ses far-westers et de ses émigrans ; la Californie a pris rang parmi les pays producteurs, et San-Francisco se plaît à rêver des destinées rivales de celles de New-York et de Liverpool. Ce port est en effet plus rapproché de la Chine et du Japon que ne l’est la Grande-Bretagne de ses possessions indiennes, et il était naturel que, dans sa fièvre incessante d’agrandissement, l’Américain fût attiré vers ces deux empires couverts d’une innombrable population. En Chine, l’Angleterre avait pris les devans, mais le Japon restait intact; ce fut là sans doute ce qui détermina le gouvernement de Washington à y expédier le commodore Perry, dont l’ambassade, conduite avec autant de modération que d’habileté, a donné tous les résultats qu’on en pouvait raisonnablement attendre, et n’a pas peu contribué à rectifier les idées de l’Europe sur ces pays mal connus.

Le traité conclu par l’officier américain n’est pas, à proprement parler, ce que l’on entend par un traité de commerce. C’est une sorte de convention qui ouvre un certain nombre de ports aux navires de l’Union, et leur y permet un trafic environné de restrictions assez nombreuses. Ainsi en aucun cas le négociant étranger ne peut être accompagné de sa famille, et cela afin d’empêcher de sa part un établissement trop définitif; tout au plus, et avec beaucoup de difficultés, les Japonais ont-ils consenti à voir résider sur leur sol les agens consulaires strictement indispensables. Sauf quelques modifications peu importantes, ce traité a ensuite servi de modèle à celui des Russes, puis à celui des Anglais. On s’étonnera sans doute de voir en cette circonstance la vigilante diplomatie de la Grande-Bretagne oublier ses traditions d’initiative pour ne venir qu’en troisième ligne après les deux puissances que nous venons de nommer : il est de fait que le commerce britannique n’a jamais manifesté d’empressement bien marqué à se créer des relations au Japon. C’est pourtant à l’intervention d’un Anglais, William Adams, qu’est dû l’établissement du plus ancien comptoir européen qui subsiste aujourd’hui dans ces îles, celui des Hollandais, et l’histoire de cet homme, conservée dans tous ses détails, offre un type curieux de l’existence d’un aventurier maritime au XVIe siècle. Parti de Hollande en qualité de pilote sur un bâtiment de la compagnie des Indes, on le voit arriver au Japon après deux années d’une dangereuse navigation dans laquelle s’étaient successivement perdus les quatre navires qui l’accompagnaient; il entre alors au service de l’empereur japonais, ne tarde pas à devenir l’un de ses confidens les plus intimes et à se voir gratifié de ce qu’il appelle naïvement « quelque chose comme une seigneurie en Angleterre. » Pendant dix ans, sa faveur ne fait qu’augmenter, si bien que lorsqu’un jour arrivent deux vaisseaux hollandais chargés de demander pour leur pavillon l’autorisation d’un commerce suivi, le matelot, devenu excellence, se trouva naturellement désigné pour les fonctions de négociateur. Toutefois, au sein de ses dignités, William Adams n’était pas heureux; le souvenir de la femme et des enfants qu’il avait laissés dans sa petite ville natale du comté de Kent le poursuivait sans cesse, et, l’empereur japonais refusant de consentir à son départ, Adams chargea les Hollandais de lettres pour sa famille. Par quelles circonstances, ces lettres, au lieu d’arriver à leur destination, furent-elles reçues par les marchands de l’association qui a précédé à Londres la célèbre compagnie actuelle des Indes orientales? On l’ignore; mais le résultat fut l’envoi immédiat au Japon de deux navires appartenant à cette corporation, afin d’employer l’influence d’Adams auprès du prince qui l’avait adopté. Le pauvre exilé obtint tout ce qu’on attendait de lui, et mourut, sans avoir revu les siens, sur la terre lointaine où il avait abordé vingt ans auparavant. Les Anglais, du reste, ne donnèrent aucune suite à cette tentative de relations, et l’on peut dire que depuis lors, sauf quelques cas isolés, ils n’ont pas reparu au Japon. N’oublions pas cependant que, s’ils tardaient ainsi à prendre position dans ce pays, en revanche ils avaient soin de s’assurer, avec la prévoyance qui leur est habituelle, les points les plus importans de la mer voisine, où leurs couleurs flottent dans le nord à Hong-kong, dans le sud à Singapour, et, sur la cote de Bornéo, à Labuan,

