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Une Chaire de psychologie expérimentale et comparée au Collège de France

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Une Chaire de psychologie expérimentale et comparée au Collège de France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 86 (p. 518-549).
UNE
CHAIRE DE PSYCHOLOGIE
EXPERIMENTALE ET COMPAREE
AU COLLEGE DE FRANCE

Un incident récent a vivement ému le monde académique, universitaire et savant. C’est la transformation de la vieille chaire traditionnelle de droit de la nature et de droit des gens en une chaire de psychologie expérimentale et comparée. Comme de très hautes questions philosophiques se lient à cette affaire, on nous permettra d’entrer dans quelques éclaircissemens pour la bien faire comprendre.

Un premier point qu’il faut d’abord mettre hors de cause, c’est que le Collège de France est absolument le maître de son aménagement intérieur. Ces sortes de questions se résolvent par des raisons pratiques et particulières, sur lesquelles la critique extérieure est incompétente et où elle n’a rien à voir. Tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’on se méprendrait sur la décision du Collège et qu’on en donnerait une fausse interprétation, si l’on croyait qu’il a voulu proscrire une science, et déclarer qu’il n’y a plus de droit naturel et de droit des gens. Il est fort douteux qu’un corps savant, fût-il le premier du monde, eût le droit de trancher une pareille question. Supprimer une chaire par raison doctrinale serait un acte aussi intolérant que d’imposer une doctrine au titulaire de cette chaire. Aussi le Collège ne s’est-il pas décidé par des raisons de doctrine, mais par des raisons de circonstance dans lesquelles nous n’avons pas à entrer. Nous ne croyons pas pour cela qu’il faille abandonner le principe d’une science et d’un enseignement de droit naturel, ou de quelque chose de semblable. La question théorique reste donc ouverte ; et, avant d’exposer les titres de la nouvelle science, nous demandons à faire valoir encore une fois les titres de l’ancienne.

Sans doute, on pouvait trouver que la désignation de la chaire : Droit de la nature et droit des gens, avait quelque chose d’un peu vieillot et rappelait trop peut-être les vieux in-folio poudreux de Grotius et de Puffendorf ; mais rien ne serait plus facile que de rajeunir cette chaire, en en changeant le titre et en l’appelant, par exemple, « chaire de philosophie du droit ; » et il n’est guère à craindre qu’il n’y ait pas sous ce titre de belles questions à discuter ou à résoudre. La question des nationalités, celle des droits respectifs de l’individu et de l’état, celle des rapports de l’église et de l’état, les droits de la famille dans l’éducation, ne sont pas, que je sache, des questions mortes. Et ne serait-il pas étrange que, dans une société qui repose sur la déclaration des droits de l’homme, on considérât comme surannée une doctrine du droit, une philosophie du droit ? Il ne serait pas d’ailleurs nécessaire qu’une telle chaire fût toujours occupée par une même école ; l’école historique, aussi bien que l’école idéaliste, pourvu que l’une ou l’autre présentât un candidat éminent, pourraient concourir au même titre pour un tel enseignement, la liberté des doctrines étant de droit dans l’enseignement supérieur. Mais le principe serait sauvegardé.

Toutes ces raisons ont dû être présentées dans l’assemblée du Collège de France. Mais à ces raisons théoriques on peut en ajouter une autre bien plus pressante, à laquelle on n’a peut-être pas pensé, et qui nous paraît irrésistible. Eh quoi ! la France renoncerait à enseigner les principes du droit au moment où son existence comme nation, où l’existence de chacun de nous, où famille, biens, honneur, tout est suspendu à une question de droit ! Et ce n’est pas seulement la France, c’est l’Europe entière qui est suspendue à cette même question. Que l’on décide, en effet, qu’il n’y a plus de droit, avec quelle facilité se résoudrait la question tragique à laquelle nous faisons allusion ! La France n’aurait qu’à se dire : les faits sont les faits ; le passé est le passé ; la loi des choses a parlé ; acceptons les faits accomplis ; renonçons à de vains regrets ; tournons notre activité d’un autre côté. Livrons-nous aux vastes entreprises matérielles, aux belles expériences politiques. En prononçant une telle parole, on délivrerait l’Europe d’un poids épouvantable. Les dépenses exorbitantes seraient immédiatement réduites ; les difficultés diplomatiques qui se présentent sur un autre terrain sont de celles qui peuvent attendre ; et, d’ailleurs, de quel poids ne serait pas notre épée dans la balance, si nous nous présentions avec une épée libre et des cœurs sans préjugés ! J’ose dire que l’Europe nous bénirait ; mais elle nous bénirait — en nous méprisant ; et le mépris de nous-mêmes serait le triste prix d’un repos si chèrement acheté. Et les victimes elles-mêmes, qui n’ont encore rien oublié, ces victimes qui pleurent et qui souffrent, pourquoi souffrent-elles ? parce qu’elles protestent ; pourquoi protestent-elles ? parce qu’elles croient. Elles aussi, et avec bien plus de raison, puisqu’elles ne peuvent rien par elles-mêmes, elles aussi ne pourraient-elles pas dire : les faits sont les faits ; la loi historique a prononcé ; nous avons payé notre dette ; pourquoi immoler nos enfans ? Acceptons les faits accomplis. Que ne paierait-on pas une telle déclaration ? Que de bienfaits couleraient avec abondance sur ces nouveaux enfans ralliés à la victoire ! Nous le demandons à ceux qui raillent l’idée de droit comme une vaine abstraction, pourquoi rien de tout cela n’est-il possible ? pourquoi aucune voix, ni d’un côté ni de l’autre, ne s’est-elle élevée, pourquoi aucune n’oserait-elle s’élever pour parler ainsi ? Pourquoi, si ce n’est parce qu’il y a là une force plus grande que tout, une force invisible et immatérielle, qui impose le silence à l’égoïsme et à l’infidélité, et que l’on appelle le droit ! Que cette force soit un sentiment ou une idée ; qu’elle soit issue des entrailles du passé ou qu’elle soit une émanation de la raison divine, toujours est-il que c’est quelque chose qui s’impose aux faits et qui s’oppose à la force. Ce n’est pas là, on le voit, une chose morte : c’est au contraire la chose vivante par excellence. Un enseignement qui reposerait sur une telle idée ne serait pas un souvenir du moyen âge, un vieux spectre desséché ; ce serait l’enseignement le plus vital, le plus jeune et le plus opportun.

Mais à quoi peuvent servir, dira-t-on, de telles raisons données après coup et après les questions résolues ? Nous répondrons qu’elles peuvent servir beaucoup, et que la question n’est pas résolue, mais qu’elle reste ouverte. Ceux qui ont déploré l’acte du Collège de France comme une destruction absolue ne se sont pas rendu compte de l’élasticité de notre système actuel d’enseignement supérieur. Quelques explications sur ce point peuvent, je crois, adoucir les regrets et susciter pour l’avenir de nouvelles espérances.

Dans l’ancien système, tel qu’il existait encore il y a quelques années, les chaires étaient considérées, sauf exception, comme absolument immobiles. Une chaire existait pour l’éternité ; devenait-elle vacante, elle était remplie, coûte que coûte, par la personne la plus en mesure de l’obtenir, quels que fussent ses titres et ses talens. Il pouvait arriver, si le choix était malheureux, qu’une chaire se trouvât paralysée et annulée pendant de longues années. Nous n’en voulons pas d’autre exemple que l’histoire même de cette chaire de droit de la nature et de droit des gens. Elle était devenue vacante en 1820. Le Collège présenta à l’unanimité, et seul, M. Cousin, alors suspendu de sa chaire de la Sorbonne. Le gouvernement de la restauration, bien entendu, ne le nomma pas et appela à la chaire un homme bien pensant, très respectable d’ailleurs, mais d’une incapacité notoire, qui l’occupa pendant trente-deux ans ! La même personne obtint la même chaire à l’Ecole de droit et la remplit avec le même succès. Il réussit même si bien à la discréditer, que cette seconde chaire s’éteignit avec lui, et que depuis elle n’a pas reparu à la surface. Tel fut l’effet d’un enseignement déplorable. Bien loin de moi la pensée de dire que la chaire était menacée d’un pareil avenir ! Ce serait souverainement injuste. Il n’en est pas moins vrai, en principe, qu’il doit y avoir une certaine élasticité dans l’enseignement supérieur, et qu’il doit se prêter aux mouvemens du travail scientifique, qui se porte tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, et au mouvement des vocations. Sans doute, il est des chaires nécessairement immobiles ; personne n’aura l’idée de supprimer dans la faculté des sciences la chaire de mécanique ou de calcul intégral, ni dans la faculté des lettres les chaires de grec et de latin ; mais, à côté de ces chaires immobiles, il y a des chaires qui peuvent varier suivant les circonstances. Le Collège de France se prête mieux encore qu’aucun autre établissement à ce système, par la raison qu’il n’a ni élèves inscrits, ni examens, ni programmes. Ce système est d’ailleurs celui des universités étrangères, et il répond aux oscillations naturelles et à la spontanéité de la création scientifique. Une science nouvelle vient-elle à paraître (par exemple, la microbiologie, ou l’astronomie physique)[1], il faut essayer de lui faire sa place ; si, dans le même moment, une autre science est un peu négligée ou oubliée, si on peut lui donner satisfaction d’une autre manière, la science nouvelle prendra la place de la science plus ancienne, sauf, pour celle-ci, à renaître ailleurs, et plus tard, sous une autre forme.

Cherchons donc, pour ce qui concerne la philosophie du droit, quelle place lui reste encore et quel avenir peut lui être réservé dans notre enseignement. Et d’abord, même à l’heure qu’il est, la philosophie du droit peut être enseignée dans toutes les chaires de philosophie de nos facultés des lettres, non pas tous les ans, ni partout en même temps, mais tantôt ici, tantôt là, comme les autres parties de la philosophie. En outre, pour ce qui est de l’essentiel et des principes, la théorie du droit fait partie des programmes philosophiques de nos lycées, et n’est pas même absente, sous forme modeste, du programme de nos écoles primaires : de telle sorte que l’idée de droit, considérée comme la base de nos institutions et de notre état social, ne fait défaut à aucun enseignement. La chaire du Collège de France était un beau et noble luxe, et ce luxe était d’une valeur inappréciable lorsque la chaire était occupée par l’illustre titulaire qui vient de la quitter, mais enfin c’était un luxe ; pour ce qui est de l’essentiel, rien n’est perdu.

