Une Cour allemande au XIXe siècle/02

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Une Cour allemande au XIXe siècle
Revue des Deux Mondes3e période, tome 88 (p. 801-829).
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SOUVENIRS DIPLOMATIQUES

UNE COUR ALLEMANDE AU XIXe SIECLE

II.[1]
L’ALLEMAGNE EN 1848.


VII

La révolution de Février fut en France l’effet d’une surprise ; personne ne s’y attendait, ni l’opposition constitutionnelle, ni le parti républicain. Elle ne répondait ni aux vœux ni aux intérêts du pays ; elle eut pour nos destinées de funestes conséquences ; mais au-delà du Rhin, elle donna le branle à la liberté et aux aspirations nationales. Son contre-coup fut profond, irrésistible ; trente années de compression avaient semé le mécontentement. De la mer du Nord aux Alpes, on demandait la liberté. Ce fut le premier cri de l’Allemagne ; il s’imposa à tous les gouvernemens. Les princes, en entendant l’émeute gronder à la porte de leurs palais, pour sauver leurs couronnes, se soumirent, terrifiés, à toutes les exigences. La diète de Francfort, leur appui naturel, avait perdu toute autorité ; loin de les assister, elle leur donnait le conseil de céder au courant populaire, d’accorder le jury, de changer de conseillers et d’affranchir la presse. Frappée de l’impétuosité des soulèvemens qui se produisaient de tous côtés, elle eut le sentiment de son impopularité et de sa faiblesse. Transiger avec les événemens, telle fut sa politique pendant ces journées de trouble et d’enthousiasme.

La liberté obtenue, on réclama l’unité, une représentation unique de tous les pays de race germanique. Ce fut le second cri que traduisait le chant d’Arndt : « Qu’est-ce que la patrie de l’Allemand ? Was ist des Deutschen Vaterland ? » Les couleurs allemandes qui, la veille encore, étaient séditieuses, furent partout arborées ; de la voie constitutionnelle on entrait dans la voie révolutionnaire. Des avocats,. des-publicités et des professeurs imbus de la métaphysique hégélienne, accouraient, pédans et solennels, de tous les points de la confédération pour délibérer à Heidelberg, sans mandat, sur les moyens d’assurer à tous les peuples d’origine allemande une commune patrie. Ils avaient la prétention de refaire brusquement et révolutionnairement le travail des siècles, en dépit de l’expérience et du bon sens, au mépris de l’histoire qu’ils enseignaient et altéraient en prêtant à l’Allemagne des temps passés des tendances nationales et des passions politiques qui lui étaient inconnues. Ils étaient descendus de leurs chaires, sortis de leurs bibliothèques transformés en hommes d’état. Pénétrés de la mission qu’ils s’étaient donnée, ils rédigeaient, le 5 mars, le programme qui devait assurer la création d’une grande Allemagne et présider à sa politique extérieure. Ils réclamaient un parlement allemand, prescrivaient la reconnaissance du nouvel état de choses en France, et protestaient contre toute alliance avec la Russie. La Russie était leur bête noire ; elle leur apparaissait comme le fantôme de la réaction, comme le gendarme toujours prêt à mettre les menottes aux Allemands. Pour la paralyser, ils parlaient de l’émancipation de la Pologne ; ils faisaient les yeux doux à la Courlande, à la Livonie et à la Finlande ; ils rappelaient à ces provinces qu’elles étaient de race germanique. S’ils ne faisaient aucune allusion à l’Alsace, ce n’était pas faute d’y penser, la peur seule les retenait.

Un comité de sept membres fut chargé de la convocation d’une assemblée nationale. Il se mit aussitôt à l’œuvre, et le 12 mars il convoquait à Francfort, pour1 le jeudi 30 mars, un parlement préparatoire, Vorparlement, qui devait être composé de toutes les notabilités libérales de l’Allemagne.

La diète, au lieu de protester ; était dès la première heure entrée dans la voie des compromis ; elle avait révoqué toutes les lois exceptionnelles décrétées contre la liberté depuis 1817 : les protocoles de Carlsbad, de Vienne, et les résolutions fédérales de 1832. Sous la pression de l’assemblée de Heidelberg, elle fit un pas de plus ; elle invitait tous les gouvernemens à envoyer à Francfort des hommes jouissant de la confiance publique, Vertrauensmänner, pour se concerter avec eux sur les changemens à introduire dans le pacte fédéral. Organe des princes, elle consommait sa déchéance, en offrant de discuter leurs droits héréditaires avec la révolution.

Il avait suffi de peu de jours pour vaincre l’ancien régime et disloquer de fond en comble la confédération germanique, l’œuvre du congrès de Vienne.

Le 31 mars, à huit heures du matin, les représentans des chambres allemandes, convoqués par le comité des sept, se réunissaient dans la grande salle du Rœmer, où se faisait le couronnement des empereurs.

Une assemblée convoquée par quelques érudits et quelques libéraux, individualités sans mandat, allait régler les destinées de l’Allemagne.

Le bureau constitué, les notables se rendirent, au son des cloches, au bruit des salves d’artillerie, à l’église Saint-Paul, le siège de la future constituante. Les délibérations commencèrent sans désemparer, emphatiques, diffuses, violentes, entre les députés qui demandaient la suppression de tous les trônes et ceux qui affirmaient que l’Allemagne, tout en réclamant la liberté et l’unité, restait fidèle au principe monarchique.

Mais où commencerait et où finirait l’Allemagne ? Les professeurs prétendaient qu’elle n’avait pas de limite, qu’elle était partout où l’on parle la langue allemande. Ce n’était pas résoudre la question. On décida, sans désigner aucun pays, que toutes les populations, depuis le Rhin jusqu’aux frontières russes, depuis la Baltique jusqu’aux Alpes tyroliennes, seraient représentées au parlement. La formule était vague, élastique ; l’orgueil teutonique s’en accommoda, car préciser eût été dangereux.

M. de Struve, un démocrate badois, se permit de réclamer le rétablissement du royaume de Pologne dans les limites du partage de 1772. Il voulait en faire un boulevard contre la Russie. Il fut rabroué. C’était trop augurer d’une majorité plus disposée à incorporer qu’à affranchir. Les professeurs allemands avaient, sur le principe des nationalités, une théorie particulière, ils ne l’admettaient que lorsqu’il répondait à leurs convenances ; ils le trouvaient détestable, appliqué au duché de Posen, qui appartenait à la Prusse ; ils l’estimaient indiscutable dans les duchés de l’Elbe, qui appartenaient au Danemark. On tournait le dos à la Pologne prussienne, mais on proclamait provinces allemandes le Slesvig-Holstein. Dès le lendemain de la révolution, des corps francs, soutenus par les forces régulières de la Prusse et du Hanovre, soulevaient les populations allemandes des duchés contre leur souverain légitime[2]. On posait ainsi, au mois de mars 1848, la question qui devait être la cause primordiale de la guerre de 1866, et, par ses conséquences, de celle de 1870.

Tout citoyen allemand majeur fut déclaré électeur et éligible, sans aucune condition de cens. Pour bien marquer que toutes les barrières politiques étaient tombées, on admit l’éligibilité indistinctement dans tous les états. Les Prussiens pouvaient être nommés en Autriche et les Autrichiens en Prusse, les Bavarois en Hanovre et les Saxons en Wurtemberg. La mesure était hardie ; le particularisme se chargea d’y répondre : aucun député ne fut nommé en dehors de son pays d’origine.

Les idées républicaines, heureusement pour les souverains, ne comptaient que peu de partisans dans le Vorparlement. La tendance des esprits était constitutionnelle. Des chambres très libérales dans chaque état, une assemblée nationale et le maintien des formes monarchiques, tel était le vœu de l’Allemagne, dans son ensemble, à en juger par les manifestations de l’opinion. Il est certain que, parmi tous ces hommes qui stipulaient pour leur pays, il en était peu qui ne demandassent la conservation des dynasties régnantes. Ce n’est pas qu’on réprouvât d’une manière absolue les doctrines radicales : la résistance aux aspirations républicaines tenait moins aux convictions qu’aux nécessités du moment.

Si l’éducation politique des états du Midi était assez avancée pour supprimer les trônes, il n’en était pas de même pour les états du Nord. Une évolution aussi brusque aurait eu comme conséquence inévitable la scission et l’anarchie ; aussi les hommes placés à la tête du mouvement se refusaient-ils à faire le pas hardi et décisif que venait de faire la France ; l’important pour eux était le rapprochement et la fusion entre les races germaniques. Un des délégués de Hesse-Cassel, éloquent et populaire, M. Jordan, s’en expliquait nettement avec la foule qui était venue l’acclamer à son entrée à Francfort : — « Je suis au fond du cœur partisan des idées républicaines, disait-il, et je suis persuadé que l’Allemagne en jouira un jour. Mais le moment de réaliser une forme de gouvernement aussi avancée n’est pas encore venu. Ce qu’il nous faut aujourd’hui, c’est l’union ; l’avenir fera le reste. » — Le rétablissement de la nation allemande après la conquête de la liberté était en effet l’unique préoccupation, celle qui absorbait toutes les autres.

Le vor ou l’anté-parlement avait achevé sa tâche en votant la loi électorale. Il restait à savoir qui présiderait aux élections, qui serait, du 1er avril au mois de mai, le représentant de l’Allemagne nouvelle, et qui veillerait au maintien des libertés qu’on venait de conquérir si rapidement. Il fut question de se déclarer en permanence jusqu’à l’arrivée de la constituante. C’était rompre avec les gouvernemens et se jeter dans les aventures. La diète était la dernière force qui restait aux princes ; malheureusement elle était discréditée ; elle rappelait aux Allemands leurs plus mauvais jours, elle était à leurs yeux l’instrument de la réaction. « Elle n’est plus qu’un cadavre, » disait M. de Struve, aux applaudissemens frénétiques de la gauche et des tribunes. — « Si elle n’est plus qu’un cadavre, répondait M. de Gagern, nous la ferons revivre ; transformée, avec des hommes investis de la confiance publique, elle sera l’image de l’unité. Ce n’est pas pour détruire, mais pour édifier, que nous siégeons ici[3]. »

La diète était du reste déjà transformée ; dès les premiers jours de mars, les princes, pour satisfaire à l’opinion, s’étaient empressés de remplacer leurs anciens plénipotentiaires à Francfort par des hommes populaires. Ceux qui siégeaient aujourd’hui au palais de Thurn-et-Taxis étaient des libéraux éprouvés, tels que le poète Uhland ; la plupart d’entre eux avaient souffert pour leurs convictions dans l’exil et les prisons. M. de Gagern sauva la diète ; la permanence fut repoussée par 368 voix contre 143, et un comité de cinquante membres fut chargé de préparer avec les délégués des gouvernemens la convocation de l’assemblée nationale.