Chercher incessamment sur tous les points du globe de nouveaux débouchés à son commerce est une des conditions d’existence de toute nation maritime et marchande. Que des consommateurs qui se comptent par millions essaient de se soustraire à sa dépendance, c’est là pour un peuple réunissant ce double caractère une énormité à peine susceptible de discussion, et volontiers Américains et Anglais se laisseraient-ils aller à envisager ainsi la question de la Chine et celle du Japon. Retireront-ils de leurs traités avec cette dernière puissance les avantages qu’ils en ont probablement espérés? Il est permis d’en douter. En Chine, faute de voir l’intérieur du pays s’ouvrir à l’écoulement de leurs produits, les Anglais ont été réduits à chercher leurs principaux bénéfices dans un trafic réprouvé par l’opinion, et finalement se sont vus contraints d’en appeler de nouveau aux argumens du canon. Au Japon, une situation analogue, une force d’inertie encore plus difficile à vaincre, amèneront, on peut le prévoir, les mêmes complications. Déjà du reste ont commencé aux États-Unis les récriminations naturelles à ce peuple, extrême en toute chose, lorsqu’on a pu reconnaître que cette expédition, si pompeusement annoncée, était accouchée d’un traité resté à l’état de lettre morte. Il est à craindre pourtant que de longues années ne se succèdent encore avant que ces relations ne donnent naissance au riche commerce que l’on avait rêvé, et la cause en est dans la nature même du pays. Inférieur peut-être à la Chine en civilisation matérielle comme en culture intellectuelle, le Japon lui est de beaucoup supérieur sous le rapport de son organisation comme société. Dans cet archipel, si longtemps et si soigneusement isolé de tout contact extérieur, s’est développé à loisir un tout-puissant système de féodalité qu’il serait injuste de vouloir comparer au régime barbare de notre moyen âge européen. Là, au sein d’une des populations les plus condensées qui existent, se trouve, dans toute sa plénitude de vitalité, cette forme de gouvernement qu’un historien a qualifiée « d’idéale dans le sens absolu du mot, épithète qui peut paraître singulière au premier abord, mais que justifie la grandiose conception d’un monument social s’élevant par assises graduelles depuis les rangs les plus bas jusqu’au chef suprême, clé de voûte de l’édifice. Je ne cherche nullement ici à soutenir une thèse de philosophie gouvernementale, non plus qu’à préconiser la féodalité japonaise avec l’universel espionnage sur lequel elle s’appuie, avec son code sanguinaire[12] et son étrange principe de dualité d’emplois. Je veux seulement rappeler combien on est peu fondé à supposer qu’un pays aussi fortement organisé, habitué depuis des siècles à se suffire à lui-même, se crée du jour au lendemain des besoins pour nos importations et des produits pour nos exportations; je veux faire comprendre combien il est peu probable qu’un traité soit le sésame magique devant lequel s’ouvrira cette société mystérieuse. L’influence des missions, arme si souvent employée dans ces parages lointains, serait ici en outre impuissante à nous frayer les voies, car l’inévitable apanage des civilisations anciennes, l’indifférence religieuse, semble avoir atteint le Japonais. — Combien comptez-vous de religions dans le pays? demandait l’empereur aux prêtres bouddhistes qui se plaignaient à lui de l’envahissement des missionnaires chrétiens. — Trente-cinq, répondirent-ils. — Quel inconvénient voyez-vous donc à une trente-sixième? — Telle fut la décision peu orthodoxe du philosophe couronné.

Malgré la force très réelle que le Japon est en mesure d’opposer à l’envahissement de toute influence étrangère, l’Europe n’en est pas moins dans son véritable rôle en cherchant à franchir ce cordon sanitaire si radicalement en désaccord avec les idées du siècle. Qu’il soit peu raisonnable d’attendre prochainement un résultat complet, c’est ce que reconnaîtra tout bon esprit; mais qu’il en faille désespérer, c’est ce qu’il serait encore plus absurde d’admettre. Ce pays est une citadelle assez forte pour braver toutes les chances d’un assaut immédiat; il ne s’ensuit pas qu’il soit à l’épreuve d’un siège en règle, et nul doute que celui qui prendra la résolution de l’approcher patiemment, au moyen des circonvallations successives de parallèles habilement tracées, ne réussisse à pénétrer au cœur de la place. C’est ainsi qu’avait compris la question l’intelligent officier auquel le cabinet de Washington avait confié ses intérêts dans ces mers. Tout en négociant un traité dont probablement la portée actuelle ne lui faisait pas illusion, le commodore Perry étudiait sans cesse les positions avancées où pourraient dès maintenant s’établir des colonies américaines, en se réservant, dit sa correspondance, de discuter ultérieurement le droit de souveraineté. A ce point de vue, deux archipels secondaires méritent de fixer l’attention, celui des îles Bonin et celui des Lou-Tchou, visité sous la restauration par le navigateur Basil Hall. On raconte qu’admis au retour de son voyage près de l’illustre captif de Sainte-Hélène, le capitaine anglais lui représentait ce dernier groupe comme jouissant d’une paix éternelle — « Pas de guerre! c’est impossible! » lui fut-il répondu, et les rapports de l’expédition américaine ont effectivement confirmé l’appréciation du conquérant. Toutefois il est permis de croire que ce n’est pas là ce qui arrêterait les entreprises de l’Union, et peut-être le jour n’est-il pas éloigné où l’on verra ses navires lui créer dans une de ces îles une des positions avancées dont nous parlions.