Ce n’est pas tout. Les hautes études pourront retrouver facilement plus tard l’enseignement auquel elles ont momentanément renoncé, et nous avons à exposer les divers moyens par lesquels un enseignement qui n’a pas ou qui n’a plus sa place peut la trouver ou la reconquérir dans notre système nouveau. Supposez, en effet, un jeune homme de talent qui s’est pris de goût pour les études de philosophie du droit, soit un jeune philosophe ayant fait des études juridiques, soit un jeune jurisconsulte ayant fait des études de philosophie : le premier licencié en droit et, s’il se peut, docteur en droit ; le second, licencié en philosophie et docteur ès lettres ; voici les voies diverses qui s’ouvrent devant lui. D’abord, les cours libres, soit à la faculté des lettres, soit à la faculté de droit : premier moyen de se faire connaître et de se désigner à l’attention des savans ; en second lieu, s’il s’agit des facultés des lettres, les conférences ou les cours complémentaires ; s’il s’agit de la faculté de droit, les cours d’agrégés. Ici le système est un peu plus restrictif, à cause des concours d’agrégation ; mais ces concours sont très fréquens, le nombre des agrégés est considérable : pourquoi, parmi eux, ne se trouverait-il pas un ami de la philosophie ? L’expérience peut commencer modestement, soit, par exemple, dans une faculté des départemens, d’où l’on peut être appelé à Paris. Aux titres ou aux grades professionnels peuvent s’ajouter des titres scientifiques, des ouvrages faisant autorité. Ainsi, l’enseignement de la philosophie du droit, sous une forme ou sous une autre, pourrait renaître sans création de nouvelle chaire, ce qui est toujours une affaire, et encore cela même est devenu plus facile qu’autrefois. Si l’on ne voulait pas aller jusqu’au budget, on aurait, pour faire revivre la chaire, la même ressource qui a servi à la faire disparaître, à savoir le procédé de la transformation. Le Collège de France lui-même, qui l’a abandonnée, pourrait la reprendre à la place de telle ou telle autre science jugée moins utile ; mais j’avoue que je l’aimerais mieux dans un milieu plus actif et plus vivant, en face même de la jeunesse de nos écoles, soit à la faculté des lettres, soit à la faculté de droit.

Cette première question vidée, passons à la seconde ; de la chaire supprimée passons à la chaire créée. C’est, avons-nous dit, une chaire de psychologie expérimentale et comparée. Quel est le sens de cette nouvelle création ? Le Collège de France a pensé d’abord que, l’enseignement disparu appartenant à la philosophie, l’enseignement nouveau devait lui appartenir également. C’est là une pensée libérale dont on doit lui savoir gré. C’est également une pensée libérale qui lui a fait choisir le titre de la chaire. Il a voulu que ce titre fut assez large, assez compréhensif, pour pouvoir se prêter à toutes les éventualités. Si l’on eût donné, par exemple, à la chaire nouvelle le titre de psychologie physiologique, on l’eût désignée trop exclusivement aux prétentions des physiologistes, et elle serait devenue dans la suite une annexe de la physiologie. Les physiologistes ont fait beaucoup, mais ils n’ont pas fait tout pour la psychologie expérimentale. Un magistrat philosophe qui aurait étudié à fond l’état moral et intellectuel des criminels, un philosophe versé dans la psychologie ethnologique ou dans la psychologie animale, un pédagogue qui aurait observé les facultés humaines au point de vue de l’éducation, ou enfin un psychologue pur, connaissant à fond toutes les parties de la science, mais capable de les embrasser dans une synthèse philosophique, tous pourraient éventuellement concourir à une telle chaire, qui ne serait pas alors le domaine exclusif d’une seule spécialité. En réalité, le vrai nom de la science que nous essayons de décrire serait le nom de psychologie objective, si ce nom n’était pas trop pédant pour être employé dans l’usage vulgaire. Il y a en effet deux psychologies : l’une qui se fait par le sens intime et qui est la base de l’autre, c’est ce qu’on peut appeler la psychologie subjective ; l’autre qui se fait par le dehors, l’étude des autres hommes et des animaux, ou l’étude du système nerveux, et c’est la psychologie objective dont nous parlions. Cette seconde psychologie a toujours plus ou moins existé ; chez les Écossais, par exemple, on trouve un grand nombre de faits empruntés à l’observation externe. Ce qu’il y a de nouveau, c’est de traiter cette psychologie objective en elle-même et pour elle-même, de la dégager de l’autre, de la constituer comme science indépendante, non absolument séparée, sans doute, mais distincte ; or, tout chapitre de science qui prend une importance nouvelle devient par là même une science nouvelle. C’est là l’objet et le sens de la chaire du Collège de France.

Parmi les différentes parties dont se compose cette psychologie objective, il en est une qui paraît plus avancée que les autres et qui est plus près de se constituer à titre de science positive, c’est la psychologie physiologique, c’est-à-dire la science qui étudie les conditions organiques et physiologiques, des facultés mentales ; et cette psychologie physiologique se divise à son tour en deux parties, selon qu’elle étudie l’homme sain et l’homme malade : l’une est la psychologie physiologique proprement dite ; l’autre la psychologie pathologique. Seulement cette nouvelle division est plus idéale que réelle, parce que, jusqu’ici, c’est surtout par le moyen de la pathologie que l’on a procédé plutôt que par l’observation directe de l’état sain ; mais la distinction n’en est pas moins vraie théoriquement ; et, par exemple, les belles recherches de Helmholtz sur la psychologie de la vision n’ont rien de pathologique.

Le titre de la chaire étant ainsi compris, deux sortes de compétiteurs pouvaient se présenter : soit des philosophes qui se seraient occupés de psychologie comparée, soit des philosophes s’étant surtout appliqués à la physiologie et à la pathologie mentales. Pour résumer le résultat, le Collège de France s’est prononcé pour la psychologie physiologique ; l’Institut s’est prononcé pour la psychologie comparée. Nous n’avons pas à entrer dans ce débat[2] ; mais, partant des faits accomplis, nous voudrions exposer les titres de la science qui a triomphé, en résumer l’histoire et en caractériser l’état actuel.


I

La psychologie physiologique est une science française. Elle a été créée par Descartes dans son Traité des passions. Dans ce traité, Descartes, comme on le fait de nos jours, explique le jeu des diverses passions par les mouvemens cérébraux. Il est vrai qu’il invoque un agent spécial qu’il appelle les esprits animaux, tandis qu’aujourd’hui on ne parle que des vibrations des cellules cérébrales ; mais cette différence est de peu d’importance et ne touche pas au principe même[3]. Pendant longtemps, on a parlé de la physiologie de Descartes comme d’un roman ; mais, sauf le détail, c’était si peu un roman, qu’un des grands physiologistes de nos jours, un Anglais, M. Huxley, considère Descartes comme le vrai créateur de la physiologie moderne, et notamment comme ayant ouvert la voie par son automatisme à la fameuse théorie des actions réflexes. En voici la preuve : « Si quelqu’un, dit Descartes, avance promptement sa main contre nos yeux, quoique nous sachions qu’il est notre ami, qu’il ne fait cela que par jeu, nous avons toutefois de la peine à nous empêcher de les fermer ; ce qui montre que ce n’est pas par l’entremise de notre âme qu’ils se ferment,.. mais c’est à cause que la machine de notre corps est tellement composée, que le mouvement de cette main vers nos yeux excite un autre mouvement en notre cerveau qui conduit les esprits animaux dans les muscles qui font abaisser les paupières. » C’est par des phénomènes de ce genre que Descartes explique nos différentes passions, par exemple celle de la peur : « Si cette figure est fort étrange et fort effroyable, cela excite en l’âme la passion de la crainte,.. car cela rend le cerveau tellement disposé en quelques hommes, que les esprits réfléchis de l’image ainsi formée sur la glande vont de là se rendre dans les nerfs qui servent à tourner le dos et remuer les jambes pour s’enfuir. » Seulement, le même objet ne produit pas la même passion et la même impression sur tous les hommes : « La même impression qui cause la peur en quelques hommes peut exciter en d’autres le courage et la hardiesse, dont la raison est que le même mouvement de la glande qui en quelques-uns excite la peur fait dans les autres que les esprits entrent dans les pores du cerveau, qui les conduisent partie dans les nerfs qui servent à remuer les membres pour se défendre, et partie en ceux qui agitent et poussent le sang vers le cœur en la façon qui est requise pour produire des esprits propres à continuer cette défense et en retenir la volonté. »

Malebranche, tout mystique qu’il était, a continué sur ce point la tradition de Descartes, et c’est lui qui a constitué de toutes pièces la théorie mécanique de la mémoire et de l’imagination que l’on nous donne aujourd’hui comme nouvelle ; il a même généralisé la doctrine et a pressenti la théorie dite « de la correspondance » enseignée par Herbert Spencer, en proclamant avant lui que, « toutes les fois qu’il y a des changemens dans la partie du cerveau à laquelle les nerfs aboutissent, il arrive aussi des changemens dans l’âme,., et l’âme ne peut rien sentir ni rien imaginer qu’il n’y ait du changement dans les fibres de cette même partie du cerveau. » Cela n’est pas seulement vrai des sensations, mais des idées : « Dès que l’âme reçoit quelques nouvelles idées, il s’imprime dans le cerveau de nouvelles traces, et dès que les objets produisent de nouvelles traces, l’âme reçoit de nouvelles idées. » Enfin, toute la théorie se résume dans cette loi générale : « Toute l’alliance de l’esprit et du corps consiste dans une correspondance naturelle et mutuelle des pensées de l’âme avec les traces du cerveau, et des émotions de l’âme avec le mouvement des esprits animaux. » Malebranche est également de notre temps lorsqu’il parle de la contagion des imaginations fortes ; il semble avoir deviné toute la théorie récente de la suggestion ; et son explication de la sorcellerie n’a pas été dépassée pour la profondeur et l’indépendance des vues par nos docteurs de la Salpêtrière : « Un pasteur, dans sa bergerie, raconte après souper à sa femme et à ses enfans les aventures du sabbat. Son éloquence naturelle, jointe à la disposition où est toute sa famille, doit produire d’étranges traces dans des imaginations faibles, et il n’est pas naturellement possible qu’une femme et des enfans ne demeurent effrayés et convaincus. C’est un mari, c’est un père qui parle… Ils se frottent de certaines drogues dans ce dessein (d’aller au sabbat) ; cette disposition de leur cœur échauffe leur imagination, et les traces que le pâtre avait formées dans leur cerveau s’ouvrent assez pour leur faire juger dans le sommeil comme présens tous les mouvemens de la cérémonie dont il leur avait fait la description. Ils se lèvent, ils s’entre-demandent et s’entre-disent ce qu’ils ont vu. Ils se fortifient les traces de leurs visions, et celui qui a l’imagination la plus forte, persuadant mieux que les autres, nu manque pas de régler en peu de mots l’histoire imaginaire du sabbat. Voilà des sorciers achevés. »

Au XVIIIe siècle, la psychologie physiologique se développe avec Ch. Bonnet (de Genève) et David Hartley. L’un et l’autre essaient de rattacher les opérations intellectuelles, non plus, comme Descartes, au mouvement des esprits animaux, mais aux vibrations nerveuses et cérébrales, le premier en s’appuyant sur une théorie sensualiste toute semblable à celle Condillac, le second sur une théorie nouvelle que l’on appellera plus tard l’associationisme, et dont David Hume avait été le promoteur. Ces deux philosophes pourraient être considérés comme les vrais organisateurs de la psychophysiologie, si le défaut de précision dans leurs connaissances physiologiques n’était beaucoup de valeur à leurs théories. Entre ces philosophes et les physiologistes contemporains, une haute place dans le même ordre d’études doit être assignée à Cabanis pour son remarquable ouvrage des Rapports du physique et du moral. Cet ouvrage n’est guère connu que par deux ou trois propositions assez grossières d’un matérialisme enfantin, doctrine que, du reste, l’auteur a répudiée plus tard dans sa célèbre Lettre à Fauriel. Mais il y a dans son livre bien autre chose que ces propositions. Les vues de Descartes et de Bonnet étaient toutes théoriques ; c’étaient au fond de pures hypothèses. Le livre de Cabanis fit entrer la psychophysiologie dans la voie de l’observation positive et de l’expérience médicale. Même philosophiquement, le livre de Cabanis a une sérieuse valeur. On ne sait pas assez qu’il est des premiers qui aient signalé ce qu’il y avait d’artificiel et d’incomplet dans la théorie de Condillac. Il y signale deux lacunes : la première, de n’avoir jamais parlé que des sensations externes et de n’avoir fait aucune part aux sensations internes, organiques, viscérales, qui jouent un si grand rôle dans nos humeurs, dans notre caractère, dans nos pensées même ; la seconde, c’est d’avoir cru que tout vient du dehors, et d’avoir trop méconnu les déterminations instinctives et spontanées, enfin d’avoir fait de l’homme une statue, au lieu d’en faire un être vivant.