Le rêve poursuivi depuis 1815 apparaissait comme une réalité, l’unité semblait assurée. Les savans, les constructeurs de systèmes, au lieu d’enseigner l’histoire, allaient la faire eux-mêmes à la face de l’Europe. Les cinquante de Heidelberg et les six cents notables de Francfort croyaient avoir bien mérité de l’Allemagne ; ils s’imaginaient l’avoir mise en selle pour lui permettre de satisfaire son orgueil et son esprit de domination. Ce n’était qu’un mirage, l’heure du réveil ne devait pas tarder.

La tâche qu’allait entreprendre la diète de compte à demi avec les cinquante était ardue. La diète représentait les gouvernemens ; elle avait à défendre leurs intérêts, leurs prérogatives ; le comité était l’interprète des masses, de leurs passions et de leurs exigences. C’étaient deux pouvoirs différens siégeant à côté l’un de l’autre ; le premier affirmait le principe de l’autorité, le second le droit révolutionnaire. Leur accord était d’autant plus difficile, que l’Allemagne était bouleversée, exposée à la guerre civile et à la guerre étrangère. Les corps francs faisaient irruption dans le grand-duché de Bade, l’émeute grondait dans toutes les grandes villes, la Prusse avait ouvert les hostilités contre le Danemark, et les Slaves autrichiens s’efforçaient de rompre les liens qui rattachaient l’empire des Habsbourg à l’Allemagne.

Il aurait fallu au pouvoir central, soit l’appui du cabinet de Vienne, soit celui du cabinet de Berlin, pour tenir tête à tant de complications. Mais qu’attendre de l’Autriche ! Sa sollicitude se reportait entière, et avant tout, sur les intérêts si compliqués, si divers, de ses provinces slaves et de ses royaumes de Hongrie et d’Italie. La Prusse était l’unique espoir de la diète ; elle comptait sur ses armées et sur son autorité morale ; elle aimait à se persuader qu’elle ne se laisserait pas médiatiser et réagirait énergiquement contre le courant révolutionnaire. Le roi Frédéric-Guillaume, en effet, n’entendait pas laisser discuter ses droits par la révolution ; c’est avec les souverains seuls qu’il voulait élaborer une nouvelle constitution. Déjà il les avait convoqués à un congrès qui devait se réunir à Dresde, lorsque, le 18 mars, la révolution éclata à Berlin. Elle devait lui coûter sa popularité et détourner de la Prusse toutes les sympathies germaniques. Après avoir fait mitrailler sa capitale pendant seize heures, il saluait les cadavres des insurgés du haut de son balcon, et adressait « à ses chers Berlinois » une proclamation burlesque qui souleva dans toute l’Allemagne un cri de réprobation. Il glorifiait à la fois les mitrailleurs et les mitraillés ; il invoquait le droit divin et se proclamait roi allemand de par le droit révolutionnaire[4]. Ce fut en vain qu’il s’efforça de ressaisir la faveur publique par des déclarations empreintes d’un fervent libéralisme. On lui répondit par des pamphlets et des caricatures. On l’appelait « méchant comédien, » on le comparait à Néron : « Si ton peuple est assez dénaturé pour ne pas te chasser, disait un de ces libelles ; sache que nous ne te laisserons pas salir notre bannière tricolore. » La direction du mouvement national lui échappait, ses manifestations patriotiques ne portaient plus, il était discrédités. Il perdait une partie magnifique qu’il n’avait tenu qu’à lui de gagner, au lieu de ceindre la couronne qui s’offrait à son ambition, il subissait dans l’opinion, suivant l’expression d’un journal, un second Iéna. De tous côtés retentissait le mot : « Il est trop tard ! » mot cruel qu’un poète n’avait pas craint de jeter, du haut de la tribune française, à une mère vaillante qui, dans une heure suprême, était venue comme Marie-Thérèse, avec ses fils, faire appel au patriotisme[5].


VIII

Cassel, comme toutes les résidences allemandes, vivait des dépenses de la cour ; elle aspirait au retour du souveraine Mais, après tant de violences subies, l’électeur était peu tenté de rentrer dans sa capitale. Elle ne lui offrait aucune sécurité. Il restait obstinément à Wilhemshöhe, où il avait ses derrières assurés, couvert par les immenses forêts qui, depuis la sortie du château, s’étendaient, à plus de 20 kilomètres, jusqu’à la frontière du grand-duché de Weimar. Les esprits, d’ailleurs, étaient loin de se calmer ; des villes l’agitation avait gagné les campagnes ; des châteaux étaient pillés, saccagés par les paysans, des fabriques incendiées par les ouvriers, les juifs étaient molestés par leurs débiteurs. La question sociale se posait partout en Allemagne, avec plus ou moins d’intensité, non pas scientifiquement comme aujourd’hui, mais brutalement, par des attaques contre la propriété. Le principe monarchique seul restait debout au milieu de l’anarchie générale, malgré les Turner et leur affiliés, qui, dans le grand-duché de Bade, surtout aux portes de la France, affirmaient l’idée républicaine.

Toutes les capitales allemandes avaient subi l’émeute, le sang avait coulé à flots à Berlin, Cassel ne pouvait échapper aux barricades. L’ordre ne s’y était pas rétabli, bien que l’électeur eût poussé les concessions jusqu’à confier le portefeuille de l’intérieur à M. Eberhard, l’un des membres de la députation de Hanau qui, le 13 mars, était venue dans son palais mettre sa dignité et sa patience aux plus mortifiantes épreuves. Le peuple, subitement affranchi, s’en donnait à cœur-joie ; il marquait son émancipation par de bruyantes manifestations. Il usait de la liberté à sa manière, en portant des charivaris à la noblesse et aux ministres sacrifiés. Il cassait leurs vitres en vociférant : « Qu’est-ce que la patrie allemande ? » — Le gouvernement laissa faire ; peut-être estimait-il qu’un peu de désordre était nécessaire pour impressionner l’électeur et le maintenir dans la bonne voie. Mais le régiment des gardes du corps, qu’on avait négligé d’éloigner, souffrait des humiliations dont on abreuvait le chef de l’armée. Il n’attendait qu’une occasion pour donner une leçon aux perturbateurs. Dans la soirée du 9 avril, le peuple souverain était en train de se donner le plaisir de briser les vitres de l’ancien ministre des affaires étrangères, lorsque, soudainement, une cinquantaine d’hommes, de vrais géans, le sabre au poing, sortirent de la caserne, exaspérés, et se ruèrent avec fureur sur les manifestans. La mêlée fut sanglante ; il y eut des tués et des blessés. La foule, terrifiée, se dispersa dans toutes les directions en criant : « Aux armes ! On nous assassine ! » En un clin d’œil, la ville fut illuminée, dépavée et barricadée, l’arsenal et les boutiques d’armuriers dévalisés. A une heure du matin, on se porta en nombre à la caserne, au son du tocsin, pour venger le sang versé. Le combat fut acharné ; le dernier mot serait resté sans doute aux gardes du corps, si leurs officiers ne leur avaient pas donné l’ordre de se retirer et de sortir de la ville, protégés par la garde civique.

Le matin, les paysans accouraient de tous côtés, armés de faux et de bâtons, pour concourir à la défense. Les magasins restèrent fermés et les barricades gardées. La chambre se réunit d’urgence. Elle décida qu’une députation se rendrait à Wilhelmshöhe pour intimer à l’électeur l’ordre de dissoudre le régiment de ses gardes, de provoquer une instruction sévère sur les événemens et de procéder à la poursuite des coupables. L’irritation était extrême ; on parlait d’abdication. L’émotion ne se calma que lorsqu’on apprit que l’électeur, malgré « la correction et l’esprit résolu » que lui prêtait M. de Metternich, avait encore une fois capitulé, qu’une proclamation annoncerait le licenciement de la garde, la recherche et la punition exemplaire des instigateurs. Le peuple enregistrait une nouvelle victoire ; c’était une faible compensation pour le réconcilier avec des misères séculaires.

Lorsque le calme fut rétabli, le gouvernement, tout révolutionnaire qu’il était, chercha à rentrer en possession des armes enlevées à l’arsenal ; mais déjà une partie des fusils avait passé à vil prix à des agens hanovriens. Le Hanovre avait, comme la Hesse, à demander des comptes à son maître.

La Hesse, inféodée au système de M. de Metternich, était depuis 1815, au nord de l’Allemagne, un boulevard solide, infranchissable, contre les tendances révolutionnaires ; en rompant brusquement avec ses traditions gouvernementales, elle devenait pour le Hanovre, le Brunswick, les deux Mecklenbourg et le duché d’Oldenbourg, comme le grand-duché de Bade l’était au midi pour la Bavière, le Wurtemberg et Hesse-Darmstadt, un foyer de propagande, l’avant-garde du libéralisme[6].

Le roi Ernest-Auguste dut céder, comme l’électeur. Leurs principes étaient les mêmes, mais ils différaient d’allures, de tempérament et de caractère. Le roi le prit de haut avec la révolution ; il ne lui permit pas de pénétrer dans son palais, il ne traita avec elle que par intermédiaire, sans compromettre sa dignité.

« Que veulent ces misérables ? dit-il, en entendant les vociférations de la foule. — Sire, ils demandent le jury, répondit craintivement son aide-de-camp. — Eh bien ! dites & ces gueux que je le leur accorde. » — Et l’officier, du haut du balcon, annonça au peuple que son auguste maître, touché des vœux de ses bien-aimés sujets, leur faisait savoir qu’il n’avait qu’une ambition, leur être agréable.

Mais le peuple, en appétit, renouvela ses clameurs. — « Que veut encore cette valetaille ? demanda le souverain. — La liberté de la presse, Sire. — Les misérables ! Eh bien ! soit, » dit le roi en frappant du poing.

Et l’aide-de-camp, à chaque réclamation nouvelle, accueillie par des invectives, reparaissait sur le balcon, et traduisait en termes gracieux les paroles échappées au courroux de sa majesté.

