Une Correspondance inédite de Sainte-Beuve - Lettres à M. et Mme Juste Olivier/06

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Une Correspondance inédite de Sainte-Beuve - Lettres à M. et Mme Juste Olivier
Revue des Deux Mondes5e période, tome 22 (p. 593-626).
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UNE CORRESPONDANCE INÉDITE
DE
SAINTE-BEUVE
LETTRES Á M. ET Mme JUSTE OLIVIER

DERNIÈRE PARTIE[1]


1843


Ce 18 janvier 1843.

Cher Olivier,

Les Burgraves sont un peu ajournés : il y a un rôle de femme et de vieille femme que l’auteur a retiré à Mlle Maxime comme peu capable ; on paraît espérer Mme Dorval, qui entrerait aux Français ad hoc, mais elle refuse. Tout cela retardera. Hugo voudrait Mlle Georges. Old Nick, c’est un M. Forgues, homme d’esprit, assez jeune et d’une plume assez fringante et indépendante. Quoique assez aristocratique de goût et de ton, il s’est cantonné au National et y dirige le feuilleton littérature. Mieux vaut un petit royaume même dans la République, qu’une ferme dans un royaume.

Il n’y a rien sur les rapports secrets des deux Revues. D’abord la Revue des Deux Mondes n’accepte pas, je pense, la rivalité sur le pied égal, et elle ignore l’autre, qui en effet n’est guère menaçante malgré son bruit. Celle-ci (l’Indépendante) a passé politiquement sous la direction d’Anselme Petetin[2], ancien rédacteur du Journal de Lyon, vers 1831-1833. C’est un petit homme court, à grosses moustaches, à grosse voix, d’ailleurs agent à Paris et délégué de l’industrie de la ville de Saint-Étienne, ayant assez d’idées pacifiques et d’organisation radicale industrielle. Comprenez si vous pouvez !

On doit donner Phèdre samedi, peut-être cela retardera-t-il ? Aussi j’écris toujours en attendant.

Les Mystères de Paris ont eu, comme Mathilde, un grand succès de curiosité ; tout le monde, salon et antichambre, les lit. Les salons s’accordent à trouver cela mauvais, hideux, faux quand il s’agit de duchesses, joli et vrai quand il s’agit de grisettes (ce qui n’est pas, ce n’est qu’à moitié vrai, je m’y connais), mais enfin on veut à la fin de chaque feuilleton savoir la suite ; c’est un intérêt physique, une sensation, comme dans les Mystères d’Udolphe. Suë a des parties du conteur. D’ailleurs pure vogue, et impossibilité de relire. Au même moment le roman de Suë est tourné et parodié en vaudeville ; il a mis lui-même sa Mathilde en mélodrame, et il remplit le boulevard de ses drames (les Chauffeurs à la Gaîté, je crois) ; il mène en un mot la vie à grandes guides et à quatre chevaux. Musset (Alfred), dans les Animaux peints par eux-mêmes, a fait une jolie satire de cette manière de roman à la Suë et à la Balzac, dans le Merle blanc. Au moment le plus dramatique, on se met à décrire : quinze pages d’écuelle. Voyez le Merle blanc, dans un feuilleton des Débats de septembre dernier ou octobre. C’est de la bonne plaisanterie, à l’Hamilton. Je crois votre indication du sujet des Burgraves peu exacte. Au reste, on ne sait trop rien encore, et peu de personnes ont entendu.

De Vigny a reparu dans la Revue des Deux Mondes par des vers tirés et figés : cela réussit peu, on aime peu les vers pour le quart d’heure, que quelques-uns de Musset.

Le sérieux n’est pourtant pas trop rare depuis quelque temps, au moins en apparence. Ce qu’il y a de plus sérieux depuis quelque temps, c’est l’attitude que prend chez nous le parti catholique : il a fort regagné depuis Juillet et bien lui a pris d’être séparé de la Restauration, qui le compromettait ; on s’est mis à devenir chrétien, au moins chrétien de salon et de sermon.

……………………………………

Les honnêtes gens essayent de fonder un organe, le Nouveau Correspondant, dont un numéro vient de paraître. C’est MM. de Champagny, Boré, Foisset de Dijon, Lenormant, neveu de Mme Récamier, mi-catholique de système et de cervelle (entre nous) ; Cazalès, s’il était ici, mais il est à Rome à se faire prêtre ; Carné, s’il osait se séparer de la Revue des Deux Mondes et si l’homme politique en lui ne l’emportait. Enfin, des restes d’un ancien Correspondant de 1828-1831, espèce de Globe catholique et centre droit de ce temps-ci rédigé par Cazalès et les mêmes. Tout cela est du réchauffé et a peu de vie.

On vient de fonder une espèce de Club sous le nom de Cercle catholique, rue de Grenelle ; on y fait des cours, on y est admis avec abonnement ; l’abbé Bautain en est l’âme, comme il le sera peut-être du Nouveau Correspondant. Ce même abbé Bautain a acquis le pensionnat de Juilly près Paris et le dirige. Une espèce de Cousin catholique, vise à un rôle, ambitieux, mais trop mystique dès qu’il en vient à ses doctrines propres. M. Vinet a donc pris Léon de Laborde pour un catholique et un chrétien : ce sont de pures formes de style et une simple précaution d’érudit ; il est catholique comme moi et même un peu moins.

Mme Desbordes-Valmore vient de publier un joli volume de poésies : Bouquets et Prières. Ayez-le : citez cette préface charmante ; et la pièce, Merci, mon Dieu ! et celle de l’Arc de Triomphe, et sur les Hirondelles. Elle répond joliment à ce petit fat qui l’avait offensée dans la Revue des Deux Mondes et avait dénié aux femmes le droit décrire et de chanter. Voyez la page 189 :


Jeune homme irrité sur un banc d’école
………………………………..;
Un peu furieux de nos chants d’oiseaux.


Les plus tendres ont de ces fins aiguillons et le petit Monsieur a eu sur les doigts de ce coup d’ailes. Voyez cela, Madame, c’est pour vous venger.

Mais la politique commence et va faire diversion à la littérature : deux questions sont en jeu, la loi des sucres et le droit de visite (c’est-à-dire les traités de 1831, 1833) ; sur la loi des sucres les opinions sont libres, même dans le camp ministériel. Mais c’est le droit de visite qui est la question politique ; fort heureuse l’opposition d’avoir trouvé cela, sans quoi elle manquait de batterie contre Guizot pour ce commencement de session. Tous ceux qui sont Français (style chauvin) contre Albion ; les bonapartistes, les légitimistes (car la Restauration a été contre le droit soit par honneur du pavillon, soit par peu de souci des nègres) ; le 1er mars ; le 15 avril mécontent ; en un mot, les anti-guizotistes de toutes les nuances font chorus sur le droit de visite, subitement découvert. Sans M. Guizot, on n’y songeait pas ; les abus durant ces dix ans se réduisaient à rien ; il n’y a pas de quoi fouetter un chat, mais la politique est ainsi. Ne nous étonnons donc pas qu’on revienne, dès qu’on le peut, à la littérature, à Pascal et à Rachel.

………………………………………;

Bonjour, mes chers amis, je profite de la licence et vous inonde.

A vous de tout cœur.

SAINTE-BEUVE.


Ce 26 janvier 1843.

Mes chers amis,

Il paraît que Mlle Rachel a bien décidément réussi dans Phèdre. Elle a gagné sa bataille de Marengo ; cette bataille générale que tout talent distingué, après les premiers succès, doit livrer à un certain jour et qu’il perd si souvent. — N’écoutez rien de ce que dit Janin.

La politique règne. C’est le droit de visite qui a fait le champ de bataille de l’adresse. M. Guizot a été éloquent à la Chambre des pairs, mais, même quand il est éloquent, il a don de déplaire, souvent même à ses amis. C’est M. de Broglie qui a eu encore tous les honneurs ; son discours éloquent, modéré, savant, a eu un grand succès et d’honnête homme d’État. Il était d’ailleurs très piqué au jeu, parce qu’on s’était mis à attaquer de toutes parts M. Guizot à travers son propre traité à lui ; il était très irrité les premiers jours, mais il a su contenir sa parole et l’effet qu’il a produit a été grand. Je crois bien que M. Guizot restera : au fait, il n’y a pas de quoi faire mieux. Lui et M. Mole sont deux bons livres dont la pensée paraît différer quand on y regarde avec des lunettes. J’aime mieux et tout le monde aime mieux la reliure de M. Molé.

On attend à la Chambre des députés l’altitude que prendra M. de Lamartine. M. Thiers se réserve et paraît peu pressé pour le quart d’heure.

Lèbre a eu ici un vrai succès sérieux avec son article sur Schelling. C’est une bonne carte de visite de Jour de l’an qu’il a mise là chez tous ceux qu’il aura envie de connaître. Le voilà connu.

Je ne vois plus rien de nouveau pour cette fin de mois. — Lamennais prépare un volume allégorique et satirique ; sous prétexte de Génies persans, il dira des vérités et fera des portraits. Mais ce sera nécessairement obscur d’allusions. Il a été, dit-on, obligé d’obscurcir le portrait du plus sage des rois (Louis-Philippe).

Je n’ai pas reçu la Revue Suisse.

Je vous embrasse, chers amis, et vous aime beaucoup, chère Madame ; ne vous fatiguez pas trop.


Samedi 11 février 1843.

Chère Madame,

A vous pourtant ce petit mot :

Je n’ai jamais reçu la Revue Suisse, ainsi vous êtes servis infidèlement. Je l’ai eue de Lèbre seulement une demi-journée.

