Une Conspiration royaliste à Strasbourg en 1792

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Une Conspiration royaliste à Strasbourg en 1792
Revue des Deux Mondes3e période, tome 38 (p. 392-429).
UNE
CONSPIRATION ROYALISTE
A STRASBOURG, EN 1792,
D’APRES DES DOCUMENS INEDITS.

Les correspondances ont, en général, sur les mémoires ce grand avantage de n’avoir pas été composées pour le public et préparées pour l’effet. Les correspondances politiques particulièrement peuvent être regardées comme l’échange net et précis d’idées entre des gens tout occupés de l’heure et de l’action présente ; aussi sont-elles pour l’histoire l’un des plus précieux élémens d’information.

Le hasard, ce complaisant des chercheurs, nous a permis d’avoir communication de lettres inédites échangées, de 1791 à 1794, entre les chefs de l’émigration. Ces documens originaux, restés inconnus pendant quatre-vingt-cinq ans, furent légués, avec d’autres papiers, par le maréchal de France, marquis de Vioménil, à une personne de sa famille, de qui nous les tenons. Ils servent de pièces justificatives à ses Mémoires politiques et militaires, volumineux manuscrits également inédits, remplis des renseignemens les plus détaillés, des révélations les plus piquantes sur ce qui s’est passé hors de France, entre Français, de 1789 à 1816.

En dehors de leur intérêt pour l’histoire générale, ces mémoires ont un attrait très vif en ce qu’ils mettent en un singulier relief la personnalité du maréchal, tout à fait inconnue de notre génération. M. de Vioménil fut cependant, de l’aveu de ses contemporains, l’un des hommes de guerre les plus expérimentés, l’un des politiques les plus sagaces de son temps. Mal servi par la fortune, condamné à user de grands talens sur un petit théâtre et dans une guerre ingrate, où, sans avoir l’honneur du commandement, il eut presque toujours seul le mérite de la notoire, il n’a trouvé dans nos histoires qu’une notoriété médiocre au lieu de cette gloire qu’il ambitionnait et dont il était digne. La sincérité avec laquelle il a écrit ses souvenirs, la liberté dont il use vis-à-vis des hommes et des choses donnent à ses récits une saveur piquante ; il est nouveau de voir l’émigration jugée par celui-là même qui fut son défenseur le plus opiniâtre et qui, trébuchant entre ses affections et sa raison, prodigua les ressources de son activité et de son dévoûment à une aventure que condamnait si souvent son bon sens.

Je détache de ces papiers ce qui concerne l’émigration. Les lettres de Paul Ier, du comte d’Artois, du prince de Condé, du comte de Vioménil, jettent un jour imprévu sur l’une des périodes de nos annales les plus tristes et les moins connues. Elles révèlent des particularités ignorées jusqu’ici, et donnent notamment la connaissance détaillée des faits politiques et militaires qui se produisirent, sur les bords du Rhin, entre Coblentz et Strasbourg, pendant les vingt-sept mois qui s’écoulèrent du 18 octobre 1791 au 17 janvier 1794.


I.

Il faut distinguer trois périodes dans l’histoire de l’émigration. De 1789 à 1792, les émigrés, sans plans arrêtés, sans vues politiques, font plusieurs essais de contre-révolution qui avortent; de 1792 à 1795, exploités par la coalition européenne, sacrifiés par les cabinets dès qu’on les juge impuissans, ils se font tuer pour le roi de Prusse ; de 1795 à 1799, conspués par les états dont ils n’ont pu servir les projets, ils errent de pays en pays, fugitifs, misérables.

Le 16 juillet 1789, deux jours après la prise de la Bastille, le comte d’Artois, le plus jeune des frères du roi, le prince de Condé et sa famille s’échappent de Versailles et passent la frontière. Ils sont bientôt suivis par quantité de grands seigneurs. Turin fut pendant quelques mois le quartier-général de l’aristocratie française; la comtesse d’Artois, fille du roi Victor-Amédée, y accueillait avec une grâce touchante les amis de sa famille ; les ducs d’Angoulême et de Berry vinrent l’y rejoindre. Deux partis divisaient déjà la cour fugitive; à peine avait-on quitté la France qu’on se trouvait en désaccord sur les moyens, et que les royalistes créaient dans leurs propres rangs des catégories désobligeantes. La haute noblesse, entichée de sa suprématie, redoutait l’intervention de la noblesse de province et dédaignait celle de la bourgeoisie ; aussi ne voulait-elle recourir qu’à l’étranger pour rétablir le trône. Les émissaires des provinces proposaient de se servir des curés de paroisses pour entraîner le peuple; les grands seigneurs taxaient ce projet d’impertinent; user de la religion semblait ridicule à ceux qui s’étaient égayés pendant un demi-siècle des plaisanteries de Voltaire.

L’autre parti, formé de nobles sans fortune, de cadets aventureux, de bourgeois expatriés, voulait combattre la passion de la liberté par celle du fanatisme et vaincre par ses seules forces, sans se mettre à la merci de l’étranger. Ils comptaient soulever assez vite le Languedoc et la Provence, à la condition d’écarter les Piémontais, abhorrés sur cette frontière, et d’utiliser l’ardeur du clergé et les vieilles animosités cévenoles entre protestans et catholiques. Quelques grands seigneurs partageaient aussi cette répugnance de l’étranger : ce n’est pas sur le Rhin, c’est en France que M. de Montagu par exemple eût voulu qu’on se ralliât. Il eût mieux aimé l’appoint des bourgeois et celui des paysans français que celui des princes étrangers. Le secours des étrangers, disait-il, peut coûter cher au pays.

Ces deux partis, tous deux criminels, mais à des degrés différens, ne voyaient donc de ressource que dans un appel à la force; les grands seigneurs comptaient sur l’invasion étrangère, les hobereaux sur la guerre civile.

Dans les deux éventualités, Lyon devenait le pivot des opérations militaires. Le projet à peine ébauché avorta par la difficulté même de fondre ensemble tant d’élémens opposés. Un écrivain royaliste a dit qu’il fut contrarié par le roi et la reine de France, auxquels on était parvenu à inspirer de noirs soupçons sur les véritables intentions des princes[1]. Il serait plus exact de penser que les populations du midi n’étaient point encore mûres pour la contre-révolution ; le clergé ne pouvait pas invoquer, à cette date, les décrets de dépossession et la suppression du culte ; à part de rares excès, les ardeurs juvéniles de la révolution naissante étaient plutôt attirantes que répulsives; enfin, on se souciait peu de l’alliance piémontaise, et les princes eussent groupé autour d’eux plus d’adhérens en France que hors de France. Le patriotisme a de ces instincts.

Les émigrés qui abondaient sur la frontière, surtout en Savoie, ne plaisaient eux-mêmes que médiocrement aux populations dont ils réclamaient le secours. Des rixes éclataient à Chambéry, à Montmélian, à Thonon, entre les émigrés et les habitans; des ordres maladroits, des répressions trop sévères indisposèrent tout à fait ce pays contre les préférences dont le cabinet de Turin comblait les perturbateurs français. L’attitude du sénat de Savoie et le sentiment public ôtèrent toute illusion à la cour; on invita les émigrés à passer en Piémont ou en Suisse[2]. Les princes eux-mêmes, quittant Turin, se rendirent en Allemagne, où ils espéraient rencontrer des ressources plus sérieuses et des volontés plus solides.

L’exécution du marquis de Favras (18 janvier 1790) donne une plus vive impulsion au départ des gentilshommes qui se sont compromis à Paris ou en province. La suppression des droits féodaux amène l’éviction légale des princes allemands possessionnés en Alsace; les gouvernemens étrangers se sentent pour la première fois touchés par cette agitation sociale qui semblait jusque-Là devoir se concentrer dans les limites du royaume ; l’empereur d’Autriche réclame et proteste. Simultanément, le comte d’Artois, le prince de Condé et le prince de Rohan lèvent des soldats dans les provinces rhénanes et en confient le commandement aux officiers émigrés. Worms devient le centre de la formation militaire de ces troupes, Coblentz la capitale de la contre-révolution et le siège politique du gouvernement des princes.

Rien n’est plus instructif, au point de vue philosophique, que cette comparaison des deux sociétés en présence, dont celle qui semblait la mieux organisée pour la résistance recule devant les audaces de sa rivale. Le parti royaliste, disloqué, sans direction, sans vues arrêtées, laissait tomber en débris le principe d’autorité dont il n’était plus que le dépositaire impuissant. Les chefs de la révolution, au contraire, pleins d’énergie et de volonté, exaltés à cette pensée qu’il leur avait suffi de toucher à ce vieil et majestueux édifice de la monarchie française pour en ébranler les colonnes, ne rencontrant que le vide derrière ces imposantes images, ressaisissent les traditions d’unité, de centralisation, d’expansion rayonnante qui caractérisèrent les grands règnes de notre histoire et font au nom du peuple ce que Suger, Louis XI, Richelieu, Colbert avaient fait au nom du roi. Tandis que les royalistes déconcertés désertent la lutte sous prétexte de fatalité, d’irrésistibles enchaînemens des circonstances, les révolutionnaires font table rase et bâtissent sur le roc.

Le complot qui avorte brusquement à Varennes (20 juin 1791), révèle en même temps les rivalités de la cour, les intrigues de l’abbé de Calonne et du baron de Breteuil, les engagemens secrets pris par l’Autriche. L’émigration est devenue un péril public; l’assemblée la signale comme antipatriotique, donne deux mois aux émigrés pour réintégrer leur domicile, taxe au triple de l’impôt les propriétés des récalcitrans. Le comte de Provence a pu fuir; il gagne Bruxelles, puis s’installe à Coblentz; le prince de Condé fait de Worms le quartier-général des royalistes. Les esprits s’exaltent; les faits du dehors vont exercer désormais une influence décisive sur les variations de la politique intérieure ; chaque provocation venue d’outre-Rhin, chaque insolence de l’étranger, produiront en France une émotion, une secousse, des représailles.

Quand on juge les événemens à une distance qui permet d’en peser les causes et d’en apprécier les conséquences, il est facile d’être sévère; il serait équitable d’être indulgent. Qui sait ce que nous-mêmes aurions fait, mis à la place de ceux dont nous blâmons si vivement les actes? Il est malaisé, aux époques de trouble, d’avoir une vue nette de la route à suivre ; quand plusieurs voies sont ouvertes, offrant les mêmes périls, des clartés semblables, et que les principes en jeu peuvent être discutés avec bonne foi en sens contraire, qui donc oserait frapper d’un arrêt absolu des entraînemens irréfléchis ou des calculs sincères et malheureux?

La question du serment militaire délibéré dans la séance de l’assemblée du 22 juin 1791 vint soudain provoquer dans l’armée française de nombreux mouvemens. Des centaines d’officiers refusèrent d’obéir au décret; l’Irlandais Berwick, moins tenu qu’un Français à sentir les nuances du patriotisme, déserta avec armes et bagages, livrant au camp de Coblentz le contingent précieux d’un corps d’élite. Des colonels suivirent cet exemple, emportant avec eux la caisse du régiment et les drapeaux : le vicomte de Mirabeau, le comte de Bussy, le comte de la Châtre et d’autres encore s’imaginèrent qu’ils seraient sur terre française partout où flotterait le drapeau royal. Ce fut une troisième émigration, plus nombreuse, plus coupable que les deux premières.

Un officier qui prit part, quatre ans plus tard, à la sinistre aven- ture de Quiberon, M. de la Roche-Barnaud, a résumé les opinions de ses amis. Le régiment de Vivarais, dont il faisait partie, tenait garnison à Rocroi; le 28 juin, le corps d’officiers est convoqué d’urgence chez le colonel pour prêter le serment. — Le roi n’est pas libre, les députés sont des révoltés auxquels il serait honteux d’obéir ; nous refusons le serment. — Tel est, en quelques mots, le résumé du débat. Quatre heures après, ces messieurs quittaient la ville avec armes et bagages sans que personne s’opposât à leur désertion. Le soir même ils passaient la frontière. « Notre devoir était de quitter la France et de chercher des appuis à l’étranger, dit cet officier[3] ; le roi se déclarait prisonnier, les princes faisaient appel à notre dévoûment; Henri IV ne s’était-il pas, lui aussi, servi des étrangers pour conquérir la couronne qu’on lui disputait? Les vrais déserteurs étaient les nobles qui demeuraient inertes et impuissans dans le royaume ; aussi n’avons-nous rien trouvé de plus inconséquent que les paroles de blâme que se permit Mme de Staël quand elle écrivit à propos de l’émigration : J’applaudis aux royalistes qui ont fait la guerre sans sortir de France; je condamne ceux qui, après être sortis de France, y sont rentrés avec les étrangers. »

Les princes allemands se trouvaient dans un cruel embarras. Il leur était difficile d’expulser des princes du sang, des réfugiés de haut rang, dont ils partageaient les opinions, les rancunes, dont la cause était solidaire de la leur ; et pourtant ils ne se dissimulaient pas qu’en tolérant sur la frontière des rassemblemens hostiles au gouvernement officiel de la France ils violaient le droit des gens et s’exposaient à la nécessité de se déclarer avant d’être prêts. Il résultait de là que les Français fugitifs étaient une double gêne, et pour les dissidens dont ils brusquaient l’opinion, et pour les gouvernemens compromis par leurs menées. Leurs protecteurs naturels se trouvaient associés avec leurs adversaires dans une commune méfiance contre eux; il n’est sorte de tracasseries, de persécutions que ne subirent les émigrés disséminés dans les provinces frontières.