Les Hanovriens savaient à quoi s’en tenir sur le libéralisme de leur maître et sur les tendances de l’aristocratie ; aussi, pour se prémunir contre tout retour, prirent-ils leurs précautions. Ils adjoignirent aux membres des états des codéputés pour contrôler leurs paroles et surveiller leurs actes. En gens pratiques, ils les choisirent de préférence dans la classe des mauvais débiteurs, en ayant soin de s’assurer une part dans les indemnités de séjour qu’ils leur avaient fait allouer.

La liberté s’imposait irrésistible à tous les princes, aux plus entêtés, aux plus intraitables. Ils la subirent avec plus ou moins de bonne grâce et de résignation. Si le roi de Hanovre ne céda devant la tourmente qu’avec une fierté dédaigneuse, en grand seigneur, l’électeur de Hesse succomba sans dignité, sans élégance, comme un supplicié qui se débat sous l’étreinte de la corde. Il n’eut d’énergie que par soubresauts.


IX

L’Allemagne, au commencement de mai, après deux mois d’absolue liberté, était livrée à l’anarchie. Le désarroi régnait dans les sphères gouvernementales, et la révolution s’affirmait dans les rues, tumultueuse et souvent sanglante. Pas une ville qui ne connût l’émeute. On était plus près de la guerre civile que de l’union. Sur tous les points de la confédération, les assemblées démocratiques, passionnées, ignorantes, se donnaient pour tâche d’avilir les gouvernemens et de désorganiser de fond en comble les rouages administratifs. L’unité de l’Allemagne restait à l’état de problème, abandonnée au hasard des événement, aux passions des hommes. Tout le monde la désirait, mais personne ne savait de quelle façon la réaliser[7]. Comment placer sous la même autorité une trentaine de souverainetés, composées d’élémens disparates, jalouses de leurs institutions et de leur autonomie, à moins de faire table rase de tous les gouvernemens ? L’accord paraissait impossible au milieu des passions qui s’agitaient et se contrariaient ; partout se révélaient l’incohérence des idées et l’antagonisme des intérêts. Jamais l’Allemagne n’avait traversé une crise plus obscure. Les partis extrêmes seuls faisaient preuve d’activité et de discipline. Tandis que les doctrinaires se livraient à des discussions spéculatives, les démocrates propageaient les idées subversives en nommant des comités de propagande et en organisant des assemblées populaires. Les étudians se réunissaient à la Wartburg[8] moins pour discuter des questions universitaires que pour manifester leurs tendances républicaines, et les socialistes, de leur côté, tenaient à Hambourg de bruyantes assises pour préparer l’avènement de leurs doctrines.

A Francfort, le comité des cinquante, sous la pression des populations ouvrières des environs, armées et dirigées par des chefs entreprenans, tels que Struve et Hecker, avait fini par rompre avec la diète. Ces dissensions montraient que, si l’idée de l’unité s’imposait à tous, personne ne la dominait. Les plus avancés voulaient faire la constitution sans la participation des souverains ; elle devait leur être imposée. C’était trop augurer de leur résignation. Sur ce point, les opinions étaient partagées ; les uns croyaient que les gouvernemens, terrifiés, affaiblis, pour sauver un simulacre d’existence, subiraient les plus dures conditions ; les autres, et c’étaient les plus sages, prévoyaient qu’avant peu, à la première saute de vent, les princes profiteraient des divisions au sein du parlement pour reprendre leur ascendant. Il en était aussi qui ne voyaient de salut que dans une guerre ; ils exploitaient les craintes endémiques qu’inspirait la France, ils dénonçaient systématiquement son esprit de conquête, ils protestaient contre son intervention éventuelle en Italie. Mais l’éloquent et fraternel manifeste de M. de Lamartine, les mesures prises à nos frontières pour dissiper les rassemblemens armés de corps francs, composés de Polonais, d’Italiens et de réfugiés badois, déjouaient leur tactique. La sagesse et la modération du gouvernement provisoire étaient la force du parti révolutionnaire allemand[9].

La diète, livrée à elle-même, était aux abois ; elle ne savait à quoi se reprendre ; l’Autriche était paralysée, et la Prusse, le point d’appui naturel des aspirations germaniques, discréditée. Personne ne songeait plus à confier au roi Frédéric-Guillaume les destinées de la grande et commune patrie.

Le parlement allait s’ouvrir à Francfort sans qu’on pût pressentir ce qui sortirait des délibérations de l’église Saint-Paul. Deux solutions se trouvaient en présence, l’une radicale, plaçant à la tête de l’Allemagne un président ou un directoire nommé par l’assemblée constituante, l’autre constitutionnelle, réservant aux souverains la désignation du chef du pouvoir exécutif. Laquelle l’emporterait ? Les plus experts l’ignoraient.

A l’enthousiasme des premiers jours avait succédé le découragement. Aussi le parlement s’ouvrait-il le 18 mai, non pas assurément au milieu de l’indifférence générale, mais sans bruyantes démonstrations. Les feux de joie qui devaient éclairer les sommets de toutes les montagnes en signe d’allégresse, comme au lendemain de la bataille de Leipzig, ne s’allumèrent pas. On renonça presque partout aux réjouissances publiques. A Cassel, le service religieux, la revue de la garde bourgeoise et les illuminations furent contremandés. La confiance avait disparu ; il semblait que tout le monde fût dégrisé.

La sanglante répression de l’insurrection à Paris pendant les journées de juin réveilla les esprits et raffermit les courages. Elle exerça une influence salutaire, décisive, sur les discussions orageuses que la question du pouvoir exécutif soulevait au sein de l’assemblée. Quel devait être le rôle du parlement, quelle était l’étendue de son action, quels seraient ses rapports avec les gouvernemens, et surtout comment serait constituée l’autorité centrale ? Tels étaient les graves problèmes qu’on s’efforçait de résoudre. Le nombre des orateurs inscrits était effrayant ; plus de cent discours allaient être prononcés. La droite demandait la nomination du pouvoir exécutif par les gouvernemens, laissant un veto à l’assemblée nationale. Le centre accordait le veto aux gouvernemens, mais réservait l’élection au parlement. La gauche, en communauté de sentimens avec le comité des cinquante, refusait aux gouvernemens toute participation. La lutte était, en réalité, comme je le disais, engagée entre le principe monarchique et le principe républicain. On procéda à l’élection sans l’accord des souverains, à la fois constitutionnellement et révolutionnairement. Ni république ni monarchie, telle était la prétention des politiques de l’église Saint-Paul.

Le choix de l’assemblée tomba sur l’archiduc Jean ; c’était un prince populaire ; tout le désignait : il représentait les vieilles traditions et les idées modernes, le saint-empire et les principes démocratiques. Il était le fils et le frère des deux derniers empereurs d’Allemagne, Léopold II et François II, et, frappé de disgrâce pour son libéralisme, il vivait éloigné de la cour de Vienne, suspect à M. de Metternich. Son mariage romanesque avec la fille d’un maître de poste, sa popularité dans le Tyrol, où il n’était connu que sous le nom du bon petit Jean, — der gute Hansel, — ses correspondances patriotiques avec l’historien Jean de Muller, en 1804 et en 1806, et le toast que déjà, en 1846, il avait porté à l’unité allemande, en faisaient l’homme nécessaire, sinon providentiel, celui qui répondait à toutes les exigences. Heureux les peuples qui, dans les heures de détresse, au lieu d’un empirique, trouvent un vrai patriote pour les relever de l’anarchie !

Le 1er juillet, une députation se rendit à Vienne pour porter à l’archiduc les félicitations de l’assemblée. Six jours après, le vicaire de l’empire faisait son entrée à Francfort, acclamé par une foule en délire. Il dut passer, simple et modeste, en petite tenue militaire, sous des arcs de triomphe, et boire le vin d’honneur dans la coupe qui avait été présentée à son père et à son frère, lors de leur couronnement. Son entrée au parlement provoqua des manifestations sans fin. Ce fut son sacre.

La diète avait vécu ! Le parlement avait décrété que ses pouvoirs expireraient le jour même de l’élection du vicaire de l’empire. L’archiduc Jean eut à cœur de présider en personne à ses funérailles ; il se rendit en grande pompe, suivi d’une escorte militaire et d’une députation de l’assemblée nationale, au palais de Thurn-et-Taxis. Il prononça son oraison funèbre au bruit du canon et des cloches qui résonnaient comme celles des agonisans. Ce fut un moment solennel. Les députés de l’église Saint-Paul croyaient rendre les derniers devoirs à une morte ; ils voyaient la patrie, hier encore morcelée, sortir unie, radieuse et puissante, d’une tombe à jamais scellée. Ils ne se doutaient guère qu’avant peu ils disparaîtraient à leur tour, et que la morte qu’ils enterraient ressusciterait sur les débris de leur œuvre éphémère. « Il s’avance déjà sur le théâtre, dit le moraliste, d’autres hommes, qui vont jouer dans une même pièce les mêmes rôles ; ils s’évanouiront à leur tour, et ceux qui ne sont pas encore, un jour ne seront plus ; de nouveaux acteurs auront pris leur place. »

Le cabinet de Vienne avait profité du désarroi qui régnait à la cour de Berlin, des contradictions de sa politique, pour séduire ou corrompre les chefs de la démocratie ; il les avait gagnés à ses vues, si bien qu’ils ratifiaient la déchéance de la Prusse et trouvaient légitime la prépondérance autrichienne. Les gouvernemens ne se réjouissaient pas moins de l’échec des Hohenzollern ; l’archiduc était pour leur indépendance un gage précieux, car l’Autriche était leur protectrice naturelle. Aussi le roi de Wurtemberg, les grands-ducs de Bade et de Hesse-Darmstadt, s’empressèrent-ils de venir à Francfort pour complimenter le vicaire et lui promettre leur concours. Se mettre en règle avec le vainqueur a toujours été la politique des cours secondaires.