J’ai lu dans le Semeur le très intéressant article d’Olivier sur M. Lehuron. Il est des meilleurs en ce genre de critique si difficile.

J’ai regret de n’avoir pas su à temps ceci, que, le lendemain de son discours, Mme Sand avait écrit à Lamartine une grande lettre de félicitations, à la suite de laquelle Lamartine l’était allé voir. Il l’a trouvée à cinq heures du soir encore couchée ; elle s’est levée pour lui ; a paru en espèce de sarrau un peu ouvert ; on a fait apporter des cigares et l’on a causé politique et humanité. C’est la première fois que ces deux grands génies causaient face à face. Jusque-là George Sand avait tout l’air de le mépriser un peu.

Quinet aussi a écrit à Lamartine pour le féliciter. Tout cela n’empêche pas qu’il ne soit fou, et, qui pis est, un peu ambitieux. Mais le monde est grand et les goûts sont différens.

J’ai reçu enfin les poésies de ce pauvre et excellent Durand. J’ai lu avec une vive émotion la belle notice de M. Vinet et le chant funèbre et si senti d’Olivier. Tout cela m’a reporté parmi vous, parmi mes compatriotes du canton de Vaud. Car je l’aime toujours, chère Madame, et je vous aime et vous ai toujours aimée un peu plus que vous n’avez cru.

Voici un petit mot pour M. Steinlen pour le remercier un peu mieux ; je pense qu’Olivier le connaît et peut le lui remettre.

Veuillez bien en m’écrivant me dire avec précision à partir de quelle date je puis encore faire mettre une lettre à la poste ici pour qu’elle vous arrive à temps pour le numéro du 15. Cela me permettra de ramasser et de coordonner mes propos de chronique avec un peu plus de justesse et d’à-propos[3].

Je vous embrasse, chère Madame, et les chers enfans, et Olivier.


18 février 1843.

Je veux pourtant commencer une feuille sans nouvelles et sans littérature. Un baiser d’abord à la petite sœur des trois Suisses : est-ce Berthe qu’on l’appellera ? — Mille félicitations et dragées (en idée) à l’accouchée. Je remercie bien M. Vinet de ces vers si flatteurs et si délicats copiés par lui : c’est une page de plus que je mets dans mon portefeuille de Lausanne, si bien rempli de bons souvenirs ; je n’ose deviner, mais je goûte et j’apprécie. Dites bien cela, cher Olivier, à M. Vinet, et aussi le plaisir et l’émotion que m’a causés sa délicieuse notice sur Henri Durand. — Si j’avais quelque occasion, je me hasarderais à lui envoyer, outre mon petit volume inédit, une deuxième édition de mon XVIe Siècle, malgré les légèretés et les grivoiseries inévitables du sujet. Dites-moi si et comment je le puis.

Je reviens aux affaires qui pour moi se rejoignent aux affections. Tâchez, mon cher Olivier, de fonder là-bas quelque chose, un point d’appui quelconque, un organe à la vérité ; je serai tout à vous. Ici il n’y a rien, rien de possible ; il faut le point d’appui ailleurs, indépendant : ce que Voltaire a fait à Ferney avec son génie et ses passions, pourquoi ne le fonderait-on pas à Lausanne avec de la probité et du concert entre trois ? Pour moi, je me sens de plus en plus ici comme étranger ; les Débats ne deviendront jamais mon nid. D’abord la politique, puis en second lieu la « Goualeuse, » toutes les goualeuses présentes et à venir, voilà ce qu’on veut[4] ! Homère et les Muses n’y viennent qu’en troisième et quatrième rangs comme pis-aller et soliveaux. Faites-nous là-bas bien vite une patrie d’intelligence et de vérité, je vous aiderai d’ici de tout mon pouvoir, et peut-être un jour de plus près. Durez seulement.

A vous, cher Olivier, et à vous, chère Madame et aux vôtres.


7 septembre 1843.

Cher Olivier,

Je vous dirai que je ne suis pas sans quelque souci pour cette Chronique ; ma position personnelle est très bonne quand je ne vais pas dans le monde et que je boude. Alors j’ose ! Quand j’y retourne, quand je suis repris, alors je deviens plus timide. Je suis dans un de ces accès : il s’y mêle du scrupule. Je vous dis cela sans but, et parce que cela m’inquiète quelquefois depuis quelque temps. Mêlez-vous le plus que vous pourrez d’Allemagne. — Il me semble que vous n’avez rien d’Angleterre.


Ce 12 décembre 1843.

Cher Olivier,

Je viens de causer avec Lèbre de la Revue Suisse, il vous dira la conversation ; je veux tâcher de la compléter.

Ce n’est jamais à Paris qu’elle trouvera ni lecteurs ni abonnés. Il faut partir de là. Je vous assure que c’est ma conviction intime, quand même je n’y serais pas intéressé. Un seul lecteur ici, de ces lecteurs que vous et moi nous savons, me paralyse et arrête ma plume ; mais il ne s’agit pas de cela. Vous le voudriez, que vous ne trouveriez pas deux lecteurs, à plus forte raison d’abonnés. Ce qui vous paraît bien paraîtrait ici ou fade, ou indiscret, ou suranné. On dit tout cela à Paris et plus encore : mais on ne l’écrit pas. Là commence l’originalité de la Revue Suisse. Qu’elle s’y fortifie ! Son public, celui auquel elle doit viser de plus en plus, c’est le dehors, c’est la Suisse et l’Allemagne ; Suisse allemande, et française, et ce qui s’ensuit. Conquérons ce champ, s’il se peut.

L’étranger, c’est, on l’a dit, à beaucoup d’égards, une province et la dernière de toutes ; oui, mais, à d’autres égards, c’est un commencement de postérité : écrivons pour ce dernier aspect.

Si la Revue des Deux Mondes manquait (ce qui est toujours possible d’un moment à l’autre, tout tenant à Buloz), il n’y aurait pas ici un seul journal où il se pourrait faire le moindre petit bout de critique vraie, même purement littéraire. Fondons une place de sûreté là-bas. C’est aujourd’hui une féodalité d’un nouveau genre : ayant chacun notre château, Lamartine, son journal de Mâcon, Mme Sand, son journal du Berry ; nous, notre Revue Suisse : qu’elle devienne une chose respectable. Qu’elle soit littérairement ce qu’est la Bibliothèque universelle de Genève scientifiquement, laquelle n’est aucunement lue ici, sachez-le bien.

Voilà un an que dure le prospectus (car ce n’est que cela) ; il est bon ; pouvons-nous tenir et pousser plus loin ? Je n’ose rien assurer : je suis moi-même bien fragile, bien partagé ; mais si l’on était unanime, il y aurait de quoi oser.

L’essentiel aussi serait de trouver un libraire, un Cotta, une cheville ouvrière, l’âme animale des anciens philosophes. Il faudrait un libraire sûr, sage, intelligent, complice, ayant des fonds et des relations : M. Ducloux n’offre, par malheur, pas ce qu’il faudrait. Ne pourrait-on, en faisant la Revue à Lausanne, trouver le libraire ailleurs, à Francfort, à Leipsig, que sais-je ? cela la ferait aller au cœur de l’Allemagne et on écrirait en conséquence.

Encore un coup, c’est là la pente, c’est là le courant possible et aussi nécessaire que celui de l’article sur le Danube ; vouloir faire d’ici un centre, c’est une chimère. Laissons Paris et visons à Appenzell. La gloire, au bout du compte, s’y retrouverait.

Je cause et bavarde, en condensant le plus possible. Je voudrais être plus libre que je ne suis. Si je l’étais un jour et si cette Revue allait et durait, on pourrait y réaliser quelque rêve. Mais moi-même, je me sens si faible, si peu sûr de l’avenir, que je ne vous envoie ces « saccades » que pour ne pas vous supprimer mes pensées sur un sujet si cher.

Lèbre doit vous écrire là-dessus plus au long et avec moins d’ellipses. Mon post-scriptum arrivera peut-être avant sa lettre, tous deux se compléteront.

Je vous embrasse, chère Madame, chers amis, et tous les vôtres.


Le 19 décembre 1843.

Cher Olivier,

Ce n’est pas trop mal du tout et je ne bondis pas. Mais quels jolis vers : Petits coquins d’enfans : cela me montre que la poésie n’est pas morte devers Martheray et Rovéréaz, quoi qu’on en dise. L’article sur la démocratie en Suisse était très bon. J’ai cru y reconnaître l’esprit élevé et judicieux de M. Ruchet.

Je joins ici un petit testament qu’il était essentiel pour ma sécurité que je fisse : vous y êtes chargé, cher Olivier, de mes volontés dernières, et cela vous forcerait à un voyage à Paris, mais tout cela est en chimère, quoique possible pour nous tous dès demain. Je vous recommande bien le papier important sur lequel je fonde ma sécurité désormais.

Je vous ai écrit bien des rêveries sur cette Revue : je n’avais pas songé aux Suisses d’ici, pour abonnés possibles. Cela n’aurait pas très grave inconvénient, et ne serait d’ailleurs praticable à mon sens que de ce côté.

Croyez, chère Madame, à mon souvenir bien fidèle en ces jours de grand bonheur, et de Noël toujours saint, ne fût-ce que par la joie de l’enfance. Ma pensée vole vers vous. Soyez heureux avec la part inévitable de tristesse ; soyez heureux comme vous le méritez, puisque de penser à vous donne du bonheur, un éclair de bonheur aux plus assombris. Ceci est sans préjudice du matin de l’an et du bonjour solennel.

Paris, aujourd’hui 19 décembre 1843.

Ceci est ma dernière volonté.