On se fera difficilement une idée, dit Chambeland, de ce qu’il en coûta de soins, de peines, de négociations, de correspondances, de sacrifices en tous genres au prince de Condé pour faire tolérer sur les bords du Rhin le séjour provisoire des défenseurs de tous les trônes et de tous les potentats; car c’était combattre pour eux en général que de s’armer pour Louis XVI. Trois fois les régences de Worms et de Spire lui notifièrent d’avoir à évacuer le territoire; l’électeur de Mayence mettait une scandaleuse rigueur dans l’application de je ne sais quels règlemens sur l’entrée des étrangers dans ses états, et l’électeur de Trêves lui-même, en même temps qu’il prêtait secrètement aux princes de fortes sommes et un appui précieux, rendait ostensiblement des ordonnances prohibitives et coercitives contre les malheureux Français expatriés. Un tel vertige est incompréhensible; mais il se produisit des bizarreries plus étonnantes encore.


Tristes épaves de l’équivoque, les émigrés flottèrent ainsi sur la frontière entre les proscriptions des républicains et les rebuffades des Allemands. Les princes badois et bavarois n’osaient-ils pas planter aux carrefours des routes les poteaux dont parle M. de Tilly et sur lesquels on lisait cet insultant avis : Il est défendu aux émigrés et aux vagabonds de passer outre?

Pour sortir de cette situation fausse, il était devenu indispensable aux émigrés de prendre leur revanche de l’arrestation du roi à Varennes, de prouver qu’ils avaient des attaches dans le royaume, des points d’appui en Lorraine et en Alsace. Le prince de Condé, campé à Worms, songea à faire de Strasbourg ce qu’il avait rêvé de faire de Lyon lorsqu’il résidait à Turin.


II.

Strasbourg, vieille ville municipale, très fière de ses libertés garanties par les capitulations impériales et les concessions de Louis XIV, avait adopté avec enthousiasme les idées de la révolution. Réunie à la France depuis cent ans à peine, capitale d’une province catholique et féodale, elle devint vite un foyer d’intrigues et d’agitations, où les protestans, les juifs, et ce qu’on appelait la horde d’outre-Rhin essayèrent de se saisir d’une influence qui, échappant à la noblesse et au clergé, semblait devoir tomber aux mains des plus audacieux ou des plus prompts. On n’a pas encore étudié dans ses origines et dans ses manifestations le mouvement fédéraliste qui se dessina en France, de 1790 à 1796, et qui pour certaines provinces, dans le Midi, à Lyon, dans l’Est à Strasbourg, fut près de devenir un mouvement séparatiste. En ce qui touche l’Alsace, les écrits du temps[4] et spécialement le pamphlet intitulé : Réponse d’un bourgeois franco-alsacien aux prétentions et protestations des provinces d’empire, etc.[5], ne laissent aucun doute sur des menées pratiquées de longue date par les gouvernemens allemands, menées auxquelles la révolution avec son principe de centralisation et de nivellement fournissait des argumens et des adhérens, et dont le voisinage des émigrés devait échauffer l’ardeur. Dès 1789, on indisposait l’opinion publique, à Paris, contre les Strasbourgeois, en les représentant comme obstinés dans leur prétention de constituer, malgré l’abolition des privilèges, un îlot municipal inaccessible. En 1790, on accusait la ville d’être royaliste, fanatique et feuillante ; en 1791, on y joignit le crime de fédéralisme[6].

Conquête récente de la monarchie, Strasbourg semblait devoir disparaître avec elle de l’unité française. Sa position géographique, son caractère mixte, les opinions confuses et contradictoires de ses habitans, la désignaient aux ambitieux comme un théâtre fait à souhait pour les compétitions les plus hasardeuses. Certaines particularités locales y attiraient les intrigans, les affamés de toute sorte. Ceux d’outre-Rhin, y trouvant la facilité de se faire comprendre, accouraient dans l’espoir d’acquérir cette influence qu’un étranger obtient plus aisément hors de sa patrie et loin des témoins de sa vie; ceux de l’intérieur de la France, guidés par des motifs semblables, ne doutèrent pas que des gens qui ne parlaient généralement qu’un mauvais français ne fussent faciles à séduire par le langage exalté d’un patriotisme brûlant et par les témoignages simulés d’un dévoûment sans bornes aux intérêts de la chose publique. Des hommes qui s’annonçaient comme obligés de fuir leur patrie pour se soustraire aux persécutions que leur attiraient leurs opinions politiques, ne devaient-ils pas être accueillis avec empressement par une ville qui se piquait d’indépendance? Qu’ils vinssent de Paris, de Bâle ou de Cologne, ils y apportèrent l’esprit d’intrigue et de domination, discréditant les administrateurs alsaciens et s’ingéniant à les supplanter. Cette ville, s’écriaient-ils, est un nid d’aristocrates et d’impériaux. Il faut faire table rase de ces préjugés, de ces traditions, de ces familles; il faut transplanter dans cette partie de la France une colonie de patriotes purs et incorruptibles, et chasser loin d’ici toutes ces âmes faibles ou timorées qui ne savent ou n’osent se mettre à la hauteur de la révolution. Le maire de Strasbourg, Diétrich, esprit froidement enthousiaste, Français fervent, lutta durant plus de trois années contre les fermens de discorde que la présence de tant d’inconnus impatiens amassait dans l’enceinte de Strasbourg. Lorsqu’il succomba sous la coalition des exaltés et des Allemands, l’avocat savoyard Monet, le prêtre allemand Schneider et le baron prussien Klauer devinrent les maîtres. La brusque arrivée de Saint-Just et sa sanglante dictature sauvèrent la ville de l’étranger.

C’est pendant cette période de résistance de Diétrich, d’émeutes, d’appréhensions, de secousses morales, de misère publique, que se produisirent les tentatives des émigrés pour pénétrer dans Strasbourg et en faire, au point de vue militaire, le centre actif de la contre-révolution.

Depuis un an, les chefs les plus audacieux de l’émigration, tels que le prince de Nassau-Siegen, célèbre par les drames héroï-comiques de sa vie, le comte de Bussy, le vicomte de Mirabeau, etc., avaient noué de secrètes intelligences avec les officiers des vieux régimens cantonnés en Alsace et en Lorraine, et attendaient impatiemment que ces corps suivissent l’exemple des soldats de Berchiny, de Royal-Allemand, de Dauphin-Cavalerie. Le comte de Vioménil, ami particulier du prince de Condé, administrateur éprouvé[7], et dont le sens politique était plus fin que celui de ces paladins d’aventure, estimait sagement qu’il importait assez peu désormais à la cause royale d’avoir sur terre allemande quelques milliers d’hommes de plus, et que mieux vaudrait les utiliser pour un coup de main sur une place forte dont la possession donnât enfin à l’émigration ce prestige et ce point d’appui qu’on cherchait vainement depuis 1789, d’abord sur la frontière des Alpes et maintenant sur la frontière du Rhin. M. de Vioméuil, assisté d’un ami sûr et discret, M. de Thessonnet, aide de camp du prince de Condé, s’était assuré des dispositions des officiers de la garnison de Strasbourg, et sollicitait depuis bien des mois les princes de donner leur adhésion au projet de pénétrer par surprise dans la ville ou de s’y installer de vive force[8]. Ceux-ci, refusant d’assumer une telle responsabilité, avaient demandé l’agrément du roi Louis XVI; les retards, les hésitations, les pertes de temps, les écrits dangereux s’étaient accumulés, et l’occasion paraissait moralement manquée lorsque M. de Vioménil reçut enfin l’autorisation d’agir. Les lettres qu’on va lire témoignent de l’importance extrême de cette tentative, du prix qu’y attachaient les princes, et des efforts soutenus des hommes qui se dévouèrent à son succès.

Au mois d’octobre 1791, les ministres semblaient unanimes à croire qu’il y avait nécessité pour les émigrés de revenir en toute hâte auprès du roi pour le défendre, faire cesser les alarmes publiques et ôter tout prétexte aux agitateurs. Bertrand de Molleville raconte que l’opinion condamnait l’obstination des princes, et déclare qu’à ce moment l’unique moyen de rendre au roi quelque popularité était le rappel immédiat des émigrés[9]. La sincérité du roi fut compromise par les menées des familiers des deux cours. Tout en refusant de sanctionner les décrets des 28 octobre et 9 novembre 1791, le roi, dans une proclamation émue, les pressait de rentrer en France; en même temps, il écrivait à ses deux frères des lettres d’une dignité triste auxquelles les princes se permirent de faire d’impertinentes réponses. L’abbé de Montesquiou avait rédigé les lettres du roi ; la reine chargea un intendant de la maison de Monsieur de les porter; comme on s’étonnait de ce choix, la reine répondit qu’elle comptait sur des indiscrétions, qu’il suffisait que le public sût que le roi avait écrit ces lettres, et que les princes étaient prévenus par la correspondance particulière[10].

L’opinion ne s’y trompait point; on accusa la cour de jouer un double jeu, et l’agitation redoubla. Tous les échos de la frontière proclamaient les mouvemens de l’armée de Condé, ses tentatives, ses recrues; les marchands, les voyageurs rapportaient, en les exagérant, la force des contingens réunis sur les bords du Rhin. On disait que le vicomte de Mirabeau, frère du célèbre constituant, courait à la tête de 600 cavaliers dans l’évêché de Strasbourg, que les transfuges s’organisaient en colonnes d’attaque à Worms, Mayence, Trêves, Kehl, qu’on violentait les patriotes aventurés sur le territoire rhénan, qu’on avait proposé au général Wimpfen de livrer Neuf-Brisach. Dans la séance du 19 novembre 1791, le député Isnard dénonça la situation et réclama des mesures décisives. La déclaration royale du 14 décembre, quoique tardive, était l’expression des sentimens personnels de Louis XVI, qui n’avait jamais espéré beaucoup du désintéressement des puissances étrangères et qui se défiait plus que jamais des émigrés. Mais les erreurs de jugement sont aisées quand on ne vit pas dans un même milieu moral; cette déclaration fut comprise comme une invitation d’agir vite adressée aux Français d’outre-Rhin, que la loi venait de faire passer de la situation d’absens volontaires à celle de proscrits.

Les pourparlers des chefs émigrés avec les officiers de Strasbourg, conduits avec une prudence extrême, continuaient à rester secrets. L’hésitation des princes à se lancer dans cette aventure s’explique par leur désir de ne restaurer la royauté qu’au profit d’une régence. Dès que Louis XVI, acceptant résolument son rôle de roi constitutionnel, se fut mis à la tête de la nation pour répondre aux insolences de l’étranger, ils crurent que l’heure de l’action était venue : elle était passée. A mesure que la guerre devenait plus probable, les officiers de la garnison de Strasbourg se dérobaient aux sollicitations des émigrés ; Vioménil les pressait, de peur que l’Allemand ne remît la main sur une ville dont il se prétendait dépossédé par la force depuis 1681; eux, de leur côté, mal renseignés sur les sentimens patriotiques du comte, voyant surtout en lui le général des princes et l’hôte des Allemands, redoutaient de se livrer à un Français si compromis. Ces hésitations, ces contradictions se faisaient jour dans les deux camps. M. de Vioménil, à bout de patience, s’épuisant à maintenir la discipline dans ses remuantes et raisonneuses compagnies de gentilshommes, n’étant pas autorisé à forcer les portes de Strasbourg, pas même à se les faire entr’ouvrir, dégoûté du temps perdu et des occasions manquées, sollicitait sa retraite. Le prince de Condé l’exhortait à temporiser. Le 18 octobre 1791, il lui écrivait en ces termes :


J’ai reçu ce matin, en même temps, mon cher Vioménil, vos lettres du 13 et du 14. Je sens votre position; elle augmente notre reconnaissance; mais il n’y a que votre intelligence, votre patience et votre fermeté qui puissent venir à bout de concilier les deux extrêmes que nous avons à faire vivre ensemble. J’ai même encore un sacrifice à vous demander, c’est de rester où vous êtes, d’abord pour commander ces deux régimens, et puis, en cas qu’il arrive autre chose que je sais qui vous a été communiqué. Je pars pour Coblentz, et ce qui y sera décidé sera bien important.