La France seule est jusqu’ici restée en dehors des relations nouvelles qui tendent à s’établir entre l’Europe et le Japon. Ce n’est là, on doit l’espérer, qu’un ajournement, car, malgré le peu d’importance de notre commerce dans ces mers lointaines, la nature de notre influence y est indiquée par la rivalité des ambitions étrangères qui vont se trouver en présence. Ajoutons que la pénétration japonaise ne s’y est pas trompée, et que ce gouvernement, qui s’était laissé arracher avec tant de peine les trois traités dont nous venons de parler, en faisait de son propre mouvement offrir un quatrième officieusement au commandant de la Constantine lors du séjour de cette corvette à iSangasaki[13]. En somme, et pour répondre à la question posée plus haut, il est clair que le Japon sera désormais surveillé de trop près par les diverses puissances maritimes pour qu’il y ait à craindre que la mer qui baigne ses côtes devienne de si tôt un lac russe. Est-ce à dire que l’on doive espérer de le voir prochainement ouvert à un commerce réel et converti à notre civilisation? Nous ne le croyons pas davantage. Ce qui est certain, ou du moins ce qui semble plus que probable, c’est que de grandes puissances s’y sont déjà choisi des positions précieuses. Il importe donc d’être en mesure de remplir dans les mers de l’Asie un rôle digne de la France, car le moment peut venir de revendiquer notre part d’action dans une œuvre qui tendrait à préparer l’ouverture du Japon en l’entourant d’établissemens assez forts pour y faire respecter, pour y propager même un jour la salutaire influence de la civilisation.


ED. DU HAILLY.

  1. Voyez la livraison du 1er août dernier.
  2. Sir George Simpson, gouverneur des territoires anglais de la baie d’Hudson.
  3. Le Japon offre sans doute le seul exemple au monde d’un gouvernement pourvu simultanément de deux empereurs. Cette singulière abondance de biens ne découle pas, il est vrai, du principe que nous venons de signaler comme régissant toute l’administration du pays, et les gages réels de la souveraineté sont entre les mains d’un seul de ces empereurs, le siogon; l’autre, le mikado, ne jouit que de prérogatives honorifiques, dont l’inflexible étiquette de la cour lui fait si rudement sentir le poids que, pour y échapper, il prend fréquemment le parti extrême d’abdiquer après quelques années de règne. C’est à peu près, on le voit, l’histoire des maires du palais et des rois de France de la deuxième race. Des deux côtés, ce curieux phénomène politique a été amené par les mêmes causes, mais il est ici un indice caractéristique du respect que le Japonais a voué à ses traditions, car la coexistence du siogon et du mikado fonctionne ainsi depuis plusieurs siècles. Les deux titres du reste ont également héréditaires.