Je donne et lègue à ma bonne mère, si je meurs avant elle, tout ce que je possède soit en petites rentes, soit en effets, tels qu’habits, linges. Si j’ai le malheur de mourir après elle, je donne et lègue tout ce que je possède et que je viens de désigner à mon ami M. Juste Olivier-Ruchet, de Lausanne. — Dans tous les cas, que je meure avant ou après ma bonne mère, je lègue à mon dit ami le professeur Olivier-Ruchet ma bibliothèque au complet, et je le nomme mon exécuteur testamentaire.

Il voudrait bien, sur la nouvelle de ma mort, se transporter chez moi à Paris et y exécuter ce que je lui recommande religieusement. Il trouverait une petite cassette de bois jaune ; en l’ouvrant, il y trouverait des paquets de lettres cachetées et autres pièces qu’il pourrait, ou détruire, ou garder soigneusement en s’assurant que le secret absolu de ces papiers soit gardé. Je m’en remets là-dessus à lui.

Il trouverait de plus dans une armoire (ou ailleurs si je le déplace dans la suite) un ensemble de petits volumes imprimés ayant pour titre : Livre d’amour. Il s’assurerait de bien recueillir la totalité de ces volumes qui se montent en tout à 204 (plus un petit paquet contenant les bons à tirer de ce volume retirés de l’imprimerie). Ce chiffre de 204 est essentiel, afin que pas un exemplaire ne soit distrait. Parmi les 204, un exemplaire est à demi broché en jaune, tandis que les autres au nombre de 202 sont brochés en vert : il y a de plus, pour faire ce chiffre de 204, un exemplaire en bonnes feuilles non broché.

202 brochés en vert
1 exemplaire mal broché en jaune
1 exemplaire non broché, de bonnes feuilles
plus 1 paquet des bons à tirer.

Mon ami Olivier s’emparerait de ces volumes et les conserverait jusqu’à la mort des deux personnes qui, ainsi que moi, n’en doivent pas voir la publication. Après quoi, il serait libre d’en user à sa volonté ; mon intention expresse est que ce livre ne périsse pas. S’il devait retarder lui-même cette publication, il la recommanderait, après lui, à quelque autre de fidèle et de sûr.

— Je voudrais que, parmi les livres de ma bibliothèque, deux ou trois volumes que je me réserve de désigner (tels, par exemple, qu’une Imitation de J. -C. dorée sur tranche, une Valérie de Mme de Krüdner demi-reliée en deux volumes, une Ourika, un volume intitulé Poésies de ma Grand’tante) fussent offerts comme souvenir du plus respectueux et du plus profond attachement à Mme d’Arbouville (Paris, place Vendôme, n° 10). Elle sera bien bonne de les accepter comme souvenir du plus dévoué et du plus humble de ses admirateurs et serviteurs.

— Des indications écrites de ma main apprendront à mon ami Olivier ce que je désire qui soit fait de divers papiers qu’il trouvera.

J’offre à lui et à sa chère femme Mme Caroline Olivier-Ruchet mes remerciemens pour leur tendre amitié et leur lègue ma mémoire.


Paris, ce 19 décembre 1843.

CH.-AUG. SAINTE-BEUVE,

à l’Institut :


1844


3 janvier.

Chère Madame,

Vous m’avez écrit une lettre bonne, aimable, chère au cœur, merci. J’ai été un moment au milieu de vous. Hélas ! mon idéal est d’aller toujours à Bonmont, dites-le à M. Urbain ; qu’il me garde toujours deux petites chambres, patience ! cela se fera. J’y composerai quelque grand roman[5], si je puis ici me tirer des œuvres commencées qui m’accablent.


7 février.

Chère Madame,

Je reçois votre lettre hier soir ; je verrai Buloz. Mais Lèbre ne part pas encore, et il est ici pour un bon mois encore. Je verrai et presserai. J’ai peu de choses à vous dire de moi, c’est demain le jour définitif ; l’issue est des plus douteuses. Mes fonds, qui étaient très bons, semblent baisser depuis quelques jours. Le chancelier, mon grand appui, est malade et ne pourra aller voter ni influer par sa présence. J’ai contre moi Hugo, Thiers, très peu pour moi Lamartine ; si j’arrive, ce sera laborieux ; si je manque, ce sera, je le crains, définitif : il me faudra prendre quelque grand parti de travail et de plan de vie. Enfin, vous saurez tout cela demain, par les journaux de demain. Ne faites, en mentionnant le résultat dans la Revue Suisse, aucune réflexion.


Ce dimanche 29 février 1844.

Merci, chère Madame, de vos aimables et bonnes paroles. J’en ai grandement besoin. Ce n’est pas cette simple brigue académique qui me tient et m’inquiète : c’est ma situation tout entière, de plus en plus insoutenable et ruineuse, moralement et physiquement. Oh ! qui me donnera un coin de terre où je puisse vivre ou plutôt végéter au soleil en paix et me reconnaître peu à peu ! Mon esprit lui-même est en train de baisser à travers tout cela, ou du moins mon cerveau y craquera un de ces matins. Tout ceci est le résultat d’une situation fausse prolongée, attaché que je suis au centre de Paris, en butte à toutes les obsessions du monde ou autres, et envahi à la longue sans plus de défense.

Cette affaire académique serait trop longue et fastidieuse à vous écrire dans tous ses détails. Qu’il vous suffise de savoir qu’il ne m’eût fallu qu’une voix de plus pour réussir et que Victor Hugo m’a constamment et hautement refusé la sienne, en. annonçant qu’il votait moins pour Vigny que contre moi. On me dit que je réussirai dans trois semaines ; je n’en crois rien ; et ne fais plus un mouvement pour cela. Si je manque, j’aurai à prendre une détermination très nécessaire et assez prompte de changement de vie, et de fuite de Paris, s’il est possible, pour me remettre un peu au travail. Si je réussis, cette détermination, non moins nécessaire, se trouvera ajournée.

— Voilà, chers amis, mes ennuis. A qui les confierai-je, sinon à vous ? — Je crois la résolution de Buloz très subsistante et puis vous rassurer tout à fait là-dessus. Vous le serez, au premier jour, par la publication même, sinon au 1er, du moins au 15 mars, j’espère. Adieu, chers amis, et chère Madame, vous pouvez juger si ma pensée se reporte avec une douloureuse tristesse en arrière à ces années, encore voisines pourtant, et où rien n’était désespéré encore.

S. B.


Cette lettre est écrite ; deux jours seront passés ; je suis moins triste, moins désespéré, et je ne sais si je dois vous l’envoyer. J’ai peur de vous affliger ; je voudrais que vous n’y vissiez plus qu’une effusion, un élan vers vous, une marque de confiance. À ce titre, je ne veux pas la supprimer. Qu’elle aille donc et vous dise que, dans le plus profond de mes ennuis, je me tourne et crie vers vous.

Soignez-vous, cher Olivier, M. Monnard m’a écrit que M. Gaullieur[6] m’a adressé des mémoires de ou sur Benjamin Constant : je vais voir ce que c’est. Fléchissez donc M. d’Hermenches, y puis-je quelque chose directement ? Adieu, à toujours.

Pourriez-vous me dire s’il y aurait moyen d’acquérir là-bas le livre que voici : Diverses pensées sur le bien public, par Bonstetten.


Ce jeudi (hiver 1844.)

Nos lettres, en effet, se sont croisées ; peut-être celle-ci fera-t-elle de même ? J’aurais dû répondre tout aussitôt à votre si aimable inquiétude et la rassurer deux fois. Je suis ici trop occupé par malheur ; vie de métier, sans agrément, sans autre sensation que celle du harnais qui frotte et cuit, et qu’on finit par aimer en le maudissant. Je ne vois personne. Je suis en des torts si honteux avec tous mes meilleurs amis d’ici que je ne les compte plus, et cela va ressembler à une faillite universelle. En échange de vos jolis et mouvans tableaux, que vous offrir des nôtres ? de la boue électorale, de la crotte électorale, et de la boue encore. Lamartine, à travers cela, publie des poésies : mais ces poésies données par échantillon d’avance, dans les Débats et dans la Presse, viennent encore à point pour aider le mouvement électoral et lui donner un coup de main : on n’en sort pas. À travers cela, Mlle Rachel vogue toujours jeune, pure et applaudie, comme la conque d’Amphitrite sur le dos des Tritons. Elle seule tient tête aux élections, n’en est ni tuée, ni atteinte, et fait foule innocemment autour d’elle. Vrai miracle !

Je vois que votre hiver est très amusant, en somme : il y a les jours de foule et d’assemblée où, bon gré mal gré, vous triomphez sans trop d’ennui ; il y a les petits jours où vous vous amusez prodigieusement, où du moins vous jouissez plus intimement. Ah çà ! ce beau monsieur italien commence bien à m’ennuyer avec ses perfections, je suis un ami très jaloux, ne savez-vous pas ? et il me sera, avant de l’avoir vu, aussi insoutenable, à force de louanges, que cet excellent M. Chatelanat. Décidément, je ne ferai jamais la connaissance de ce beau monsieur italien et je vous en crois sur parole, car, si je le connaissais, à la première occasion et sur le premier vers de Boileau ou d’Alfieri qu’on citerait, je ferais une de ces sorties que vous savez et qui laissent tout le monde étonné, moi-même tout le premier. Vous voilà, Madame, bien avertie.

Mais, en femme que vous êtes malgré tout, vous saurez gré à ce beau monsieur italien de cette humeur qu’il nous donne ici. Et nous, si nous n’étions pas un sot, nous n’aurions dit mot de lui, et vous en auriez été pour vos louanges.