Depuis Cabanis et Gall (car celui-ci a aussi sa part dans cette histoire, mais on ne peut tout dire), la science psychophysiologique resta quelque temps un peu stagnante. Flourens seul mérite d’être signalé, quoique beaucoup de ses opinions soient plus ou moins abandonnées, mais parce qu’il est entré un des premiers dans la voie expérimentale. Ses expériences, par exemple, sur le cerveau des pigeons, servent notamment à distinguer l’intelligence et les phénomènes réflexes proprement dits ; mais si nous voulions entrer dans ce détail, notre historique serait interminable, et il est urgent d’arriver au temps présent.

Ce fut dans l’idéaliste Allemagne que la psychologie physiologique a essayé, surtout de nos jours, à se constituer comme science distincte. M. Ribot, dans son livre sur la Psychologie allemande, nous a raconté cette histoire en détail. Les études de Weber sur la sensibilité, celles de Fechner sur la mesure des sensations, les recherches de Helmholtz sur la vision et sur la musique, tout cela fut condensé en corps de doctrines et enrichi d’observations personnelles par le savant Wundt, professeur de psychologie à Leipsig. Mais ce serait une erreur de croire que l’Allemagne seule a travaillé à cette œuvre scientifique. La France, par les travaux de Broca et de Charcot, l’Angleterre par ceux de Huxley, de Maudsley et de Carpenter, ont eu également leur part, et une notable part. N’insistons pas d’ailleurs sur les travaux des contemporains, car ce serait faire double emploi avec ce qui nous reste à dire sur l’état actuel de cette science et sur les questions qui y sont engagées.

Rappelons rapidement les principaux faits qui, non encore liés et coordonnés, mais constatés, au moins dans une certaine mesure, forment la matière de la science nouvelle. Les localisations cérébrales, et en particulier l’aphasie, le sens musculaire, l’hérédité, la suggestion, le dédoublement de conscience, etc., tels sont, sans compter beaucoup d’autres plus connus et plus anciens, les faits les plus intéressans parmi ceux que l’on a récemment étudiés.

La théorie des localisations cérébrales est due au docteur Gall et à l’école phrénologique ; mais cette école l’a compromise en l’associant à un système insoutenable, et sans apporter l’ombre d’une preuve positive. Aussi Flourens a-t-il été universellement approuvé lorsque, ayant apporté dans la question une méthode scientifique, la méthode expérimentale, il crut avoir prouvé, par l’ablation et la mutilation du cerveau chez les pigeons, que le cerveau est un, comme l’âme elle-même, que le cerveau tout entier perçoit, tout entier raisonne, et que toutes les facultés intellectuelles paraissent et disparaissent en même temps. Cependant lui-même avait ouvert la voie aux localisations, en distinguant l’encéphale du cerveau, en montrant que l’encéphale se compose d’organes ayant des fonctions propres (cervelet, bulbe, protubérance, etc.), et de plus en localisant l’entendement dans le cerveau et la sensibilité dans la moelle épinière, croyant ici encore venir en aide à la philosophie spiritualiste, en distinguant, contre Condillac, la sensation et la pensée.

Mais, depuis Flourens, la théorie des localisations est devenue beaucoup plus précise. Non-seulement les fonctions motrices et leurs différens troubles ont pu, avec une précision toute nouvelle, être localisées dans telle ou telle partie de la moelle et du cerveau[4] ; mais même les facultés intellectuelles ont commencé à donner lieu à leur tour à des tentatives de localisation. Par exemple, tout semble bien indiquer que le siège des facultés intellectuelles, proprement dites, n’est pas le cerveau tout entier, mais cette partie du cerveau que l’on appelle substance grise ou substance corticale, à savoir la partie périphérique des hémisphères cérébraux, composés, comme on le sait, de deux substances, l’une blanche, l’autre grise. Mais c’est surtout dans la théorie des sièges du langage que l’on croit avoir établi, d’une manière certaine et éclatante, la pluralité des organes cérébraux et la diversité de leurs fonctions. C’est à Broca que l’on doit cette remarquable découverte. On reconnaît, depuis lui, que la perte du langage ou aphasie est due à une lésion de la partie postérieure de la troisième circonvolution frontale gauche du cerveau. De nombreux cas pathologiques ont d’abord suggéré et ensuite servi à vérifier cette hypothèse. Mais la doctrine de Broca eut des conséquences inattendues. On découvrit depuis lui, par l’union combinée de l’observation clinique et de l’anatomie pathologique, que le langage n’a pas seulement un siège, mais qu’il en a quatre différens, suivant qu’il s’agit de la parole, de la lecture, de l’écriture et de l’audition. Un homme perd la faculté de parler : c’est l’aphasie proprement dite ou aphémie ; il perd la faculté d’écrire sans perdre celle de parler : c’est l’agraphie. Il perd la faculté de lire sans perdre les deux premières, c’est ce qu’on appelle, avec plus ou moins de propriété, la cécité verbale ; il perd enfin la faculté de comprendre ou de reconnaître les mots entendus, et c’est ce qu’on appelle la surdité verbale. L’anatomie pathologique nous montre des lésions diverses suivant ces différentes maladies, et chacune sur un point particulier du cerveau[5].

Voilà un des cas les plus précis et les plus clairs des données de la science psychophysiologique. Cette science a pour objet la détermination des conditions physiologiques ou organiques des facultés mentales. Ici la faculté mentale est le langage : la pluralité des sièges est la condition organique ; et cette pluralité explique les singulières séparations qui se font dans certains cas morbides entre des groupes de phénomènes absolument homogènes, par exemple entre la lecture et l’écriture. Peut-on aller jusqu’à dire qu’elle explique le langage lui-même en tant que faculté psychologique ? il est permis d’en douter. C’est un cas de topographie cérébrale et de corrélation, mais rien de plus. Est-il même bien certain que tel siège du langage, par exemple celui de la parole, soit irrévocablement lié à l’existence de cette faculté ? On n’oserait pas l’affirmer ; car y il a d’autres cas pathologiques où il semble que la partie lésée a pu être remplacée par une autre partie qui se substitue à la première. C’est ce que prouve l’histoire d’une femme aphasique, chez laquelle l’autopsie montra une atrophie complète du lobe gauche, et qui cependant, ayant vécu encore une quinzaine d’années après avoir perdu la parole, l’avait peu à peu recouvrée, et avait de nouveau appris à parler : il fallait donc qu’une autre partie du cerveau se fût substituée à la première[6]. Ce fait nous prouve que nous avons encore à apprendre dans cette question.

La théorie du sens musculaire est une des plus obscures et des plus compliquées de la psychologie physiologique. Elle n’en joue pas moins un rôle très important. Ici, ce sont les philosophes qui ont précédé les physiologistes. C’est Destutt de Tracy qui, le premier, a fait remarquer l’importance du mouvement dans la théorie de la perception extérieure. Il soutint contre Condillac, qui avait négligé absolument ce fait aussi bien que les Écossais, que sans le mouvement nous ne pourrions avoir la connaissance de l’existence des corps : car c’est le mouvement arrêté qui nous donne la sensation de résistance. Maine de Biran poursuivit la théorie de Tracy, en analysant le sens de l’effort. Tracy n’avait vu que la sensation de mouvement : Biran y ajouta celle de l’effort musculaire ; et, par une analyse aussi neuve que profonde, il démontra que la netteté et la précision de nos perceptions sont en raison de la motilité de nos organes : c’est ainsi que le toucher nous donne les notions les plus précises, parce qu’il a à sa disposition le plus mobile des organes, la main, a ce compas à cinq branches, » comme il l’appelle. On démontre de la même manière la supériorité des données de la vision par le fait de la motilité de l’œil.

Le point essentiel, dans la théorie du sens musculaire, est de distinguer le sens de l’effort des sensations musculaires purement passives : « Si la conscience est un bon juge en ces matières, dit le psychologue anglais Alexandre Bain, nous pouvons dire que, dans l’effort volontaire, nous avons le sentiment d’une faculté qui s’exerce du dedans au dehors, et non point celui d’une surface sensible stimulée par un agent extérieur et transmettant une impression du dehors au dedans des centres nerveux. » Il semble donc que le sens de l’effort soit plutôt le sentiment de la production du mouvement que le sentiment du mouvement produit. Il est antérieur et non postérieur au mouvement.

Le psychologue Bain est celui qui a étudié avec le plus de soin le sens musculaire, mais avec une extrême confusion. Sans entrer dans le détail, on peut ramener, selon lui, toutes les sensations musculaires à deux grandes classes : 1° la sensation de tension ; 2° la sensation de mouvement. La tension est l’acte de l’effort en tant qu’il rencontre une résistance invincible, par exemple lorsqu’on s’efforce de soulever un poids au-dessus de ses forces, ou d’arrêter un cheval au galop. On peut distinguer trois sensations distinctes dans la sensation de tension : la pression, la traction et le poids ; la première a lieu quand nous voulons écraser un objet, par exemple une noix, par le moyen des mains ; la seconde, quand nous voulons entraîner un objet, par exemple un cheval ou un homme qui nous résistent ; la troisième, quand nous soulevons un poids. Le premier est un effort de nous-mêmes à l’objet extérieur ; le second, de l’objet extérieur à nous ; le troisième, de bas en haut. Ce sentiment de la tension est le même, soit qu’il s’agisse des muscles extenseurs ou des muscles fléchisseurs, par exemple serrer les poings ou étendre le bras. C’est en quelque sorte le sentiment de la force en équilibre avec la force extérieure, mais ayant atteint ses limites et ne pouvant aller plus loin.