Les princes, après une complète prostration, reprirent courage. L’incertitude qui pesait sur leur avenir leur avait enlevé toute énergie. Ils espéraient maintenant ressaisir, peu à peu, les rênes qu’ils avaient abandonnées. L’armée devenait leur grande préoccupation ; ils la voulaient forte pour mater la révolution et tenir en respect la France, qui leur valait de si cuisantes épreuves. C’est avec leur assentiment que le général de Radowitz, le délégué de la Prusse, demandait au parlement 700,000 hommes. Ce n’est pas qu’on redoutait des complications avec la Russie, le gouvernement prussien répondait de ses dispositions pacifiques ; mais, depuis qu’un prince de la maison d’Autriche se trouvait à la tête de l’Allemagne, on se plaisait à considérer la question italienne comme une question allemande. On voulait s’opposer à une intervention française dans les affaires de la péninsule. On s’attaquait à la duplicité de la maison de Savoie ; on n’admettait pas que l’Italie, qu’on protège aujourd’hui et dont on caresse les passions, pour les exciter contre nous, eût le droit de s’affranchir. Les contradictions ne coûtent pas A l’Allemagne. « Les Allemands, écrivais-je, se laissent aller aux rêves les plus ambitieux. Les succès des armées autrichiennes en Italie ont exalté les imaginations ; l’Allemagne y puise un sentiment exagéré de ses forces, elle voit déjà la péninsule, comme du temps des Höhenstaufen, sous sa domination. Les plus timorés, ceux qui, au lendemain de la révolution de Février, n’envisageaient la guerre qu’avec terreur, se montrent rassurés ; ils la considèrent aujourd’hui comme une nécessité, comme l’unique moyen d’asseoir et de consolider l’unité. Ils en arrivent, comme les réactionnaires, à souhaiter une lutte contre la France. — Il y a deux mois, on eût lapidé quiconque se serait permis de préconiser l’alliance russe. On n’est plus aussi chatouilleux. Une alliance offensive et défensive avec la Russie contre la république française n’effarouche plus personne. Nos journaux se bercent d’illusions en prenant à la lettre les sympathies que quelques orateurs, individuellement, nous témoignent parfois ; elles sont loin de traduire les sentimens du parlement. Les haines endémiques que nous inspirons ne sont qu’endormies ; elles n’attendent qu’une occasion, qu’un prétexte pour se réveiller et se manifester. Le parti républicain seul se sent, dans une certaine mesure, par affinité de principes, attiré vers nous ; mais il est en minorité ; les progrès qu’il avait faits au début, en face de souverains affolés, se sont arrêtés brusquement dès le triomphe de l’ordre en France, après les journées de Juin. Depuis ce moment, la réaction a été continue, et, avec l’affermissement du principe d’autorité, elle ne fera que s’accentuer davantage. »

L’électeur ne fut pas le dernier à relever la tête. Il avait jugé prudent de faire le mort depuis les démêlés de ses gardes du corps avec les habitans de Cassel. Mais, dès qu’il vit le principe d’autorité s’affirmer à Francfort, il essaya de remonter sur la bête qui l’avait désarçonné. Ses ministres avaient beaucoup à se faire pardonner ; en voyant le vent tourner, ils lui lâchèrent quelque peu la bride. Ils trouvaient que le pouvoir avait du charme et que, « s’il était bon à prendre, il était bon à garder. » M. Eberhard, le ministre de l’intérieur, oublia que, le 13 mars, de concert avec les Turner, il avait tramé la chute du « tyran. » Il sévit contre les bandes armées qui, sous le nom de Freyschaar, dominaient la capitale. Pour s’assurer la faveur du maître, il alla jusqu’à intenter des poursuites contre quelques chefs du parti démocratique. La France connaît ces conversions. Voici près de cent ans qu’elle voit des ambitieux s’attaquer aux gouvernemens, et, lorsqu’ils les ont renversés, commettre les mêmes fautes, tolérer les mêmes abus et, pour conserver le pouvoir, se livrer aux mêmes capitulations.

Il avait suffi des journées de Juin et de leur sanglante répression pour modifier en Allemagne le cours des événemens. Le triomphe de l’ordre à Paris s’était, à Francfort, imposé aux délibérations du parlement ; il avait assuré l’élection de l’archiduc Jean, et rendu aux princes la confiance et le courage qu’ils avaient perdus. L’action de la France, à cette époque, était rayonnante, irrésistible, dans les bonnes comme dans les mauvaises causes. Elle était crainte, admirée, écoutée, suivie ; ses idées dominaient, troublaient ou vivifiaient le monde. Son rôle a bien changé. Elle n’est plus la grande initiatrice ; les gouvernemens la donnent en exemple à leurs peuples, elle leur sert d’enseignement ; adonnée à l’esprit de coterie, livrée aux discordes, elle a cessé d’être un foyer lumineux, rayonnant. Le ressort de la volonté se serait-il brisé dans son âme ?


X

L’archiduc Jean forma un gouvernement composé d’élémens disparates. L’éclectisme lui était imposé ; son ministère ne pouvait être que le produit de toutes les nationalités germaniques. Il nomma et reçut des envoyés extraordinaires. M. de Raumer, l’historien surfait des Hohenstaufen, fut envoyé à Paris. Le sous-secrétaire d’état aux affaires étrangères, qui redoutait son inexpérience diplomatique, lui fit hommage de Martens, un recueil indigeste de traités et de protocoles, pour lui permettre d’apprendre son métier. Arrivé à Paris, M. de Raumer lui renvoya les volumes. « A quoi bon Martens, lui écrivait-il, il n’y a plus de traités ! »

Aucun gouvernement, ni au dehors ni à l’intérieur, ne fit de difficultés pour reconnaître l’autorité du vicaire de l’empire. Il semblait que sa tâche serait facile. C’est à peine si les partis lui laissèrent le temps de connaître les douceurs de la lune de miel. Dès le lendemain de son installation, il se trouva aux prises avec les six cents volontés infatuées d’elles-mêmes dont se composait le parlement. Chaque membre se croyait obligé à faire prévaloir ses théories, à porter à la tribune le fruit de ses études et de ses méditations. Emportée par une ardeur juvénile, immodérée, l’assemblée se croyait maîtresse, non-seulement des destinées de l’Allemagne, mais aussi de celles de l’Europe. Elle s’imaginait n’avoir qu’à formuler des ordres pour achever son œuvre. « La seule préoccupation de notre politique, disait un de ses orgueilleux manifestes, sera de maintenir toujours haut le droit et l’honneur de l’Allemagne. » Ce mot de droit sonnait étrangement dans un document révolutionnaire. Il ouvrait de larges horizons aux convoitises du patriotisme germanique, il s’adressait à son avidité conquérante, il traduisait en termes concis la chanson du poète : Qu’est-ce que la pairie de l’Allemand ? Rien n’arrêtait les professeurs : ni la guerre civile ni la guerre extérieure ; ils menaçaient la Hollande et le Hanovre, outrageaient la Pologne et l’Italie, s’aliénaient l’Autriche et la Prusse, et jetaient le gant au Danemark. La guerre et les émeutes ne les empêchaient pas de se livrer à d’interminables discussions scolastiques sur les droits fondamentaux de la constitution. Jamais, dans aucune assemblée, on ne fit un tel abus de la parole.

L’archiduc n’avait accepté son rôle qu’à contre-cœur ; il avait trop de sens pour ne pas comprendre l’inanité de sa tâche. Plus d’une fois il voulut s’esquiver et retourner dans les montagnes du Tyrol, mais il était une force morale pour l’Autriche, il était un gage pour ses partisans, il représentait une armée, et surtout il tenait la place que la Prusse convoitait. On refusa de le relever de sa faction. Le cabinet de Vienne lui envoya même un de ses agens les plus tenaces, le comte de Rechberg, moins pour l’assister de ses lumières que pour le retenir par les pans de son habit. M. de Rechberg épiait tous ses mouvemens ; le chien de berger le plus vigilant n’eût pas fait meilleure garde ; sa responsabilité lui causait des insomnies. Je me rappelle lui avoir valu un jour, — c’était le lundi de la Pentecôte 1849, — un véritable émoi dans une fête populaire des environs de Francfort. — « On a parfois d’étranges idées, lui dis-je en plaisantant. Figurez-vous que tantôt, en voyant l’archiduc Jean sortir du palais de Thurn-et-Taxis, accroupi au fond de sa voiture, sombre, méditatif, j’ai pensé, sans trop savoir pourquoi, à la fuite de Varennes. »

Il n’en fallut pas davantage pour impressionner le comte de Rechberg et le faire rentrer en toute hâte à Francfort. Il lui tardait de s’assurer si l’archiduc, en proie à la nostalgie de ses montagnes, ne s’était pas échappé de son palais, sans esprit de retour, las d’un pouvoir imaginaire.

M. de Rechberg n’était pas plus grand que M. Thiers ; comme lui, il portait des lunettes. Son tempérament était sec, sanguin ; il passait pour rageur. Rien dans sa personne ne dénotait le descendant d’une maison illustre. Ses goûts n’étaient point fastueux ; il occupait deux modestes chambres dans un hôtel de second rang, l’Empereur romain. Il suivait avec une inquiète sollicitude les brusques variations du change, bien douloureuses, il est vrai, pour les représentans autrichiens à l’étranger. Lorsqu’on faisait la partie chez lui et qu’il perdait, au lieu de s’acquitter en ducats, suivant l’usage, il tirait de son secrétaire, à la façon des campagnards, un grand sac en toile et étalait sur la table les florins dont il était garni. Ce trait dénotait un petit homme d’affaires habitué à compter et à contempler ses pièces, mais il ne révélait pas un esprit de grande envergure. C’est à la table de whist que M. de Talleyrand toisait les politiques. M. Pozzo di Borgo les jugeait d’après leur cuisine. Un jour, en traversant Berlin, il dut manger une soupe à la bière chez le ministre des affaires étrangères de Frédéric-Guillaume III. « Je ne connais pas encore la politique de M. Ancillon, dit-il avec un haut-le-cœur, mais pour peu qu’elle ressemble à sa cuisine, je la proclame détestable. »

L’avènement de M. de Rechberg au pouvoir fut plus tard un sujet d’étonnement pour tous les diplomates qui l’avaient vu de près à ses débuts, et je dois ajouter que personne ne fut surpris des déconvenues de l’Autriche en la voyant opposer à M. de Bismarck un si mièvre jouteur.