Je suis beaucoup plus charmé de vous savoir si bien avec Mme Vinet ; je me suis bien reproché de n’avoir pas donné un signe direct de vie à ce cœur d’or, sensible et tendre, de M. Vinet : je me suis tout dit ; mais il vient une heure où l’enchantement de tout a si fort cessé qu’on se dit un à quoi bon perpétuel. Mon âme ressemble à une de ces nuits désertes et sereines où il gèle de plus en plus depuis le premier froid du soir jusqu’à l’amer frisson de l’aurore. Je me suis resserré de plus en plus et me regarde au dedans immobile et glacé dans une transparence. Hélas !

Et cela est nécessaire ici : on souffre tant à être sensible ; à chaque sortie, on rapporte une blessure : le mot qu’on ai entendu, le journal sur lequel on est tombé, le visage que l’angle de la rue vous garde à l’improviste, — tout enfin. Et, comme il faut être homme pourtant, force est de s’endurcir, d’accepter la ride et de ne la plus quitter. A quarante ans, les uns se font aigris, les autres fades : d’autres tournent au porc, moi je me fais loup. Je dis non, je rôde, et je me maintiens inattaquable dans les grands bois enneigés.

Mais tout ceci ne regarde jamais de votre côté, Madame et chère amie ; chez vous, je me fais berger, c’est l’aspect de mon idylle., Gardez-la-moi toujours de l’âge d’or, et n’y mêlez l’argent que bien tard, et jamais rien au-delà, les deux seuls beaux âges.

Adieu, embrassez pour moi Olivier, s’il vous plaît ; mes amitiés à Lèbre, à M. Ruchet ; aspects à Mlle Sylvie, baisers aux Billou-Billou et à vous, Madame et chère amie, toutes les habitudes du cœur.


Ce 24 mars 1844.

Chère Madame,

J’ai écrit une lettre bien maussade à Olivier, mais il me l’aura pardonné. Je suis tout occupé d’arranger ces lettres de Benjamin Constant. Je cherche depuis plusieurs heures dans la 4e édition de la Chrestomathie de M. Vinet la jolie lettre de Benjamin âgé de douze ans ; je ne puis la trouver et j’en conclus que l’excellent M. Vinet, la jugeant trop agréable, l’aura retranchée. Comment faire pour l’avoir ? S’il ne s’agissait que de payer un exemplaire où elle est, d’en déchirer le feuillet et de me l’envoyer, à la bonne heure ! mais comment faire parvenir l’argent ? Veuillez être assez bonne pour demander à M. Vinet où il a fourré cette charmante lettre dans sa 4e édition que j’avais achetée en partie pour cela ? — Si elle est absente, pourriez-vous m’en faire avoir une copie bien exacte, car c’est urgent. — Mon Dieu ! que de tracas ! Je vous écrirai au premier jour notre chronique, je succombe ici sous les devoirs.

O ubi Tempe ! (demandez à Olivier). A quand le calme et la vie paisible ! Dans l’autre vie ! ou dans je ne sais quel automne qui recule, passé auprès de vous !

À vous, chère Madame, chers amis,

S. B.


J’apprends avec effroi que Lèbre vient d’être transporté, très malade, dans une maison de santé : son exaltation lui aura donné une fièvre ardente. J’apprends cela en passant chez lui, par hasard ; dès que j’aurai des nouvelles précises, je vous en dirai.


Ce 25 mars 1844.

Cher Olivier,

Je rouvre pour vous dire que je reçois votre mot. Merci de tout ce détail et pardon de tout ce tracas. En lisant la dernière partie de la correspondance, il me semble de plus en plus impossible que tout ceci soit publié en totalité[7]. La Charlotte dont il s’agit à chaque page n’est autre que Mme Benjamin Constant, encore très vivante Ce serait un libelle diffamatoire de publier de telles choses. J’ai écrit hier un mot à M. Gaullieur où je n’ai fait que toucher ce point. Je vais faire tout le travail, préparer tout ; puis je lui demanderai formellement son intention sur la publication totale et prochaine, auquel cas (entre nous) je rengainerais, ne pouvant servir de porte-voix, même anonyme, à ce qui serait un méfait social ; mais je pense qu’il tombera d’accord ; il n’avait pas l’air de savoir que cette Charlotte fût la même que Mme Benjamin Constant.

C’est à mesure que j’avance dans la lecture que je me forme cette opinion sur les écueils : au début, cela paraissait moins.

En résumé, si toute la portion Charlotte se supprime, cela n’a d’autre inconvénient que de montrer Benjamin Constant sous son vrai jour, c’est-à-dire le plus pitoyable des hommes.

Je vais tâcher aujourd’hui de savoir où est ce pauvre Lèbre et comment il est : on n’a pu hier me donner d’autre détail, sinon que, très malade depuis cinq jours, il avait été transporté hier par ses amis dans une maison de santé pour être mieux soigné. — Inutile d’ajouter que, dans cet état, il n’a pu me rien transmettre de vous.

Pour Mickiewicz, c’est de la pure folie, à ce qui m’en revient de partout. Si j’étais ministre, je le suspendrais, demain ; et si j’étais Académie de Lausanne, je ne le choisirais plus, car cela bouleverse les cervelles de la jeunesse : et je suis sûr que, sans son travail sur les Slaves, ce pauvre Lèbre se trouverait mieux. Son exaltation a été croissante depuis lors.

Voilà bien des choses tristes, mon cher Olivier.

Parlez un peu à M. Gaullieur et sondez-le sur l’article Charlotte : est-ce qu’il n’est pas de mon avis ? — tout cela non officiellement. — Telle qu’elle reste, la chose sera la plus curieuse du monde[8].


Avril 1844, ce dimanche.

Cher Olivier,

En toute hâte, réparation à la princesse B…, il paraît que ce n’est pas à elle que le roman de Balzac est dédié, mais à une dame russe (Fille d’une terre esclave… Il est vrai que l’Italie l’est aussi), Mme de S… (ne la nommez pas au long), qui est célèbre par sa beauté, et par l’étrangeté et les fantaisies d’une grande existence. Vous pourriez combiner les deux suppositions comme les faisant vous-même : « On se demande à qui une telle dédicace bizarre peut s’adresser… Serait-ce à la princesse B… ; mais non, le signalement ne va que sur quelques points ; on nous assure que c’est plutôt à une dame russe célèbre. Dans tous les cas, la dédicace est bien peu française.

Mme Benjamin Constant s’inquiète peu de son mari, perd ses papiers et ne réclamera sans doute rien : elle est toujours bergère à soixante-douze ans.

Je vous embrasse, chers amis, chère Madame.


Ce 20 juillet 1844.

Cher ami, chère Madame,

Voici une lettre de Mme Valmore. Ils sont bien dans l’incertitude, sans rien ici et au risque de partir je ne sais où. C’est fort triste de voir encore une fois se disperser ce nid d’hirondelles.

Vous avez vu que la Revue de Paris est morte, mais Buloz triomphe des Bonnaire. Ceux-ci le voulaient mettre dehors pour exploiter leur Revue en gens d’argent, et sans souci des idées ni de l’équipage. Buloz a tenu bon, il était propriétaire d’un tiers ; il leur a acheté leurs deux tiers, et la Revue des Deux Mondes va prendre développement en s’appuyant aux gens politiques et littéraires qui auront des actions et une part à la surveillance. Ç’a été une rude crise, terminée depuis deux ou trois jours seulement.

J’ai dîné avec M. Ducloux, lui ai fort parlé de la Revue Suisse et de tout : je l’ai trouvé très bon garçon et spirituel. Il va vous revenir bientôt. Voyez-le et causez à fond avec lui, je vous en prie. Un capitaliste qui a des idées ! mais c’est précieux.

Vous m’avez gâté, chère Madame, dans cette chronique, je vous en gronde ; je suis toujours bien obéré et cette inquiétude que vous savez n’a pas encore eu lieu de cesser. Que les choses vont lentement ! Le mal du moins est lent à passer ! A vous de cœur, chère Madame, chers amis.


Ce jeudi 28 juillet 1844.

Chère Madame,

J’aurais déjà dû vous répondre, mais je faisais un article. Celui d’Olivier est très bien et lui a fait ici beaucoup d’honneur : sa place est prise, il faut la garder et l’étendre. Buloz a dû lui écrire : Olivier a bien fait de lui envoyer des détails sur l’affaire du Valais. S’il peut venir un jour passer quelques semaines ici, il assurerait de plus en plus sa relation, mais la voilà bien nouée. Son style si fier, si ingénieux, si artiste n’a besoin pour nous que d’une chose ; un peu plus d’espace et un tissu moins dru, éluder et éclaircir. Il aura tout dès lors. — Qu’il pense vite à quelque autre chose. Les jugemens ne sont pas trop sévères, ils sont justes, et si bien tournés : et puis, là-bas, qu’on apprenne à compter un peu avec lui, il n’y a pas de mal. Cette collaboration, et sa Revue Suisse, le voilà inviolable.

M. Monnard a-t-il bien rapporté à M. Gaullieur tout ce dont je l’avais chargé ? ce qui revient à demander simplement : est-il arrivé à bon port ?

M. Vinet fait de très beaux articles sur Rancé. J’ai été, moi, dans une situation délicate. J’ai dû parler, étant dans la gueule même du lion. Bien que ce lion n’ait plus de dents, je n’étais pas moins à la gêne. Je crois m’en être tiré et m’être fait comprendre, sans manquer à la Majesté.

La Revue de Paris vous mâche de la broutille pour la Revue Suisse : pourtant il ne faudrait pas trop s’y fier en tout : elle est systématiquement hostile à M. Guizot, et du parti Thiers, centre gauche. En un mot, elle ne voit que d’un œil et n’entend que d’une oreille.