Je ne comprends pas comment la lettre du vicomte, du 7, ne m’est parvenue que le 18. Le cardinal me mande qu’il a logé plusieurs compagnies; avec de la patience, peut-être parviendrez-vous à faire loger les autres.

Comptez, mon cher Vioménil, sur toute notre reconnaissance et sur l’amitié particulière que vous m’avez inspirée.

Si vous avez besoin d’argent pour vous, mandez-le-moi tout franchement; je vous en ferai passer.


Six semaines se perdirent encore dans ces alternatives; enfin, lorsque, dans les premiers jours de décembre 1791, tout était prêt du côté des princes, rien ne l’était plus en Alsace. Le 16 décembre, c’est-à-dire deux jours après la déclaration de Louis XVI à l’assemblée, déclaration que les émigrés ne connurent que vers le 25, le prince de Condé écrit à M. de Vioménil :


Vous désirez rester où vous êtes et ne plus vous mêler de cela; je le comprends. Je verrai si l’on peut se passer de vous; j’en doute, et il est très vraisemblable que je vous enverrai un courrier pour venir. Cela ne retardera que de vingt-quatre heures, et il n’y aura pas grand mal; vous aurez toujours gagné cela. Si je ne vous envoie point de courrier, vous resterez tranquille, et vous serez sûrement plus heureux que je ne vais l’être ; mais ce ne sera pas pour longtemps. A propos, ne doutez pas de la confiance que le comte d’Artois a en M. de Calonne; et quant à ce qui vous concerne, voilà ce qu’il me mande dans sa dernière lettre: Il serait bien à propos que M. de Vioménil fût aussi le 8 ici; c’est alors qu’on déterminera tout, et qu’on conviendra des pouvoirs à donner.


Le comte ne réussit pas à se tirer de l’entreprise qu’il avait préparée avec un si bel entrain et qu’il voyait compromise par les hésitations des princes, eux-mêmes retardés et contrariés par la diplomatie allemande beaucoup plus que par l’apparente nécessité d’attendre les ordres ou l’adhésion tacite des Tuileries. Il n’était douteux pour personne que le cabinet de Vienne cherchât à faire payer son intervention par la cession de l’Alsace et de la Lorraine, autrefois pays d’Empire. Cette convoitise éternelle de l’ennemi héréditaire exaspéra l’esprit patriote de ces provinces ; les royalistes de Strasbourg eux-mêmes virent se dresser devant eux la grande image de la patrie ; ils hésitèrent entre leurs affections et leur devoir; ils frémirent à la pensée de se faire, de gaîté de cœur, les complices des Allemands. C’est chez le maire Diétrich, royaliste et patriote, que Rouget de Lisle improvisa la Marseillaise. Ce rapprochement n’est-il pas à lui seul une révélation de ce que devait être, à deux pas des camps ennemis, le sentiment intime de Strasbourg, et la haine de l’étranger ne devait-elle pas promptement y prendre le dessus sur l’amour aveugle de la dynastie ?

Le comte d’Artois ne pouvait saisir ces nuances ; M. de Vioménil n’en comprenait que trop l’importance. Mais l’esprit de discipline ne lui permettait pas de se dérober à la mission qu’on lui imposait. Une fois engagé dans l’action, il ne négligea rien pour réussir, comptant bien ne pas demander de secours étrangers, et se jurant de n’introduire que des Français dans la place.

Il exigea des ordres formels et un engagement écrit des princes, non-seulement pour s’imposer avec plus d’autorité aux troupes qu’il s’agissait d’entraîner, mais surtout pour bien établir que l’entreprise était uniquement française et qu’il fallait se prémunir et se défendre contre les interventions, immixtions et concours forcé de Wurmser. L’ordre des princes, dont l’original est écrit de la main du comte de Provence sur une feuille de papier sans chiffre, ni sceau, ni cachet, est ainsi conçu :


Il est ordonné au comte de Viosménil de se rendre sans délai à Reuchem et de se tenir prêt à se porter à Strasbourg avec les troupes qui sont dans les états du cardinal de Rohan, en cas que la garnison de cette ville lui fasse savoir que les portes lui en seront ouvertes et qu’il est en notre pouvoir de nous eu rendre maîtres au nom du Roi. Dès que le comte de Viosménil s’y trouvera établi, il nous dépêchera un courrier en toute diligence pour nous en donner avis, et un autre en même temps à M. le prince de Condé pour qu’il puisse y arriver le plus tôt possible.

A Coblentz, le 24 de décembre 1791.

LOUIS-STANISLAS-XAVIER, CHARLES-PHILIPPE.


Le prince de Condé et M. de Vioménil eurent seuls, dès lors, la direction de l’opération et en assumèrent toute la responsabilité. L’e prince recommandait à son lieutenant le secret absolu sur les négociations qui traînaient depuis si longtemps avec les frères du roi. « Ni le cardinal ni l’abbé ne sont dans la confidence, écrivait-il ; si vous les voyez, vous leur direz que la garnison nous a proposé ce projet, ce que nous avons accepté, promettant d’y aller dès qu’ils seraient maîtres de la ville et de la citadelle. Ne parlez point de Polignac, » ajoutait-il. Comme on avait besoin de communications promptes, faciles et sûres, et qu’il fallait prévoir les surprises et les trahisons, on convint d’un chiffre connu seulement de trois personnes : Condé, Vioménil et Thessonnet. Ce chiffre, écrit de la main du prince, consistait simplement en quatorze noms pour lesquels on avait choisi des équivalens. Ainsi Strasbourg s’écrivait Amiens ; Polignac, Crésus ; le cardinal de Rohan, Grotius; l’abbé d’..., Scipion; Saladin, Titus; Diétrich, Néron; Luckner, Mustapha; la citadelle, Calais. Au lieu de dire la garnison, on écrivait le fauteuil; les chefs de corps se déguisaient sous le nom de pistaches ; les luthériens étaient des Saxons, les catholiques des jardiniers, les amis du roi des chiens, le club l’enfer.

L’insertion dans ce document du nom de Diétrich pourrait faire supposer que le maire de Strasbourg était en communication avec M. de Thessonnet, si le surnom de Néron n’était à lui seul un indice suffisant de la préoccupation malveillante du rédacteur du chiffre. Diétrich, royaliste constitutionnel, était à ce titre suspect aux émigrés, à ce point qu’on proposa de s’en défaire par un meurtre[11], ainsi que l’établissent les papiers en notre possession. Saint-Just en réponse à une interpellation du club des Jacobins, attribue au commandant de place Dietch l’honneur d’avoir sauvé la ville des complots et de l’invasion ; cet honneur ne revient pas à Dietch, qui ne prit le commandement que dans l’été de 1792, mais à Diétrich, qui, du 18 mars 1790 au 22 août 1792, dirigea la défense morale de Strasbourg contre l’armée de Condé et celle de l’Alsace tout entière contre la diplomatie allemande. Elu maire malgré le parti allemand, il ne cessa de déjouer ses plans et de rompre ses trames. On dut à ses efforts, pendant toute l’année 1791, la tranquillité relative dont jouit l’Alsace : ses démarches, son influence, son exemple contribuèrent à retenir dans le devoir les officiers indécis de la garnison ; ses relations au dehors lui permirent de faire avorter les combinaisons des Autrichiens.

Mis au courant des projets des Allemands et des menées de l’émigration par les membres de sa famille qui résidaient hors de France et surtout par le chancelier Ochs, de Bâle, son beau-frère, averti par des agens zélés qu’il entretenait à Kehl, à Wissembourg, à Porrentruy, opposant la ruse à la ruse, l’intrigue à l’intrigue, exagérant sa force pour intimider les complots, surexcitant le patriotisme par des fêtes, des discours, des congrès fédératifs, Diétrich réussit pendant près de deux ans à défendre sans armée la frontière du Rhin[12].

La situation de Bâle en faisait le rendez-vous des émissaires qui colportaient de Coblentz à Turin, par l’Allemagne, la Suisse, la Savoie, le mot d’ordre de la contre-révolution.


Bâle est rempli d’étrangers, écrivait Ochs à Diétrich : Italiens, Parisiens, Francs-Comtois, Alsaciens, Épiscopaux. Les triumvirs de cette bande sont le vicomte de Mirabeau, le comte Montjoie de Veaufray et le comte d’AllamanrL Ils forment un des anneaux de la grande chaîne que Condé tend autour de la France. Il y a quelquefois aux Trois Rois, à table d’hôte, jusqu’à quarante émigrés; leurs propos font frémir: il y a même danger à y dîner.


Le prince-évêque de Bâle, installé à Porrentruy, s’était mis d’accord avec l’empereur d’Autriche pour autoriser l’occupation de ses états par les troupes allemandes; il avait entraîné Berne, Soleure, Lucerne, et sollicitait les magistrats bâlois d’ouvrir leurs portes à son allié. Il n’était question que d’un petit détachement de quatre compagnies pour servir de garnison à Porrentruy. Ce point domine la vallée d’Alsace d’un côté, les routes du Jura de l’autre ; on comptait en faire pour les émigrés une étape entre Lyon et Bâle; en cas de guerre, les quatre compagnies rapidement, accrues prenaient à revers la frontière française et préparaient à l’invasion un formidable point d’attaque qui suppléait à la possession de Strasbourg. Le grand-conseil était divisé d’opinions ; Ochs pesa dans le débat et le passage fut refusé[13]. Ce refus est l’un des échecs les plus considérables qu’ait subis la coalition des émigrés et des Allemands. Il eut pour conséquence de retarder l’invasion d’un an.

Le grand-conseil se décida aussi à expulser les émigrés les plus compromis; ce fut après de vifs débats. Fribourg et Neufchâtel intriguaient de nouveau pour qu’on permît le passage aux Impériaux.


Prenez garde, disait Ochs, si l’évêque obtient sa garnison, le duc de Wurtemberg en réclamera une comme comte de Montbéliard, le roi de Prusse demandera à faire passer quelques hommes à Neufchâtel, et notre indépendance est perdue. Ce sont de mauvais Suisses ceux qui se résignent à introduire les Impériaux sur notre territoire, libre depuis 1352, de crainte de quelques émotions, de quelques émeutes entre nous.

On vote sur le renvoi du comte de Montjoye, parent de Metternich et de toute la coterie féodale, son maintien entraînait tout. Quinze voix pour le renvoyer, quinze voix pour le garder. C’était à moi à décider; je voyais des yeux menaçants ; un morne silence régnait dans la salle, j’opine pour le renvoi[14].


Le 20 avril 1791, un des députés de Strasbourg, M. de Schwendt, écrivait de Paris à Diétrich :


Les événemens qui se passent ici depuis huit jours ont fort échauffé les aristocrates[15] ; plusieurs sont partis et sans aucun doute ils sont allés joindre les fugitifs dans vos environs. Surveille bien les passagers; il vous en viendra de temps à autre à Strasbourg sous des noms supposés et des déguisemens pour connaître votre intérieur, l’esprit de la garnison et celui des officiers.


Les décrets sur la constitution civile du clergé et le séquestre des biens ecclésiastiques ajoutaient un nouveau ferment à toutes les causes de trouble qui agitaient la province. Le clergé, blessé dans sa conscience, excitait dans les villages la désaffection des catholiques pour un régime accepté d’abord avec enthousiasme et qui ne réalisait aucune des illusions qu’on s’était faites. Le cardinal de Rohan, discrédité comme individu, resté influent par sa dignité, ses possessions territoriales, ses richesses, agitait, de sa retraite d’Ettenheim, les curés et les fidèles. Les villages catholiques et les villages protestans engageaient une lutte de discussions qui souvent se changeaient en émeutes; les premiers blâmaient la spoliation du clergé, les seconds prêtaient main-forte aux municipalités chargées d’exécuter les décrets. La confusion était dans les intérêts comme dans les esprits. Les juifs, très nombreux en Alsace, revendiquaient leur admission comme citoyens au sein de la nation régénérée ; ils réclamaient au nom des droits de l’homme, on les repoussait au nom des intérêts matériels lésés par l’usure. Les régimens se révoltaient contre des officiers, aristocrates d’origine et d’opinion, qui prétendaient vivre et parler comme en 1788. Le commerce s’arrêtait; plus d’affaires à long terme. La ville de Strasbourg voyait son budget municipal réduit de 52,000 livres par l’abolition des droits féodaux, de 85,000 par le rejet des douanes de la ligne des Vosges à celle du Rhin. Il fallait combler ce déficit par l’impôt; tous ceux qui possédaient étaient atteints et mécontens.