L’Allemagne était en fermentation. L’unité telle qu’on la rêvait et l’enseignait dans les universités, ou comme la comprenaient et la prêchaient les démocrates, était décidément irréalisable. On cherchait en vain à se reconnaître au milieu des programmes, des systèmes qui se formulaient de tous côtés. Il y avait confusion dans les choses et les idées. Le nord ne comprenait pas le midi, et le sud avait pour le nord une invincible répulsion. La diversité des gouvernemens et des nationalités, des lois et des coutumes, la distinction profonde des castes, ne se conciliaient pas avec l’unité telle que la voulait un parlement où dominaient 64 professeurs, 158 avocats et 40 prêtres unitaires démocrates, sans compter les médecins. Au lieu de procéder avec lenteur et prudence, en faisant la part aux intérêts particularistes, aux mœurs, aux coutumes, et surtout aux prérogatives des dynasties régnantes, l’assemblée nationale, convaincue que l’unité existait et qu’elle parlait en son nom, croyait n’avoir qu’à commander pour imposer sa volonté souveraine. Elle s’aperçut, en voulant mettre la main sur les armées fédérales, que s’il était aisé de voter des lois, de prendre des résolutions, il n’était pas facile de les rendre exécutoires. Elle fut douloureusement rappelée à la réalité lorsque son ministre de la guerre, sous forme de circulaire, prescrivit aux souverains de faire jurer à leurs soldats fidélité au drapeau national, — huldigen. — Presque tous refusèrent de se conformer à ses ordres. Les rois de Bavière, de Wurtemberg et de Hanovre protestèrent, et la Prusse, déjà froissée dans son orgueil par la nomination de l’archiduc Jean, saisit avec empressement l’occasion qu’on lui offrait pour faire justice, en termes altiers, d’aussi étranges prétentions. Si les conseillers de l’archiduc avaient réfléchi, ils ne se seraient pas exposés à un refus qui devait révéler au grand jour leur impuissance. Il ne leur restait plus qu’à battre en retraite ; c’est ce que fit le général de Peucker en équivoquant sur les termes de sa téméraire mise en demeure. Il expliqua dans une nouvelle circulaire que le mot Huldigung, qui, en effet, avait une double signification, dans sa pensée ne comportait pas une véritable prestation de serment, mais simplement un hommage à rendre au lieutenant-général de l’empire. Personne ne s’y laissa prendre ; on accepta le désaveu pour ce qu’il valait, et les armées de toute la confédération, sauf l’armée prussienne[10]. le 6 août, défilèrent pour la première fois devant le drapeau allemand. Ils rendaient hommage à ses couleurs, — noir, rouge et blanc, — sans lui prêter un serment d’inviolable fidélité.

La cérémonie fut célébrée à Cassel avec éclat. L’électeur descendit de Wilhelmshöhe pour assister au service divin et présider au défilé de ses soldats. Le ministre des affaires étrangères était venu la veille m’inviter à la fête. L’électeur paraissait heureux de se retrouver en sécurité au milieu de ses régimens et de n’être pas sifflé. Plusieurs fois il m’adressa la parole ; il me fit remarquer, en termes ironiques, l’absence du ministre de Prusse. — « Comte Galen pas venu, disait-il ; Prusse est mécontente. Bien fait ! » — Il éprouvait pour ses cousins de Berlin l’amour de la souris pour le chat.

L’incident de la Huldigung rapprocha les gouvernemens ; ils se concertèrent secrètement sur les moyens de résister aux envahissemens de l’assemblée de Francfort, qui, taillant dans le vif, allait jusqu’à leur demander la suppression de leur représentation diplomatique. Mais le moment n’était pas encore venu d’affirmer leur autorité. Le parlement, par ses violences, était en train de se discréditer ; il fallait lui laisser le temps de se rendre impopulaire, odieux. Son influence allait en décroissant, il usait ses forces dans de stériles débats, ses arrêts étaient discutés et souvent méconnus ; tout autorisait à prévoir qu’avant peu, à mesure qu’il s’éloignerait des événemens qui avaient présidé à sa naissance, il cesserait de représenter le véritable esprit public et les aspirations réelles de l’Allemagne.

Bien des crises devaient se succéder encore avant de permettre à la confédération germanique, si profondément troublée, de se reconstituer et de retrouver son ancienne quiétude. Il fallut la défaite de la révolution à Berlin, à Prague, à Francfort, à Cologne, à Dresde, dans les duchés de l’Elbe et le grand-duché de Baden ; — l’intervention de la Russie en Hongrie ; — les répressions sanglantes du général de Haynau et du général Windischgrätz en Autriche ; — les victoires de Radetzki en Italie ; — l’exécution sommaire, à Vienne, de Robert Blum, sans respect pour l’assemblée nationale de Francfort, dont il était un des membres les plus populaires ; — l’avènement au trône de François-Joseph et l’audacieuse énergie de son ministre le prince de Schwartzenberg ; — le refus de Frédéric-Guillaume d’accepter la couronne impériale ; — l’union restreinte des petits états du Nord sous l’hégémonie prussienne ; — le parlement d’Erfurth opposé à celui de Francfort ; — le post-parlement de Stuttgart ; — la fuite de Cassel de l’électeur après le refus de l’armée de lui sacrifier la constitution hessoise et, finalement, la capitulation de la Prusse à Olmütz, pour que la diète, emportée par le souffle révolutionnaire de 1848, pût, après dix-huit mois d’anarchie, ressusciter de ses cendres et reparaître en scène, dans l’esprit des traités de 1815, sans avoir rien appris ni rien oublié.

Dans ces temps agités, les courans violens et capricieux changeaient de semaine en semaine, et souvent du jour au lendemain. L’influence de l’Autriche et de la Prusse subissait leurs fluctuations ; elle diminuait ou grandissait selon les impressions du moment. Au mois de juillet, l’Autriche avait le vent en poupe, toutes les sympathies se reportaient sur elle ; elle semblait définitivement appelée à présider aux destinées de la grande Allemagne. Mais bientôt, à la fin de 1848, après un long effacement, la Prusse secouait sa torpeur ; ce que le cabinet de Vienne avait fait, elle l’entreprit, elle s’adressa aux chefs de la démocratie, elle corrompit la presse, elle mit ses soldats au service des princes en lutte avec leurs sujets ; déjà elle avait mis ses armées au service des passions populaires dans les duchés de l’Elbe contre le Danemark. Sa puissance militaire s’imposait à tous, aux souverains et au parlement, d’autant plus que les armées autrichiennes en étaient réduites à assiéger vienne, à bombarder Prague, et, sur tous les points de l’empire, se trouvaient en lutte avec l’insurrection. On reconnaissait, d’un jour à l’autre, que l’Autriche, aux prises avec ses nationalités, ne pouvait avoir que des rapports secondaires avec l’Allemagne, tandis que la Prusse, partout allemande, — on oubliait le duché de Posen, — était la nation germanique par excellence, par sa géographie, par ses intérêts économiques et par son organisation militaire.

Il y avait peu de semaines que la Prusse était l’objet des attaques les plus violentes du haut de la tribune de l’église de Saint-Paul, qu’on outrageait son roi et son gouvernement, et soudainement, ensuite d’une évolution de l’opinion, on se rapprochait d’elle, prêt à lui confier les destinées de l’empire.

« Au mois d’août, écrivais-je, le 18 octobre, dans le tableau que je traçais de la situation, on rêvait encore à Francfort un empire centralisé comprenant non-seulement la Prusse, les états du Nord et du Midi, mais aussi l’Autriche avec ses nationalités si diverses. De pareilles illusions ne sont plus permises. L’Autriche est livrée aux guerres de race ; les liens qui la rattachent à l’Allemagne se détendent de plus en plus, elle marche à grands pas vers d’autres destinées, si ce n’est à sa décomposition. Le dénoûment de la lutte engagée entre le germanisme et le panslavisme est encore douteux, mais l’Allemagne semble le pressentir. Elle ne prend plus le mot d’ordre à Vienne ; ses regards, bien qu’à regret, se reportent vers Berlin. Les journaux qui, hier encore, demandaient l’incorporation de l’Autriche, avec toutes ses provinces, dans l’empire allemand, battent en retraite : ils comprennent l’inanité de leurs prétentions. L’unité allemande entre dans une phase nouvelle. C’est la Prusse qui, désormais, malgré l’impopularité de sa dynastie, deviendra, par la force des choses, le centre unitaire. »


XI

Au mois de septembre 1848, le pouvoir central et le parlement étaient en plein désarroi ; on redoutait une crise violente. Il n’était question que d’une levée de boucliers générale du parti démocratique. L’Allemagne se sentait atteinte dans son amour-propre ; elle était indignée de l’armistice de Malmoë, conclu, sous la pression des puissances, avec le Danemark, après une campagne peu faite pour rehausser le prestige de ses armes. Le parlement, si provocant à ses débuts, avait dû mettre une sourdine à ses fiertés et ratifier un acte qui donnait un fâcheux démenti au glorieux manifeste qu’à ses débuts il avait adressé à l’Europe. Le sentiment public, bien que l’assemblée n’eût sanctionné l’armistice qu’à son corps défendant, après d’orageux débats, lui reprochait d’avoir porté atteinte « au droit et à l’honneur allemands » dont il s’était déclaré le gardien jaloux. Sa soumission aux arrangemens de Malmoë servait de prétexte aux partis extrêmes pour le discréditer et s’attaquer au pouvoir de l’archiduc.

Le 18 septembre, l’insurrection éclatait à Francfort et s’étendait au grand-duché de Bade. Il fallut recourir à l’emploi du canon pour détruire les barricades, et proclamer l’état de siège. Les barricades furent aisément balayées ; elles étaient construites par des mains inexpérimentées, avec des planches, des caisses et des tonneaux vides ; c’était l’enfance de l’art. On n’eut pas aussi aisément raison de ceux qui les défendaient. La lutte fut acharnée ; les Turner de Hanau payèrent bravement de leurs personnes. Le hasard les mit en présence des bataillons hessois en garnison à Francfort ; ils furent décimés. L’électeur, loin de gémir de cet incident fratricide, s’en réjouissait ; il était fier de ses soldats : ils l’avaient vengé des impertinens qui étaient venus l’outrager dans son palais. — « Infligé correction aux Turner ! » disait-il en se frottant les mains.