Considérons maintenant ce que Bain appelle la sensation de mouvement. On s’étonne que Bain ne se soit pas d’abord demandé si une telle sensation existe[7]. Sans doute, par cela seul que nous opérons le mouvement, il doit y avoir dans la conscience quelque chose qui y correspond ; mais ce quelque chose ressemble-t-il à ce que nous appelons un mouvement, c’est-à-dire à un déplacement dans l’espace ? On voit que la question de la sensation de mouvement se lie étroitement avec celle de la perception d’espace, c’est-à-dire à la question la plus obscure et la plus complexe de la psychologie et même de la métaphysique. Sans cette notion d’espace, la sensation musculaire ne pourrait pas même prendre le nom de tension ou de contraction, car ces termes impliquent le mouvement, et le mouvement implique l’espace. Il semble que le seul caractère propre de la sensation musculaire, ce soit la fatigue. L’effort est une fatigue interne distincte de la fatigue externe, qui viendrait de causes étrangères (des fers aux pieds, des vêtemens trop étroits, une foule qui nous presse). L’effort consiste à se donner une fatigue à soi-même par la production d’un acte voulu. On voit encore ici comment les questions les plus élémentaires en apparence se compliquent des questions les plus élevées. Qu’est-ce, par exemple, qu’un acte voulu ? L’étude de la plus simple sensation enveloppe donc et engage une théorie de la volonté.

L’une des questions les plus délicates de la théorie des sensations musculaires est de la distinguer des sensations tactiles. Lorsqu’on retranche au tact tout ce qui se rapporte au sens de l’effort, que reste-t-il pour constituer le tact proprement dit ? Les sensations de température (chaud et froid), et ce que l’on appelle les sensations de contact. Mais peut-il y avoir des sensations de contact sans qu’il y ait plus ou moins pression, traction, etc. Le simple contact est-il senti, autrement que comme chaud ou froid, lorsque l’on retranche toute sensation musculaire ? Ne pourrait-on pas en revenir simplement, comme le faisait Biran, à la distinction du toucher passif et du toucher actif, celui-ci enveloppant l’effort ? Cependant il y a des cas pathologiques, paraît-il, où le toucher subsiste, tandis que le sens musculaire est aboli, par exemple où le malade, les yeux fermés, ne saurait dire où sont ses membres, si le bras est élevé ou baissé, etc. ; mais ce cas se rapporte à la question de la localisation des sensations, autre question des plus complexes, et à celle de la perception de notre propre corps, qui ne l’est pas moins.

Reste enfin la question physiologique proprement dite, à savoir le siège de la sensation musculaire. Ici, deux théories sont en présence. Suivant les uns, le sentiment de l’effort musculaire est lié au courant de sortie de l’influx moteur (théorie centrifuge). Suivant les autres, il est produit par des sensations se rendant aux centres et provenant du membre en mouvement (théorie centripète). Quant au siège de ces sensations dans le cerveau, on est porté à croire que les circonvolutions frontales et pariétales contiennent des centres moteurs. Ces deux théories trouvent des points d’appui dans des expériences faites sur les hystériques, qui sont devenues de nos jours de véritables machines analytiques à l’usage de la psychologie. D’un côté, en effet, l’on voit des hystériques ayant perdu le sens musculaire et qui, les yeux fermés, n’ont aucune conscience des mouvemens passifs que l’on imprime à leurs membres ; et, cependant, cette perte du sens musculaire n’ôte rien à la précision des mouvemens que le sujet exécute ; par exemple, il écrit aussi correctement les yeux fermés que les yeux ouverts. Cette observation, suivant quelques auteurs, prouverait en faveur de la théorie centrifuge ; car, puisque les sensations centripètes sont abolies chez les malades, il faut bien qu’il existe un état de conscience quelconque réglant leurs mouvemens ; et cet état de conscience ne peut être déterminé que par le courant de sortie de l’influx moteur. En revanche, il est des hystériques, au contraire, qui, perdant la conscience des mouvemens passifs, perdent en même temps celle des mouvemens actifs, et deviennent incapables d’exécuter un seul acte les yeux fermés : cela revient à dire que, les sensations centripètes étant abolies, les mouvemens volontaires deviennent impossibles. Ce serait la preuve qu’il n’existe aucun sentiment lié à la décharge motrice et pouvant régler les mouvemens en l’absence de sensations centripètes. On voit que la physiologie a encore fort à faire avant de prétendre qu’elle a résolu ces questions. Mais, à titre de faits, les expériences en question sont très intéressantes, et combien de fois n’arrive-t-il pas dans les sciences expérimentales que l’on possède des faits sans pouvoir encore les relier par des théories ?

Dans la question de la mesure des sensations, l’on a essayé d’appliquer d’une manière précise les mathématiques à la psychologie. Il faut distinguer ici la vitesse et l’intensité des sensations. Disons quelques mots des recherches qui ont porté sur l’intensité. Le point de départ de la théorie est cette loi de Kant : « Toutes nos sensations sont des quantités intensives, c’est-à-dire ont un degré. » Nous savons, en effet, que toute sensation se présente à nous comme étant plus ou moins forte, et, par conséquent, comme une grandeur. Dès lors, si la sensation est une grandeur, ne peut-on pas la mesurer comme toute grandeur et toute quantité ? Il faut bien distinguer les mesures psychologiques ou physiologiques et les mesures physiques déjà trouvées par les physiciens ; on sait, en effet, que la physique mesure des sons, mesure des lumières (photométrie), mesure des chaleurs (calorimétrie). Il semble donc que l’on soit déjà arrivé, et depuis longtemps, à la mesure des sensations. Mais il est facile de voir que la physique ne mesure le son, la lumière, la chaleur, que comme propriétés objectives des corps, tandis que la mesure psychologique des sensations est une question tout autre. Il s’agit ici de savoir, par exemple, si deux quantités de lumière qui sont physiquement et objectivement égales produisent deux sensations égales ; ou si deux causes lumineuses inégales produisent deux sensations inégales ; et enfin si la proportion qui existe entre les causes extérieures existe aussi entre les effets. « Il n’est personne, dit M. Ribot, qui n’ait comparé deux sensations, et remarqué qu’elles sont l’une plus forte, l’autre plus faible. Nous déclarons sans hésiter qu’il fait plus jour en plein midi qu’au clair de lune, et qu’un coup de canon fait plus de bruit qu’un coup de pistolet. » Jusqu’ici, la conscience suffit ; mais ce n’est pas là ce qu’on appelle mesurer au point de vue mathématique. Mesurer une grandeur mathématiquement, c’est chercher combien de fois cette grandeur en contient une autre prise pour unité : et c’est là ce que la conscience ne peut nous apprendre. Elle ne peut dire combien de fois une sensation en contient une autre, a Le soleil a-t-il cent fois ou mille fois plus d’éclat que la lune ? Le canon fait-il cent fois ou mille fois plus de bruit que le pistolet ? Il nous est impossible de répondre par la conscience à cette question. »

L’idée qui se présente le plus naturellement à l’esprit, c’est que la sensation croît proportionnellement à l’excitation. Par exemple, Herbart, qui le premier a essayé d’appliquer la mesure à la psychologie, trouvait tout naturel de dire que deux lumières éclairaient deux fois plus qu’une seule ; ce qui cependant n’est pas vrai. Voici quelques faits qui prouvent que la sensation ne croit pas toujours proportionnellement avec l’excitation. « Tout le monde sait, dit Delbœuf, que, dans le silence de la nuit, on entend des bruits qui, pendant le jour, passent inaperçus : le tictac de la pendule, le vent coulis qui passe par la cheminée, et d’autres bruits encore. Sans une rue pleine de tapage ou dans un train en marche, nous n’entendons pas notre voisin, ni quelquefois notre propre voix… A un poids de 10 grammes, ajoutez un autre poids de 10 grammes, vous sentirez nettement la différence ; mais si vous ajoutez le même poids de 10 grammes à un quintal, la différence n’est plus sentie. On sait que les grands concerts instrumentaux ou vocaux, où les exécutans se comptent par centaines, ne produisent pas à beaucoup près l’effet qu’on attendrait, c’est-à-dire qu’un nombre double de chanteurs ne produit pas une sensation d’une intensité double. » On voit donc qu’il peut y avoir une question à discuter, à savoir dans quelle proportion la sensation augmente ou diminue avec l’excitation. Tel est l’objet de la science que l’on appelle la psycho-physique.

Il nous serait difficile, sans entrer ici dans beaucoup de développemens qui nous sont interdits, de donner une idée même superficielle des recherches auxquelles a donné lieu ce problème précédent. Disons seulement que les recherches et les théories sont venues se réunir et se condenser dans cette fameuse loi, dite loi de Fechner, dont on connaît la formule, à savoir : « La sensation croit comme le logarithme de l’excitation, » loi préparée et peut-être même trouvée par Weber, qui lui donnait cette autre forme très semblable à la précédente : « Les sensations croissent de quantités égales quand les excitations croissent de quantités relativement égales. » Pour fixer les idées, disons, par exemple, que toute excitation nouvelle, pour être sentie, doit être le tiers de l’excitation précédente, par exemple 1 gramme pour 3 grammes, 10 grammes pour 30 grammes. Soit un orchestre de cent violens, ou un chœur de cent choristes ; si vous voulez une augmentation de sons perceptible, il faut ajouter trente-trois violons ou trente-trois choristes. Si vous vous contentez de vingt-huit, vous perdrez votre argent, ce sera comme si vous n’ajoutiez rien du tout. La loi de Fechner a été très contestée ; et certains mathématiciens se sont élevés contre cette application du calcul à la psychologie. Le logarithme, a-t-on dit, est un nombre, et ne peut être logarithme que d’un nombre. Il faut donc que la sensation et l’excitation puissent être représentées par des nombres. Or tout nombre suppose une unité. Quelle est l’unité de sensation qui permet de former des nombres de sensation ? Par quel procédé trouvera-t-on qu’une sensation est égale à une autre, qu’elle est double, qu’elle est triple ? « La sensation est un phénomène qui se passe en nous, que nous saisissons en nous par sa face intérieure et qui est rebelle à toute mesure. Sans doute, une sensation peut être plus ou moins vive ; mais cela suffit-il pour que la sensation soit une quantité » Une qualité, la beauté, par exemple, peut être aussi plus ou moins grande. Les seules grandeurs que l’on puisse mesurer directement sont celles dont on peut définir l’égalité et l’addition… Or qu’est-ce que l’égalité ou la somme de deux sensations[8] ? » Quoi qu’il en soit de ces objections, il reste de la psychophysique certains résultats positifs. Ce sont, par exemple, les recherches de Weber sur les plus petites différences perceptibles. Voici les faits : Weber a observé que, si l’on compare deux lignes presque égales, la plus petite différence que l’on puisse saisir par la vue est de 1/50e environ de la plus courte, quelle que soit la longueur des lignes comparées (1 centimètre, 1 décimètre, 1 mètre). De même, pour qu’un poids soit jugé supérieur à un autre poids, il faut qu’il le surpasse d’une fraction qui varie de 1/30e à 1/50e, suivant les individus. — On peut considérer aussi comme ayant une valeur positive les recherches faites sur la durée des sensations et des actes mentaux ; mais il faut renvoyer pour ces recherches aux traités spéciaux.