Je suis bien triste, chère Madame, de ne pas aller en Suisse cette année : cela ne m’est point permis ni possible pour toutes sortes de raisons. Je reste ici, travaillant, pensant à vous bien chèrement, chère Madame. Soignez-vous ; pourquoi donc ne reviendriez-vous pas ? il me semble que vous aimeriez mieux Paris cette fois prochaine. Soignez-vous avant tout et croyez que les meilleurs souvenirs vous sont fidèles.

A vous, chers amis, de tout cœur.


Le 30 juillet 1844.

Chère Madame,

Je n’ai pas répondu à votre si aimable dernière lettre : la Revue vous dira de quel gros travail j’étais en couches. Je relève. Merci de vos bonnes et tendres paroles qui sont aussi ma meilleure espérance. Que je voudrais pouvoir vous aller visiter !

Nous avons eu à la Revue de Paris le tri ? d’Olivier, je crains qu’on ne lui ait gâté des endroits ; il faut savoir, cher attique de Lausanne, que vous tombez avec Bonnaire en pleine Béotie. Il faut être le plus clair et le plus uni possible, jusqu’à ce que Olivier, par un séjour ici, soit convaincu qu’on le peut laisser aller sans dommage pour le goût du susdit excellent Bonnaire et Cie. Armand Marrast (notre républicain, vrai homme d’esprit et bon littérateur) a été charmé de cet article d’Olivier.

Je ferai un de ces jours régler le petit compte afin de vous dire ce à quoi vous avez droit.

Je ne sais encore ce que je vous écrirai pour la chronique, il n’y a rien, de moins en moins ; — nous sommes dans un intervalle de générations, il n’en pousse aucune, et les nôtres sont à tout.

Mme Valmore va bien et a près d’elle sa chère Ondine, assez bien portante, et toutes deux se souviennent fort de vous.

Mme de Tascher est à la campagne où elle a été fort malade ; elle a près d’elle sa fille, Mme Narvaez. Tout cet accident mariage a mis, outre nous, non du froid, mais de la distance ; car pendant des mois on ne la voyait plus.

Les Broglie sont allés chez nous. Olivier devrait, à l’occasion, revoir le duc de Broglie et Doudan ; ce sont, l’un le plus sérieux, et l’autre le plus aimable des esprits d’ici.

M. Vinet m’a écrit, à propos de mon article Pascal, la plus aimable lettre : remerciez-le en attendant qui je le fasse directement.

Nous avons un petit projet d’édition de Lettres de Lausanne[9] pour cet hiver ; j’y mettrais en tout ou en partie votre notice, chère Madame.

Bonjour, chère Madame, chers amis (et vos enfans aussi), je vous embrasse.

Soignez-vous.

Nous avons eu les fêtes de Juillet ; c’est la plus belle illumination qu’on ait eue depuis quatorze ans. Jamais dans une foule on n’a vu moins d’enthousiasme et plus de curiosité.


Ce 20 août.

Bonjour, chère Madame, cher Olivier ; je vais mieux ; il n’y a rien de grave, ce n’est que délicatesse excessive, et fatigue ; mais le médecin mandé m’a ri au nez, voilà de quoi vous rassurer.

Je ne vous ai pas remercié de toutes les communications excellentes, de ces lettres copiées. J’ai reçu le Bonstetten.

Les lettres de Benjamin Constant ont ici beaucoup de succès. et la manière dont j’ai coupé et encadré le tout a réussi. Est-ce de même là-bas ? M. Gaullieur est-il content ? Vous avez dû, cher Olivier, recevoir les épreuves du G. Tell par la poste ou la diligence.

Le Marot n’a pu aller ; la Revue se soucie peu d’érudition pure ; mais la trouvaille est curieuse.

Je suis occupé de mon Eloge de Delavigne, on ne trouve plus de temps pour rien dans le flot du monde. Oh ! tout cela me mènera-t-il à quelques années d’une vie cachée et solitaire avant la mort ? Je me le figure par moment, mais je n’en prends guère le chemin direct.

Bien à vous de cœur, chers amis.


Châlenay, ce 22 septembre 1844.

« Chère Madame,

J’ai reçu avec un vrai bonheur votre bonne et affectueuse lettre : merci de ces doux et constans sentimens. Je ne vous ai pas dit assez quelle joie c’eût été pour moi de pouvoir aller cette année à Lausanne, ne fût-ce que huit jours. Mais cela m’a été complètement impossible, et d’une impossibilité positive et précise. Je ne puis vous expliquer cela par lettres, mais vous y croirez puisque je vous le dis. — Au lieu de cela, j’ai passé tous ces mois à Paris à travailler et sans guère voir personne ; et puis mes vacances s’écoulent, me voilà pour quelques jours à Châtenay chez Mme de Boigne, et avec le chancelier. Je cause du temps passé et de souvenirs plus anciens, chère Madame, que ceux de Rovéréaz et aussi moins rians : mais j’ai toujours aimé ces conversations du vieux temps et qui touchent à la société et à la politique. Cela dispense d’avoir vécu le tous les jours de cette vie-là, et, avec un peu de sagacité, on la comprend dans son esprit.

Je loge dans la maison même où est né Voltaire et à deux pas de la chambre où sa mère, venue là par hasard pour passer le dimanche chez son frère, fut prise de mal d’enfant et le mit au monde,

L’autre jour, en me promenant dans cette très jolie vallée et tout près d’un petit lac qui y est, je songeais aux vôtres et à celui de Nervaux et je traçais le cadre d’une petite épître à vous, qui sera rempli je ne sais quand. — Vous aurez reçu une série de questions de Veyne sur les yeux du petit. — Je ne me remettrai à Port-Royal qu’après ma réception et les ennuis de cet hiver. Je voudrais me faire tout à fait libre vers avril prochain. Pourquoi ne retrouverai-je pas alors les bons huit mois de Suisse, d’Eysins, de quelque chose comme cela ? J’y vise de côté, je vous assure.

Soignez-vous, bien chère Madame, ne vous tourmentez pas, donnez du calme à ce front et à ces yeux, et retrouvez cette belle et puissante santé pour laquelle est faite votre organisation primitive.

J’embrasse Olivier et vous baise les mains.


1845


2 février.

Chère Madame,

Je reçois votre aimable mot, ne dites pas que je n’aurai pas le temps de vous lire. C’est mal. Je ne dois être reçu à l’Académie que le 27 février ; Mérimée l’est dans quatre jours, le 6.

Tandis que M. Thomas, M. Charles Labitte, dans les Revues de Paris et des Deux Mondes soutenaient la cause de M. Saint-Marc Girardin, et celle du bon sens spirituel, M. Auguste Vacquerie, dans la Presse du 17 janvier, entonnait l’hymne pindarique et célébrait en termes inouïs la clémence et la magnanimité du maître ; les images de M. Victor Hugo sur la sérénité inaltérable et olympienne reviennent ici, mais avec un surcroît de pinceau ; on sent que le disciple a besoin de renchérir, et l’on passe très sensiblement du tableau à la charge.

Certes il n’y a jamais eu de clémence et de générosité dont l’incognito ait été plus magnifiquement constaté. L’article se termine par ces incroyables paroles : « Les applaudissemens qui n’avaient pas manqué aux intentions de M. Saint-Marc Girardin ont accompagné d’un bout à l’autre l’admirable et noble réponse du poète. L’ovation a été complète, et le public a chaudement remercié M. Victor Hugo d’avoir replacé de hautes questions littéraires dans la sphère inaccessible où elles ne peuvent être coudoyées que par le poète qui monte ou le Dieu qui descend. »

Nous autres Suisses, qui n’avons pas d’Académie française, nous avons peine à nous faire une idée de cet avant-goût d’apothéose et d’immortalité ; il nous semble que le récipiendaire au moment où il entend de telles paroles de consécration tomber sur. lui, doit se dire comme cet empereur romain près de mourir : Je sens que je deviens Dieu.

M. Michelet vient de publier un volume intitulé : Du Prêtre, de la Femme, de la Famille, dont M. Emile Saisset a porté un jugement très sensé dans la Revue des Deux Mondes du 1er février. De tels écrits obtiennent d’ailleurs un succès de passion auprès des esprits inexpérimentés ; et, à la date du 1er février, 8 000 exemplaires du livre étaient déjà en circulation. M. Michelet devient décidément un homme de parti, c’est-à-dire qu’il déchoit, ainsi que M. Quinet, de sa position première.

A bientôt. Je vous embrasse, chère Madame, chers amis.


Ce 4 février 1845.

Mon cher Olivier,

Je reçois vos lettres : mais vous êtes étrangement impatient. Votre article qu’on doit mettre dans la Revue des Deux Mondes du 15 s’imprime, et l’on doit vous en envoyer l’épreuve. Je garde en conséquence vos lettres sans rien envoyer jusqu’à nouvel ordre, ou plutôt j’envoie la grosse lettre à M. Lutteroth et pas la petite. Est-ce bien ? Ecrivez-moi vos ordres définitifs. Écrivez directement et personnellement à Buloz.


5 mars 1845.

Chère Madame,

Quel coup que cette révolution que je ne prévoyais nullement si prochaine, ni dans cette forme ! Croyez que je les ressens profondément moi aussi, je dis : Mon canton de Vaud a perdu sa virginité ! Ma république idéale, mon angulus ridet (je vous parle comme à Olivier) vient de disparaître dans un tremblement. Enfin vous allez m’écrire, dès le lendemain de la crise, comment tout se termine : il me semble que M. Druey[10] est un homme éclairé, mais, en pareil cas, c’est la queue qui mène la tête.