La répression était sortie victorieuse de cette meurtrière échauffourée. Le prince Lichnowsky et le général d’Auerswalden furent les dernières victimes par le fait d’une bravade. Ils s’étaient promenés à cheval dans les environs de la ville, sans se préoccuper des bandes qui battaient la campagne. Reconnus, ils furent poursuivis à coups de pierre et de pistolet. Ils eurent l’imprudence de chercher un refuge dans la maison d’un jardinier ; les insurgés y pénétrèrent à leur suite et les massacrèrent impitoyablement. Le général d’Auerswald fut tué sur le coup ; le prince Lichnowsky subit le martyre. On le transporta, atteint d’une balle dans les reins, frappé à la tête d’un coup de hache, les jambes mutilées, dans l’habitation de plaisance d’un banquier ; il expira après plusieurs heures d’agonie dans les bras du baron et de la baronne de Bethmann. Il avait les allures d’un condottiere ; après avoir bataillé en Espagne dans les bandes de don Carlos, et séduit les brunes et les blondes, il s’était fait dans les chambres prussiennes et au parlement de Francfort, avec un souffle parfois éloquent, le champion provocant des doctrines réactionnaires. « Cela sent la canaille ici ! » disait-il, tout haut, en entrant à l’église Saint-Paul.

L’émeute de Francfort et son dramatique épilogue allaient permettre enfin aux princes de réprimer les écarts de la presse et de fermer les assemblées populaires, toutefois sans pouvoir encore solidement ressaisir les rênes qu’ils avaient laissées tomber dans des heures d’affolement. Elle fournit à la Prusse l’occasion d’affirmer sa puissance militaire, de l’imposer à l’opinion et de devenir le centre et l’âme du mouvement unitaire. À Berlin, on avait besoin de l’influence morale du parlement pour s’emparer de l’Allemagne, et à Francfort, depuis que l’Autriche faisait défaut, on ne pouvait plus se passer de l’appui effectif de la Prusse. L’assemblée nationale commençait à regretter la faute qu’elle avait commise de dissoudre la diète, et à reconnaître que l’unité était irréalisable sans le concours des gouvernemens. Le roi Frédéric-Guillaume, pour gagner ses sympathies et la ramener à sa politique, lui donnait des gages ; il rappelait quelques-uns de ses agens diplomatiques, il mettait ses troupes au service du pouvoir exécutif. Mais ses scrupules monarchiques s’opposaient à un intime et sincère rapprochement.

L’ordre avait remporté, le 18 septembre, sa première victoire ; il avait triomphé, coup sur coup, à Francfort et à Cologne ; il avait écrasé les corps francs qui, à Lörrach, dans le grand-duché de Bade, étaient parvenus à organiser un simulacre de gouvernement républicain ; mais le succès de la répression n’avait en rien compromis la cause de la liberté. Le temps des congrès réactionnaires de la sainte-alliance était passé ; le prince de Metternich était en fuite, et son système s’était écroulé avec lui. Les institutions constitutionnelles s’étaient, au mois de mars, irrésistiblement imposées aux princes ; aucun d’eux, si ce n’est l’électeur de Hesse et le roi de Hanovre, ne songeait à les reprendre. Ils étaient autorisés aujourd’hui par l’insurrection, qui avait éclaté au siège même du pouvoir central, à recourir à des moyens répressifs pour se défendre contre la propagande des idées républicaines ouvertement prêchées dans la presse, dans les clubs et jusque dans les casernes. Ils se rapprochèrent du parlement, dont ils condamnaient les tendances, pour combattre l’ennemi commun : la révolution. Le gouvernement de l’archiduc Jean, dont l’autorité s’était relevée, après les sanglans avertissemens de l’émeute, prit en main la défense de l’ordre ; il déclara la guerre à tous ceux qui, par leurs écrits ou à main armée, troublaient la sécurité publique. Il réprima les écarts de la presse et sévit contre les réunions démocratiques. L’hostilité entre le particularisme et l’église Saint-Paul disparut momentanément. Les souverains étaient heureux de se servir de l’ascendant moral du parlement pour se défendre et consolider leurs couronnes.

L’électeur ne fut pas le dernier à sévir ; mais ses sujets étaient émancipés, il dut renoncer au passe-temps de les tracasser. Pour lui, en attendant l’expiation finale, les beaux jours du bon plaisir étaient passés.

Toutefois, si l’ordre matériel était rétabli dans les rues, sur tous les points de la confédération, l’ordre moral ne l’était pas dans les esprits. L’anarchie politique régnait en maîtresse à Berlin. Le roi, à chaque instant, changeait de systèmes et de ministères ; il passait des constitutionnels aux féodaux. La chambre prussienne se signalait par ses violences particularistes ; elle prenait le caractère d’un contre-parlement opposé à celui de Francfort, et cela au moment même où, au nom de la souveraineté nationale, on discutait à l’église Saint-Paul la constitution du futur empire. Frédéric-Guillaume, à cet instant décisif, au lieu de prendre résolument en main la direction des événemens, s’enfermait à Potsdam et y subissait l’influence des théoriciens de l’absolutisme.

La situation en Autriche était encore plus bouleversée. Aux luttes politiques s’ajoutaient les luttes nationales ; aux guerres des partis, les guerres de races. Plusieurs révolutions s’étaient succédé à vienne, depuis la fuite de M. de Metternich. Au mois d’octobre, l’insurrection victorieuse avait proclamé la république ; le ministre de la guerre, le général de La Tour, avait été égorgé, et son cadavre mutilé pendu à une lanterne. Dans sa détresse, le gouvernement avait dû dégarnir la capitale, et diriger toutes ses forces sur l’Italie et la Hongrie. S’il avait dépendu des Hongrois, la monarchie des Habsbourg eût été démembrée ; ils pactisaient avec les révolutionnaires qui pillaient et saccageaient Vienne ; mais ils eurent à compter avec les Croates, commandés par le ban Jellachich, et plus tard avec les Russes, commandés par le prince Paskiewitch.

Les événemens étaient de toutes parts menaçans, et l’on discutait à Francfort, en face de l’état anarchique de Berlin et des saturnales de Vienne, placidement, comme dans une académie, sans s’arrêter aux réalités, le pacte qui devait présider aux destinées de l’Allemagne. Les uns voulaient détruire, par une simple motion, toutes les souverainetés, et diviser l’Allemagne en vingt et une provinces d’une importance égale, sans s’inquiéter des rois et des peuples. Ils s’inspiraient de la constituante française et des principes de 1789, qu’ils refusent de célébrer aujourd’hui. Les autres voulaient exclure l’Autriche, purement et simplement, parce qu’elle était un composé d’états non allemands. Il en était qui voulaient la démembrer, l’amputer, lui enlever ses provinces allemandes et les incorporer au futur empire ; ils lui reprochaient d’avoir manqué à sa mission, qui était de faire triompher la culture germanique dans les pays musulmans, et de s’être laissée absorber par les races slaves. Ils l’excommuniaient au profit de la Prusse, qui décidément prenait la corde.

Les politiques avaient des scrupules ; ils supputaient le pour et le contre, comme s’ils eussent été les maîtres d’exclure du corps germanique où d’y annexer qui bon leur semblerait. Ils se demandaient impertinemment si, au lieu de s’incorporer les parties allemandes, en répudiant le reste, il ne conviendrait pas mieux de laisser l’Autriche telle quelle, et de l’associer compacte à l’Allemagne, pour en faire le satellite et l’instrument de la puissance germanique. Tous ces graves problèmes étaient soulevés et débattus doctement. On eût dit qu’il dépendait des législateurs de l’église Saint-Paul de disposer au gré de leurs systèmes et de leurs passions de la monarchie des Habsbourg. — « Je crois à la mission de l’Allemagne dans le monde, disait solennellement M. de Gagern, le président de l’assemblée et son orateur le plus écouté, et l’une de ses tâches est de civiliser l’Orient ; les peuples du Danube doivent être nos satellites dans notre marche continue et persévérante vers le Levant. Ce n’est pas que je veuille nier le principe des nationalités en excluant les provinces autrichiennes allemandes ; mais le démembrement de l’Autriche serait un attentat contre l’Allemagne, car il entraverait notre action sur le monde oriental. Aussi l’Autriche doit-elle conserver toutes ses forces, les exercer librement, comme si elle était une puissance distincte, et se rattacher à nous par des traités particuliers pour nous honorer et nous servir. » L’égoïsme des patriotes allemands est farouche ; ils ne tiennent aucun compte des susceptibilités et des intérêts d’autrui, ils ne consultent que leurs convenances, ils exigent qu’on « les honore et les serve. » L’Autriche se sentit froissée, à juste titre, des discussions de l’église Saint-Paul ; elle pouvait répondre, scandalisée, comme le personnage de la comédie : — « Mais il n’est question dans ce contrat que de ma mort. »

M. de Bismarck, auquel il en faut toujours revenir lorsqu’on étudie l’Allemagne nouvelle, sacrifiait, à cette époque, à d’autres dieux. Sa montre retardait ; il en était encore au culte de la sainte-alliance ; adversaire provocant des aspirations nationales, il prêchait dans la seconde chambre prussienne le respect de la Russie et de l’Autriche. M. de Gagern, plus avisé, lui traçait, au mois d’octobre 1848, le programme dont il devait faire trente ans plus tard, en 1879, le dogme fondamental de sa politique. L’Autriche est aujourd’hui telle que la rêvait, en 1848, le président de l’assemblée nationale, à la remorque de l’Allemagne, son boulevard contre la Russie et l’agent subordonné de l’influence germanique à Constantinople. Des deux côtés de la Leitha, ses hommes d’état règlent leurs actes et leurs paroles, — on l’a vu récemment, — d’après le mot d’ordre qui leur vient de Friedrichsruhe.

Au sortir de l’église Saint-Paul, M. de Gagern se rendit à Berlin pour exposer sa politique à Frédéric-Guillaume et livrer un assaut suprême à ses scrupules ; son éloquence parut l’emporter, car, peu de jours après, on apprit que la chambre prussienne, qui prenait le contre-pied du parlement de Francfort, était dissoute, et que le roi venait d’octroyer à ses sujets une constitution libérale. Il était évident qu’en se jetant, du jour au lendemain, dans la voie constitutionnelle, la Prusse, poussée par ses partisans, espérait s’emparer du mouvement unitaire au détriment de l’Autriche. Le roi s’était laissé entraîner à une grosse résolution ; il avait fait un pas décisif, mais rien ne garantissait aux nationaux qu’il irait jusqu’au bout, et mettrait sur sa tête la couronne qu’ils allaient lui offrir. Comment recevoir l’empire des mains d’un parlement révolutionnaire ? Comment surtout obtenir l’assentiment des souverains allemands ? Ces questions redoutables, évidemment, n’étaient pas résolues dans l’esprit vacillant de Frédéric-Guillaume IV.