II

La question de l’hérédité est aussi une de ces questions nouvelles que la psychologie physiologique a introduites en philosophie. Jusqu’à ces derniers temps, l’hérédité était un fait omis dans tous les traités de psychologie. Aussi bien dans l’école de Condillac que dans celle de Reid ou dans celle de Jouffroy, l’individu était considéré comme un tout absolu, se suffisant à lui-même, n’ayant aucune racine dans le passé. Ici encore, il faut remonter jusqu’à Malebranche pour trouver un philosophe qui ait dit qu’il passe quelque chose des parens dans les enfans. De nos jours, ce sont les écoles dites rétrogrades qui, dans un intérêt social et religieux, ont seules attaché quelque importance à l’hérédité. Cependant les médecins avaient dû diriger leur attention de ce côté, et ils avaient incidemment rencontré des faits d’hérédité morale et psychologique. Le remarquable livre du docteur Prosper Lucas contient ainsi, sous une forme très confuse, un assez grand nombre, de faits de ce genre. C’est M. Ribot qui a fait passer cette question du domaine purement médical dans le domaine philosophique. On peut voir dans son savant ouvrage tous les faits qui militent en faveur de cette doctrine. On pourrait presque l’établir a priori, car il est certain que l’hérédité joue un rôle dans le physique ; tout le monde reconnaît l’existence des maladies héréditaires ou de la ressemblance des enfans aux parens. Or le physique exerce, de l’aveu de tous, une influence certaine sur le moral. Il s’ensuit que ce qui se transmet par le physique doit se communiquer, dans une certaine mesure, au moral. Cependant il faut ici beaucoup de précaution dans l’interprétation des faits, car la loi de l’hérédité se trouve en concurrence avec une autre loi de la psychologie, à savoir la loi d’imitation ou de contagion par l’exemple. Dans le phénomène étrange, par exemple, qu’on appelle la folie à deux, la folie et la même folie se transmet d’une personne à une autre par contagion et non par hérédité. Sans doute, s’il s’agit de la mère et de la fille, on pourrait soutenir que l’hérédité joue un rôle ; mais s’il s’agit de deux sœurs, il ne peut plus en être question. Il faudrait donc discuter les faits sur lesquels s’appuie la thèse de l’hérédité psychologique, choisir ceux où l’on pourrait dégager les deux élémens l’un de l’autre. Nous avons nous-même proposé à M. Ribot l’exemple suivant : Bussy-Rabutin faisant le portrait de M. de Chantal, le père de Mme de Sévigné, le décrit ainsi : « Il était extrêmement enjoué. Il y avait un tour à tout ce qu’il disait qui réjouissait les gens ; mais ce n’était pas seulement par là qu’il plaisait, c’était encore par l’air et par la grâce dont il disait les choses : tout jouait en lui. » Ne croiriez-vous pas lire le portrait de Mme de Sévigné ? Et cependant elle n’avait pas connu ou avait à peine connu son père, mort lorsqu’elle avait cinq ans, et elle avait été élevée par ses grands parens maternels. Il semble donc que, dans cet exemple, la similitude tient à l’hérédité plus qu’à l’éducation.

Un autre bel exemple d’hérédité intellectuelle et morale est celui que l’on pourrait tirer de l’histoire généalogique de George Sand. Génie, esprit, passion, romanesque dans l’imagination et dans la vie, rencontre de grands seigneurs et de comédiennes, du grand monde et du monde de la fantaisie et de la liberté, voilà ce qu’on trouve dans cette généalogie ; et Mme Sand elle-même nous donne l’histoire de sa vie comme une preuve en faveur de la thèse de l’hérédité[9]. Toute cette histoire commence par un drame tragique que Mme Sand a omis de raconter, je ne sais pourquoi, au début de ses Mémoires. Dans les premières années du XVIIIe siècle, on trouva un matin, dans le parc de l’électeur de Hanovre, un beau jeu ne homme assassiné. C’était le chevalier de Kœnigsmarck, soupçonné d’avoir été l’amant de l’électrice, et mis à mort, sans doute, par l’ordre du mari, depuis George Ier, roi d’Angleterre. Le jeune seigneur avait une sœur belle comme le jour, et qui s’appelait Aurore. Pour recueillir la succession de son frère, qui lui était disputée, elle se rendit à Dresde, à la cour de l’électeur de Saxe, Frédéric-Auguste, depuis roi de Pologne sous le nom d’Auguste II, et qui fut le rival de Stanislas et l’adversaire de Charles XII. Que de grands noms dans ces aventures ! Elle devint sa favorite et elle en eut un fils illustre, Maurice, maréchal de Saxe, le plus grand homme de guerre du XVIIIe siècle après Frédéric ; officier de fortune du reste, qui vint offrir ses services à la France, sous les drapeaux de laquelle il gagna la bataille de Fontenoy. Ce guerrier était un vert-galant. Il eut une maîtresse à l’Opéra. Cette actrice, Mlle verrière, eut du maréchal une fille qui fut reconnue par lui et protégée par la famille royale de France, avec laquelle elle avait, par Auguste de Pologne, une sorte de parenté. Cette fille du maréchal de Saxe est la seule personne de la famille qui paraît avoir eu le sentiment de la vie réelle, le goût et le respect des convenances mondaines, et même un peu le préjugé aristocratique. Elle épousa M. Dupin de Francueil, fils de Dupin de Chenonceaux, fermier-général, dont la seconde femme, Mme Dupin, tint un des salons les plus brillans du XVIIIe siècle, et fut l’amie de Jean-Jacques Rousseau : c’est dans cette maison de Chenonceaux que celui-ci fit son éducation comme pédagogue, en faisant l’éducation des enfans de la maison. Quant à Francueil, ce fut, comme on le sait, l’amant de Mme d’Epinay, qui parle longuement de lui dans ses Mémoires. Tous ces noms nous transportent en plein XVIIIe siècle, dans le centre même du monde philosophique et littéraire de ce temps-là ; et si l’on ajoute l’influence des milieux à celle de l’hérédité, on voit aisément comment un grand génie d’écrivain a pu sortir d’une pareille souche. Du mariage dont nous venons de parler entre la fille naturelle du maréchal de Saxe et Dupin de Francueil naquit Maurice Dupin, le père de George Sand, brillant officier, charmante nature, écrivain excellent, et dont les lettres remplissent le premier volume des Mémoires de sa fille. Sans parler maintenant de la descendance maternelle, sur laquelle Mme Sand donne des détails auxquels nous renvoyons, on ne peut méconnaître que cet ensemble de faits fournit en partie l’explication des traits caractéristiques de notre grand écrivain : le goût du romanesque qu’elle a toujours porté même dans la vie réelle, le goût du théâtre, l’aspiration aux grandes choses où se montrent ses origines royales et chevaleresques, la tradition de génie qui de la guerre passe à la plume, la fougue des passions, la gaîté aussi et le goût de la camaraderie, le tout mêlé à la grande crise du XIXe siècle, a produit ce génie complexe, tout d’imagination et de passion, qui est, comme en raccourci, l’image de toute sa race.

Passons à un autre ordre d’idées. Le fait de la suggestion hypnotique, dont on a tant parlé dans ces derniers temps qu’on en est un peu las, n’en est pas moins un des faits les plus certains et les mieux constatés. Ce fait, en définitive, n’étonne que par les conséquences extraordinaires que l’on a vues se produire ; car à sa source, il n’était nullement ignoré. On sait, en effet, que dans le sommeil même normal, il peut toujours y avoir plus ou moins communication entre le sujet dormant et les personnes environnantes. Personne ne s’étonnera, par exemple, que, si l’on fait de la musique auprès de quelqu’un qui dort sans le réveiller, cette personne vous dise au réveil qu’elle a assisté dans son sommeil à un concert des anges. La sensation s’est mêlée au sommeil, et, par voie d’association, a suggéré une série d’images qui y a rapport. On savait aussi que l’on peut, dans certains cas, agir sur l’homme endormi et soit par la parole obtenir des réponses, soit par toute autre marque susciter et diriger ses rêves. « Un somnambule, dit Carpenter dans son article sur le sommeil, avait l’habitude de jouer ses rêves. On lui suggérait l’idée d’une querelle qui se terminait par un duel ; on lui mettait le pistolet dans la main ; il lâchait la détente. On lui donnait ainsi des rêves à volonté. » Tel est le fait élémentaire qui grossi et développé dans certaines organisations et surtout dans de certaines maladies, notamment l’hystérie, devient le fait extraordinaire de la suggestion avec toutes ses conséquences. Il ne serait pas non plus impossible d’en trouver l’origine dans l’état normal. Si l’on dit à un enfant que le vent qui souffle est une voix qui pleure, que tel pâle reflet de la lune est un revenant, il entendra des voix et il verra des revenans. C’est ce même fait qui, dans l’hypnotisme et dans l’hystérie, produit des phénomènes inattendus. On peut suggérer à l’hypnotisé, soit des mouvemens, soit des sensations, soit des actes plus ou moins complexes. On rapproche les doigts, et les mains se croisent d’elles-mêmes ; on met les pieds sur le premier échelon d’une échelle, et le sujet se met à grimper. Un objet inconnu ne suggère rien. La vue suggère des mouvemens d’imitation. La malade devient un miroir, à tel point qu’elle reproduit à gauche les mouvemens produits à droite. Voilà pour les mouvemens. On provoque également des sensations illusoires, par conséquent des hallucinations. Ces hallucinations peuvent se produire à l’aide d’un objet réel dont on transforme la nature : on fait passer de l’eau pure pour de l’ammoniaque et de l’ammoniaque pour de l’eau pure. On peut obtenir les mêmes effets sans objet réel et par le seul fait de la parole, et même par la simple association des idées. Dites au sujet qu’il est sur un vaisseau et qu’il va à New-York, il éprouvera le mal de mer. La suggestion peut même porter sur des phénomènes purement physiques, par exemple la paralysie[10]. On parle même aujourd’hui de brûlures subjectives, de vésicatoire suggestif, et les phénomènes si étranges des stigmatisés pourraient bien avoir leur origine dans quelque chose de ce genre.