Je vais réfléchir à tout ce qui pourrait nous rapprocher : j’aurai à y penser longtemps peut-être, mais j’y penserai à fond. Je ne puis aujourd’hui que vous répondre par un accent, vous serrer la main à la hâte. Je suis dans tous les ennuis et tracas d’une corvée qui s’approche.

A vous de cœur, chers amis, cher Olivier. Ne pourrais-je donc avoir le discours de M. Ruchet. Serrez-lui bien la main de ma part et dites-lui combien de tulles actions s’apprécient, mais sa conscience le lui dit mieux.

A vous encore.


Fin juillet 1845.

Cher Olivier,

Il n’y a rien absolument de neuf.

Les Chambres sont closes ; le monde quitte Paris ; on a jasé de la fuite de Mlle P… et d’autres choses pareilles, puis l’on n’en jase plus. Les belles dames se demandent dans la vie de château ce qu’on peut lire de nouveau et d’un peu amusant ; et quand on a cité Antonio Perez, on ne sait plus que demander. Les jeunes générations ne produisent pas ou bien celles qui ne se dissipent pas dans le futile donnent décidément dans l’extrême sérieux

Ainsi M. Jules Simon vient de donner son second volume de l’Histoire de l’Ecole philosophique d’Alexandrie.

A vous de cœur, cher ami, chère Madame. Je crains d’être en retard et vous laisse aller ces lignes incomplètes.

S. -B.


M. Magnin vient de publier le théâtre de Krotsvitha ou Hrotsvitha, religieuse allemande du Xe siècle (texte et traduction). Cousin publie avec corrections ses anciens cours de philosophie. Le second volume de l’Abélard de M. de Rémusat a paru.

Depuis l’agrandissement des journaux, les illustres romanciers-feuilletonistes se sont mis à l’enchère, et l’on en cite qui ne veulent plus écrire à moins de 1 000 francs par feuilleton.


1846


Ce 8 février 1846.

Cher Olivier,

Je reçois une très bonne lettre de vous : j’en reçois en même temps une par le canal de Mme Olivier ; je suis allé pour la voir sans la trouver ; j’y retournerai bientôt. Je suis heureux si cet orage ne laisse aucune trace. J’ai dû souffrir, pour une simple vivacité qui n’avait pas plus de gravité que ce que je vous ai écrit cinquante fois au sujet de ces chroniques, de paraître avoir eu une dureté presque odieuse eu égard aux circonstances, et cela sans retrouver le moment de m’expliquer et de me justifier.

Voilà donc Berne elle-même entraînée dans la résistance et le point d’appui reporté à Zurich. Tout cela est bien capable de dégoûter des rêves d’idylle et de bonheur qu’on fait en cette humaine vie.

Il y a eu ici la réception de Vigny à l’Académie ; il s’y est montré (comme dans tout ce qui a précédé) ridicule, d’une sottise, d’une fatuité qui a donné sur les nerfs durant une heure et demie passée à toute une assemblée ; de sorte qu’on a été soulagé en entendant M. Molé retrouver des notes justes et simples. Les amis de Vigny lui-même n’ont pu résister à l’ennui et à l’impatience, et M. Guiraud disait après la séance : « Mon amitié a souffert, mais ma justice est satisfaite. »

Il était séraphique, comme disait quelqu’un en sortant.

Tout en débitant lentement son discours, il avait un crayon d’or avec lequel il marquait sur son cahier les applaudissemens quand il en venait.

Je suis occupé d’écrire sur Mignet qu’on range parmi nos historiens dans la série de la Revue ; j’abrège donc, mais je n’ai pas voulu tarder davantage à vous serrer la main.

Adieu, cher Olivier.


1847


Ce 1er janvier 1847.

Chère Madame,

Je ne veux pas laisser cette journée sans vous envoyer un bonjour et bon an que j’aimerais mieux pouvoir vous aller porter. Je suis empêché par beaucoup de fatigue et par les devoirs officiels qui sont accumulés sur ce jour. Cette année m’a été mauvaise en finissant ; elle m’a laissé, à ce moment où l’autre année commence, dans un état de gêne et de pénurie qui va jusqu’à contrister les sentimens. Ne pas pouvoir réjouir comme on le voudrait ceux qu’on aime, ces aimables enfances qui s’essayent en jouant à la vie, c’est triste, quand on ne croit plus dans la vie qu’à l’enfance et à ce bonheur si court qu’il faut au moins procurer !

D’ici à quatre jours, je serai un peu mieux à cet égard, et j’oserai aller vers les vôtres : je voudrais donner à la petite Thérèse un tout petit manchon. Dites-moi si elle en a un. Je sais où trouver le mien qui est déjà tout choisi de l’œil. Seulement je ne voudrais pas qu’il fît double emploi.

Olivier m’a envoyé pour étrennes un charmant volume dont j’ai lu des pièces avec larmes : Et in Arcadia ego ! Quels purs et profonds souvenirs ! et que de morts déjà, desquels on voudrait être resté digne pour au moins espérer de les rejoindre !

Je suis à vous et à lui, chère Madame, de tout mon cœur.


1848


Ce 17 avril 1848.

Cher ami,

Il y a encore de la poésie dans les choses, imaginez-vous qu’hier en vous quittant après être allé faire une petite visite près de la place de la Bastille, je rabattais du côté de l’Hôtel de Ville, oubliant que le passage devait être encombré. Après avoir essayé de pousser jusqu’au pont d’Arcole et avoir perdu une demi-heure dans la foule, vers six heures un quart, je rebroussai du côté de l’église Saint-Gervais pour tourner derrière l’Hôtel de Ville et arriver chez moi par ce circuit. Je pris une ruelle qui longe la nef et le chevet de Saint-Gervais : deux hommes faisaient comme moi et marchaient devant moi. L’un d’eux se retourne, c’était Lamartine. Il sortait de l’Hôtel de Ville par une petite porte, et se dérobait à son triomphe pour rentrer chez lui et rassurer sa femme. Je l’ai conduit jusqu’à une place de voitures près de l’Imprimerie royale. Dans ces cinq minutes je lui ai dit à brûle-pourpoint tout ce qu’on pouvait de plus énergique sur la situation, la nécessité de nous en tirer, de prendre sur soi, et qu’on aurait une force encore plus grande qu’on ne pouvait soupçonner, en faisant appela la population sur ce point d’ordre et de vraie liberté. Je vous conterai ce qu’il m’a dit, de très significatif. Il était au reste dans un grand contentement de cette manifestation qui passait ses espérances.

Voilà de ces hasards, qui font sourire et rêver. Echappera une foule immense pour rencontrer à deux pas de là seul à seul dans une ruelle l’homme que toute cette foule défend et va chercher[11].

Voici le passage de la lettre de mon ami de Troyes.

Voici une petite note à tout hasard pour M. Clément ; il peut et vous pouvez me rendre là le plus signalé et le plus délicat service[12].

A vous, chers amis, de cœur.

Soyez assez bon pour adresser le plus tôt que vous pourrez cette petite note à M. Clément, cher Olivier.


Le 29 juin 1848.

Chère Madame,

Dès que vous le pourrez, tranquillisez-moi sur vous et les vôtres durant ces horribles heures ? Comment est Olivier ? Comment êtes-vous ? Comment votre place a-t-elle été respectée ? Et M. Ruchet qui est sous les armes ?

J’ai bien percé les espaces par la pensée pour être avec vous : c’est là une triste adoption que Paris a eu à vous offrir.

A vous de cœur.


Ce juin (s. d.) 1848.

Chère Madame,

Vous pouvez croire que ce serait une fête pour moi d’aller à vous samedi, s’il est encore des fêtes.

Oui, il existe des volumes d’Instructions chrétiennes de M. Singlin, mais refroidis comme des sermons dont le sel et l’accent s’en est allé.

La meilleure vie de Saint-Cyran se trouve dans les Mémoires de Lancelot, 2 vol.

Maintenant voici pour Olivier. Je veux l’entendre à sa première lecture[13]. J’ai à causer avec lui sur ces lectures. N’a-t-il pas un programme ou liste des Cours et des noms des professeurs ? Pourrait-il me procurer une affiche ou m’indiquer la date du journal où je les trouverais ? J’ai à faire là-dessus un article prochain, et c’est sur lui que je compte pour m’orienter. Je verrai aussi M. Souvestre. Quand Olivier fait-il sa première lecture ?

A vous de tout cœur, chère Madame.


Ce 16 septembre.

Chère Madame,

Je trouve en arrivant votre petit billet. Mon embarras est celui-ci : Comment puis-je être de quelque autorité au ministère de l’Instruction publique ? M. Génin, directeur de la division littéraire, est mon ennemi littéraire de tout temps. Je viens d’adresser ma démission au ministre qui, malgré une réponse polie qu’il m’a faite, ne saurait que ressentir la préférence que je donne à la Belgique sur la France républicaine[14]. Il est vrai que je connais M. Halévy, mon voisin, et que je puis lui parler, mais voilà tout. M. Halévy, quand il a donné ce conseil, ne connaissait pas bien la nouvelle position que j’ai prise et ne savait pas de plus mes rapports réels avec M. Génin.

Enfin, chère Madame, je lui parlerai et je vous verrai dès que j’aurai un seul instant.

A vous de cœur et à tous les vôtres.


Liège, ce 20 octobre.

Chère Madame,

Combien j’ai regretté de quitter Paris sans vous serrer la main à Olivier et à vous : mais mes derniers jours ont été des journées de manœuvre, d’emballeur et de portefaix. Je succombais à la fatigue et j’étais pressé par le temps.