L’Autriche, dont on disposait si cavalièrement, allait du reste, après l’abdication de Ferdinand Ier au profit de François-Joseph, rentrer en scène avec le prince de Schwartzenberg, un ministre énergique, déterminé, qui n’entendait pas se soumettre aux injonctions des parlementaires de Francfort ni prêter la main aux visées ambitieuses de la Prusse.

L’assemblée nationale, en votant l’exclusion de l’Autriche de l’Allemagne, avait inconsidérément décrété sa fin prochaine. Les deux grandes puissances allemandes qui jusque-là s’étaient bornées à se mesurer du regard, sans intervenir ouvertement dans ses débats, se trouvèrent, par le fait de sa résolution, brusquement en présence. Le parlement provoquait leur antagonisme, il les forçait à résoudre en champ clos la question du dualisme « posée, depuis Charles-Quint, de siècle en siècle. » On s’attendait à un déchirement suprême ; déjà les armées s’ébranlaient des deux côtés du Main, lorsque la Prusse, au lieu de combattre, subitement se déroba pour rentrer, déçue et repentante, dans le giron fédéral.

C’est au moment où les affaires allemandes, dont je signalais, au jour le jour, les péripéties, avec une inquiète et vigilante sollicitude, prenaient un caractère d’extrême gravité, qu’un inconnu dans la diplomatie vint, à la fin du mois de novembre, me rappeler que si depuis deux ans je gérais la légation, je le devais, non pas à mon grade, mais à mon étoile. De chef de mission, je redescendais au rang de simple attaché. Mon remplaçant était un riche propriétaire du Poitou, chef d’une nombreuse lignée, marié à une petite-fille de Lafayette, blonde comme les blés. Allié à de grands noms, séduit par d’illustres exemples, M. d’Assailly, instruit, lettré, s’était reconnu, sur le tard, une vocation pour la diplomatie. Il n’eut pas à forcer les portes, elles s’ouvrirent d’elles-mêmes. Ses beaux-frères, M. de Corcelle et M. de Rémusat, deux hommes éminens, après une courte éclipse, étaient redevenus puissans. Ils le firent nommer chargé d’affaires à Cassel, bien qu’il ignorât l’Allemagne, sa langue, ses mœurs et sa politique. Il ne fit du reste que traverser la diplomatie ; sa naissante carrière fut brisée par le coup d’état.

Le directeur politique avait remarqué ma correspondance, il appela sur moi l’attention du ministre ; sa bienveillance hâta mon avancement. — M. Cintrat, par son savoir et la puissance de son travail, rappelait les anciens commis du ministère des affaires étrangères, qui, élevés dans nos traditions, confinés dans leurs bureaux, modestes et discrets, connaissaient par le menu tous les précédens diplomatiques et tenaient le fil de toutes les négociations. Le prince de Talleyrand ne voyait pas, dans la hiérarchie diplomatique, de fonction plus haute et plus considérée que celle du directeur politique, le confident, le conseiller et souvent l’inspirateur du ministre. Il le définissait ainsi : « Ses mœurs doivent être simples, régulières, réservées ; étranger au tumulte du monde, il doit vivre uniquement pour les affaires et leur vouer un culte impénétrable. Toujours prêt à répondre sur les faits et les hommes, il doit avoir sans cesse à la mémoire tous les traités, connaître historiquement leur date, apprécier avec justesse leurs côtés forts et leurs côtés faibles, leurs antécédens et leurs conséquences. Tout en faisant usage de ses connaissances, il doit prendre garde d’inquiéter l’amour-propre toujours en éveil du ministre, et alors même qu’il l’entraînerait à son opinion, son succès doit rester dans l’ombre, il ne doit briller que d’un éclat réfléchi. Mais quelle considération s’attache à une vie si utile, si modeste ! »

M. Cintrat était un de ces directeurs laborieux, discrets, étrangers au tumulte du monde, sans ambition personnelle, préoccupés uniquement de l’intérêt du service, inspirant le respect, soucieux de leurs prérogatives, pleins de sollicitude pour leurs subordonnés, tels que le ministère des affaires étrangères les a connus et dont M. Desage était le modèle accompli. Son érudition était surprenante ; il rédigeait au pied levé, sur toutes les questions, sans recourir aux cartons, les mémoires les plus judicieux, les plus précis, mais son accueil n’avait rien d’encourageant ; on l’appelait « le bourru bienfaisant. » J’eus beaucoup de peine à l’approcher, — c’était un hérisson. La glace rompue, il me parla de la Hesse, de son passé, de ses intérêts avec une telle connaissance et une telle abondance que j’en restais confondu. — « Vous avez donc séjourné à Cassel ? lui demandai-je — Moi ! dit-il, jamais je ne suis sorti de Paris, mais je sais tout cela pour l’avoir lu, jadis, dans la correspondance de Reinhard, notre ministre en Westphalie. »

Le 5 février, peu de jours après mon entrevue avec M. Cintrat, qui, à ce moment, était mon unique protecteur, M. Drouyn de Lhuys me nommait troisième secrétaire à Francfort. Son accueil fut plus onctueux, plus démonstratif ; il considérait les agens du département comme ses enfans ; sans postérité, il s’intéressait aux jeunes et se plaisait à les tenir sur les fonts baptismaux. Lorsqu’il me reçut en audience de congé, il étendit les mains vers moi pour me donner, suivant son expression, « sa bénédiction diplomatique. » Enclin aux aphorismes, il ajouta sentencieusement : « Faites les affaires de votre gouvernement, mais ne lui en faites pas. » Il avait bonne mémoire, car, quelques années plus tard, en m’annonçant ma nomination de chevalier de la Légion d’honneur, il m’écrivait : « C’est le commencement de mes bénédictions. »

M. Drouyn de Lhuys était un homme d’une haute valeur, d’un brillant esprit et de manières séduisantes ; mais, s’il possédait quelques-unes des qualités que les anciens exigeaient de leurs hommes d’état, il lui manquait la felicitas. Dans mes études, j’ai dû relever plus d’une fois ses erreurs ; je l’ai fait en historien épris de la vérité.

Avant de quitter Paris, je me présentai chez M. Cintrat pour prendre ses ordres et le remercier de son intervention auprès du ministre. — « vous êtes dans l’erreur, me dit-il, je ne suis pour rien, absolument pour rien, dans votre nomination[11]. » J’arrivais à Francfort à point nommé pour assister à l’agonie du parlement et entendre, sous les voûtes de l’église Saint-Paul, les derniers et plaintifs accens des grands orateurs allemands. Peu de semaines après, les députés libéraux et radicaux, terrifiés par la réaction, se sauvaient éperdus et cherchaient un refuge à Stuttgart, avec l’arrière-pensée d’y faire revivre l’assemblée nationale expirante. Ils savaient bien qu’on ne ressuscite pas les morts ; ils avaient si bien le sentiment de leur irrémédiable défaite, qu’en prévision de leur proscription, ils venaient découragés, effarés, à la légation, solliciter des passeports pour la France. Ceux qui nous outragent aujourd’hui nous imploraient alors !

Je vis de près tous les personnages marquans de cette dramatique époque ; j’en pourrais tracer de fidèles silhouettes, si ce n’était dépasser mon cadre. Je fus le témoin des tristesses du patriotisme déçu et de l’orgueil triomphant de la réaction. La Prusse à cette époque n’était ni glorieuse ni satisfaite ; elle sortait des événemens amoindrie, ayant manqué toutes les occasions qui s’étaient offertes à son ambition. Pour échapper à une intervention fédérale provoquée par l’électeur de Hesse, chassé de sa capitale par ses partisans, elle dut, après avoir imploré la paix et renié sa politique, se prêter à la restauration de son trône. J’ai raconté ses profondes humiliations et ses glorieux relèvemens. La fortune est changeante ; plaignons les présomptueux qui l’oublient !

L’électeur triomphait ; son âme étroite se réjouissait des mortifications que subissait par son fait Frédéric-Guillaume, son royal parent. Il célébrait la victoire du principe monarchique sur la révolution ; il ne songeait pas aux retours de la fortune, il ne lisait ni Tacite ni Montesquieu. Il lui suffisait de remettre la main sur ses sujets pour leur faire sentir son autorité par de mesquines vexations. « A quelques-uns, dit Labruyère, l’arrogance tient lieu de grandeur, l’inhumanité de procédé et la fourberie d’esprit. »

Il sut racheter du moins, au mois de juin 1866, au début de la guerre de Bohême[12], par un acte de courage, les défaillances dont j’avais été le témoin en 1848. Seul de tous les souverains allemands en lutte avec la Prusse, il refusa de fuir. Il resta au château de Wilhelmshöhe, attendant de pied ferme les soldats de son cousin germain le roi Guillaume. Il fallut l’arracher de son palais et l’emmener prisonnier ; — c’était bien finir un triste règne[13].

Il subit de dures épreuves. Le ministre de Prusse, M. de Roeder, pour l’impressionner et triompher de ses résistances, alla, dans le feu de ses menaçantes objurgations, jusqu’à saisir et secouer violemment un bouton de son uniforme. Il était encore sous l’indignation de cet outrage, lorsque notre envoyé, ému de son infortune, pénétra dans son cabinet, après avoir forcé, non sans peine, les lignes prussiennes. Il pria le comte de Bondy d’aviser l’empereur des violences dont il était victime : « Les Français, disait-il, n’eussent pas traité ainsi souverain ! « Il rappela qu’après Iéna, dans son enfance, — il était né en 1802, — jamais il ne passait avec sa mère devant une de nos sentinelles sans qu’elle leur présentât les armes. — L’électeur avait la haine de la France, et, dans sa détresse, il se retournait vers elle ; il rendait un tardif hommage à sa courtoisie, à son esprit chevaleresque !

Je le revis à Francfort, dans l’automne de 1867. Il ne portait plus l’uniforme, il était sans aides-de-camp et sans chambellans, il avait perdu le prestige que donne la majesté souveraine. Ses traits étaient altérés, ses cheveux avaient blanchi, sa taille s’était voûtée ; il était méconnaissable en tenue bourgeoise ; son regard, toujours altier, dénotait seul le rejeton d’une illustre lignée, le descendant de Philippe le Magnanime, l’allié de Richelieu. Retrouver, proscrit, dépossédé de ses états, errant, perdu dans la foule, un souverain auprès duquel on était accrédité, qu’on a vu aux jours de sa puissance, adulé, sollicité, quel sujet de méditations ! ..