Les brusques changemens d’idées et de personnes qui se produisaient à Paris avaient leur contre-coup dans la province. En juin 1791, le général Klinglin est remplacé par le général Gelb; Klinglin émigra. Le 17 août, Gelb fut destitué, et le vieux maréchal Luckner prit le commandement de l’armée du Rhin. Les rapports adressés au ministre par les ennemis de Diétrich et, plus tard, par les représentans en mission, font le plus triste tableau des habitudes des troupes en garnison à Strasbourg. Ces régimens, commandés par des chefs aristocrates, et dont plusieurs, passés à l’ennemi, n’avaient pas été remplacés, offraient l’aspect du désordre et de l’indiscipline. Point de vivres assurés, point de vêtemens, point de magasins ; l’hôpital devenu insuffisant, les casernes encombrées de malades. Plus d’exercices réguliers, partout le désœuvrement, l’ennui. Les portes de la ville, celles de la citadelle, mal gardées, se fermaient tard. Le spectacle, les rues, les lieux de plaisir étaient remplis d’officiers; des soldats vagabonds couraient la campagne, effrayant les villages par leurs réquisitions insolentes. L’état-major, en correspondance réglée avec les émigrés, ne cachait point ses préférences, rivalisait de politesses et de prévenances avec les officiers allemands du fort de Kehl; tous les officiers gardaient la cocarde blanche dans leur poche, certains ne mettaient la cocarde tricolore qu’à la parade, d’autres affectaient de ne la faire porter qu’à leurs chevaux. Tel était l’état des esprits en Alsace pendant cette année 1791 que M. de Vioménil employa tout entière à tâter le pouls aux officiers de la garnison de Strasbourg.

Dans les derniers jours de 1791, après la fête de Noël, qui suspend en Alsace toutes les affaires, même urgentes, et rapproche les familles désunies, M. de Vioménil prit ses dispositions pour exécuter les ordres du comte d’Artois, autorisant le prince de Condé à briser les vitres, mais sans faire de bruit. Le maréchal Luckner avait en ce moment sous ses ordres environ douze mille recrues et trois mille hommes de vieilles troupes disséminées sur une ligne de trente lieues ; en face de lui se groupaient de nombreux contingens prussiens et autrichiens, cantonnés de Bâle à Mayence, et la légion noire des émigrés, forte de vingt-trois mille hommes. M. de Vioménil prit quelques centaines de cavaliers choisis, les posta par échelons de Worms à Kehl, et muni d’argent et de pleins pouvoirs, s’installa lui-même au pont de Kehl. La proclamation qu’il fit passer dans la ville et que le prince de Condé avait voulu rédiger seul, était ainsi conçue :


Nous, Louis-Joseph de Bourbon, prince de Condé, et prince du sang royal,

Déclarons qu’ayant été invité par la garnison de Strasbourg de nous rendre en cette ville, et étant autorisé par les Princes, frères du Roi, de venir prendre en leur nom le commandement qui nous est offert pour assurer au Roi, notre seul légitime souverain et très honoré seigneur, la possession et parfaite soumission de cette place importante, nous ne voulons que prendre, en conséquence, toutes les mesures convenables et donner provisoirement, jusqu’à la prochaine arrivée des Princes, les ordres nécessaires pour réprimer toute violence, maintenir la tranquillité de tous les citoyens, faire respecter la justice, les lois et l’autorité de Sa Majesté, jusqu’à ce que, remise en pleine liberté, elle puisse elle-même faire connaître ses véritables intentions auxquelles, quand elles ne seront plus captivées et dénaturées par l’état de contrainte où il est notoire que Sa Majesté se trouve présentement réduite, nous nous empresserons d’obéir avec l’entière soumission que nous regarderons toujours comme le premier de nos devoirs, et qui est gravée dans nos cœurs par les sentimens dont nous sommes pénétrés pour l’auguste chef de notre Maison.


Cette déclaration, où la banalité de l’expression le dispute à la pauvreté du fond, ne dut pas faire d’impression forte ni durable sur les soldats à qui l’on s’adressait. On y remarque la précaution avec laquelle le prince se dérobe à toute initiative, et déclare répondre uniquement à un appel qu’il eût été peut-être plus adroit de provoquer franchement que de solliciter dans l’ombre pour le supposer ensuite spontané. Il insiste également sur la contrainte morale où l’on retient le roi et qui enlève toute valeur à ses actes, et insinue que cette situation de la couronne investit les princes de tous les pouvoirs que Louis XVI se trouvait dans l’impuissance d’exercer librement. Ce n’était après tout que le commentaire de la proclamation royale du 20 juin 1791, dans laquelle Louis XVI se disait prisonnier de fait depuis le 6 octobre 1789, et des déclarations des princes, le comte d’Artois, le comte de Provence et les trois princes de Condé, des 10 et 11 septembre 1791. De là à la régence il n’y avait qu’un mot à dire, qu’un pas à faire : les princes comptaient faire ce pas en avant par la surprise de Strasbourg, et, du haut de la citadelle reconquise, laisser tomber ce mot.

III.

Quelles étaient les forces dont disposaient les correspondans de M. de Vioménil? Pouvaient-ils compter sur le concours des habitans? Dans quelle mesure? De quelle façon les troupes devaient-elles se déclarer?

Un document unique donne réponse sur tous ces points. C’est le plan d’opérations rédigé de la main de M. de Vioménil, à Kehl, le 11 janvier 1792, et qui contient les détails les plus circonstanciés sur les ressources du parti royaliste à Strasbourg. La garnison se composait de six régimens : deux de carabiniers, de chacun 400 cavaliers; celui de Royal-Liégeois et celui de Salm-Salm, forts chacun de 1,000 hommes; le régiment de Vigier, 600 hommes; les Cent-Suisses du marquis de Pallavicini, forts de 700 hommes; au total : 4,100 hommes de vieilles troupes. Les Carabiniers et le Royal-Liégeois étaient absolument déclarés dans leurs opinions et prêts à tout; les autres comptaient quelques soldats douteux; tous les officiers étaient sûrs. Les cinq paroisses de la ville : Saint-Etienne, Saint-Laurent, Saint-Louis, Saint-Pierre-le-Vieil et Saint-Pierre-le-Jeune, devaient fournir 3,000 bourgeois armés, décidés à appuyer les régimens royalistes. On comptait que 10,000 catholiques, bons royalistes, n’hésiteraient pas, une fois la contre-révolution proclamée, à s’unir aux 3,000 des leurs qui s’engageaient à jouer, dès la première heure, un rôle actif dans la prise d’armes. M. de Vioménil se croyait sûr des curés de la province et de leurs paroisses; il annonçait dans son ordre de marche que 40,000 Alsaciens étaient prêts à accourir en armes aussitôt que le tocsin, sonnant de clocher en clocher, aurait appris aux affiliés de l’extérieur que la ville était au pouvoir des troupes de ligne et que la citadelle avait ouvert ses portes.

Les royalistes trouvaient en face d’eux, à Strasbourg même, environ 6,000 gardes nationaux casernes dans le couvent des Récollets et dans le séminaire, la garnison de la citadelle composée de trois bataillons de volontaires, deux compagnies d’ouvriers à l’arsenal et près de 200 canonniers casernes au parc d’artillerie, qui renfermait, tout attelées, munies de leurs caissons et largement approvisionnées, dix pièces de 4 et huit pièces de 12. Le directoire du département, celui du district et la municipalité étaient aux mains des républicains, la plupart modérés, mais surveillés de près par les clubs, dont les bureaux, établis en permanence, constituaient la véritable administration de la ville, particulièrement en ce qui concernait la police et les subsistances. Les protestans, très nombreux, très attachés à la révolution, formaient une masse d’au moins 12,000 hommes résolus, qui, s’ils n’étaient pas réduits à l’impuissance par la promptitude du coup de main, pouvaient faire échec aux catholiques, plus nombreux, mais moins disciplinés, moins fermes dans leurs opinions et dans la volonté de les faire triompher.

En résumé, il s’agissait de surprendre les républicains, de faire capituler la citadelle, de désarmer les gardes nationales et d’intimider les protestans. Les troupes de ligne pouvaient être facilement enlevées par leurs officiers, du moins on l’espérait, et les catholiques avaient promis de se rallier aux régimens royalistes et de se grouper autour du drapeau blanc. Les chefs de corps, mis en demeure par M. de Vioménil de se décider et de prendre parti, avaient tous donné leur parole d’honneur la plus sacrée de participer à l’entreprise; il ne restait plus qu’à distribuer les rôles et à fixer le jour.

Le plan de M. de Vioménil, combiné d’après une parfaite connaissance, des lieux et des hommes, ne donnait rien au hasard. L’ordre de marche, écrit en face du tracé graphique des rues et remparts, d’une écriture serrée et nette, procède comme le récit d’une victoire acquise plutôt que comme la préparation d’une entreprise où chaque pas se heurte à un danger. Il semble que lorsque le comte rédigea cet ordre, de sa petite chambre de Kehl, il suivait du regard, par la pensée, ses hardis compagnons, et se faisait l’illusion du succès sur le terrain alors que le papier seul devait nous léguer le souvenir de ses inspirations et de ses efforts.

Tel jour, dit-il, à cinq heures du matin, les carabiniers prennent position en face des quartiers occupés par les républicains; les bourgeois, avertis dans la nuit par des émissaires qui se sont glissés de maison en maison et ont donné le mot d’ordre aux affiliés, les soutiennent en seconde ligne. Les régimens douteux occupent les positions secondaires.

Un groupe d’officiers s’assure de la personne de Luckner; les catholiques se chargent du protestant Diétrich. On somme la citadelle et les casernes de se rendre à discrétion, sauf, en cas d’hésitation ou de résistance, à enfoncer les portes à coups de canon et à tout massacrer sans faire de quartier.

Les gardes nationales mettent bas les armes sans coup férir; on les cantonne aussitôt au pont couvert, sous le feu des canons, sauf à examiner ensuite s’il convient ou de les licencier en leur payant trois sous par lieue en assignats, ou de les livrer soit aux Prussiens, soit aux Autrichiens. S’ils résistent, on les mitraille.

Si la citadelle ferme ses portes et qu’on ne puisse ni abattre les ponts, ni tenter l’escalade, ni l’enlever de vive force, on la réduira par la famine.

Aussitôt la ville prise, on fait le triage des catholiques suspects, on met à part tous les protestans, les administrateurs républicains, les membres des clubs, tous les individus réputés dangereux ou hostiles; on les expulse. Les chefs des catholiques, dans chaque paroisse, chargés spécialement, sous leur responsabilité, de cette importante épuration, s’assurent, dès la première heure, de M. de Valence, du prince de Broglie et des chefs révolutionnaires les plus connus.

Le cri de ralliement est : Vivent le roi et les princes! Le signal sera donné, pour l’attaque générale, par le commandant du 2e bataillon de Royal-Liégeois prenant position devant les casernes de l’artillerie.

Les ordres particuliers, datés du 28 décembre, sont encore attachés à l’ordre général de marche. L’aide de camp du prince de Condé, M. de Thessonnet, entré dans la ville au péril de sa vie et qui joua sa tête à chaque instant, pendant deux mois, dans cette entreprise aussi hardie que délicate, a pour mission de parler aux soldats et de les enlever au nom des princes. M. de Courtivron, colonel des carabiniers, prend le commandement. Il est responsable de l’opération et de ses suites. M. de Vildermoth, colonel du régiment de Salm-Salm, dont les hommes sont moins sûrs, ne doit pas les engager dans l’attaque des casernes; il servira de réserve, dissipera les attroupemens, fera la police des rues et des portes. Le marquis de Pallavicini et M. de Saint-Pol ont pour objectif l’arsenal, le parc d’artillerie, les poudres. M. de Vioménil, posté au pont de Kehl avec un escadron de gentilshommes, attend avec impatience le signal qui, en pleine nuit d’hiver, lui doit annoncer la prise d’armes. Des relais sont échelonnés de Kehl à Worms : tandis que Vioménil se jettera dans la ville, des courriers bien montés iront à toute bride hâter l’arrivée du prince de Condé et de la légion noire; des émissaires gagneront les villages de la plaine, des feux avertiront les paroisses de la montagne, et les paysans catholiques d’Alsace, avertis par le canon et la flamme, déboucheront en armes de toutes les vallées des Vosges.

Pendant douze jours et douze nuits, M. de Vioménil attendit, l’œil et l’oreille au guet. Rien ne parut. Cet intervalle du 28 décembre au 10 janvier se passa en entrevues, en pourparlers, en hésitations. Les chefs de corps, fort perplexes, entraînés par leurs sentimens royalistes, retenus par leur instinct patriotique, n’osaient se décider à livrer Strasbourg; la réserve des princes leur paraissait excessive, ils ne s’expliquaient la prudence de Condé que par la crainte d’un désaveu; la présence du comte d’Artois les eût décidés plus vite que les adjurations, les reproches, les ardeurs du comte de Vioménil. Celui-ci, désespéré, décida Condé à brûler ses vaisseaux. Le prince lui remit, le 10 janvier 1792, la lettre suivante, avec pouvoir d’en user comme bon lui semblerait.


A messieurs les chefs de corps de la garnison de Strasbourg.