Me voilà enfin arrivé et transporté. Je repasse par toutes mes impressions de Lausanne, mais avec quelle différence, chère Madame ! et quel vide, quel isolement de plus ! J’ai trouvé ici un excellent ami et guide dans M. Lacordaire. Pourtant ce n’est pas comme à Lausanne. Il n’y a de pareil que ma tristesse accrue par les années et par la nature des circonstances. Mes collègues de l’Université sont bien pour moi et m’ont fait tout l’accueil que je pouvais désirer, mais ce n’est pas comme à Lausanne, c’est là, mon refrain, le seul refrain que je chanterai.

Les étudians ne sont peut-être pas si bienveillans : si cela était, mon séjour ici ne serait pas long, et je serai fier comme il convient. Pourtant rien ne m’autorise à craindre. Je travaille à force ; je prépare deux cours, trois leçons par semaine, à commencer à la fin de ce mois. Y pourrai-je suffire ?

Chère Madame, donnez-moi un peu de vos nouvelles, de celles de vos chers enfans et d’Olivier, et ne m’accusez pas si je suis inexact et rare en réponse. Je vais être si occupé !

Adieu, bien chère Madame. Je serre la main à Olivier et j’embrasse les enfans, nommément Mlle Thérèse.


Liège, ce 27 novembre.

Cher ami,

J’ai reçu avec bien du plaisir votre bonne lettre et avec reconnaissance le numéro de la Revue Suisse où vous me rappelez au souvenir de mes anciens auditeurs. Je suis ici en plein cours. J’ai un peu trop à faire. Ce cours public, s’il était seul, m’amuserait, mais l’autre est bien immense. Enfin j’y suffis jusqu’ici et n’ai qu’à me louer du public d’ici, même des dames qui viennent contre l’usage à l’Université. Je mène la vie sérieuse et austère que vous m’avez vu mener à Lausanne, — plus austère encore et sans la consolation des soirs. L’autre jour en me promenant une heure seul, sur les collines à demi dépouillées, je récitais cette stance qui contient la moralité sombre des dernières années :


Rien n’est profit à qui ne sacrifie, etc.


Je ne sais si j’aurai un moment à moi pour aller à Paris d’ici à la fin de l’année scolaire : le trajet est court, mais c’est fatigant, et je ne suis pas assez en avance pour pouvoir profiter des petites vacances que se ménage l’Université à Noël. Nous verrons à Pâques. Chers amis, ne m’oubliez pas : écrivez-moi quelquefois, cher Olivier. Si Mme Olivier voit Mme Valmore, qu’elle lui dise mes respectueuses tendresses ! J’écrirai à Mlle Ondine : mais le temps manque.

Adieu, chers amis, je vous embrasse, ainsi que Mlle Thérèse s’il lui plaît, et les enfans.

Où en est l’Ecole administrative ?

Si Olivier voit M. Lutteroth, il serait bien bon de dire à ce dernier qu’il veuille bien presser l’insertion dans les Débats de l’article que j’ai fait imprimer avant de partir de Paris sur le Pascal de M. Vinet et qui court risque d’attendre indéfiniment si M. Lutteroth n’use de son influence. Mille amitiés encore.


1849


Liège, ce 5 février 1849.

Chère Madame,

Votre lettre est bien bonne, et la bienvenue. Je pense bien souvent à vous dans ma triste vie. Je n’ai plus pourtant, comme je l’avais encore à Lausanne, le don de souffrir et de jouir ; il semble que j’aie épuisé ma dose, et que la lampe ne se renouvelle plus. Je travaille, mais sans bonheur ; je n’ai d’autre désir que d’achever ce que j’ai entrepris. Je n’ai formé ici aucune liaison particulière. La tendresse est bien loin ; elle est pour les amis du passé, pour vous, pour les chers absens[15]. Je ne forme aucun projet bien arrêté pour l’avenir : tout est si incertain, de quelque côté qu’on se tourne à l’horizon. Mon cœur, quand j’y regarde, est toujours tourné vers Paris ; pourrai-je lui obéir ? — Nous en causerons à Pâques. Embrassez Olivier pour moi ; remerciez-le des bons souvenirs qu’il m’envoie par la Revue Suisse. Amitiés à M. Bridel, à Clément, à Ch. Eynard, aux Valmore. Les bras sont trop courts, l’espace trop grand et les amis dispersés sont trop nombreux. Mais vous, vous êtes pour moi du petit nombre.

J’embrasse les chers enfans et vous tous. A vous de cœur, chère Madame.


Liège, ce 1er juin 1849.

Très chère Madame,

Votre bonne lettre m’a été bien douce ; j’avais eu grand regret de ne pouvoir vous attendre ce dernier soir, ma pensée est souvent avec vous, avec notre passé. J’y vis très habituellement et, ce qui est bien certain, c’est que jamais je ne m’avise de vivre dans l’avenir. La suprême douceur désormais serait de causer ensemble avec une tristesse calme de ces jours heureux, qui ne le furent pas complètement eux-mêmes, mais qui le deviennent au prisme du souvenir. J’ai dit à Olivier que je ne désespère pas d’être bientôt rapproché de vous, — tout à fait libre, — pauvre et gueux comme à vingt ans. Et peut-être, qui sait ? je ne sais quoi de cet âge me reviendra aussi en même temps que la condition extérieure qui me le rappellera. J’y compte un peu, en vertu de cette incurable faculté d’illusion que gardent tous ceux qui ont été une fois poètes.

Ce qui n’est pas une illusion, c’est le plaisir de se voir, de se retrouver, de jouir mieux de ce dont [on] a été sensiblement privé et d’apprécier désormais bien des choses simples et pures. Croyez bien, chère amie, à la fidélité de mes impressions, de mes pensées reconnaissantes, et à mon culte d’un passé qui ne peut que gagner en moi et se mieux graver chaque jour. Il n’est pas jusqu’à cette vie assez douce, mais si dénuée et que je mène ici, qui ne contribue à me faire mieux sentir ce qu’était pour moi Lausanne, grâce à vous, et combien de ce côté j’ai une secrète patrie. Écrivez-moi quand vous en aurez un mouvement et le loisir : vous êtes sûre de m’apporter une consolation et une joie.

Adieu, offrez mes tendres amitiés à Olivier, à tous les vôtres, et sachez-moi bien à vous de respect et de cœur.


Liège, ce 8 juillet 1849,

Chère Madame et amie,

J’ai bien pris part à toutes ces épreuves. J’étais inquiet de ce que devenaient vos santés au milieu de cette influence. Sans ma douleur nerveuse qui persiste, j’aurais écrit : mais ma plume ne court plus bride abattue. J’espère que la santé d’Olivier est remise et votre âme un peu calmée. Je vous reverrai bientôt. Après un court voyage à Utrecht[16], je reviens à Liège pour faire mes paquets et je compte être à Paris en août. Je reprendrai peu à peu des habitudes plus douces : je voudrais y faire rentrer le passé, passé de plus en plus. Adieu, chère amie, dites à Olivier toutes mes amitiés et dites-vous que vous serez pour beaucoup dans la douceur triste que je puis espérer encore aux futures saisons.

À vous.


1851


Ce 1er mai 1851.

Cher Olivier,

Vous avez été mille fois bon comme toujours dans la dernière Revue Suisse : ne me croyez pas ingrat. J’ai eu, depuis mon malheur[17], une suite de fatigues, de tracas, de déménagement, qui, surajoutée à mes études, ne m’a pas laissé un instant de trêve. Je commence à peine à m’organiser dans la petite maison de la rue Mont-Parnasse. Il faudra qu’un jour vous veniez en faire connaissance sous sa nouvelle forme. Cher Olivier, mon premier soin après la perte de ma mère a été de refaire mon papier testamentaire dans sa forme définitive et à vous destiné : c’est vous dire combien de loin comme de près, en silence comme en nous voyant, je vous suis de même si je suis le même.

À vous de cœur.

Mme Olivier est de moitié dans tout ce que je vous dis.


Ce 2 juin 1851.

Cher ami,

Ne sauriez-vous et vous-même n’auriez-vous point fait quelque notice ou écrit quelque page sur Mme Necker à Lausanne ? Je fais un petit portrait où je la mets en pendant de Mme de Lambert : je me souviens que vous m’en parlâtes un jour en descendant du Signal, du côté de la maison de Vulliemin, vous me fîtes voir le petit monticule de verdure où elle rêvait, vous ou M. Manuel ! Ces petits détails sur sa vie première et sur le lieu de sa naissance (Crassier, je crois) ne sont-ils pas écrits et à notre portée ? Un petit mot par la poste, s’il vous plaît.

Tout à vous, et à Mme Olivier et aux vôtres, cher ami,


1859


Ce 23 septembre 1859, vendredi 4 h. et demie.

Cher ami,

Il y a bien longtemps que je ne vous ai vu depuis cette charmante visite, je ne prétends pas vous déranger, mais seulement vous dire que je l’ai remarqué et que le temps me compte et comme je n’aurais pas de plus vif regret que de vous savoir venu, moi n’y étant pas, je vous dirai que demain samedi je suis obligé de sortir dans l’après-midi. J’espère, cher Olivier, que vous et les vôtres allez bien : agréez pour vous et pour eux mes vieilles et tendres amitiés.


1860


Ce 16 août 1860.

Cher ami,

Je suis heureux de vous savoir de retour. Si je n’étais le plus lent à faire et à aller, je serais allé vous serrer la main ; je me le suis dit bien souvent. Je suis chez moi bien souvent à quatre heures les jours qui ne sont pas d’Académie, c’est-à-dire tous les jours hormis les mardi et jeudi. Mais ce qu’il faudrait, ce serait un petit dîner coudes sur table. Je vous le propose pour la semaine prochaine, le jour à votre choix.