La foi monarchique de l’électeur n’était pas ébranlée par ses vicissitudes. « Les Prussiens volé ma couronne, me disait-il, l’œil enflammé, mais rentrerai à Cassel ! .. » Pour lui, tout ce qui s’était passé n’était qu’un accident ; il se soumettait si peu au fait accompli que, du fond de la Bohême, il notifiait le décès de son cousin le landgrave de Hesse au sénat de Francfort, comme si cette assemblée, descendue au rang de conseil municipal, était encore l’émanation souveraine de l’ancienne ville libre, et comme si lui-même, dans son exil, jouissait encore des prérogatives d’un prince régnant.


G. ROTHAN.

  1. Voyez la Revue de 1er août.
  2. Dépêche de Cassel, 10 mars 1848. — Les troubles qui ont éclaté dans le Slesvig et le Holstein agitent vivement les esprits. La Prusse, le Hanovre, les duchés de Brunswick et d’Oldenbourg dirigent des troupes sur les duchés de l’Elbe Des corps francs s’organisent dans le nord de l’Allemagne.
  3. Saint-René Taillandier, Histoire du parlement de Francfort.
  4. Dépêche de Cassel, 25 mars 1848. — « La question de l’unité allemande n’a pas fait un pas depuis les événemens de Berlin. Les dernières proclamations du roi de Prusse n’ont rien terminé, rien résolu ; elles ont plutôt tout compromis. Frédéric-Guillaume est partout l’objet d’un concert bruyant de réprobations et d’invectives. Tous les vœux, toutes les sympathies des états secondaires de la confédération se détachent de la Prusse. La presse traduit avec véhémence l’indignation générale. » — « Il est trop tard ! tel est le mot qui se retrouve dons toutes les polémiques. A Cassel, l’opinion est unanime. Tous les jours, il paraît des pamphlets orduriers dans lesquels le roi est pris à partie ; on conjure l’Allemagne de se tenir en garde et de ne pas laisser avorter l’œuvre de l’unité par le fait d’un mauvais comédien (sic). Vous verres par l’extrait de l’un de ces pamphlets joint à ma dépêche ce qui se dit et s’imprime en Hesse sur le compte du roi Frédéric-Guillaume : — « Un Allemand au roi de Prusse. Nous avons lu avec un étonnement mêlé d’indignation la proclamation par laquelle tu annonces à l’Allemagne que tu te places à sa tête. Il y a longtemps déjà que nous assistons avec pitié à ton charlatanisme et que nous plaignons ton peuple. Nous te méprisons, car tu es un second Néron, unissant une ambition brutale à une vanité puérile. Tu es pire que Néron, car tu as fait assassiner ton peuple traîtreusement et de sang-froid. Tu as fait de ta « ville chérie de Berlin » un théâtre d’atrocités. Tu as laissé les enfans d’un même pays s’entre-égorger pendant seize heures, et tu es resté impassible alors que les premiers de ton royaume te suppliaient d’arrêter le carnage. Néron n’aurait point fait cela ! Et maintenant que tes satellites ont succombé, que ton aide Metternich est jugé, que tu appartiens au bourreau, tu veux te placer à notre tête ! Si ton peuple est assez dénaturé pour ne point te chasser, sache que nous ne t’endurerons pas, que nous ne laisserons pas salir par toi notre bannière tricolore. Nous préférerions plutôt nous unir au tsar blanc. Va, tu n’es qu’un misérable comédien, qu’un maudit assassin ! Malédiction sur toi ! » — Imprimé à Cassel, à l’imprimerie Hotop. — Cette réprobation contre la conduite et les prétentions du roi Frédéric-Guillaume ne se fait pas seulement jour dans les classes moyennes, elle a pénétré aussi dans les classes populaires. Une foule immense s’est portée hier soir devant l’hôtel Au roi de Prusse, et a demandé à grands cris la suppression de l’enseigne. Pour éviter une collision, le propriétaire de l’hôtel a dû se soumettre aux exigences des manifestons. »
  5. Quelques semaines après les scènes émouvantes du Palais-Bourbon, Mme la duchesse d’Orléans, abandonnée, errante, chercha un refuge à Eisenach, au pied de la Wartburg, dans le voisinage de Cassel. Elle revoyait l’Allemagne, qu’elle avait quittée en 1887 le cœur épanoui, avec l’espoir de trouver le bonheur sur le trône qui venait de s’écrouler, soulevée comme la France, livrée aux saturnales révolutionnaires. Son oncle, le grand-duc de Weimar, mit à sa disposition une modeste habitation au centre de la ville. Elle y vécut solitaire et résignée avec ses enfans et quelques serviteurs. Elle connut l’abandon, l’amer chagrin de la proscription. L’exil est pour les princes une pierre de touche ; il leur apprend à connaître tardivement les dévoûmens sincères. De rares amis firent le pèlerinage d’Eisenach. Mme la duchesse de Galliera fut au nombre de ceux, qui ne se laissèrent pas rebuter par un long et périlleux voyage à travers des pays en révolution. Elle resta fidèle à Mme la duchesse d’Orléans, comme elle resta fidèle à la France, qui gardera de son hospitalité et de sa royale charité un impérissable souvenir.
  6. Dépêche de Cassel, 13 mars 1848. — « Avec le système qui vient de s’écrouler ici se brise le premier anneau de la ligne que l’Autriche avait formé, il y a deux ans, dans le nord de l’Allemagne, contre le libéralisme prussien. Le Hanovre, qui était le soutien le plus solide de cette coalition, que j’ai souvent signalée dans mes dépêches, ne tardera pas à suivre La Hesse. Déjà Gœttingue a donné signe de vie, le soulèvement s’étendra et se généralisera. »
  7. Cassel, 14 juillet. — « Il y a dans le courant qui pousse les peuples de race allemande vers la fusion une force irrésistible, qui ne permettra à aucun membre de cette grande famille de s’isoler à volonté. Mais à côté du grand travail dans lequel l’Allemagne se débat pour arriver à l’unité, et qui n’est pas à la veille de se réaliser, il s’en opère un notre, moins apparent, moins prononcé, qui tend à réunir sous un même gouvernement des souverainetés sorties d’une même souche. S’il s’est formé en Hesse un parti qui rêve le rétablissement de l’ancien landgaviat, qui, dans le XVIe siècle, du temps de Philippe le Magnanime, comprenait l’électorat, le grand-duché de Darmstadt, les principautés de Hesse-Hombourg et de Hesse-Barchfeld, c’est en Thuringe surtout que le mouvement de fusion se développe avec intensité et cherche à faire disparaître les petites souverainetés issues de la ligne Ernestine. Tous ces pays qui se touchent et qui, par le contact, sont toujours restés fraternels, aspirent à une union particulière en dehors du mouvement général. Si leurs espérances se réalisaient, on assisterait à un spectacle imprévu, à celui d’une médiatisation spontanée séparatiste, qui pourrait rendre moins facile l’unification telle qu’on la comprend à Berlin. »
  8. Dépêche de Cassel, 11 juin 1848. — « Le château de la Wartburg est, en Allemagne, le symbole de la liberté moderne. — Luther s’y est réfugié, en 1522 pendant la diète de Worms ; il y traduisit la Bible, et les étudians allemands y ont conspiré en 1817 pour reconquérir les libertés confisquées par les princes après les guerres de l’indépendance. Les universités comptent y tenir de grandes assises pendant les fêtes de la Pentecôte. Leurs représentans ne seront pas exposés, cette fois, aux sanglantes persécutions de la réaction. Les gouvernemens sont impuissans, et la liberté n’a plus à comploter, elle s’affirme au grand jour, bruyante, irrésistible ; les rêves de 1817 sont réalisés et même dépassés. Le prétexte du congrès est le règlement des questions universitaires. S’en tiendra-t-on à ce modeste programme ? — Il est permis d’en douter. C’est dans les Burschenschaften que se recrutent les partis avancés, et je ne serais pas étonné si les fêtes projetées à la Wartburg prenaient, comme celles de Hambach, en 1834, un caractère politique.
  9. Dépêche de Cassel à M. de Lamartine. — « La panique causée par l’invasion de corps francs sur le territoire allemand s’est calmée depuis votre réponse aux Polonais. L’Allemagne vous est reconnaissante des efforts que vous faites pour éviter toute propagande dans les pays dont les institutions ne sont pas conformes aux nôtres. J’en constate les bons effets. — Des émissaires polonais sont arrivés à Cassel ; l’un d’eux, le sieur Czarneaki, s’est présenté à la légation ; il m’a demandé de le mettre en rapport avec les chefs du parti républicain hessois. Non-seulement je lui ai opposé un refus, mais je l’ai invité à éviter tout ce qui, de près ou de loin, pourrait inspirer ombrage au gouvernement électoral. Un agent français ne saurait prêter la main, même indirectement, à une propagande déloyale, quelles que puissent être nos sympathies pour une Allemagne républicaine. C’est ainsi du moins que j’interprète le manifeste que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser.
  10. On se borna à donner lecture, dans les casernes, d’un ordre du jour national.
  11. Un garçon de bureau, — il se nommait Lousteau, — était alors la providence des secrétaires et des attachés que rabrouait le directeur. « Laissez-moi faire, leur disait-il, je vous ferai entrer dans un bon moment, » et, lorsqu’il voyait le front de M. Cintrat déridé, il lui disait tout en tisonnant le feu : « Vous avez été bien dur hier pour ce pauvre jeune homme ! Ce n’est pas ainsi que votre prédécesseur, M. Desage, traitait ces messieurs ; il les écoutait et les encourageait. — Mais enfin que veut-il ? Est-il là ? — Il désire vous parler de ses services, de ses espérances. — Eh bien ! qu’il entre, » et presque toujours le secrétaire, pour peu qu’il fut méritant, obtenait ce qu’il souhaitait.
  12. Les Prussiens, au mois de juin 1860, avant toute déclaration de guerre, avaient envahi le territoire hessois, occupé Cassel et cerné Wilhelmshöhe. Ils avaient sommé l’électeur de se prononcer. Marcher avec la Prusse ou disparaître de la carte, tel était l’ultimatum qu’on lui notifiait. Il répondit qu’il n’était pas en guerre avec la Prusse, et qu’il entendait se maintenir sur le terrain de la légalité, en restant fidèle au pacte fédéral.
  13. Il fut emmené nuitamment et interné à Stettin.