Messieurs, je vous l’ai déjà fait dire : le salut de la France est entre vos mains, ainsi que celui des vrais Bourbons. Ils n’ont de ressource qu’en vous, et vous en serez convaincus quand vous saurez que les frères du Roi sont forcés de quitter Coblentz sans savoir où reposer leur tête. Les gardes du corps évacuent déjà l’électorat de Trêves et tout va suivre. Vous verrez par l’article de la lettre de M. le comte d’Artois que je vous envoie à quel point il désire le succès de l’opération qui lui est confiée. Les princes, la noblesse française, vont être dispersés, proscrits par tous, n’ayant peut-être que la Forêt-Noire pour retraite et pour y finir leurs jours, avec honneur sans doute, mais dans l’horrible certitude de laisser leur Roi, leur patrie, en proie à la fureur des scélérats qui vont effacer la France du nombre des puissances de l’Europe.

C’est à vous, messieurs, c’est à vous seuls qu’il est réservé de tout sauver. Seriez-vous insensibles à cette gloire immortelle ? Je ne puis le penser. Vos moyens sont certains, votre courage n’est pas douteux : mais, quand il serait trompé par le sort, eh bien, messieurs, vous y périrez peut-être, et je ne demande qu’à périr avec vous, mais les gens d’honneur de tous les pays envieront votre mort et la postérité vous citera pour modèles.

Réfléchissez, messieurs, à votre devoir, et votre probité n’hésitera pas plus que votre valeur. Je croirais vous faire tort en vous en disant davantage. Je ne me permettrai pas de vous parler de votre intérêt ; il suffit de vous répéter que vous serez les sauveurs de votre Roi, de votre pays, de la noblesse française et des Bourbons dignes de l’être. Mon admiration vous précède, et la reconnaissance de l’univers intéressé à notre cause sera la première des récompenses qui vous sont destinées.

LOUIS-JOSEPH DE BOURBON.


Le prince ajoutait en post-scriptum ces mots significatifs : Il faut que je sache sous deux fois vingt-quatre heures sur quoi je peux compter.

Il joignait à sa lettre la copie d’une phrase de la dépêche que lui avait adressée le comte d’Artois, de Coblentz, le 1er janvier 1792 :


Notre situation devient chaque jour plus pénible et plus embarrassante. Aussi vous sentirez sans peine combien nous serions Heureux de voir réussir le grand projet de Strasbourg dont nous sommes convenus ensemble, et pour lequel nous vous avons donné un pouvoir signé de nous.


Le 13 janvier, M. de Vioménil écrivait encore, de Kehl, à M. de Thessonnet, caché dans une méchante auberge de la paroisse Saint-Etienne, à Strasbourg, où il avait de secrètes conférences avec les chefs de corps royalistes :


Je ne puis concevoir, mon cher Thessonnet, quels peuvent être les motifs qui causent autant de variations et d’incertitudes sur l’exécution du projet important qui nous intéresse et qui a été unanimement adopté par MM. les chefs des corps. Persuadez-leur donc que ce plan bien combiné, comme il l’est déjà entre eux et les catholiques fidèles royalistes, qui seront au nombre de dix mille, assurera indubitablement, et sans aucune effusion de sang, le succès d’une opération qui les immortalisera à jamais; que le rétablissement des autels, celui du souverain légitime sur son trône, et le salut de la patrie leur seront dus ; dites-leur aussi que leurs altesses royales, toute la noblesse, ainsi que tous les bons Français, ont les yeux ouverts sur la conduite qu’ils vont tenir. Répétez-leur encore que personne n’ignore qu’ils ont beaucoup plus de moyens qu’il ne leur en faut pour remplir victorieusement les vues des princes sur cet objet; dites-leur enfin, mon cher Thessonnet, que s’ils laissaient échapper une occasion aussi majeure et qui est autant en leur pouvoir, ils en seraient responsables vis-à-vis de l’Europe entière, qui est essentiellement intéressée à la même cause. Je me bornerai à cette dernière réflexion, toutes celles qu’on pourrait y ajouter seront sans doute faites par ces messieurs qui y sont d’ailleurs formellement engagés par leur parole d’honneur la plus sacrée. Je m’en rapporte donc entièrement, avec la plus grande confiance, à ce qu’elle doit leur prescrire, et je me plais d’avance à me convaincre qu’ils ne perdront pas un instant pour justifier la bonne opinion qu’ils ont inspirée à leurs altesses royales sur leur dévoûment sans bornes à l’auguste et honorable cause pour laquelle tous les vrais Français doivent sacrifier jusqu’à la dernière goutte de leur sang.


Ces vives instances, cet appel aux sentimens d’honneur et de loyauté des officiers ne réussirent pas à les décider. Nous disions tout à l’heure quel doute avait germé dans leurs âmes et par quelle intuition de leurs véritables devoirs ils hésitaient à tenir la parole donnée dans une heure de chevaleresque entraînement. Ils sentaient qu’en agissant ainsi ils risquaient tout, leur vie, leur réputation, beaucoup plus sûrement qu’en arborant la cocarde blanche. Accablés d’ignominie par les émigrés, accusés de trahison par les clubs, leur destinée était de disparaître entre les deux partis extrêmes, également flétris par chacun d’eux ; mais cette douloureuse certitude n’était-elle pas préférable encore à la honte de tenter un coup de main dont le résultat infaillible serait de livrer aux Allemands les portes de l’Alsace?

Sur les feuilles blanches du document capital, analysé plus haut, M. de Vioménil, au lendemain de ses déceptions et ne perdant pas encore toute espérance, résume ses impressions en quelques notes rapides, sévères.


La facilité d’exécution du plan, la parole donnée par les officiers, tout semblait assurer le prompt succès de cette importante opération. Mais ces mêmes officiers qui avaient engagé leur parole d’honneur, non-seulement refusèrent d’agir quand on leur fixa le jour et l’heure, mais tergiversèrent pendant plus d’un mois, remettant d’un jour à l’autre et finirent par convaincre qu’ils n’avaient pas assez de courage pour se déclarer.

Le comte de Vioménil, profondément affligé de rencontrer une faiblesse aussi coupable dans les personnes qui avaient donné de telles assurances de leur dévoûment, s’était procuré des princes l’engagement écrit de conserver à Luckner son grade et de lui assurer toutes les récompenses qu’il pourrait désirer s’il voulait prêter son concours au coup de main qui devait mettre au pouvoir des royalistes la citadelle et la ville de Strasbourg.

Ce général reçut à merveille M. de Thessonnet, aide de camp de M. le prince de Condé, chargé par M. de Vioménil de cette délicate négociation. Il lui avoua qu’il serait heureux de servir la cause royale à laquelle il était profondément attaché, mais qu’il n’était pas assez sûr de la garnison et qu’il redoutait surtout les agens révolutionnaires épiant ses moindres démarches. Il termina cependant en donnant à M. de Thessonnet un rendez-vous pour le surlendemain, lui laissant espérer une réponse affirmative sur les propositions qu’il lui venait de faire.

M. de Thessonnet se rendit chez M. de Luckner à l’heure dite. A peine la conversation était-elle engagée qu’on annonça le prince de Broglie, qui avait connu intimement M. de Thessonnet et savait à quoi s’en tenir sur ses principes. M. de Thessonnet n’eut que le temps de s’enfuir le plus vite qu’il put, en sautant le rempart de la ville pour venir me rejoindre au fort de Kehl.

Ayant encore vu échouer ce moyen, j’imaginai d’en proposer un autre à M. de Counivron, commandant des deux régimens de carabiniers, qui m’avait paru, dans le nombre des chefs de cette garnison, être le plus résolu. Je lui avais fait plus d’honneur qu’il n’en méritait.

Je renvoyai M. de Thessonnet à Strasbourg. Il y passa quatre jours enfermé avec les colonels. Il mit tout en œuvre pour obtenir d’eux qu’ils tinssent la parole donnée ; il désespéra de leur rendre l’énergie dont ils auraient eu besoin. M. de Courtivron manifestant avec vivacité son regret de voir les autres chefs de corps refuser de le seconder, je lui fis proposer d’exécuter à lui seul la surprise de la citadelle, et par là de forcer la ville.

M. de Courtivron examina, discuta, hésita, se déroba et ne montra pas plus de force d’âme que les autres officiers. M. le prince de Condé se décida, sur ce dernier refus, à se retirer avec le corps qu’il commandait dans l’électorat de Mayence.


La nouvelle combinaison de M. de Vioménil, aussi hardie qu’originale, offrait de grandes chances de succès, quoiqu’il parût bizarre de faire donner l’assaut à une citadelle par de la cavalerie.


La garnison de la citadelle se composait d’un seul bataillon de volontaires ; trois fois par semaine, la moitié des hommes se rendaient le matin en corvée à Strasbourg pour s’y pourvoir de légumes et y prendre les rations de pain.

M. de Courtivron devait l’un de ces jours de corvée, concerté à l’avance, simuler avec ses deux régimens une promenade militaire, longer les fossés de la citadelle et se diriger sur le pont de Kehl; au signal, obliquer sur la porte de la citadelle et la traverser au trot pour se porter rapidement, de l’autre côté, à la porte dite de Strasbourg, en désarmer la garde et lever le pont-levis. Les soldats, attirés par le bruit de la cavalerie, descendent dans les cours ou se montrent aux fenêtres. L’arrière-garde désarme le poste du pont qui n’est que de vingt hommes et le poste de la porte de Kehl, tandis que les escadrons du centre, mettant pied à terre, s’élancent par petits groupes dans les casernes, s’emparent des armes, enferment les officiers et sabrent quiconque fait mine de résister.

Vingt minutes suffisent pour la surprise de la citadelle. Cela fait, on braque sur la ville l’artillerie des remparts; sous la protection du feu des canons, quelques centaines de carabiniers sortent et prennent position en face du parc d’artillerie. Six coups de canon, signal convenu, jettent en armes, dans les rues de la ville, dix mille bourgeois catholiques et dans la campagne, trente mille paysans royalistes avertis à l’avance par les curés. En même temps, l’infanterie de l’armée de Condé, massée dès l’aube au pont de Kehl, où elle arrive à marches forcées pendant la nuit qui précède le coup de main, prend possession de la citadelle et y arbore le drapeau blanc.

La ville est sommée de se rendre. Si elle s’y refuse, on la menace d’un bombardement. On ne met pas en doute que les négocians de Strasbourg, effrayés de cette éventualité qui les exposerait à la perte totale de leurs fortunes, ne déterminent une prompte reddition. Si les républicains hésitaient, malgré l’investissement des paysans et l’artillerie de la citadelle, ils seraient foudroyés par les bombes et les boulets rouges, une exécution sommaire causant toujours moins de pertes et de ruines que des sensibleries et des apitoiemens. Il ne faudrait que quelques heures pour amener sur terre française les vingt mille gentilshommes ou stipendiés qui sont aux ordres des frères du Roi. Toutes les mesures seraient prises pour maintenir les communications libres avec la rive droite du Rhin, assurer le ravitaillement permanent de la citadelle par le pont et de la ville par la citadelle, en admettant que l’armée républicaine pût maîtriser et réprimer la levée des catholiques et commencer le siège de Strasbourg.


IV.

Tandis que MM. de Vioménil et de Thessonnet risquaient obscurément leur tête pour tâter Luckner et entraîner M. de Courtivron, le prince de Condé, tenu au courant par la correspondance de son dévoué lieutenant, mais ne sachant pas encore le dernier mot de cette périlleuse aventure, lui écrivait d’Oberkirck, le 14 janvier 1792, la curieuse dépêche que voici :


Je vois par votre lettre, mon cher Vioménil, que rien n’est encore fait, mais que rien n’est encore perdu. Votre lettre (est parfaite et a dû faire effet; mais je crois qu’il eût été mieux que vous leur envoyassiez un plan de votre façon que d’attendre le leur. Il est incroyable que T. (Thessonnet) n’ait pas encore vu S.-P. (Saint-Pol), et ne l’ait pas rallié aux autres, ainsi que les chefs de S. (régiment de Salm-Salm), On m’a assuré aujourd’hui que, suivant mes anciennes notes, les trois quarts de ce régiment étaient bons ; ce qu’on m’avait dit hier m’avait bien étonné.

Je vous confie à vous seul, car il ne faut pas compromettre l’homme, que le chef de la régence de Fribourg, tout en parlant comme l’empereur le lui a ordonné, a dit à part à l’a. d’É. (l’abbé d’...?) : Si le prince de Condè trouve le moyen d’entrer sans nous, j’en sauterai de joie tout seul dans mon cabinet.

Enfin! ces chefs arrangent mal leur plan, je le vois; mais il paraît qu’ils ont bonne volonté, voilà pourquoi je crois que vous les décideriez en leur mâchant leur besogne.

Vous avez avec vous l’homme pour Paris; n’oubliez pas de le faire partir la veille du jour qui sera convenu, c’est-à-dire vingt-quatre heures auparavant, mais pas plus tôt, et seulement quand vous aurez la certitude.