Viennent enfin les suggestions d’actes, les plus importantes de toutes, parce que ce sont elles qui font le plus ressembler des somnambules à des hommes éveillés, et qui même, passant du domaine du sommeil dans le domaine de la veille, provoquent la grave question de la responsabilité. On peut ramener ces sortes de suggestions à trois groupes : suggestions faites pendant le sommeil d’actes à accomplir pendant le sommeil ; suggestions faites pendant le sommeil d’actions à accomplir dans la veille ; enfin suggestions pendant la veille d’actes à accomplir dans la veille. C’est ici que la suggestion apparaît avec tous ses miracles ; car on cite des exemples de suggestion à plus de trois mois d’échéance. Par exemple, on dit à un vieux soldat : Dans trois mois, vous vous trouverez dans le salon de tel docteur. Vous y rencontrerez le président de la république, et il vous donnera la croix. Au jour dit, le sujet entre dans le salon du docteur ; à l’ébahissement des personnes présentes, il s’incline dans le vide au milieu du salon, fait le signe de quelqu’un qui reçoit quelque chose et il dit : « Merci, excellence[11]. » Sans doute, rien de plus facile que de supposer la simulation en cette circonstance, et nos hypnotiseurs ne font pas assez d’efforts pour inventer des contre-épreuves et des pièges contre la simulation possible. Mais ici le nombre des faits est si considérable et vérifié par tant d’exemples qu’une tromperie universelle serait aussi difficile à comprendre que le fait lui-même.

Nous ne pouvons donner ici qu’une esquisse de ces faits, que nous avons déjà exposés ailleurs. Disons seulement que la question de la suggestion en soulève beaucoup d’autres : celle du rapport de l’hypnotisme à l’hystérie, la question des phases hypnotiques (léthargie, catalepsie, somnambulisme) affirmées à Paris et niées à Nancy, la question des passages de l’état normal à l’état suggestif et réciproquement ; sans parler des questions philosophiques plus ou moins engagées dans le débat, telles que celle du libre arbitre ou de la responsabilité ; enfin et surtout la question du dédoublement du moi, qui est le dernier des faits psychophysiologiques que nous ayons à signaler.

Déjà le fait seul du sommeil peut suggérer l’idée de deux personnes distinctes ; car à coup sûr nous ne sommes pas le même dans le sommeil et dans la veille. Cependant, dans le sommeil, on se souvient de la veille, et dans la veille on peut se souvenir du sommeil. Il y a donc une liaison réelle de l’un de ces états à l’autre. Dans le somnambulisme naturel, il y a à la fois plus et moins d’analogie avec la veille En un sens, cet état ressemble plus à la veille ; car, tandis que, dans le sommeil naturel, le rêve est absolument incohérent, le somnambule, au contraire, joue ses rêves, c’est-à-dire exécute un ensemble de mouvemens coordonnés ayant un commencement, un milieu et une fin, enfin une certaine cohérence. D’autre part, le somnambulisme est plus séparé de la veille, en ce que l’homme éveillé perd absolument la mémoire de ce qu’a fait l’homme endormi, tandis que le somnambule peut se souvenir de ce qu’il a fait dans son sommeil antérieur. Il y a donc, en quelque sorte, deux vies, et l’hypothèse rêvée par Pascal se trouve bien près d’être réalisée. « Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous affecterait autant que les objets que nous voyons tous les jours ; et si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits, douze heures durant, qu’il est roi, je crois qu’il serait presque aussi heureux qu’un roi qui rêverait douze heures durant qu’il serait artisan. » Pascal ne parle ici que de rêve ; mais il ne faut pas oublier que le somnambulisme se compose à la fois de rêve et de réalité. Le somnambule, en effet accomplit des actions qui se passent dans le monde réel : il marche il écrit, il peut faire presque tout ce qu’il fait dans la veille il peut même parler et répondre. Dès lors, nous n’avons plus qu’à nous représenter le somnambulisme gagnant de plus en plus du côté de la veille, entreprenant sur elle, et finissant par devenir une seconde veille succédant alternativement avec la première ; et ne conservant du somnambulisme qu’une seule chose, à savoir la perte de la mémoire au réveil. Vous aurez le cas de Félida, le célèbre sujet sur lequel on a observé pour la première fois, d’une manière tout à fait frappante, ce fait du dédoublement du moi. Cette personne, qui, je crois, vit encore, a deux existences successives et alternatives ; dans chacune d’elles, elle a un caractère différent, des suites d’idées différentes ; mais surtout il reste ce fait caractéristique, c’est que, dans cette partie de la vie qui correspond à l’ancien état normal (car on ne saisit plus guère de différence entre les deux états), elle ne se souvient pas de son autre existence, tandis que dans celle-ci elle se souvient de la première. De là l’expression de condition seconde, appliquée à la seconde veille, primitivement état somnambulique, et de condition première, appliquée à la première veille, primitivement état normal. Voilà donc deux moi superposés en quelque sorte et alternant l’un avec l’autre. Si, à un moment donné, la mémoire venait à disparaître du premier état, la rupture serait absolue, et nous serions dans le cas rappelé par Leibniz[12] : « Si nous pouvions supposer que deux consciences distinctes et incommunicables agissent tour à tour dans le même corps, l’une pendant le jour, l’autre pendant la nuit, je demande si, dans ce cas, l’homme de jour et l’homme de nuit ne seraient pas deux personnes aussi distinctes que Socrate et Platon. »

Ce n’est pas tout : à ces cas de dédoublement successif du moi sont venus se joindre des cas de dédoublement simultané. M. Taine en cite un exemple dans son livre de l’Intelligence, et il l’emprunte aux observations du docteur Krishaber. Il s’agit d’un malade qui d’abord aurait perdu le sentiment de sa propre existence, et qui plus tard était arrivé à la conscience qu’il était autre que lui-même. « Il me semblait, dit-il en parlant de son premier état, que je n’étais plus de ce monde, que je n’existais plus ; je n’avais pas alors le sentiment d’être un autre. » Voilà le premier stade ; voici le second : « Je me sentais si complètement changé, qu’il me semblait être devenu un autre. Cette pensée s’imposait à moi sans que j’aie oublié un seul instant qu’elle était illusoire. » Nous avons vu nous-même autrefois, à l’asile de Stephansfeld, près de Strasbourg, un malade qui en était au premier stade et qui n’a pas eu le temps d’arriver au second, ou qui peut-être l’avait traversé et qui n’avait même plus la force de se croire autre que lui-même, car il est mort dans la nuit. Voici ce qu’il nous disait : « vous êtes bien heureux, vous autres : vous avez un moi. Moi, je n’ai plus de moi. » Il ne s’apercevait pas même de la contradiction ; et comme nous lui faisions remarquer qu’il vivait, qu’il existait comme nous : « Non, disait-il, ce sont les puissances extérieures qui me soutiennent et qui me font vivre, mais ce n’est pas moi. » Le pauvre malade sentait que la vie lui échappait et ne tenait plus qu’à un fil, qu’elle était suspendue à quelque condition extérieure, et c’est ce qu’il exprimait en termes métaphysiques, ayant fait probablement quelques études en philosophie ; enfin il avait extériorisé sa conscience, et il était bien près d’être un autre que lui-même On trouve encore dans Gratiolet l’exemple d’un malade qui avait conscience d’être dans deux lits à la fois. Dans le cas de folie suicide il n’est pas rare de voir le sujet se dédoubler et entendre des voix qui lui ordonnent de se tuer. Il résiste, il répond : il fait à la fois l’objection et la réponse, mais il ne croit pas que ce soit lui-même qui fasse à la fois l’une et l’autre. Il y a donc en lui deux personnes qu’il oppose l’une à l’autre. C’est ce qui arrive encore dans le spiritisme et chez les médiums parlans ou écrivans. Cependant dans tous les cas précédens, on voit que de ces deux personnalités il y en a une qui est illusoire : c’est un cas d’illusion d’optique pour la conscience, comme il y a illusion d’optique pour les sens : c’est une fausse interprétation des phénomènes de conscience, et qui se réfute elle-même : « Moi, je n’ai pas de moi, » ou : « Je me sentais être un autre. » Mais, dans des expériences récentes de somnambulisme provoqué, on est arrivé à séparer distinctement deux consciences simultanées, dont l’une paraît aussi réelle que l’autre. Une personne cause avec vous pendant qu’en même temps elle écrit une lettre, ou fait une opération de calcul assez compliquée ; l’une de ces deux personnes ne sachant pas ce que fait l’autre, mais chacune sachant elle-même ce qu’elle fait : tel est le point le plus avance et en même temps le plus obscur de la question[13].


III

Tels sont les principaux faits dont s’occupe la science psychophysiologique. Il y en a beaucoup d’autres, que nous ne pourrions rappeler sans faire un traité didactique : la loi d’association entre les idées et les mouvemens, les mouvemens inconsciens dont M. Chevreul a commencé la théorie dans son travail sur les tables tournantes ; la théorie de la physionomie, dont Duchesne de Boulogne a établi les bases physiologiques, dont Gratiolet et Darwin ont tiré les conséquences psychologiques ; les recherches sur la mémoire, la théorie de l’hallucination, enfin tout le domaine de la pathologie mentale. — voilà un vaste champ d’études pour lequel on est aujourd’hui mieux arme que jamais. Il y a là, certes, la matière d’une science, et par conséquent d’un enseignement. Cependant des défiances et des scrupules, très explicables, mais exagérés, se sont élevés contre ces nouvelles études. Nous devons les signaler et les apprécier, pour fixer, autant que possible, les principes de la question.

On fait remarquer d’abord que la psychologie physiologique n’est pas encore une science faite, une science constituée. Ce n’est, dit-on, qu’un amas confus de faits douteux et d’opinions arbitraires : ce n’est qu’un ensemble d’hypothèses qui n’a point du tout l’autorité de la science, et qui, par conséquent, n’a pas droit à l’enseignement. Examinons cette difficulté. Qu’il y ait encore dans la psychologie physiologique beaucoup de conjectural et d’arbitraire, je le crois, et l’on s’est un peu trop hâté de pousser aux conclusions et à la doctrine ; mais qu’il n’y ait pas là de faits certains, un certain nombre de lois positives, et, en tout cas, des recherches légitimes, c’est ce qui me paraît suffisamment réfuté par le résumé précédent. Il y a donc là une science à l’état naissant, une science en voie de formation. Or la question est de savoir si une telle science doit être enseignée. Eh bien ! loin de voir là une objection, j’y vois au contraire une raison de plus. C’est surtout une science naissante qui a besoin d’être enseignée. C’est ainsi qu’avec beaucoup de raison on a créé récemment à la faculté des sciences une chaire de microbiologie, quoique ce soit là une science née d’hier, qui change de jour en jour, de telle sorte qu’entre une leçon et une autre, le professeur peut se trouver en présence de faits inattendus qui le détermineront à modifier ses assertions. Et, cependant, on a eu grandement raison de fonder une telle chaire ; car s’il est quelqu’un qui désire s’occuper de cette science et travailler à ses progrès, où voulez-vous qu’il s’y prépare ? Il en est de même en psychophysiologie. Supposez un jeune savant, philosophe ou physiologiste, que ces sortes d’études attirent et qui voudrait s’y consacrer : où peut-il donc apprendre les élémens de cette science, je vous prie ? Elle est dispersée dans des milliers de volumes de philosophie et de médecine, eu elle est mêlée à tout autre chose. Rien que de dépouiller ces ouvrages est un travail infini. Ajoutez que ces livres ne sont pas toujours faciles à se procurer, qu’on ne les possède jamais tous à la fois dans sa bibliothèque, qu’ils sont souvent écrits en langue étrangère, en anglais, en allemand, en italien, et qu’on ne sait pas toutes les langues. De plus, souvent les faits les plus importais ne sont pas dans des ouvrages, mais dans des mémoires d’académie, dans les recueils des sociétés savantes, dans des brochures éparses ; et tout cela sans lien, sans unité, sans méthode. Comment s’y reconnaître sans un guide, sans un fil conducteur ? Tel devra être l’objet de la chaire créée. On devra mettre les élèves au courant de la science telle qu’elle est actuellement, grouper, coordonner ces recherches, indiquer la bibliographie, en un mot faire des élèves. L’enseignement est donc ici précisément nécessaire pour faire sortir la science de l’état naissant. Où donc une telle chaire pourrait-elle être mieux à sa place qu’au Collège de France qui est un établissement libre et indépendant, consacré surtout à la science novatrice, à la science en mouvement, et qui, offrant ce trait particulier de réunir à la fois dans son sein les sciences et les lettres, est tout prêt à recevoir une science mi-psychologique et mi-physiologique, laquelle sort plus ou moins des cadres d’une faculté des sciences et d’une faculté des lettres.