A vous, chers amis, à Mme Olivier et à tous les vôtres.


1864


26 février 1864.

Mon cher Olivier, Je vous remercie de la note excellente et précise. — J’espère vous voir lundi. — Je gémis sous le faix. — Fatigué très réellement.

Pourriez-vous me dire, en attendant, si Winkelried à Sempach a bien fait ceci : s’avancer contre le bataillon hérissé de piques qu’on ne pouvait entamer, étendre les bras, rassembler le plus de piques ennemies qu’il pût contre sa poitrine, et mourant transpercé, ménager ainsi dans la phalange allemande une trouée par où les Suisses pénétrèrent. J’en ai besoin pour une image. — Qu’était-il dans l’armée suisse ? Etait-ce un chef ? Amitiés autour de vous et tendresses.


1869


Ce 10 juillet 1869.

Cher ami,

Je suis bien touché de votre bonjour daté de ces lieux très chers et que je ne reverrai pas. Je me sens bien altéré de repos et plus souffrant depuis quelques jours. Il faudra essayer quelque chose. Mais ce que j’ai dit de Monnard[18], c’est vous-même qui l’avez dit ; c’est de votre bouche que j’ai recueilli la figure et l’image.

A vous de tout cœur et à ceux qui se souviennent de moi.

SAINTE-BEUVE[19].

  1. Voyez la Revue des 15 octobre, 1er et 15 novembre 1903 et des 1er et 15 juillet 1904.
  2. Qui devint plus tard directeur de l’Imprimerie impériale.
  3. Si les lettres de Sainte-Beuve deviennent plus rares, à partir de 1843, ce n’est pas qu’il écrit moins souvent à ses amis de Lausanne, mais il collabore régulièrement à la Revue Suisse, et ses Lettres sont en même temps des Chroniques littéraires que Juste Olivier imprime toutes vives, en général, dans sa Revue. La plus grande partie en a été réunie et publiée en volume par le dernier secrétaire et légataire universel de Sainte-Beuve, M. Jules Troubat, sous le titre de Chroniques parisiennes.
    Nous n’avons pas cru devoir ici reproduire les fragmens supprimés de ces Chroniques, et nous nous bornerons à dire qu’en général, si l’éditeur de la Revue Suisse les a supprimés pour des raisons de convenances et de personnes, ces raisons, après un demi-siècle écoulé, subsistent encore.
    C’est pour les mêmes raisons que, dans les lettres qui suivent, nous avons cru devoir faire un certain nombre de suppressions, qui sont d’ailleurs indiquées par une ou deux lignes de points, toutes les fois qu’elles ont quelque importance.
  4. « La Goualeuse » est un des personnages des Mystères de Paris.
  5. Sainte-Beuve pensait alors à écrire, sous le titre d’Ambition, un roman qui fit dans son œuvre le pendant de Volupté.
  6. Littérateur de la Suisse romande, qui communiqua à Sainte-Beuve les lettres de Benjamin Constant à Mme de Charrière.
  7. C’est ce qui nous servira à nous-mêmes d’excuse et de justification pour les suppressions que nous avons cru devoir opérer dans cette Correspondance elle-même de Sainte-Beuve.)
  8. La correspondance de Benjamin Constant et de Mme de Charrière parut, en effet, le 15 avril 1844, dans la Revue des Deux Mondes.
  9. Les lettres de Mme de Charrière (voir les « Portraits de femmes »).
  10. Chef de la Révolution du canton de Vaud en 1845.
  11. Sainte-Beuve a raconté plus tard tout au long cette scène de sa rencontre avec Lamartine, mais en la défigurant quelque peu. Si nous voulons avoir la vraie version de cet incident, nous n’avons qu’à nous reporter à la Revue Suisse où Olivier le rapporta d’après le récit que lui en avait fait Sainte-Beuve le surlendemain. « Dans ce jour, écrivait Olivier, Lamartine avait devant lui, comme il l’a dit dans une lettre rendue politique, une mer de feu et de fer ; bien plus (et ce détail nous vient d’une personne qui le tenait de lui-même), il avait sur sa poitrine les sabres et les piques d’hommes furieux. Il les calme, il les apaise, il les gagne, il en est vainqueur. Et alors ces mêmes hommes qui, s’il n’avait pas triomphé de leur aveugle emportement, l’auraient peut-être assassiné, se sentent pris d’un tel amour pour lui qu’ils l’entourent, le pressent, le serrent dans leurs bras, lui baisent la figure et les mains ; quelques-uns même, ajouta Lamartine, me mordaient. »
  12. Cette note, relative à la liste des fonds secrets où le nom de Sainte-Beuve figurait pour la somme dérisoire de 100 francs entre M. Eugène Veuillot et Charles Maurice, a été publiée dans le tome Ier de la Correspondance de Sainte-Beuve, p. 161.
    M. Charles Clément était alors à Londres, où il voyait l’ancien ministre de l’Intérieur, M. Duchâtel, sous la gestion de qui l’erreur dont se plaignait si justement Sainte-Beuve avait été commise.
  13. Après la révolution de 1848, on avait imaginé de faire pour les ouvriers des lectures du soir. Olivier fut nommé l’un des lecteurs titulaires et chargé en même temps d’un des cours de langue et de littérature qu’on avait adjoints & ces lectures. Mais cela ne dura pas plus que l’école dite d’administration dont il est question plus loin.
  14. Sainte-Beuve avait donné sa démission de bibliothécaire à la Mazarine pour cette ridicule histoire de fonds secrets qu’il a racontée dans la préface de Chateaubriand et son groupe littéraire, mais je crois bien qu’il se fût démis sans cela, car, dès l’année 1840, il écrivait à Olivier : « Quand il y aura la République, ce qui. pourrait bien nous arriver, je m’en irai aussitôt d’ici, et m’enterrerai dans un clos du canton (de Vaud) où pourtant je n’ai pas été et ne serai point, hélas ! pasteur. »
  15. On venait d’adjoindre au Collège de France une école dite d’administration. La chaire de langue et de littérature française y fut confiée à Emile Souvestre qui prit Olivier pour auxiliaire, mais l’école d’administration ne dura pas.
  16. Et à Amersfoort où se trouvent le séminaire et les archives de l’église janséniste dont le conservateur était alors M. Karsten.
  17. La mort de sa mère.
  18. Sainte-Beuve, au cours de ses articles sur Jomini, publiés dans le Temps et reproduits par le Journal de Genève et la Revue militaire suisse, avait parlé de M. Monnard en termes qui avaient paru excessifs au colonel Lecomte : « Vous dites dans un passage, écrivait cet officier au critique des Lundis, — il (M. Monnard) était resté le même à travers toutes les vicissitudes, les ingratitudes des partis qui en dernier lieu l’avaient frappé d’ostracisme, inflexible et immuable sous ses cheveux blancs, etc. » Je vous engagerais à supprimer les mots : — qui en dernier lieu l’avaient frappé d’ostracisme. — Peut-être aussi le mot ingratitude pourrait-il être avantageusement remplacé par quelque équivalent adouci, caprices, fluctuations, par exemple, ou simplement retranché. Avec ces modifications… la part d’éloges à M. Monnard resterait encore exagérée à mon avis, mais ce n’est plus qu’une affaire d’appréciations très discutable. »
    Sainte-Beuve, quelque peu piqué, avait répondu à M. Adert, directeur du Journal de Genève, que le colonel Lecomte avait également saisi de sa réclamation.
    « Vous pensez bien que je n’ai qu’à me féliciter d’une correspondance si courtoise et si honorable pour moi. Je n’ai pas attendu la fin des articles pour remercier le colonel. Il a tenu à faire ses réserves sur M. Monnard. Je me garderai bien l’insister et de venir le contredire. Dans ma réimpression, le mot d’ostracisme disparaîtra, et je parlerai seulement de l’ingratitude des partis qui l’avait réduit à l’expatriation, à l’exil. Je ne suis que rigoureusement exact en parlant ainsi. Au moment où éclata dans le canton (de Vaud) la révolution de 1845, M. Monnard avait quitté la chaire de la littérature française à l’Académie de Lausanne, et y avait été remplacé par M. Vinet ; il occupait lui-même la place de pasteur à Montreux. Lors de la proclamation de M. Druey pour l’acceptation de la Constitution, les pasteurs en masse se démirent ; M. Monnard fut de ceux qui refusèrent la lecture en chaire et, dans l’assemblée des pasteurs à l’hôtel de ville de Lausanne, il se prononça avec énergie pour la résistance. Remplacé à Montreux comme pasteur officiel, il y restait le ministre de l’Église séparée. Cela déplut aux radicaux de Montreux, qui tracassèrent les réunions de cette église libre, et, un jour, le culte fut interrompu par un tumulte populaire. Le pasteur et son troupeau, et Mme Monnard présente, se virent inondés par le jet d’une pompe à feu. Le séjour n’était plus tenable pour M. Monnard, qui accepta un appel de l’Université de Bonn. Voilà les faits dans leur exactitude. Je ne vous les raconte que pour que vous les sachiez au besoin, car je ne sais si à cette époque vous étiez déjà à Genève. Mais, encore une fois, gardons tout cela pour nous. Le colonel Lecomte est un homme de trop de mérite et qui en tout a agi avec trop de bon et cordial procédé pour qu’on le chicane sur un détail. » (Lettres inédites des 12 août et 4 septembre 1869, communiquées par la famille Adert.)
  19. Cette lettre est la dernière que Sainte-Beuve ait adressée à Juste Olivier. On sait qu’il mourut le 13 octobre 1869.