Faites sentir aux chefs que la chose va devenir publique et qu’ils n’ont plus qu’à choisir entre la honte et la punition d’un côté, et la gloire et les récompenses de l’autre. J’imagine qu’ils savent bien que j’ai l’autorisation des princes dans ma poche. On dit que Luckner et Diétrich n’ont plus d’argent et qu’ils ont proposé aux officiers de céder leurs appointemens pour faire le prêt. Si cela est vrai, tout nous seconde, et ce serait une belle occasion. Malgré ce que je viens de vous dire qu’on m’a dit de S. (Salm-Salm), ne vous en servez qu’avec précaution et tâchez toujours de le mettre entre deux autres bons.


Cette dépêche se croisa avec un avis désespéré de M. de Vioménil annonçant qu’il était à bout d’inventions et d’énergie, et que tout son dévoûment devenait inutile en présence de la force d’inertie et des fins de non-recevoir des colonels. Il énumérait dans cet avis les combinaisons qu’il comptait proposer à M. de Courtivron si la tentative qu’il essayait de nouveau auprès de Luckner devait échouer. Le prince lui répondit, courrier par courrier, une lettre noble et triste.


Mon cher Vioménil, on ne donne point d’âme à ceux qui n’en ont point. Du moment que ma lettre et la vôtre n’ont fait aucun effet, ces gens-là n’iront point.

Ce n’était pas pour ma gloire seule que je désirais cela, mais pour le salut de la France; parce qu’il m’est prouvé, clair comme le jour, que, ce coup manqué, l’Alsace sera réunie à l’Empire sous un mois, et voilà ce que ces messieurs auraient pu parer. Voilà le service important qu’ils auraient pu rendre. Ils y sont insensibles !

Tant pis pour eux ! La noblesse saura les apprécier; car je ne pourrai pas m’empêcher de lui rendre compte que le coup était arrangé, possible, vraisemblable, presque certain, même de leur aveu; qu’il ne s’agissait que d’oser, et qu’ils n’ont pas voulu oser.

Le plan me paraît bon. Je voudrais seulement que vous en retranchassiez les aides de camp qui doivent parler en mon nom. Cela est parfaitement inutile, et dès qu’une lettre comme la mienne n’enlève pas des officiers, le dire d’aides de camp, inconnus aux soldats, ne les enlèvera pas non plus. Cela me compromettrait vis-à-vis des princes, qui veulent que je ne sois qu’un enfonceur de portes ouvertes, et voilà tout. Entre nous soit dit, ce sont ces jeunes gens qui ont sûrement imaginé cela pour être de quelque chose. Ce sont de fort jolis garçons, pleins de zèle et d’intelligence; mais les officiers peuvent dire ce que diraient les aides de camp, et cela fera même plus d’effet.

Ce que je vous recommande par-dessus tout, c’est d’empêcher un complot isolé contre le maire. Puisqu’on veut que les scélérats restent les maîtres, il est fort inutile, il serait même lâche de s’en défaire par un crime que j’abhorre, loin de l’autoriser, puisque j’ai toujours recommandé de ne faire que de s’assurer des traîtres pour les livrer à la justice en temps et lieu. Je ne connais pas assez la ville pour vous faire les objections locales contre votre plan, s’il y en a à faire, et je m’en rapporte à cet égard tout autant à Salins qu’à vous sur la partie militaire.

Mais je ne comprends pas la peine que ces messieurs ont à lâcher le mot : Nous exécuterons tel jour, ou bien : Nous ne voulons pas exécuter. Ils pourraient dire encore: Les Tuileries, ou le conseil de Coblentz (je ne dis pas les princes) nous ont fait dire sous main de ne rien faire. Alors on saurait sur quoi compter. Il faut lâcher de leur tirer cela. Mais finissons, car on ne me laissera pas longtemps ici. Envoyez-moi tous les jours de vos nouvelles, et sans compliment.

Au reste, s’ils tiennent absolument aux aides de camp, il ne faut pas manquer la chose pour cela; mais cela n’aurait pas le sens commun à eux.

Je ne suis d’avis ni d’écrire aux soldats pour enlever leurs officiers (cela serait injurieux pour eux et très scabreux pour moi dans la suite) ni de parler à Luckner, dont il faut seulement s’assurer.


Trois jours plus tard, comme il n’était plus question d’enlever les officiers de la garnison de Strasbourg en leur parlant de trône et de fidélité, et qu’à défaut d’enthousiasme on allait faire appel aux appétits, aux ambitions, à l’intérêt sordide de la masse, le prince de Condé fait passer à son lieutenant la note suivante :


Il faut offrir aux officiers, aux sous-officiers et aux soldats des avantages que la nouvelle Constitution ne peut leur donner et dont ils auront la certitude en servant le parti du Roi.

Les chefs de corps qui conduiront leurs troupes peuvent former des demandes, soit de grades, de places ou de décorations ; on les accordera.

On donnera à tout officier qui y aura contribué un grade au-dessus de celui qu’il a, ou le brevet en attendant la place.

On donnera à tous les bas-officiers et à tous les soldats qui y auront contribué, outre la certitude d’un avancement prompt, 2 sols de haute paie par jour, leur vie durant, indépendamment de leur traitement au service ou de leur retraite quand ils la prendront, et une couronne brodée sur l’habit, qui annoncera la part qu’ils auront eue à la remettre sur la tête du Roi.

Tout ceci ne doit être considéré que comme des idées que vous modifierez comme vous voudrez, et dont le résultat est qu’on donnera à chacun ce qu’il désirera le plus. Mais de la promptitude !


Tandis que le patriotisme du prince de Broglie et de Diétrich relevait les défaillances de Luckner, gourmandait les entraînemens des colonels, maîtrisait l’irrésolution des officiers subalternes et faisait échec au complot royaliste, les projets des princes furent tout à coup battus en brèche, du côté où ils devaient le moins s’y attendre, par la diplomatie autrichienne. Les espions épars en Alsace avaient flairé le complot. Les Allemands, assurés de l’imminence de la guerre, convaincus qu’il leur suffirait d’envahir l’Alsace pour être maîtres de cette province si convoitée par eux, comprirent qu’il fallait à tout prix éloigner Condé de la frontière et l’empêcher de planter son drapeau sur terre française. Le rêve des émigrés sages avait toujours été de rentrer en France libres, sans attaches douteuses, les armées étrangères leur servant simplement de soutien, d’appui moral, de réserve, au pis-aller; la coalition au contraire entendait exploiter la situation à son profit et faire des Français fugitifs des complices et non pas des alliés. Le succès d’un complot royaliste eût déjoué les plans des cabinets de Vienne et de Berlin ; tout fut mis en œuvre pour défranciser l’Alsace, selon le mot du Prussien Klauer.

Les partisans de l’Allemagne à Strasbourg ne cessent d’y jeter le désordre dans les esprits et dans l’administration. Sous leurs efforts, le club du Miroir, où Diétrich avait jusque-là réussi à maintenir associées toutes les nuances d’opinion, se divise; le parti allemand se constitue en club des Jacobins, dénonce Diétrich, exige l’expulsion des modérés et l’arrestation des suspects. La suppression de Diétrich les délivrait d’un adversaire clairvoyant et intègre; le renvoi des chefs de corps anéantissait pour les émigrés les combinaisons de surprise ; la dislocation des régimens de ligne et leur remplacement intégral par des bataillons de volontaires, à peine formés, livraient la place. Pour laisser le champ libre à l’armée allemande, il ne restait plus qu’à écarter la légion noire des bords du Rhin : on y procéda sans ménagemens.

Le 3 février 1792, le prince de Condé reçut avis à Oberkirch de l’arrivée d’un commissaire extraordinaire du duc de Wurtemberg. Il convoqua aussitôt tous ses chefs de corps et les invita à prendre part au conseil de guerre qui se tiendrait le lendemain, à son quartier-général; M. de Vîoménil, dont les lumières, la sagacité, la clairvoyance étaient appréciées de tous, y fut naturellement appelé ; prévenu à temps, il s’y rendit. On pensait qu’il s’agissait de la discussion d’un plan d’attaque, à la veille d’une entrée en campagne que l’on disait prochaine, et du règlement définitif de la situation de l’armée de Condé, situation toujours très fausse et très précaire au triple point de vue de la liberté des mouvemens, du tarif de la solde et de la régularité des approvisionnemens. La surprise devait être extrême, et la colère des gentilshommes émigrés fut égale à leur désappointement. Ils avaient bien des motifs déjà de se défier des Allemands; mais la communication du 4 février 1792 fut le coup suprême porté à leurs illusions. Le commissaire, M. de Melius, annonça au conseil que son prince, comme chancelier de l’empire, l’avait chargé de prévenir son altesse sérénissime le prince de Condé que, s’il se refusait plus longtemps à licencier les troupes soldées réunies sous ses drapeaux, il serait forcé de faire marcher toutes ses troupes pour l’y obliger par les moyens de force qui seraient en son pouvoir. On lui accordait un délai de vingt-quatre heures pour s’exécuter.

Cet ordre impératif, si impertinent dans sa forme brève, révolta les officiers qui siégeaient au conseil; et la communication de M. de Melius était si imprévue quelle fut suivie pendant quelques minutes du silence le plus agité. Le comte de Vioménil, ne pouvant contenir le sentiment d’horreur qu’il éprouvait d’une telle vexation, prit la parole et répliqua à M. de Melius : Votre maître ignore sans doute l’énergie dont peuvent être capables trois mille gentilshommes français qui ont déjà sacrifié leur fortune et qui ont mis leur honneur à se dévouer, au péril de leur vie, à la défense de leur roi!

Fort étonné lui-même d’une attitude qu’il ne soupçonnait pas, habitué qu’il était dans son pays à tenir plus de compte de la force que du droit et à plus ménager les caprices de la politique que la dignité des hommes, M. de Melius répondit qu’il lui était extrêmement pénible d’être chargé d’une commission aussi désagréable. Il ajouta que, forcé d’obéir aux ordres de Monseigneur le duc de Wurtemberg, il n’avait pu parler autrement que comme il lui était dit de le faire, mais qu’il ne perdrait pas un instant pour soumettre à son prince les représentations respectueuses qu’il croirait le plus capables de le déterminer à adoucir la loi de rigueur qu’il avait jugé bon d’imposer. M. de Melius s’étant retiré, tous les membres du conseil prirent à partie M. de Vioménil, lui reprochant d’avoir mis trop peu de ménagemens dans ses expressions. Celui-ci, d’humeur vive, dégoûté de la diplomatie, des complaisances, des voies souterraines et des mots couverts, indigné de la faiblesse de ses collègues, autant qu’il l’était de l’indécision des royalistes de Strasbourg, lâcha la bride à l’emportement de son honnête et loyale nature.

« Je me propose, messieurs, répondit-il aux officiers, d’avoir avec le commissaire allemand, sur ce même sujet, une conversation particulière qui ne sera pas aussi modérée que mes paroles de tout à l’heure, et vous m’excuserez si je ne vous y invite point. »

Il partit le même soir et rejoignit M. de Melius à la troisième poste, à Offenbourg. Il lui dit alors, à titre de confidence, qu’après son départ du quartier-général les gentilshommes français, ayant appris l’objet de sa mission et la nature de la communication dont son souverain l’avait chargé, s’étaient montrés fort irrités et avaient unanimement décidé d’aller sur-le-champ attaquer le duc de Wurtemberg dans ses propres états ; que cependant, sur les vives instances de lui, Vioménil, ils avaient consenti à attendre le résultat des représentations que M. de Melius avait promis défaire au duc. M. de Melius, remerciant le comte de sa courtoisie et de sa prudence, lui lut la copie de la dépêche qu’il avait adressée à son prince ; elle était, telle, en effet, qu’il l’avait dite et répondait tout à fait au désir de M. de Vioménil.

Le soir même, M. de Melius adressait une nouvelle dépêche et trois jours plus tard, il recevait par un envoyé spécial la réponse si impatiemment attendue. Le duc, averti de l’attitude énergique des Français, si spirituellement improvisée par la fierté patriotique d’un seul homme, non-seulement ajournait l’ordre de licenciement, mais confiait à des officiers de sa maison le soin de fournir à l’armée du prince de Condé les meilleurs cantonnemens que le pays pourrait offrir. Pure courtoisie d’Allemand ! Ces cantonnemens étaient dans l’électorat de Mayence, et le prince français n’allait plus avoir de motif pour prolonger son séjour sur une frontière dont l’Empereur l’écartait par la ruse, n’ayant osé continuer la menace.

Cette poursuite de M. de Melius, ce mélange de finesse et d’audace étaient dans les habitudes du comte de Vioménil, qui a laissé un renom légendaire sur les bords du Rhin, en Russie, en Portugal, partout où il a porté si haut le respect de son pays et la fidélité de ses convictions. Les Allemands racontent qu’on le vit maintes fois, durant l’émigration, malgré son âge, dans les explosions de son humeur chevaleresque, en appeler à son épée pour défendre le nom français qu’il croyait insulté ; et lui-même avoue s’être emporté jusqu’à menacer le général baron de Stein de coups de canne.