Mais ce premier scrupule est de beaucoup le moins important. Ce qui inspire le plus de défiance, ce que l’on craint surtout, c’est que sous le nom de psychologie physiologique, ne se glisse, non pas une science, mais une doctrine, et, pour appeler les choses par leur nom la doctrine matérialiste. Cette objection doit être examinée à fond, et il est important de l’écarter, non-seulement dans l’intérêt des idées saines sur lesquelles repose tout ordre moral, mais dans l’intérêt même de la science dont il s’agit. Rien ne serait plus funeste à l’avenir de cette science que de lui donner systématiquement une signification matérialiste. Lequel préférez-vous, demanderons-nous aux psychophysiologistes : être une science ou une doctrine ? Est-ce votre opinion personnelle, votre système, ou la vérité objective et impersonnelle qui vous intéresse ? Si vous faites de votre science une science de combat, pourquoi vous étonneriez-vous d’une opposition de combat ? Vous ne pouvez pas être à la fois des savans et des théoriciens. Voilà une science qui, dites-vous, peut appliquer à la psychologie, ou du moins à une certaine portion de la psychologie, les méthodes positives qui ont contribué à former les autres sciences. Eh bien ! tant mieux ! Qui aurait intérêt à s’opposer à une telle entreprise ? Ne peut-on pas s’entendre sur ce terrain ? Mais si l’on découvre que, sous couleur de méthode scientifique, c’est une opinion qu’il s’agit d’introduire subrepticement, alors adieu pour la science, et les choses resteront ce qu’elles étaient auparavant.

En principe, la science psychophysiologique n’est ni matérialiste ni spiritualiste. Elle est, ou doit être, exclusivement expérimentale et scientifique. Ce qui prouve ce désintéressement de la science en question, c’est ce fait qu’on n’a pas assez dit, ni assez haut, à savoir que la psychologie physiologique, dont nous avons fait plus haut l’histoire, a été fondée par les spiritualistes : c’est le spiritualiste Descartes, après lui le mystique Malebranche, et après eux Charles Bonnet, de Genève, l’homme le plus religieux du XVIIIe siècle, qui sont les vrais fondateurs de la psychophysiologie. Passons à la psychologie de l’Allemagne contemporaine, dont M. Ribot nous a fait l’histoire. Qu’y voyons-nous ? Lotze, un de ceux qu’il mentionne, est un spiritualiste déclaré, le rénovateur du leibnitianisme en Allemagne ; Helmholtz, le grand physicien, est un kantien ; Wundt, le chef de l’école, est également un kantien ; il déclare que la physiologie peut rendre compte des facultés inférieures et non des facultés supérieures de l’esprit humain ; Fechner, le célèbre inventeur de la loi qui porte son nom, est un illuminé bien plus près d’être spirite que matérialiste ; Weber est un pur physicien, indifférent entre les systèmes de métaphysique. Ainsi, parmi les maîtres les plus autorisés de la science nouvelle en Allemagne, aucun n’est matérialiste. Je ne dis pas qu’il en soit de même de tous les physiologistes qui s’occupent de ces questions ; mais la science en elle-même est désintéressée entre les deux doctrines ; elle peut s’associer à l’une comme à l’autre.

Maintenant, il faut être juste, et ne pas s’en tenir uniquement aux apparences. Il est clair qu’une science qui s’occupe des conditions physiologiques de la pensée, c’est-à-dire du rôle de la matière dans les opérations de l’esprit, aura toujours une apparence ou une couleur de matérialisme. Si Descartes n’avait écrit que la première partie du Traité des passions, en quoi ce traité se distinguerait-il de l’Homme-Machine de Lamettrie ? Supposons maintenant que, par suite de la multiplication des objets d’études, et par la division du travail, qui s’introduit de plus en plus dans les sciences, le savant borne ses études à ce premier ordre de recherches, sans y ajouter le correctif, comme a fait Descartes dans la troisième partie des Passions, le fera-t-on passer aussitôt pour un matérialiste ? Non, sans doute. Qu’il laisse les questions ouvertes : c’est tout ce qu’on a à lui demander.

Un second droit qu’on ne peut méconnaître à la psychophysiologie, c’est le droit de constater et d’affirmer des faits vrais, que ces faits, d’ailleurs, soient ou ne soient pas agréables à telle ou telle doctrine. Par exemple, le fait récemment mis en lumière de la suggestion hypnotique a effrayé beaucoup de bons esprits qui ont cru y voir le renversement de l’ordre moral et social. C’est une grande exagération et une crainte parfaitement chimérique ; mais ce n’est pas par là qu’il faut considérer la question. Un fait est toujours un fait, quelles qu’en soient les conséquences. La question est de savoir si le fait est vrai ; il n’y en a pas d’autre pour le savant. Rien de plus dangereux que la dynamite ; cependant la force explosive de cet agent ne peut être mise en doute : c’est à nous de savoir nous en servir. Il en est de même des altérations morbides qui peuvent atteindre telle ou telle faculté, quelque indépendantes qu’on soit tenté de les supposer des conditions organiques. Telles sont, par exemple, les maladies de la volonté et de la personnalité, dont M. Ribot nous fait l’histoire dans des ouvrages d’un vif intérêt. Sans doute, il est étrange que des facultés si hautes puissent être malades, et Jouffroy, discutant avec les physiologistes de son temps, disait que toutes les facultés intellectuelles pouvaient être malades, excepté la volonté, qui demeurait toujours intacte. Il se trompait, et la volonté peut être malade sans aucun trouble intellectuel, ou du moins sans autre trouble que celui qui est lié à celui de la volonté même. Il en est de même de ces dédoublemens étranges de personnalité, inconnus au temps de Maine de Biran, et dont le nombre s’est accru depuis qu’on y fait attention. Tous ces faits sont obscurs et difficiles à expliquer ; cela ne les empêche point d’être des faits : ou du moins la seule question est de savoir si ce sont des faits. D’ailleurs, les faits contradictoires sont le ferment de la science. Je demandais un jour à un savant célèbre ce que devenait telle découverte qu’il venait de faire : « Cela ne marche plus, me répondit-il. — Qu’arrive-t-il donc ? lui dis-je inquiet. — C’est, me répondit-il, que je ne trouve plus que des faits favorables. » Et il ajouta : « Il n’y a que les faits contradictoires qui instruisent. » C’est la vérité. Ou bien la théorie expliquera ces faits contradictoires, et elle en sera fortifiée, comme la théorie newtonienne l’a été par toutes les exceptions qu’on lui a opposées et qui sont rentrées dans la règle ; ou bien elle devra être remplacée par une théorie plus vaste et plus compréhensive. Dans les deux cas, c’est un gain pour la science, et ce gain ne serait pas obtenu, si on avait hésité, par un vain scrupule, à constater et à chercher les faits dont il s’agit.

En principe, toute science doit être indépendante de celles qui viennent après elle. La chimie, par exemple, soit organique, soit physiologique, qui étudie les conditions chimiques de la vie, n’est tenue qu’à une chose : rechercher et découvrir ces conditions chimiques ; elle n’a pas d’autre fonction. Ce n’est pas à elle à se préoccuper des intérêts de la force vitale ni de quoi que ce soit de vital. Son droit et même son devoir est de pousser aussi loin que possible l’explication chimique ; car qui le fera, si ce n’est pas elle ? Vient ensuite le physiologiste. C’est à lui qu’il appartient de mettre en lumière l’élément nouveau qui s’ajoute au premier. La chimie n’a pas à s’en préoccuper ; elle ne le ferait qu’à son détriment. Si la chimie s’était préoccupée de sauvegarder l’existence du principe vital, elle n’aurait pas fait cette belle découverte de la synthèse en chimie organique, qui a illustré le nom de M. Berthelot. Est-ce à dire que la vie ne soit qu’un fait chimique ? Non, sans doute ; mais c’est à la physiologie, non à la chimie, qu’il appartient de montrer le proprium quid qui distingue une science de l’autre. Appliquons ces principes à la psychophysiologie, tous les nuages qui obscurcissent la question s’évanouiront. Le rôle de la psychologie physiologique n’est pas d’établir l’existence de l’âme ; c’est le rôle de la psychologie pure et de la métaphysique. Comment pourrait-on trouver l’âme, la personnalité, la liberté dans l’étude des organes ? Les intérêts de l’âme seraient donc très mal placés entre les mains de la psychophysiologie. C’est à d’autres mains que ces intérêts sont confiés. Bien plus, en touchant à ces questions supérieures, elle pourrait nuire aux intérêts mêmes de la cause qu’elle prétendrait servir. Rappelons l’exemple déjà cité de Flourens, qui avait cru trouver un argument triomphant contre le matérialisme en établissant que le cerveau est un organe simple et non multiple, l’unité du cerveau lui paraissant la preuve et la garantie de l’unité du moi. Si l’argument de Flourens eût été bon, le spiritualisme se trouverait aujourd’hui condamné par son propre aveu, puisqu’il paraît bien certain que le cerveau n’est pas un organe simple, mais un organe composé. Flourens, en se préoccupant outre mesure des intérêts de l’âme, qui ne le regardaient pas, nous a donc compromis au lieu de nous servir.