  4. Il est difficile de se faire une idée de l’étrange confusion géographique à laquelle mit fin le voyage de La Pérouse. Non-seulement avant lui on ne savait pour ainsi dire rien de cette île Saghalien, qui n’embrasse pas moins de deux cents lieues d’étendue du nord au sud; mais à peine soupçonnait-on ce que pouvait être la disposition du groupe japonais. C’est ainsi qu’en 1788, c’est-à-dire pendant la campagne même de la Boussole et de l’Astrolabe, Philippe Buache, parlant de l’ile la plus septentrionale de ce groupe, écrivait dans ses Considérations géographiques cette curieuse phrase : « Le Jesso, après avoir été transporté à l’orient, attaché au midi, ensuite à l’occident, le fut enfin du nord... »
  5. C’est là que le capitaine Whittingham, l’historien anglais de la croisière du Commodore Elliott, constata, à son grand étonnement, une coutume religieuse assez singulière. Errant auprès d’un village, il fut subitement interrompu dans sa promenade par un grognement formidable, et s’aperçut qu’il n’était qu’à quelques pas d’une vaste cage solidement construite de troncs d’arbres, dans laquelle était renfermé un ours gigantesque. Des débris de poissons séchés attestaient le soin apporté à sa nourriture, et tout autour des branches de pin plantées en terre étaient (d’après ce que réussit à se faire expliquer le voyageur) autant d’ex-voto offerts à cette bizarre déité, dont la prospérité physique garantissait la santé de ses adorateurs. A côté de la cage de l’ours actuellement en fonction se trouvait le tombeau soigneusement entretenu de son prédécesseur.
  6. La lugubre statistique des naufrages montre qu’il n’est pas de jour où ne se perde au moins un navire; c’est la contre-partie du calcul qui nous apprend que, dans la grande fourmilière humaine, chaque seconde voit mourir un homme. Un correspondant d’une revue maritime anglaise classe avec une méthodique gravité sous cinquante chefs les causes qui peuvent amener la perte d’un navire, et bien des personnes seront fort étonnées d’apprendre que le dixième de ces chefs est « la présence de femmes à bord. »
  7. La nouvelle de la mort de l’empereur Nicolas était parvenue à Ayan en quarante-huit jours. C’était l’un des trajets les plus rapides qui eussent encore été accomplis.
  8. Les vagues qui engloutissaient la ville de Simoda se firent ressentir jusque sur la côte de Californie, où elles arrivèrent en 12 heures 16 minutes à San-Francisco, et en 12 heures 38 minutes à San-Diego ; c’est une vitesse de plus de 200 mètres par seconde. En chacun de ces deux points, l’eau s’était d’abord élevée d’environ deux décimètres pendant une demi-heure, puis était revenue pendant une heure à son niveau ordinaire, et ainsi de suite sept fois, l’élévation anormale diminuant chaque fois.
  9. C’est à cette date que l’on a voulu placer une histoire dénuée de fondement, d’après laquelle un baleinier français mouillé dans une baie voisine de Simoda, sur le point d’être attaqué par les embarcations russes, n’aurait dû son salut qu’à une fuite précipitée. C’eût été là une coupable violation de la neutralité japonaise; le fait véritable est au contraire que ce navire, le Napoléon III, rencontré en mai 1855 dans la Manche de Tartarie par l’amiral Zavoïka, s’était vu relâcher comme n’ayant pas eu connaissance de la déclaration de guerre. De semblables scrupules sont de ceux qui honorent un officier.
  10. Voyez les livraisons du 15 avril et du 15 juin 1858 : Progrès de la puissance russe en Asie et les Russes sur le fleuve Amour.
  11. Ne nous occupant ici que de l’avenir européen au Japon, et non du passé historique de ce pays, nous n’avons pas cru devoir parler du rôle intéressant qu’y a joué la Hollande. Il est clair que la position exceptionnelle de cette puissance se modifiera tout naturellement par le contre-coup des progrès que feront auprès du gouvernement de Yédo les États-Unis, l’Angleterre et la Russie.
  12. Les lois japonaises, auxquelles Montesquieu reprochait une cruauté dont Kaempfer lui avait fait connaître l’étendue, n’ont de nos jours rien perdu de ce caractère. La mort y est inscrite presque à chaque page, et les agens du gouvernement impérial continuent, pour la moindre faute, à s’ôter la vie de leurs propres mains. En 1808, une frégate anglaise pénétra sans autorisation dans le port de Nangasaki, et y séjourna vingt-quatre heures; le jour même de son départ, pour expier cette violation des lois du pays, treize des principaux fonctionnaires de la province recouraient volontairement au mode habituel de suicide, et s’ouvraient le ventre avec leurs sabres.
  13. Il faut dire que cette ouverture, si contraire aux traditions du pays, avait un double but. Les Japonais considéraient avec raison le traité des Anglais comme plus avantageux pour eux que les deux autres, et, s’attendant à voir le gouvernement britannique revenir sur les conventions de sir James Stirling, ils eussent voulu nous en faire admettre de semblables;, sur lesquelles ils pussent s’appuyer plus tard, en présence des réclamations qu’ils prévoyaient. Le commandant français n’ayant aucun caractère officiel comme négociateur, l’habileté diplomatique du cabinet japonais ne put aboutir.