La nécessité de battre en retraite jusqu’à Mayence contrariait fort les plans de M. de Vioménil. Les correspondances échangées entre le prince et lui marquent les nuances, les soubresauts, les avortemens successifs de leurs combinaisons avec une vivacité de style et une franchise d’impression que les citations textuelles seules peuvent rendre. En même temps que se produisait l’incident d’Oberkirch, Condé, sur les instances de Vioménil, avait soumis au comte d’Artois la marche des pourparlers de Strasbourg et divers plans imaginés pour répondre aux différentes éventualités qui pouvaient se produire. Les princes, dans l’ignorance où ils étaient encore de la brusque démarche du duc de Wurtemberg et tout remplis des illusions dont les leurraient le comte de Cobentzel, M. Heyman et l’abbé de Calonne, se décident à formuler par écrit leurs intentions, comme Condé s’était le premier résolu à le faire, un mois auparavant, le 10 janvier.

Le 5 février 1792, les frères du roi, comprenant trop tard que leur hésitation si longtemps prolongée a compromis les intérêts de la dynastie, sortent enfin de leur prudente réserve et adressent au prince de Condé une dépêche collective très nette et dont l’effet, six mois plus tôt, aurait pu être décisif. Cette dépêche, dont voici le texte, est l’une des pièces inédites qui jettent le plus de lumière sur la situation politique des émigrés.


Nous sentons vivement, notre cher cousin, l’extrême embarras de votre situation et nous y prenons beaucoup de part ; mais il ne faut pas qu’elle vous fasse préférer les conseils de votre courage à ceux de la prudence.

Nous persistons à ne vouloir aucune opération partielle et de médiocre importance, telle que serait la prise de possession d’une petite place comme Huningue ou Fort-Louis, quelque facilité que vous eussiez à vous en rendre maître, parce que cela ne mènerait à rien et pourrait déranger le plan général, ou donner prétexte de nous imputer d’y avoir nui. Il est vrai que l’impératrice de Russie ne pense pas de même et qu’elle croit qu’il serait toujours avantageux de prendre poste en France, ne fût-ce que dans une petite place. Mais nous savons que cela déplairait à celui de qui nous avons à cœur de suivre les intentions. Il désapprouve également toute entreprise dont le succès ne serait pas assuré ou qui serait de peu de valeur.

La reddition de Strasbourg ne serait pas de ce genre. Comme elle nous procurerait un point d’appui très solide et qu’elle entraînerait bientôt la soumission de toute la province, même aussi celle des provinces adjacentes, on ne pourrait pas la regarder comme une entreprise partielle ou hasardée, et, si cette ville nous ouvrait ses portes, si la garnison fidèle à f on Roi nous y appelait, si nous étions sûrs de nous en rendre maîtres, il ne nous serait pas permis de nous y refuser, ni d’hésiter à remettre une place aussi importante au pouvoir de Sa Majesté.

S’y établir serait un coup de partie décisif et qui aurait pour tout le royaume les suites les plus avantageuses. La crise actuelle en augmenterait encore le prix; car, la guerre paraissant inévitable, il serait bien intéressant que la première ouverture se fit par des Français pour que les mouvemens des puissances étrangères conservassent le caractère d’auxiliaires.

Ce serait aussi le moyen d’épargner bien du sang et le seul peut-être qui pût prévenir la bizarre fatalité qui ferait paraître le Roi réuni à toute la nation contre ceux qui viendraient le secourir.

Jamais explosion intérieure ne pourrait éclater plus à propos et il ne serait pas possible de la faire passer pour une agression, puisque la jonction des Français fidèles rentrant dans leur patrie aux Français fidèles qui les y auraient appelés n’a certainement rien d’hostile, et que la soumission d’une ville à son légitime souverain, représenté par ses frères, n’est que le retour à l’ordre par voie pacifique. On ne saurait y voir l’apparence d’une provocation, surtout de la part des puissances étrangères qui n’y auraient même aucunement participé.

Pénétrés de cette vérité, et d’après ce que nous tenons de la personne de confiance que vous connaissez, nous regardons comme certain et nous vous autorisons à assurer, s’il était nécessaire, qu’autant aux Tuileries on est contraire à toute entreprise partielle, petite et douteuse, autant on y serait satisfait de nous voir maîtres de prendre tranquillement possession de la capitale de l’Alsace, et que tous ceux qui auraient contribué à cette heureuse possession, à plus forte raison ceux qui l’auraient décidée, recevraient un jour de Sa Majesté les applaudissemens dus à leur zèle et des récompenses honorifiques proportionnées à la grandeur d’un tel service.

Si cette favorable conjoncture se présente, nous nous en rapportons pour le temps et les moyens d’exécution à votre sagesse et à votre habileté, étant bien persuadés que vous saurez mettre les circonstances locales à profit sans rien compromettre.

Nous approuvons extrêmement et nous vous recommandons de plus en plus la bonne idée que vous avez d’envoyer, le cas arrivant, en toute diligence et avant tout autre départ quelconque, un courrier à Paris pour prévenir ceux qui veillent à la sécurité de Leurs Majestés de redoubler en ce moment d’attention et de rassembler autour d’elles toutes les forces disposées à les secourir : elles sont heureusement assez grandes aujourd’hui pour qu’il n’y ait rien à craindre. D’ailleurs, cet événement serait plus propre à déconcerter les séditieux qu’à enhardir leurs attentats, surtout lorsqu’ils sauraient ce qui serait alors public ; la confédération des plus grandes puissances contre leur criminelle usurpation, et qu’ils verraient des armées nombreuses s’avancer sur nos frontières déjà accessibles.

Les résolutions de l’empereur, celles du roi de Prusse, ne sont plus douteuses. Ces deux souverains, assurés des dispositions de la Russie, de la Suède et de l’Espagne qui les ont même prévenus, combinent présentement avec ces cours coalisées le plan de leur marche, et déjà ils ont donné des ordres à leurs troupes. L’Empereur, outre celles qu’il a en Flandre, aura une autre armée commandée par un prince de Hohenlohe; le roi de Prusse fera marcher la sienne vers le moyen-Rhin; les Hessois disposent leur cordon depuis Hanau jusqu’à Rhinfelds; les Suisses se joindront aux troupes piémontaises vers les Alpes, et celles de l’Espagne se rassemblent en Catalogne. Aussi les fidèles serviteurs du Roi auront pour appui, et la sûreté du Roi aura pour garant, le développement des forces les plus formidables.

Tout cela doit être d’un grand encouragement pour les chefs de la garnison de Strasbourg. Servez-vous-en pour ranimer leur zèle, et assurez-les qu’à l’instant que nous vous saurons à leur tête, nous irons jouir avec vous du triomphe de leur fidélité et procurer aux habitans tous les avantages sur lesquels ils auraient droit de compter.

Vous connaissez, notre cher cousin, les sentimens avec lesquels nous sommes vos bien affectionnés cousins.


Dans l’intervalle du 4 au 6, de nouveaux incidens s’étaient produits. Le prince de Condé ne reçut que le 6 au matin la dépêche de Coblentz. M. de Vioménil, aussitôt après son adroite poursuite de M. de Melius et sa piquante conférence d’Offenbourg, avait regagné à toute vitesse son dangereux poste d’observation du pont de Kehl. De là, comptant sur la salutaire terreur dont il avait imprégné l’esprit de M. de Melius, et sur les retards que mille causes apporteront à l’évacuation des quartiers occupés sur la frontière par les émigrés, il demande à Condé un dernier délai de huit jours pour tenter à Strasbourg un suprême effort. Condé lui répond par un exprès, le même jour (5 février) :


Il m’est impossible de vous promettre de pouvoir attendre jusqu’au 13; je suis et je vais être pressé plus que jamais. C’est le 8 que j’aurai la décision du petit congrès, qui certainement ne nous sera pas favorable. De plus, j’ai appris aujourd’hui que les seize cents hommes du duc de Wurtemberg sont arrivés et ont pris position avec deux pièces de canon à Fierdenstadt, au débouché des gorges. De plus encore, le président de Fribourg m’a fait dire qu’il me conseillait de ne pas perdre un moment au renvoi de la légion soldée et du régiment de Berwick, parce qu’il craignait que le duc de Wurtemberg et les troupes ne multipliassent les obstacles et les entraves pour empêcher la double translation. Cependant j’attends encore; mais jugez si cela peut être long.

C’est quelque chose que l’acceptation de l’entrevue par L. (Luckner) ; mais si C. (Courtivron) n’en est pas, ce n’est rien. On ne peut rien faire sans les catholiques, et d’Ar... (?) est au moins si désespérant que je vous avoue que je crains qu’il ne nous ménage un piège dont il se disculpera en disant qu’il a fait tout ce qu’il a pu pour dégoûter de l’entreprise. Courtivron est furieusement livré à cet homme-là.

La lettre du 19 de Coblentz n’est rien; j’en attends une autre. Ce qui m’inquiète, c’est l’homme arrêté par le débordement de la Lahn et qui se dit porteur de nouvelles de Strasbourg, Qui l’envoie? Sûrement ce n’est pas Polignac, qui m’écrit hier de Rastadt.


Dans une dépêche du même jour, le soir, après des détails sans importance, Condé ajoute, comme répondant à un reproche de Vioménil ;


Eh ! mon Dieu ! ce n’est pas moi qui ai envie de quitter Oberkirch ; mais on m’en chasse. Premièrement, sans la légion et Berwick, il y aurait de la folie à y tenir; secondement, quand l’Alsace et Strasbourg n’ont pas voulu partir quand j’avais trois mille hommes à leur donner, partiront-ils quand je n’en aurai plus que mille? Ce serait donc une folie sans utilité.

Le parti de l’Empereur est pris et très pris de nous éloigner, et le désespoir de M. le comte d’Artois en est une preuve de plus. Non-seulement les menaces, mais la tyrannie de l’Empereur sont démontrées clair comme le jour et il n’y a nul changement à espérer.


Le lendemain, le prince adresse à son ami du pont de Kehl, comme il le nomme dans un billet sans date, un nouvel exprès et une nouvelle lettre.


Ce 6 février. Mon courrier arrive de Coblentz, et il est essentiel que je ne perde pas un moment à vous instruire de tout ce qu’il m’apporte. Si la conférence d’aujourd’hui n’a pas complètement réussi, renouez-en une seconde au plus vite. Les princes veulent absolument avoir Strasbourg. Je suis autorisé à promettre, depuis Luckner jusqu’au dernier soldat de la garnison, tout ce que chacun peut désirer en grades, honneurs, décorations, argent, etc. (Bien entendu que ce ne sera que pour ceux qui auront contribué à la chose.)

Je suis autorisé de plus à dire, sous le secret, aux chefs que le Roi y consent; mais ma position, la persécution qui devient tous les jours plus forte pour éloigner la légion et Berwick me forcent absolument, et bien malgré moi, de déclarer décidément que, si cela n’est pas fait dimanche 12, je pars.

Renvoyez-moi Lévignac et gardez Contye pour l’après-midi. Le premier vous reportera des extraits assez longs de ce que j’ai reçu. Mais mettez toujours les fers au feu et du secret, au nom de Dieu, du secret ! Surtout qu’on fasse dire à Saint-Pol que j’ai par écrit des princes, et signé par eux, que le Roi consent et le désire.


À cette dépêche était jointe la copie de celle de Coblentz du 5 février transcrite plus haut; Condé en avait extrait les passages saillans sur un papier destiné aux officiers de Strasbourg et au pied duquel il avait écrit : Je certifie sur mon honneur la présente copie conforme à l’original qui est entre mes mains. Le lendemain, nouvelle lettre; le surlendemain, nouveaux avis, nouvelles questions; correspondance agitée, décousue, inquiète d’hommes dont la destinée est en jeu, se joue par d’autres mains, et qui se sentent impuissans à diriger une partie dont tous les coups les font perdre.


Qu’on fasse sentir à L. (Luckner) que le R. (roi) dans sa position ne peut pas risquer de lui donner un ordre par écrit; que par conséquent lui (Luckner) ne peut pas avoir de plus grande certitude que celle que je vous ai envoyée hier dans ce que j’ai certifié et signé.


Dans l’intervalle de ces communications, dont la plupart se croisaient et ne correspondaient plus aux besoins imprévus et aux périls que chaque jour de plus passé dans cette incertitude amassait sur l’armée de Condé et surtout sur les avant-postes si hardiment conduits et maintenus sur l’extrême frontière par M. de Vioménil et le prince de Condé, il avait fallu commencer le mouvement de retraite exigé par les Allemands. Le prince, obligé de donner l’ordre de départ à la légion de Mirabeau et au régiment de Berwick, déclarait à Vioménil qu’il songeait lui-même à les suivre, n’ayant plus assez de monde pour se maintenir dans ses positions.