Cette sorte d’indépendance est généralement admise pour toutes les autres sciences qui sont reconnues et dont l’existence date de loin. Par exemple, on n’exige pas de l’économie politique qu’elle établisse le principe du devoir, ou de l’histoire qu’elle prouve l’existence de la Providence. Il y a ou il n’y a point une Providence, mais l’historien n’en sait rien ; il y a ou il n’y a pas un principe du devoir ; mais l’économiste, en tant qu’économiste, n’en sait rien. On considère même quelquefois comme coupables les doctrines qui font intervenir la morale en économie politique, par exemple les doctrines socialistes, qui veulent imposer le dévouaient et la fraternité aux transactions économiques. On reconnaît que la concurrence est une loi cruelle, mais on ne veut pas qu’économiquement on introduise une loi de charité qui corrigerait cette loi ; c’est là le fait de la morale, non de l’économie politique. C’est par ces distinctions précises que l’économie politique a réussi à se constituer comme science ; et cette indépendance n’est pas seulement utile à l’économie politique, elle l’est à la morale elle-même, qui n’a nul intérêt à voir son principe propre plus ou moins mêlé et confondu au principe propre de l’économie politique, à savoir l’utilité, comme il l’est dans l’opinion vulgaire, pour laquelle l’honnête homme est aussi bien celui qui a fait fortune par son économie et sa prudence que celui qui renonce à la fortune par modération ou par sacrifice.

Il en est de même de l’histoire par rapport à la théodicée. A coup sûr, s’il y a une Providence, elle doit se manifester dans la série des événemens humains. Et cependant nul historien aujourd’hui, pas même le plus pieux et le plus chrétien, n’aurait l’idée de faire intervenir le nom et l’action de Dieu dans l’histoire. On explique tous les événemens historiques par des causes secondes et profanes, souvent même par des conditions matérielles ou géographiques, par exemple lorsque l’on explique toute l’histoire de l’Angleterre par le fait que c’est une île : on fait intervenir des passions grossières, souvent des rencontres fortuites ou des besoins physiques ; comme lorsqu’on explique les invasions des barbares par la nécessité de trouver la nourriture. Pas un historien ne dira aujourd’hui, dans un livre sur les origines de la France, que c’est Dieu qui a poussé les barbares en avant, comme l’a dit Salvien dans le De gubernatione Dei. On se ferait même un scrupule religieux de prononcer le nom de Dieu dans les bas événemens de l’histoire, comme si l’on disait, par exemple, que c’est Dieu qui voulut que l’abbé Dubois fût nommé cardinal, que la Du Barry entrât dans la couche du roi. Que répondrait donc l’historien à celui qui lui dirait : « Eh quoi ! vous ne prononcez jamais le nom de Dieu ; vous ne parlez jamais de la Providence : votre science est une science athée ? » Nos historiens, aujourd’hui, seraient bien étonnés d’une telle objection. C’est cependant la même que l’on fait, à la psychologie physiologique lorsqu’on lui reproche de ne pas parler de l’âme, de la liberté, de la personnalité, et de ne connaître que les conditions physiques des phénomènes, quoique ce soit cependant le seul problème qu’elle prétende résoudre.

En général, toutes les sciences qui étudient les conditions nécessaires à un développement plus élevé peuvent être appelées, en quelque sorte, matérialistes par rapport à des sciences supérieures. Elles le sont certainement dans le sens d’Aristote, pour qui la matière n’est autre chose que la base sur laquelle vient s’édifier et à laquelle vient s’ajouter une forme nouvelle ; et c’est encore une question en métaphysique de savoir s’il y a une autre matière que celle-là. Dans ce sens aristotélique, la chimie est matérialiste par rapport à la physiologie ; la physiologie l’est aussi par rapport à la psychologie. L’économie politique est matérialiste par rapport à la morale, la géographie par rapport à l’histoire, et l’histoire elle-même par rapport à la théodicée. On voit que la psychophysiologie est dans la même condition que les autres sciences. En elle-même, elle est moins matérialiste que la physiologie proprement dite, parce qu’elle ajoute un élément que ne connaît pas la physiologie, à savoir la conscience ; mais elle l’est plus que la psychologie proprement dite, qui étudie la conscience elle-même et en elle-même. Nous venons d’établir les droits et l’indépendance de la psychologie physiologique dans les conditions les plus larges qu’elle puisse réclamer. Mais si une science a des droits, elle a en même temps des devoirs. Quelque large que soit le champ qu’on lui attribue, toujours est-il qu’elle a des limites. Elle doit s’arrêter là où les conditions scientifiques deviennent différentes. Elle a droit à l’indépendance, mais non pas à l’usurpation. Elle est quelque chose, mais elle n’est pas tout. Le plus grand médecin du monde ne peut pas croire que l’univers ne s’étend pas au-delà du cercle des visites qu’il fait à ses malades. La psychologie physiologique méritera d’autant plus l’indépendance, qu’elle respectera davantage l’indépendance des sciences voisines, et en particulier de celles qui viennent après elle. Par exemple, la tendance de certains physiologistes anglais à réduire le fait de conscience au minimum, au point même qu’un pas de plus il n’y aurait plus de psychologie du tout, est une singulière manière de fonder la psychologie. C’est évidemment là le résultat de cette tendance maladive de l’esprit, qui ne veut voir dans les choses que ce qui lui plaît et qui s’efforce de supprimer tout ce qui le gêne. C’est le propre de tous les pouvoirs humains qui aspirent au despotisme. C’est aussi le fait des esprits secondaires et médiocres de n’être pas capables d’avoir deux idées à la fois. L’obligation d’appliquer son attention à deux faits, dont l’un est interne et l’autre externe, dépasse la portée de leur esprit. C’est la tendance contraire, vraiment scientifique, qui a amené un illustre médecin à donner le signal de la fondation d’une société de physiologie[14], à laquelle ont été appelés non-seulement des psychologues physiologistes, mais même des psychologues purs, et même des métaphysiciens et des moralistes, sans parler d’un grand poète. C’est dans ces conditions d’union et de respect réciproques, c’est dans ces recherches pacifiques faites en commun avec un entier désintéressement et sans esprit de secte, qu’est l’avenir de ces nouvelles recherches ; et tout nous porte à croire que c’est dans cet ordre d’idées que l’enseignement de la nouvelle chaire sera dirigé. Le succès est à ce prix.


PAUL JANET.

  1. La faculté des sciences de Paris a une chaire de microbiologie ; elle en attend une d’astronomie physique.
  2. Nous ne voulons pas entrer ici dans des appréciations personnelles, et nous nous bornons aux questions de principes. Disons seulement que le titulaire nommé est M. Ribot, connu par ses beaux travaux de psychologie physiologique, à savoir : l’Hérédité en psychologie, les Maladies de la mémoire, les Maladies de la personnalité, les Maladies de la volonté. Ajoutons-y les deux importans ouvrages suivans : la Psychologie anglaise et la Psychologie allemande.
  3. Encore est-il probable que les cellules elles-mêmes sont traversées, imprégnées d’un fluide impondérable dont les vibrations et les mouvemens seraient semblables à ceux des esprits animaux. La seule différence serait que les esprits de Descartes étaient des gaz (les vapeurs du sang), tandis que ceux de nos jours seraient des fluides, ce qui laisse subsister essentiellement le même mode d’explication.
  4. voir Charcot : Des localisations dans les maladies du cerveau, 1875. — Ferrier, la Localisation des maladies cérébrales (1880).
  5. Voici ces sièges. Nous avons déjà indiqué celui de l’aphémie de Broca. — La surdité verbale aurait pour siège la première circonvolution temporale de l’hémisphère gauche ; la cécité verbale a pour siège la partie postérieure de la seconde circonvolution pariétale ; l’agraphie, avec moins de certitude, a été localisée au pied de la douzième circonvolution frontale gauche.
  6. Ferrier, Localisations, p. 450 (traduction française).
  7. Les idéologues français, dont on a trop oublié les travaux, avaient discuté cette question. Gérando, dans une note développée et très intéressante de son Histoire des systèmes, conteste à Tracy l’existence d’une sensation de mouvement, en tant que telle, c’est-à-dire abstraction faite de la vue et du toucher.
  8. Revue scientifique, 13 mars et 24 avril 1875. — En outre, M. Delboeuf, l’un des défenseurs de la psychophysique, a lui-même fait un certain nombre d’objections à la loi de Fechner, et il pense qu’on ne peut la conserver sous sa forme primitive. Il résulterait, dit-il, de cette loi, les trois conséquences suivantes qui sont inadmissibles : 1° que, pour une excitation 1, on a une sensation = 0 ; 2° que pour une excitation moindre que 1, on a une sensation négative ; 3° que pour une excitation = 0, on a une sensation qui serait égale à l’infini négatif. — Mais, tout en rejetant la forme de la loi de Fechner, M. Delbœuf croit cependant que l’on peut conserver la psychophysique, et il a essayé pour sa part d’éviter les objections des mathématiciens en employant d’autres formules. De plus, il s’est particulièrement attaché à mesurer la sensation de fatigue (Voir ses Élémens de psychophysique, Paris, 1883, et son Examen critique de la loi psychophysique, 1883.)
  9. « Donc le sang des rois se trouva mêlé dans mes veines au sang des pauvres et des petits ; et comme ce qu’on appelle la fatalité, c’est le caractère de l’individu ; comme le caractère de l’individu, c’est son organisation ; comme l’organisation de chacun de nous est le résultat d’un mélange de races et la continuation toujours modifiée d’une suite de types s’enchaînant les uns aux autres, j’en ai toujours conclu que l’hérédité naturelle, celle du corps et de l’âme, établissait une solidarité assez importante entre chacun de nous et ses ancêtres. » (Histoire de ma vie, t. I, ch. II.)
  10. Le fait des paralysies suggestives était connu depuis longtemps des magnétiseurs bien avant que la médecine scientifique se fût assurée de la réalité du fait. Voici, par exemple, le récit d’une séance de magnétisme, du 20 août 1813, telle que nous la trouvons rapportée par un chroniqueur du temps, l’Hermite de la Chaussée d’Antin : « L’expérience des membres paralysés et déparalysés à la voix du magnétiseur a fini par pousser à bout la patience et l’honnêteté de l’auditoire ; on a d’abord murmuré, puis hué, puis sifflé le professeur indien. » (Tome IV, de l’Hermite.) Ces expériences, qui faisaient siffler le pauvre abbé Faria, sont aujourd’hui entrées dans la science officielle. Au dernier concours d’agrégation pour la Faculté de médecine, parmi les sujets de leçons proposés aux candidats se trouvait celui des paralysies sans lésion, ou paralysies psychiques, comme on les appelle.
  11. De la suggestion, par Bernheim.
  12. En réalité, l’hypothèse n’est pas de Leibniz, elle est de Locke, et Leibniz ne fait que la reproduire dans ses Nouveaux Essais. Il n’y répond pas très nettement et se croit uniquement en présence d’une hypothèse artificielle. Elle n’est pourtant pas très éloignée de la réalité.
  13. Voyez les expériences remarquables de M. Pierre Janet, professeur de philosophie au Havre : Revue philosophique, décembre 1886, mai 1887 et mars 1888.
  14. Nous voulons parler de la société fondée, il y a trois ans, par le docteur Charcot. Le règlement de cette société est très libéral. Quelques membres voulaient exclure la métaphysique des recherches de la société. C’est sur l’intervention de l’illustre président que cette exclusion a été écartée.