M. de Vioménil s’indigne et s’exalte à cette pensée.


Permettez, monseigneur, à ma franchise habituelle l’aveu de la peine extrême que j’éprouverais si Votre Altesse quittait la position d’Oberkirch. Il lui reste encore plus de douze cents hommes pour défendre la gorge d’Oppenau ; ce nombre s’accroîtra chaque jour par les émigrés et les déserteurs qui s’y réuniront ; il est déjà plus que suffisant pour rendre le passage impraticable.


Suit le détail des moyens à employer pour retenir et cacher quatre cents hommes du corps de Mirabeau, choisis parmi les volontaires d’Alsace et de Bourgogne, disséminer dans les villages les compagnies les plus sûres, profiter des offres d’un juif de Worms, qui se charge des logemens, etc. On voit par ce dénombrement que les trois mille hommes que le prince avait sous ses ordres directs en février 1792 se répartissaient entre les corps ci-après : légion de Mirabeau, où les volontaires de chaque province se groupaient en compagnies, régiment de Berwick, cinq brigades de chasseurs nobles à pied, une compagnie formée d’officiers d’artillerie, une autre formée des officiers de Dillon, les chevaliers de la couronne, un corps de gentilshommes à cheval, le régiment de Condé-infanterie ; plus, cinq cents chasseurs du pays, promis par le bailli d’Oppenau. Au total, neuf états-majors, beaucoup d’officiers, peu de soldats.

Vioménil termine ainsi :


En demeurant à portée de Strasbourg, Monseigneur sera en mesure de profiter d’une explosion qui peut se produire d’un instant à l’autre; la nouvelle maison du Roi qui se forme à Paris doit être complète le 1er mars; on me mande que cette époque est attendue avec impatience et qu’on a tout espoir de l’employer utilement ; raison majeure et décisive pour ne point s’écarter de l’Alsace.

Les persécutions de l’Empire et surtout celles du duc de Wurtemberg ne doivent pas inquiéter. Il faut ruser avec les habiles. Je sais que beaucoup de personnes qui entourent Son Altesse et dont la timidité est parfaitement connue plaisantent l’idée de tenir dans la gorge d’Oppenau avec douze cents hommes; moi je me charge, s’ils n’y sont pas, d’y tenir avec huit cents hommes, etc.

(Du fort de Kehl, 6 février 1792.)


Tous ces efforts furent en pure perte. La légion noire prit position à dix lieues en arrière, puis se dispersa dans de misérables cantonnemens en attendant qu’on la compromît à tout jamais dans cette invasion de 1792 où, malgré son courage, son rôle fut si triste. Les intrigues ne cessèrent pas de s’agiter autour de Strasbourg; les Allemands avaient repris les fils abandonnés par les royalistes.

Luckner, Courtivron, les chefs catholiques se dérobent; Broglie, Diétrich redoublent de zèle et de surveillance; mais Maurice de Hesse, le baron Frey, le prussien Klauer, le pasteur Bierlyn, le déserteur Buttenschoïn, le prêtre Schneider, les banquiers juifs, les exaltés des clubs, dominent la situation et provoquent des émotions populaires dont le résultat doit être, pour les uns l’écrasement des modérés, pour les autres la restitution de l’Alsace à l’Empire.

En dehors des pièces inédites que je viens d’analyser, de rares documens parmi ceux qui ont été publiés sur l’époque révolutionnaire à Strasbourg, se rapportent aux tentatives dont cette ville fut l’objet de 1790 à 1793. La déclaration de guerre à l’Autriche, connue en Alsace le 24 avril 1792, apporta l’enthousiasme dans la ville; mais le désordre était au comble: l’arrivée successive des volontaires, les motions des clubs, jetaient chaque jour dans les esprits de nouvelles causes d’agitation. Le 8 juin 1792, des volontaires attaquent le régiment suisse Vigier; une émeute sanglante éclate; le maire Diétrich est de nouveau dénoncé par les jacobins.

Le 11 juin 1792, Roland, ministre de l’intérieur, lui écrit :


Un bruit, monsieur, qui vous inculpe, ainsi que les administrateurs du département du Bas-Rhin, s’est répandu dans cette ville. On parle d’une conspiration pour livrer Strasbourg aux ennemis de la France... On va jusqu’à citer les sommes d’argent répandues pour effectuer la corruption et les infamies dont je vous entretiens et sur lesquelles je suis en droit de vous demander des explications.


Le 12 juin, Servan, ministre de la guerre, écrit à Lamorlière, commandant par intérim l’armée du Rhin, pour se plaindre de la négligence du service, des mauvais sentimens de l’état-major et notamment de M. Victor de Broglie.

Le 8 juillet, M. de Schwendt, alors juge au tribunal de cassation, encourage Diétrich, l’adjure de continuer son œuvre : Conservez Strasbourg à la France par tous les moyens de vigueur et de force dont vous êtes capable.

Le 25 juillet, le manifeste du duc de Brunswick, répandu en France à des milliers d’exemplaires, par la poste et par des agens secrets, surexcite le sentiment national ; les jacobins exploitent cette indignation légitime ; le 10 août éclate ; le 19, les commissaires de la convention, Saint-Just et Le Bas, arrivent à Strasbourg. Leur premier soin est de casser les administrateurs, qui sont arrêtés et transférés à Metz. Ce travail ne comporte point le récit des excès de tout genre qui se produisirent en Alsace de 1792 à 1794. Les clubs dominaient tout, réglaient tout. L’esprit public était enfiévré par les bruits les plus extraordinaires, des nouvelles invraisemblables, des alertes de chaque jour, des placards provocateurs. Les municipaux sont transférés à Châlons et à Metz, les officiers nobles internés à Auxerre ; les riches taxés à 10 millions d’emprunt forcé ; l’ère des visites domiciliaires, des réquisitions et des meurtres commence au nom du salut public.

Le 25 brumaire an II, on affiche cet ordre de Saint-Just : « Dix mille hommes sont nu-pieds dans l’armée ; il faut que vous déchaussiez tous les aristocrates de Strasbourg dans le jour, et que les dix mille paires de souliers soient demain sur la route du quartier-général. »

Milhaud disait au club des Jacobins de Paris :


C’est au brave Dietch, commandant la place de Strasbourg, qu’on doit le salut de cette ville. Il a déjoué tous les complots, et démasqué tous les traîtres. On a arrêté plus de deux cents notaires et banquiers ; il y a parmi ces coquins beaucoup de juifs fort riches et très durs, on ne leur fait cracher leur or qu’en les tenant attachés quelques heures aux poteaux de la guillotine, les jours de fête civique où l’on raccourcit les mauvais Français.


Ces détestables excès trouvaient une sorte d’excuse dans les provocations de l’ennemi et dans les imprudentes menaces que se permettaient les émigrés. Le général Michaud avait surpris sur un paysan une lettre adressée à un habitant qui demeura inconnu et signée du marquis de Saint-Hilaire, l’un des officiers de la légion noire, qui paraissait avoir repris pour son compte les projets de M. de Vioménil. On afficha cette lettre qui fit tomber trente têtes. En voici quelques extraits.


Tout est arrangé, mon ami; ils danseront, suivant leur expression, la Carmagnole. Strasbourg est à nous dans trois jours au plus tard; tenez bon, n’épargnez ni or, ni argent, ni adresse. Nous sommes arrivés à Brumpt sans résistance; là, seuls ces petits crapauds bleus ont résisté, mais solidement. Faites-moi savoir qui les commandait, son caractère, ses passions; nous sommes décidés à sacrifier 500,000 francs pour le gagner. Quand le diable y serait, ce n’est pas la redoute entre Steinfeld et Nieder-Oterbäck ; nous l’avons eue à meilleur compte...

Vous avez dû voir hier le marquis de Villette ; il est entré comme blessé, sur un fourgon... Voici le plan. Deux cents de nos hommes se porteront chez les commissaires de la convention et les égorgeront sans coup férir ainsi que tous leurs suppôts. Tous vos honnêtes gens auront pour cri de ralliement le nom du Roi et une cocarde blanche, seul signe qui sera respecté. Les municipaux dont nous avons les noms seront poignardés...

Égorgez les sentinelles; et si vous êtes surpris, n’y survivez pas; que vos gens périssent en mettant le feu aux magasins à poudre...

Le prince vous promet tout. Que font nos prêtres qui se sont rendus chez vous? Ils sont de la ville et la connaissent parfaitement. Faites trotter ces b...-là, et sans relâche. Ils ont la finesse du diable, ils vous seconderont infiniment.

Décriez tant que vous pourrez les assignats; les 13 millions que vous avez sont réservés pour cela; prodiguez l’or, c’est une bonne ressource. Notre bon ami Pitt vient de nous faire passer par la Hollande 18 millions pour combler le discrédit, etc.


Tous ces détails sont profondément tristes, et l’on voudrait n’avoir à montrer dans l’histoire que des exemples de sacrifice, des types d’abnégation, d’ardeur franche et loyale. Mais il y aura toujours des conspirateurs, et parmi les artisans de complots, ce ne sont pas les plus sincères qui réussissent. Qu’espérer d’ailleurs d’une société ébranlée jusque dans ses fondemens, où le sens des mots et des choses variait avec le caprice, et comment s’étonner que les émigrés aient manqué de patriotisme, alors que sans l’excuse de la surprise et du désespoir, les d’Argenson et les Voltaire en avaient eu si peu?


VICTOR DE SAINT-GENIS.

  1. Claude Chambeland, Vie de Louis-Joseph de Bourbon-Condé, tome II, 5.
  2. Histoire de Savoie, d’après les documens originaux; Paris, Didier, 1869, tome III, 136.
  3. Mémoires sur l’expédition de Quiberon, précédés d’une notice sur l’émigration de 1791, etc.; Paris, 1819 et 1824, in-8o.
  4. Courrier politique et littéraire des deux nations, publié en 1790. — Courrier de Strasbourg, consacré spécialement aux nouvelles des frontières, des pays étrangers et particulièrement des deux rives du Rhin (1792, etc.) — Réflexions sur les affaires du temps (Strasbourg, 10 mai 1791).
  5. In-4° publié à Strasbourg, le 1er décembre 1789.
  6. Seinguerlet, Strasbourg pendant la révolution, 1879.
  7. M. de Vioménil avait alors cinquante-sept ans; entré au service à treize ans, colonel à vingt-sept, il avait fait la guerre d’Amérique avec M. de Rochambeau et rempli avec éclat les fonctions de gouverneur de la Martinique et des Iles du Vent de 1788 à 1790.
  8. Chose singulière et qui rend plus précieux les documens inédits que nous produisons, il semble qu’on aurait voulu jeter le voile sur cette conspiration de la surprise de Strasbourg ou plutôt de l’achat de sa garnison. L’historien du prince de Condé, prolixe de menus détails pour toutes les opérations politiques et militaires des princes, de 1790 à 1794, n’en fait aucune mention. A peine avoue-t-il, à propos de Landau, l’espoir qu’eut un instant le prince de s’emparer de cette place, grâce à la négociation entamée par une dame alliée au commandant de la garnison (tome II, 38) ; et, passant sous silence les tumultes sanglans et les proscriptions qui désolèrent Strasbourg, il n’a qu’un mot banal pour la mémoire du maire Dietrich (tome II, 244); cette mort l’affligea vivement, dit-il, en parlant de Condé. Le marquis de Bouillé, dans ses Mémoires (tome II, 309) ne fait qu’une allusion discrète aux projets du prince de Condé. Des affirmations plus catégoriques se trouvent dans la correspondance des conventionnels en mission, Saint-Just et Lebas (Moniteur, XVIII, 512); mais la conjuration de Vioménil n’y est pas désignée d’une manière spéciale, ce qu’ils n’eussent pas manqué de faire s’ils avaient pu y attacher le nom de l’ami de Condé ; ils se bornent à parler en termes généraux de complots permanens, de conspiration organisée pour livrer Strasbourg, sans préciser les noms, le lieu, les dates. Les plus récens historiens de Strasbourg, MM. Spach, Legrelle, Seinguerlet, ne sont pas mieux informés. Ce sont ces points, restés inconnus même aux intéressés, que les archives du maréchal de Vioménil permettent de mettre en lumière.
  9. Mémoires, tome VI, 42 ; tome VIII, 39 et 320.
  10. Mme Campan, Mémoires, II, 172.
  11. L’abbé de Calonne avouait à Montlosier, chef déclaré des constitutionnels, qu’à Coblentz, s’il avait été le maître, il l’aurait fait jeter dans le Rhin.
  12. Le rôle patriotique de Diétrich est établi par les débats du procès criminel qui lui coûta la vie (Moniteur de 1792, XIX, 84) et par les documens publiés par M. Louis Spach, en 1857, sous ce titre : Frédéric de Diétrich.
  13. Lettres du chancelier Ochs, des 6, 9, 12 et 18 février 1791.
  14. Lettre de Ochs, du 18 février 1791.
  15. Il est interdit au roi de sortir des Tuileries pour se rendre à Saint-Cloud.